lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

1 commentaire:

  1. Magnifique, cher Daniel. Le recours au vers donne une juste aura à cette profondeur historique que le texte met parfaitement en lumière; de même qu'il donne à voir avec beaucoup de sensibilité cette blessure qu'est toujours la division en classes.

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