On
ne sait pas d'où cela vient. Un peu comme ces formules chimiques
inédites trouvées par hasard, un peu de seigle avarié qui,
contaminant la farine, plongent des populations entières dans la
folie. Le roman de Guillaume Lavenant (metteur en scène nantais) est
du même ordre, libérant phrase après phrase ses doses d'alcaloïdes
pour nous prendre dans une histoire toxique. Et pourtant, Protocole
gouvernante ne devrait pas nous
surprendre, il ne s'agit au premier abord que d'une histoire de
famille et de nurse casseuse de foyer. Nous avons déjà lu des
histoires de gouvernante inquiétante dans Henry James (Le tour
d'écrou), dans Charlotte Brontë (Jane Eyre). Mais si la nurse est
une figure bien identifiée, l'astuce de ce roman est au contraire de
l'abstraire, de la réduire à la destinataire d'une série
d'instructions dont la suite constitue justement le fil narratif:
"Vous irez sonner chez eux un mercredi. Au mois de mai. Vous
serez bien habillée, avec ce qu'il faut de sérieux dans votre
manière d'être peignée. Vous ressentirez un léger picotement dans
le bout des doigts." Déjà employé dans le nouveau roman (La
Modification, de Michel Butor), un procédé redoutable est à
l'oeuvre: tout le roman est écrit au vocatif, la deuxième personne
"vous" servant à interpeller, à donner des instructions
précises. Cette deuxième personne de politesse évoque l'idée
d'une mission fixée jusque dans ses détails par une voix off, non
sans que cette dimension ne se heurte au flux imprévisible du réel,
des pensées spontanées, mais elles aussi absorbées, insérées
dans le protocole. Tout ici évoque l'idée d'un cerveau omniscient,
centre d'un complot planétaire, marionnettiste occulte du nom de
Lewis. Le personnage de la nurse (femme réelle ou humanoïde?) n'est
donc que l'un des agents d'un processus révolutionnaire messianique
dont on ne devine rien, sauf qu'il nous décevra. L'histoire se
déroule à la façon d'un conte fantastique où les éléments
banals de la vie quotidienne semblent grossis par une loupe: un
voisin qui répare sa moto, une marque tracée de l'ongle dans le
cuir d'une banquette arrière, chiffre renversé qui semble être le
symbole d'une société secrète. Tout se passe comme si les deux
grandes figures psychanalytiques du "roman familial" (les
fantasmes par lesquels l'enfant s'invente une autre famille, un autre
destin) se retrouvaient ici dans un même livre: l'Enfant trouvé,
incarnation de la révolte radicale et poétique, et le Bâtard, qui
mène une guerre sournoise contre l'ordre paternel, "transgresseur-né
et parricide en puissance", nous dit Marthe Robert (La traversée
littéraire, 1994, p. 240). L'utopie sans concession et la séduction
perverse sont les moteurs de ce premier roman qui n'aspire, lui
aussi, qu'à s'emparer de son lecteur, et y réussit brillamment.
Daniel
Morvan
Guillaume
Lavenant: Protocole gouvernante. Rivages, 190 pages, 18,50€
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