samedi 5 avril 2025

Retour chariot: Tad koz à Torgau

... ... ... ...


Le protocole d'écriture neutre

vous fait oublier votre raison d'être sur la terre

Et je me suis aussi demandé 

si n'ont pas déplu ces débuts en Sarthe profonde:

Un chômeur sarthois a vécu trois ans dans une porcherie

ou

Le cerf embroche le paysan, la chasse à courre continue


cependant l'idée du Livre me tient en vie et me hante

depuis que j'ai été informé, enfant, que tel était mon destin.

Suivre ou hériter d'Hélias, n'est pas la question: nos modèles

sont ailleurs: Saint-Exupéry à quinze ans, avant qu'il m'exaspère

puis les poètes et leurs parades sauvages


Quelque chose de vrai et d'intéressant

puisé dans mon histoire familiale? La captivité de mon

grand-père paternel Vincent arrive en numéro 1, suivie en 2 

des aventures de mon grand-père maternel Hamon Ollivier

comme colporteur d'oignon rose à Cardiff – il avait treize ans.

Mais je ne disposais d'aucun détail sur ces tribulations:

il eût fallu une énergie de collecteur pour consigner par écrit

des anecdotes saisies à la volée.

Les choses intéressantes se disaient en breton

qu'il ne nous ont pas appris.

Voilà pourquoi je ne sais rien d'eux

moi qui suis d'eux la version présente. 


Je demeure seul comme une caricature d'enfant de

la campagne seul dans les paroles bretonnes

seul dans mes liaisons mal faites

seul dans le deuil de ma mère de son rêve de perfection

seul dans ses sévérités regrettées

seul dans le son de ma voix que j'ignore.


Le collectage familial vient plus tard, de manière peu suivie.

Ce sont des entretiens avec mon père, sur cassette Maxell

great for every recording avec un double numérique

pour sécuriser la captation sur minidisc MD74.

Des notes éparses, des pages de carnet, comme celle-ci: "papa au téléphone, interview 1

5 juillet 2001" 

y figurent quelques noms, des histoires de loteries

de génisses, de ferme d'un vieil oncle célibataire, de jument malade

tout le matériau pour un livre de mémoire mais sans l'orgueil.


Je tente de suivre les exemples

et de narrer le retour du camp de prisonniers en Allemagne.

Pour cela une narration scolaire ne suffisait pas

et je manquais de détails car mon grand-père Vincent

ne me parlait jamais sauf pour me donner des ordres

rien à voir avec Hélias dont l'histoire et l'immersion

dans la langue bretonne

avait permis l'édification d'un vaste capital de mémoire.

Il n'en était rien pour nous: aucune histoire à raconter

faute d'une langue commune pour l'entendre et se la remémorer

rien à dire et aucun outil pour l'inventer: que faire devant la page blanche?

que faire sinon s'en remettre à l'imagination pure, 

l'ultime secours de l'écriture qui en sait 

plus que nous – c'est je que je dus inventer de même que les enfants

improvisent des histoires de chevaliers et de princesses dans leurs jeux

et le biais imaginaire, cette chose propre aux Celtes selon la presse, 

prit enfin le dessus.



Le breton était la langue maillée au quotidien, 

la langue qui raconte et garde la mémoire,

le français, l'irréel de l'autre côté du breton.

Vers 15 ans je m'entête à jeter sur le papier des séquences

de récit, le retour du grand-père Kersaint de la guerre

ce ne sont que des bribes d'histoire:

Le forgeron de Kermébel à ma tante Francine âgée de 5 ans

montre cet homme squelettique, pas rasé et malade

qui vient de déboucher dans le village:

voici ton père, ma petite.

fin de l'histoire. Hélias raconte la même histoire

du point de vue de l'enfant de trois ans qui vient 

annoncer à sa mère:

maman, il y a là 

un homme.



Bien plus tard l'idée de poésie qui me tenait depuis l'origine

me fut donnée comme on se passe un bon tuyau

c'est Do Fournier, figure de la peinture intimiste à Paimboeuf, 

qui me l'a soufflé: on aimerait bien te voir en écrire, des poèmes.

Quelquefois un mot suffit, et qu'importe si

on l'a attendu longtemps.


Il y a poème là où se tient l'inconnu

c'est le sujet de celui-ci.

Faire des livres, mais au bout du compte

se taire devant la terre remuante

dedans s'y trouvent nos parents nos ancêtres nous-mêmes et

ceux à venir certainement.

L'écrit comme une forme de deuil double, de l'écosystème détruit

et de ses morts? Compter la campagne arasée parmi ses morts?


J'avais encore en vue de cette brève prise de parole

jeté sur la page ces mots sur tad koz Vincent.

ça ne fera pas une rédaction au tableau noir de la Poésie

mais je voudrais finir – retour chariot et qu'on n'en parle plus.

C'est un résumé de ce qui s'est passé un 25 avril

où Vincent a vu le Front de l'Ouest rejoindre le Front de l'Est.

Mon père raconte au magnéto: tad coz a vu la jonction

des Américains et des Russes. Et à la fin nous entrons dans l'Histoire.


Torgau, chef-lieu de la Saxe, est connue pour avoir été le point de rencontre 

entre les troupes soviétiques et américaines pendant la Seconde Guerre mondiale.

Torgau, réputée pour le palais Hartenfels qui surplombe la ville

de ses toits rouge vif, un château de contes de fées.

Le 25 avril 1945 les troupes américaines venant de l'ouest de l'Europe 

et leurs homologues soviétiques venant de l'est se rejoignent

près de cette ville allemande sur les bords de l'Elbe

où Vincent était l'un des innombrables forçats des camps allemands. 


J'ai vu, de ses yeux à lui, vu le lieutenant Kotzebue (première armée US) 

et le lieutenant-colonel Alexander Gardiev 

(garde soviétique du premier front ukrainien) 

se serrer la main avec en arrière-plan ce château

où s'était jadis conclu le pacte de la ligue protestante de Torgau,

le palais Hartenfels, toits rouges vifs et façades blanches; je les ai vus.

Tad koz Kersaint a le reportage de guerre

fixé sur la rétine. La poignée de mains de Torgau

scellant l'effondrement de l'ordre nazi est gravée dans sa tête et

ses yeux sombres. 

L'Elbe Day commémorant chaque année cette jonction

est aussi le Vincent Day.

La chose enregistrée, il n'a plus qu'à faire son sac, à prendre un train

à descendre de ce train, 

à embrasser sa femme Jeanne et ses deux enfants Francine et Hervé. 


Mère, il y a là un homme.


Vincent est allé voir dans l'écurie si le cheval était là

et si c'était le même qu'au début de la guerre. C'était le même,

et il l'a harnaché.


Dix ans plus tard je naissais, vingt-trois ans plus tard j'étais seul dans 

la cuisine de mes grands-parents. J'écrivais un poème.


Un poème avec de la nuit, du vent et des chiens.

Je savais que la bonne mesure était la démesure

– le bout du monde était à portée de voix, au bout du champ 

– ce cheval dans l'écurie tirait 

sur les guides, tirait les mots vers leur destination. 

C'était, courant sous la plume, le même cheval qu'il attelait 

et dont il me confiait les rênes

quand j'allais passer les vacances de Pâques au Kersaint,

pour passer le rouleau sur la terre fraîche.

A la fin, nous n'étions pas dans l'histoire.

 

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