lundi 7 mars 2016

Racine, le supermarché du chagrin d’amour



Entretien avec Nathalie Azoulai, récompensée par le prix Médicis 2015 pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L). Invitée du festival Atlantide Nantes.

Vous dites dans votre roman que Racine est le supermarché du chagrin d’amour : c’est ainsi que vous le pratiquez vous-même, ou c’est juste votre personnage ?
C’est mon personnage. Mais au-delà, je pense que chaque lecteur français de Racine peut trouver dans ses tirades de quoi exprimer sa douleur, sa jalousie, son sentiment d’abandon, son désespoir, sa rage. Tout y est, avec l’aplomb que donne l’alexandrin, la dimension autoritaire d’un chagrin qui fait force de loi universelle.

Quel bénéfice tirez-vous de ce commerce particulier avec Racine ?
Une grande joie à lire cette langue classique, à la fois si lointaine et si capable de nous émouvoir encore. Beaucoup d’émotion aussi face à une œuvre qui n’enjolive rien, ne calme pas la violence des hommes, ne tait pas leurs ambiguïtés, au contraire.

L’avez-vous remercié pour le Médicis ?
Oui, bien sûr. En retour, il devrait aussi me remercier car les libraires ont vendu plus de Bérénice ces derniers temps et j’en suis très heureuse. D’ailleurs, la plupart des lecteurs me disent qu’ils se sont remis à lire Racine et en sont ravis.

Titus n’aimait pas Bérénice : La raison d’État (Rome) n’était qu’un prétexte pour plaquer Bérénice ? Nos profs nous ont pourtant affirmé qu’ils se quittent « malgré lui, malgré elle » ?
Je crois que Bérénice a servi à Titus à atteindre le pouvoir impérial, qu’il s’est certainement beaucoup attaché à elle mais qu’elle ne lui permet pas de s’accomplir comme homme glorieux. Or c’est là que va sa préférence. Quant à ce qu’on nous a enseigné, ne jetons la pierre à personne : on préfère tous penser qu’ils se sont aimés et que l’amour est plus fort que tout, que Titus et Bérénice, c’est comme Roméo et Juliette. Mais c’est Titus qui a la main et qui éloigne Bérénice de Rome.

Bérénice qui aime Titus qui aime Bérénice : la seule chose qui n’arrivera jamais ?
En tout cas pas chez Racine et quand ça arrive, il y a un empêchement qui vient de l’extérieur. Regardez Britannicus et Junie, ils auraient pu s’aimer s’il n’y avait pas eu Néron mais il y a Néron. Soit la contrainte est interne soit elle est externe mais elle est toujours là. Comme dans la vie, je crois. L’absolue réciprocité arrive mais a du mal à résister à l’environnement, aux désirs concurrents, à la durée, etc. C’est un miracle et Racine préfère mettre en scène les infinis décalages du désir : nous sommes des êtres pris dans des temporalités singulières et des déphasages constants, c’est notre lot ! Il y a cependant des visions du monde plus optimistes que celle des jansénistes, j’en conviens. Mais je suis plutôt assez d’accord avec leur pessimisme. Ça n’empêche ni d’aimer ni d’écrire sur l’amour, au contraire.

Vos vers préférés de Racine ?
« Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? »
Des vers sublimes de Phèdre : Pas l’once d’une pompe et toute la rage de la jalousie.


Recueilli par Daniel Morvan.
Jeudi 10 mars 2016, à 18 h : Nathalie Azoulai invitée de la librairie Durance.
Vendredi 11 à 15 h 30 au Lieu unique : Nathalie Azoulai participe à la conversation sur le thème « Seuls au monde », avec Sigolène Vinson et Nicolas Dickner.

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