lundi 2 mars 2015

Peut-être Esther, ou la quête des origines


 

L’Ukrainienne Katja Petrowskaja tente de reconstituer sa généalogie familiale. Elle plonge au cœur de l’histoire européenne, de Varsovie à Kiev.



« Dans ma famille, il y avait de tout, un paysan, de nombreux enseignants, un provocateur, un physicien et un poète, mais surtout il y avait des légendes. »
Née en 1970 dans une famille juive, Katja Petrowskaja a grandi dans un immeuble de quatorze étages à Kiev. Aujourd’hui journaliste à Berlin, elle a entrepris une vaste enquête sur sa famille, où il y avait aussi deux « babouchkas » (grand-mères), des tantes, oncles et cousins « à la mode de Bretagne », dit-elle. Ce livre, Peut-être Esther (2014), a été couronné par le prestigieux prix allemand Ingeborg Bachmann.


Une Pénélope ukrainienne


Dans sa famille, on a parlé polonais, russe, allemand, yiddish et même langue des signes. Il y eut des Levi et des Stern « évaporés » dans toutes les directions.
Ce récit familial foisonne d’histoires reliées à l’histoire des Juifs d’Europe au XXe siècle. Tout le contraire d’une famille sans histoires. On y trouve celle d’Ozjel, l’arrière grand-père de Varsovie. Il était directeur d’un pensionnat pour orphelins sourds-muets, appelés des « enfants pogroms », survivants de razzias antisémites.
Celle de Vassili, le prisonnier de guerre que la grand-mère orthophoniste Rosa (sa femme) attendra 41 ans, comme une Pénélope ukrainienne.
Celle de Judas Stern, ce « terroriste soviétique » qui tira sur un diplomate allemand, à Moscou. Un geste qui, un an avant l’arrivée de Hitler, allait provoquer la rupture entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique… Et la seconde guerre mondiale ? « A croire que nous, et je me comprends dans ce nous, sommes responsables du plus grand malheur du vingtième siècle ».
L’histoire la plus pathétique, qui résume le livre et lui donne son titre, est celle d’Esther. Cette arrière-grand-mère, dont le prénom a été happé par l’histoire, s’appelait « peut-être Esther ».


Une babouchka seule dans Kiev

 

Quand la famille quitte Kiev en 1941, fuyant l’armée allemande, la grand-mère impotente décide de rester seule. Katja Petrowskaja reconstitue la scène. Elle étire les derniers instants d’une vie ordinaire, d’une vieille dame trop confiante dans ses bonnes relations avec les Allemands. Une babouchka qui marche très lentement à la rencontre des tueurs.
La scène eut-elle des témoins, « tandis que Peut-être Esther marchait contre le temps » ? Oui, mais elle n’existerait pas sans le travail d’écriture de Katja Petrowskaja. Un travail considérable, tissé de doute, parce que l’histoire des individus est toujours disputée à l’oubli. Le résultat est à la hauteur de la difficulté de l’entreprise, qui rappelle parfois les romans de W.G. Sebald : entre tâtonnements et intuitions, ce livre intense, vibrant d’un humour amer, ressemble à quelques photos sauvées, qu’on aurait punaisées sur une carte de l’Europe ravagée. Une carte où les plus grandes tragédies, comme celle de Babi Yar (« le massacre à la fois le plus court et le plus meurtrier de l’Holocauste »), aura désormais, entre autres visages, celui de cette vieille dame, prénommée peut-être Esther.


Daniel MORVAN.

Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Éditions du Seuil, 377 p., 21 €.

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