lundi 6 juin 2016

Annie Ernaux: L'écriture, c'est pour défaire les romans qu'on s'est fait (2016)



Annie Ernaux DR


Mémoire de fille est le récit d’un d’une première expérience sexuelle : En 1958, Annie Duchesne a 18 ans. Elle rêve du prince charmant. Elle le rencontre. C’est une brute. Ses lectures romantiques ne l’avaient pas préparée à ça.

Qui était-il ? Un blond costaud avec déjà un peu de ventre, moniteur chef de la colonie de vacances où Annie, jeune bachelière « éblouie par sa liberté nouvelle », débarque. « À l’époque, explique Annie Ernaux, dix ans avant 1968, les filles n’avaient aucun moyen de savoir comment se passe un acte sexuel. Je n’avais en tête que la nuit de noces des Misérables. Et je tombe dans la sauvagerie d’un désir masculin non refréné. Comme si c’était naturel de se comporter ainsi. Je ne saurai jamais ce que ce garçon pensait, tellement ça lui semblait évident. »
Annie Ernaux continue de peser chacun de ses mots. Non pas pour forger des romans, mais pour défaire les romans dont nos vies sont faites. « Oui, les romans, c’est dans la vie qu’on se les raconte ; l’écriture sert à les défaire. » Voilà pourquoi Ernaux aime les traces écrites, ses journaux, lettres retrouvées : elles sont les preuves concrètes d’un passé qu’on aime mieux oublier.

Annie Ernaux ne renie pas l’été 58, où elle oscillait entre Brigitte Bardot et Blaise Pascal, mystique et délurée. Elle croit vivre une passion, elle est ravalée au rang d’objet sexuel, ce qu’elle découvrira en lisant Simone de Beauvoir. Elle devient objet de mépris. On la traite de prostituée. Ce trauma l’a projetée violemment dans la dimension de l’écriture, parce qu’elle est l’outil de la vérité.

Mais après cet été 58, son corps entre en glaciation. Elle décide de devenir intouchable, inaccessible. Elle devient un symptôme : Annie Duchesne n’a plus ses règles à son retour de la colonie. Aménorrhée inexpliquée. Boulimie. Kleptomanie. « Annie qu’est-ce que ton corps dit ? », elle se souvient du calembour. Son corps va le dire et le répéter pendant deux ans, ce sentiment d’être retirée du rang des femmes, cette humiliation.

« Ce livre était celui que je devais coûte que coûte écrire. Je voulais répondre à la grande question : pourquoi suis-je inadaptée au réel ? » Inadaptée ? Oui, elle l’est, cette belle jeune fille programmée par sa mère « à ne rien faire », à ne jamais se livrer à une occupation féminine, faisant « mauvais ménage avec le ménage. L’écriture est une justification de vivre, j’ai donné très tôt ce sens-là à ma vie. »
L’histoire de la « fille de 58 », elle l’a enfin écrite droit devant sans se retourner, parlant d’elle comme d’une étrangère, collectant les faits bruts dans sa mémoire : deux savonnettes, des mots écrits au rouge à lèvres, le 45 tours d’Only you… Des choses qui attendaient d’être écrites et d’entrer dans un grand livre.

Daniel Morvan.

archive 2016

Annie Ernaux : Mémoire de fille, Gallimard, 152 p., 15 €.
Rencontres : mardi 14 juin 2016 à La Galerne (Le Havre), le 17 juin chez Durance (Nantes) et le mercredi 29 juin chez Dialogues, Brest.

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