mardi 2 mai 2017

Eugène Guillevic: "De la poésie? Dans ta figure!"

« J'ai toujours caché être poète », avoue-t-il. Élevé dans la foi chrétienne, il entre au parti communiste en 1947, et le quitte en 1980. « Le rôle du poète est de donner à vivre le sacré ».


En 1994, à l'occasion de la parution de « L'expérience Guillevic » (éditions Deyrolles), j'étais allé le voir à Paris. Il avait 86 ans. Moment si rare dans la vie d'un localier que ces dégagements à la capitale (étais alors en poste à Morlaix): prendre le train pour Paris, afin de voir l'un des plus grands poètes vivants, que j'avais lu avec passion, rendant compte de toutes ses parutions, et dont me parlait Chantal Connan, la photographe qui avait publié un ouvrage avec lui.

L'appartement d'Eugène Guillevic est au troisième étage d'un immeuble cossu, à Paris. Non loin des rosiers et des robes légères du Jardin des Plantes. Dans l'appartement du poète, il y a des livres, des manuscrits, des tapuscrits, des brouillons, des carnets : l'écrit déborde comme d'un grenier d'août. 


Des tableaux (Dubuffet, Manessier), et son propre buste en plâtre sur la télévision. Cachée par la porte du bureau, un portrait au crayon de lui par Picasso. Eugène Guillevic n'aime pas la ville mais y vit depuis 50 ans. « Grâce aux soins de mon masseur chinois, je peux me déplacer malgré l'arthrose. » 
Étrange voix que celle, rugueuse, graniteuse, du poète. 
Un petit côté Sartre dans le grain de voix. Une voix de menhir. Un menhir qui prend l'ascenseur une fois par jour pour aller acheter le journal, et déjeune parfois au restaurant, en bas de la rue, avec sa compagne Lucie. Quelques échappées bretonnes, de temps en temps. 
Mais sa Bretagne à lui, elle est en dedans: c'est celle de son enfance. « J'ai le sentiment de ne pas avoir changé depuis l'âge de sept ans. Mon enfance fut malheureuse mais habitée. Mes amis étaient les choses, puisque les animaux étaient interdits à la maison ». 

 Il est né en 1907, et c'est dans les menhirs de Carnac (« notre jardin public ») qu'il apprend à marcher. Il écrira : « On fait semblant d'être à la table/ et d'écouter./ Mais on a glissé/ Parmi les feuilles mortes,/ Et l'on couve la terre. » 

Il y aussi les baisers de cette petite fille qui « avait déjà/ Ses beaux yeux pour plus tard » et qu'il doit quitter lorsque son père est nommé en Alsace en 1919. 
 Pour aller au collège, des heures de train, trajet meublé par des lectures, poésie romantique et Confessions de Rousseau. Demain, il inventera la poésie sans adjectifs, lesquels sont pour lui « la négation de la poésie». 

Aujourd'hui il a quinze ans, et publie avec la régularité d'un aligneur de menhirs des centaines de vers. Il met ses pieds bretons dans les souliers de la poésie romantique, sûr d'être le Lamartine de son temps.
« J'ai publié mon premier poème dans le journal. Des poèmes, je t'en ficherai! Ma mère m'a donné une claque. » 
 Lucie apporte le café. C'est elle qui l'aide à trier ses poèmes. 
« Nous faisons trois tas : ce qui est bon, ce qui est améliorable, ce qui est à jeter. » 

 17 ans. Guillevic invente Guillevic. Plusieurs nuits, il a rêvé qu'il écrivait des poèmes courts dans le tronc des arbres. Sa poésie s'aère. Un nerf optique relié au secret des choses. Il y a des grenouilles en verre sur le bureau. Il porte un onyx à l'annulaire. Il écrit comme on respire. Trop, a-t-on reproché à celui qui a acclimaté (avec tant d'autres) le haïku japonais dans la langue de Louise Labé. Il fut aussi coupable de vers militants qui marchaient sur leurs douze jambes, ses alexandrins disciplinés de communiste en temps de guerre froide : « Ce fut une période de basses eaux où je me raccrochais aux rimes, faute de mieux. La poésie m'est revenue le jour où j'ai entendu couler une rivière, en imagination »
On le traduit en 55 langues. Sa vraie langue, celle qui cimente le poème, c'est le silence. « Si le silence/ perdait ses réservoirs de campagne,/ [...] Comment s'embrasseraient les amants/ Dans l'ombre des bâtisses ? » 

Daniel MORVAN.


Le premier livre de Guillevic, « Terraqué », est publié en 1942. La même année paraissait « Le parti pris des choses » de Francis Ponge. Deux livres écrits contre une conception décorative de la poésie, dont le point commun est de rebâtir une langue neuve.  « Terraqué » est disponible en collection de poche « Poésie Gallimard ». 



‎samedi‎ ‎9‎ ‎avril‎ ‎1994
803 mots

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