samedi 30 décembre 2017
Max Jacob. Un coeur gardé comme une amphore (retraite et mort)
mercredi 20 décembre 2017
Pierre Pachet. Devant ma mère
Pierre Pachet est un des écrivains qui ont le plus renouvelé l'écriture intime, autobiographique, à l'instar de Michel Leiris. |
qui souffrait de sénilité. Paru en 2007, « Devant ma mère » parle de ce lien de fidélité. Je republie ici l'article de presse paru à la sortie de ce récit.
Depuis des années, il rend visite à sa mère, Ginda. Elle n'a plus sa tête. Elle a plus de 101 ans. Quand il est là, elle ne le sait pas. Elle ne sait pas non plus qu'il est son fils. Ou bien elle dit : « Mon fils s'appelle Pierre. Si tu es mon fils, tu t'appelles Pierre ? » Pourquoi va-t-il la voir ? Parce que c'est son devoir de fils. Parce que malgré sa mémoire désintégrée, elle est sa mère, qu'il aime. Et qui le passionne. En faire un livre ? Personne n'y songerait. Sauf Pierre Pachet.
La tentation est de dire : elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Tout le projet consiste à trouver l'âme de la personne dans la dislocation même, que l'auteur compare à celle de l'ordinateur démantelé pièce par pièce à la fin du film de Stanley Kubrick, 2001 Odyssée de l'espace. Sans doute tient-il ce désir de la vigilance anxieuse de son père, qui était au centre d'un autre livre, Autobiographie de mon père. Aujourd'hui, c'est la mère qui parle. Elle se parle et s'écoute, comme une radio intérieure. En russe, « la langue de sa solitude », en français et en yiddish.
Et le livre n'est pas une litanie de maux, ni un journal des visites. Il est le développement d'une exigence morale. Celle d'un fils qui cherche sa mère dans sa mère, humaine en tant que corps à respecter religieusement, et elle-même à travers lui, qui se souvient d'elle. « Malgré notre connivence humoristique de toujours, à présent presque totalement détruite, je me sens comme devant une figure très ancienne, une statue faiblement animée mais puissante, monumentale. » Il s'obstine à parler, à lui rafraîchir la mémoire, « comme pour l'honneur, le sien, le mien, l'honneur de la réalité ». Il nous donne un très beau portrait de Ginda, la Lituanienne aux yeux bleus qui dit aujourd'hui : « J'étais une jolie jeune fille, et je ne sais plus qui je suis. » C'est maintenant dans le fils que se trouve l'humanité de la mère. Le fils qui reçoit comme une bouffée de bonheur le miracle d'une phrase juste : « Tu as bonne mine ce soir ».
Daniel MORVAN.
Devant ma mère, Gallimard 2007, 192 pages, 16,50 €.
La tentation est de dire : elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Tout le projet consiste à trouver l'âme de la personne dans la dislocation même, que l'auteur compare à celle de l'ordinateur démantelé pièce par pièce à la fin du film de Stanley Kubrick, 2001 Odyssée de l'espace. Sans doute tient-il ce désir de la vigilance anxieuse de son père, qui était au centre d'un autre livre, Autobiographie de mon père. Aujourd'hui, c'est la mère qui parle. Elle se parle et s'écoute, comme une radio intérieure. En russe, « la langue de sa solitude », en français et en yiddish.
Et le livre n'est pas une litanie de maux, ni un journal des visites. Il est le développement d'une exigence morale. Celle d'un fils qui cherche sa mère dans sa mère, humaine en tant que corps à respecter religieusement, et elle-même à travers lui, qui se souvient d'elle. « Malgré notre connivence humoristique de toujours, à présent presque totalement détruite, je me sens comme devant une figure très ancienne, une statue faiblement animée mais puissante, monumentale. » Il s'obstine à parler, à lui rafraîchir la mémoire, « comme pour l'honneur, le sien, le mien, l'honneur de la réalité ». Il nous donne un très beau portrait de Ginda, la Lituanienne aux yeux bleus qui dit aujourd'hui : « J'étais une jolie jeune fille, et je ne sais plus qui je suis. » C'est maintenant dans le fils que se trouve l'humanité de la mère. Le fils qui reçoit comme une bouffée de bonheur le miracle d'une phrase juste : « Tu as bonne mine ce soir ».
Daniel MORVAN.
Devant ma mère, Gallimard 2007, 192 pages, 16,50 €.
Julia Kerninon ou la fureur d’écrire
Depuis toute petite, Julia Kerninon a la fureur d’écrire. Elle s’est fait un nom en publiant Buvard (Le Rouergue, 2014), prix Françoise Sagan, puis Le dernier amour d’Attila Kiss, histoire d’un ouvrier hongrois de 50 ans amoureux d’une jeune femme de 26 ans. Avec son visage d’indienne maya, la Nantaise en vogue offre le profil type d’une romancière promise au succès. Elle offre dans son nouveau (court) texte, Une activité respectable, un autoportrait en mangeuse de livres. « Ma vie je la passe à lire des livres pour remettre les choses en place, pour me déplier, et c’est comme chanter tout bas à ma propre oreille. » Kerninon raconte son parcours d’auteure. Sa décision de s’y mettre pour de bon, en appliquant le conseil de Gertrude Stein : « si vous ne travaillez pas très dur quand vous avez vingt ans, personne ne vous aimera quand vous en aurez trente. » Son départ à Budapest où, « bornée et butée comme une vieille Bretonne », elle s’enferme un an dans une chambre pour écrire deux romans. Ses victoires, ses prix littéraires, la chance d’avoir des parents aimant des livres, et fiers d’elle. Ce livre rythmé comme une partie de squash vous colle des frissons : Kerninon va dévorer le monde, c’est sûr.
Daniel MORVAN.
Une activité respectable. Éditions du Rouergue, janvier 2017, 64 pages, 9,80 €.
mercredi 6 décembre 2017
Mémoire sur la librairie (mélanges pour célébrer La vie devant soi)
errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet... |
LIBRAIRIE (li-brê-rie), sf. 1° Autrefois, bibliothèque. Lieu
où conserver et lire les livres. "Ceulx dont la suffisance loge en leurs
somptueuses librairies", Mont. I, 144. 2° Aujourd'hui, magasin d'un
libraire. "Rien n'est plus sculptural, de plus grec, qu'une jeune fille
qui lit debout dans une librairie", Rod., carnets. "De toutes les
librairies de France, La vie devant soi est la plus émouvante",
XXIe s. E.: Du lat. libraria, qui vient de liber, livre.
1. Le tourniquet
Bardot. La campagne dans le siège vélo derrière ma mère, puis la librairie
du bourg de Plougasnou. Les couvertures dessinées voisinent avec les boîtes de tapioca, de
nouilles, de café, de moulins à café, de batteurs Moulinex: une librairie comme
au temps du muet, cabane de foire, promesse de vies multiples, temple d'images
et de voix. A l'entrée, le tourniquet du présentoir de la collection Rouge et
Or voisine avec un présentoir à cartes postales, pouvant aussi être tiré à
l'abri de la pluie. On aperçoit une tour à livres semblable sur le perron de la
librairie de Brigitte Bardot (dans Et Dieu créa la femme).
Tourniquet et robe Bardot sont pour l'enfant des images de rotations idéales, et l'invitent à faire bouger le totem: lire et faire danser sont deux facettes semblables d'un goût unique pour les phrases et les silhouettes bien tournées. Une mère vous a posé dans un panier à l'arrière d'un vélo, et vous vous envolez vers ce carrousel en robe vichy qu'on appelle le Livre.
Le tourniquet à livres de Saint-Tropez |
Tourniquet et robe Bardot sont pour l'enfant des images de rotations idéales, et l'invitent à faire bouger le totem: lire et faire danser sont deux facettes semblables d'un goût unique pour les phrases et les silhouettes bien tournées. Une mère vous a posé dans un panier à l'arrière d'un vélo, et vous vous envolez vers ce carrousel en robe vichy qu'on appelle le Livre.
Jean-Louis Duquesnoy, librairie du Môle à Saint-Malo @Ouest-France |
2. La folie libraire.
Aucune librairie n'exposa avec autant de pureté sa nature claustrale, érémétique,
que la librairie du Môle, à Saint-Malo. C'est l'un de ces lieux en forme de terrier, de loge
au fond de laquelle se tient une sybille, un grillon, un libraire. Celui-là
semble un contemporain breton de Malesherbes (auteur d'un Mémoire sur la
librairie) et Chateaubriand. Il a des problèmes avec sa voiture, ses yeux
myopes sont bleus et son visage est complètement Artaud. Monsieur Duquesnoy aligne des
colonnes de chiffres, écrits à la main, le visage collé sur l'écran d'un
ordinateur antique. Souvent, la conversation dévie sur une histoire de
carburateur, de voiture vétuste, selon la police qui se divertit à l'arrêter.
Mon libraire malouin a des conversations d'écrivain: il aime à dévier sur autre
chose que les livres, on pourrait le brancher football. On reconnaît sa belle
âme à ce que rien ne le rend plus fier que ce qu'il a lu. De même, certains lecteurs
se reconnaissent entre eux par leur goût des blancs. Ne parler de rien en se
dissimulant derrière un éventail de signes, noyer son goût du silence dans des
mots. Mais plutôt devrais-je évoquer, à propos de ces librairies coraliennes où
l'on évolue comme dans une grotte sous-marine, un temple qui secrète autour de lui une jungle
de lianes et de racines. Et au centre de tout cela, l'absolu du livre, sa
folie.
La lectrice @ dm |
3. La lectrice de
librairie. Elle surpasse toute autre beauté par la grâce de sa nuque
ployée et ce regard qui n'est pour personne. L'équilibre spontané rejoint les idéaux de la sculpture, par mimétisme
avec la beauté des choses lues. Le livre remédie au souci de soi, et ne conserve de nos singularités que les beautés les plus
touchantes car les moins calculées, quand elles se vérifient dans l'eau verte
du texte. Plus ouvrier, plus compagnon, le garçon qui lit a des élégances de funambule.
Il pourrait porter un bleu de travail, car il est le premier vérificateur du
livre. Sentiment mixte d'un atelier où s'affairent mécanos et ajusteurs, et
crainte sacrée à l'égard de ces objets aisément ouvrables, certes, mais dont le
sens dépend profondément de ma lecture, qui ne sauraient se déployer sans moi.
Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique |
4. La librairie comme
maison d'opium. Le rapprochement entre cinéma et opium proposé par Sergio Leone dans Il était une fois en Amérique est
possible avec la librairie. L'oubli du temps et l'hypnose est le mode
clandestin de cette toxicomanie. Participent à ce rêve vénéneux les libraires
affairées. Lever les yeux d'un livre compulsé, et croiser les yeux fous d'une
libraire surbookée, offre une vision panique, celle d'une crise de manque, comme celle d'une mercière
en quête d'une pièce de satin bleu.
A l'aube, un mur d'acier se dressa devant l'étrave du voilier... |
5. Le lecteur comme
naufragé. Il m'est arrivé, alors que je dérivais au large de l'île Maurice,
et bientôt de Rodrigues, au cours d'une traversée qu'une rupture de barre avait
transformée en naufrage, de songer au lieu sûr et abrité où j'eusse tant désiré
être. Je savais déjà nombre d'îles saintes, je connaissais des forêts de chênes
sacrés et j'avais imaginé les nécropoles d'Aran, contemplé le jardin sacré du
bouddhiste et le péristyle grec. Mais, au seuil d'une mort si prématurée, c'est
la librairie qui devint dans ma mémoire le lieu électif du séjour terrestre.
Sans librairie sur l'Océan où se mêlent des images séduisantes et trompeuses,
et ne disposant que des quelques ouvrages emportés au hasard, qui se trouvaient
être des romans de science-fiction en collection J'ai lu (Quatre cent milliards d'étoiles, La Faune
de l'espace), je pris vite ceux-ci en grippe. Je ne rêvai que de sous-bois, de
douves, de chasses primitives. J'étais Raboliot, le Grand Meaulnes. Cette
librairie imaginaire, entrevue dans le délire du naufrage, était desservie par
des libraires perchées sur des échelles, comme Bulle Ogier dans La Salamandre. Je l'invoquais en pensée
et lui demandais un livre que je n'avais pas encore lu - par exemple Ursule
Mirouet ou Le Maître et Marguerite. A l'aube, un mur d'acier se
dressa devant l'étrave du voilier, flanc de cargo sur lequel il devait se
briser. Je ressentis la cruauté d'une mort liquide, silencieuse, une chute
misérable loin des rayonnages.
Les unes priant dans le carré, les autres choquant la bôme pour faire abattre le voilier de quelques degrés, nous évitâmes le vraquier soviétique à quelques mètres près. Jamais je ne vis d'aussi près la faucille et le marteau. Staline en personne alluma les rampes lumineuses et déversa sur nous un flot d'invectives.
Les unes priant dans le carré, les autres choquant la bôme pour faire abattre le voilier de quelques degrés, nous évitâmes le vraquier soviétique à quelques mètres près. Jamais je ne vis d'aussi près la faucille et le marteau. Staline en personne alluma les rampes lumineuses et déversa sur nous un flot d'invectives.
Je n'ai depuis jamais ouvert un livre de science-fiction.
Je ne pénètre pas dans une librairie sans revoir cette
muraille de fer. Elle continue, dans ma mémoire, de partager ma vie entre deux
sortes de livres: ceux que j'aurais eu le temps de lire avant de mourir et les
autres, qui étaient la vie continuante de la lecture sans moi. Etre mort, c'est
errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet.
Rêve d'enfant: rencontrer un jour Enid Blyton |
6. Enid Blyton et moi.
Longtemps j'ai douté de l'existence d'Enid Blyton. Puis je crus qu'elle
était un homme. J'ai songé qu'elle était dieu. Enfant, feuilletant ses livres,
je songeais: il existe là-bas, quelque part en Angleterre, une divinité nommée
Enid Blyton, mais pourtant dotée d'un corps charnel, qui prend le thé en
méditant son prochain Club des Cinq. Est-ce bien vrai? Enid Blyton n'était pas
la figure de l'auteur, mais le livre en ce qu'il a de plus fou.
Aux Nourritures terrestres, à Rennes, la présence de vraies photos d'écrivains laissait deviner que tout allait devenir possible: non seulement le livre allait abonder, mais on se rapprochait sensiblement d'Enid Blyton, quelle que fût son apparence, Virginia Woolf ou Michel Foucault. En naïf khâgneux de province, je pensai d'abord que les deux sœurs libraires, avec leurs faux airs de modèles de Diane Arbus, prenaient elles-mêmes les photographies au cours d'une garden party avec les romanciers.
Elles avaient d'ailleurs des noms d'actrices de la nouvelle vague, Yvette Bertho et Jeanne Denieul, et participaient de la religion du livre comme Anna Karina et Juliet Berto à celle du cinéma. Yvette avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier avant d'ouvrir boutique rue Hoche. Tout était donc possible, même de rencontrer un jour Enid Blyton. Mais jamais, aux Nourritures Terrestres, je ne vis sa photographie.
Aux Nourritures terrestres, à Rennes, la présence de vraies photos d'écrivains laissait deviner que tout allait devenir possible: non seulement le livre allait abonder, mais on se rapprochait sensiblement d'Enid Blyton, quelle que fût son apparence, Virginia Woolf ou Michel Foucault. En naïf khâgneux de province, je pensai d'abord que les deux sœurs libraires, avec leurs faux airs de modèles de Diane Arbus, prenaient elles-mêmes les photographies au cours d'une garden party avec les romanciers.
Yvette Bertho avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier |
Elles avaient d'ailleurs des noms d'actrices de la nouvelle vague, Yvette Bertho et Jeanne Denieul, et participaient de la religion du livre comme Anna Karina et Juliet Berto à celle du cinéma. Yvette avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier avant d'ouvrir boutique rue Hoche. Tout était donc possible, même de rencontrer un jour Enid Blyton. Mais jamais, aux Nourritures Terrestres, je ne vis sa photographie.
Adjani en personne lisait à deux tables de moi |
7. Chasser l'auteur à vue. Implacables
dans leur rythme, d'une stupéfiante prodigalité, les prescriptions
professorales poussaient chaque semaine les pouilleux bas-bretons vers les deux
Sybilles de Rennes, libraires siamoises, synchrones avec les programmes du
concours qui faisaient pleuvoir les flèches et la poix brûlante sur nos têtes
de crétins ruraux. L'année suivante, grâce à l'indulgence du jury de l'ENS de Saint-Cloud, nous
chassions l'Auteur à vue et sans chien dans les librairies de
Saint-Germain-des-Prés. Un arôme de célébrité me faisait lever le nez d'un
livre: Isabelle Adjani en personne à deux tables de moi, et Mick Jagger, David Bowie, Isabelle Huppert. Un jour, quelqu'un me dit, personnellement: je vous conseille ce
livre, et regardez comme on l'a en main. En effet, l'ouvrage (quelque traité de
philosophie confucéenne) se distinguait par son onctuosité. Le monsieur en
imperméable était, à n'en pas douter, un Auteur. Un collègue d'Enid Blyton. Nous nous connaissions de vue,
j'avais assisté à ses cours. Me revint alors, suscité par tant d'opulence, le
parfum de cannelle et de chou de mes librairies d'enfance. C'était Roland Barthes.
A la caisse de la Hune, en payant, je vérifiai que j'avais
bien reconnu le Grand homme. "Barthes? C'est vrai qu'il y a une petite
ressemblance. Mais non, c'est le bedeau de Saint-Germain, ce petit monsieur en
imperméable. Il fait souvent cette farce aux jeunes nouveaux, faut dire qu'il est un peu zinzin."
Daniel Morvan
Texte paru dans le recueil collectif saluant le premier anniversaire de la libraire nantaise La vie devant soi, 76 rue du Maréchal Joffre à Nantes
Texte paru dans le recueil collectif saluant le premier anniversaire de la libraire nantaise La vie devant soi, 76 rue du Maréchal Joffre à Nantes
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