mercredi 5 septembre 2018

Les Freaks de Staline: L'île aux troncs, de Michel Jullien


Michel Jullien a bâti son nouveau récit, L'île aux troncs (sélection prix Wepler 2018), sur un épisode peu connu de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la déportation de soldats soviétiques mutilés, raflés avec tous les mendiants improductifs et expédiés à Valaam, "l'île aux troncs, l'île aux remords du pouvoir soviétique".
Note de lecture à lire sur le site de Pierre Campion:  Site de Pierre Campion: à la littérature



dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre

Et, ci-dessous, la note de lecture parue dans la revue EUROPE (numéro de janvier 2019):


L'île aux troncs, de Michel Jullien: Le mutilé russe est une personne

Il est des livres tendus comme des frondes, dès les premières lignes, où c'est le bruit même de l'histoire qui fait vibrer l'oreille. C'est le cas de L'île aux troncs, dernier ouvrage de Michel Jullien, dont le titre intrigue: quels troncs? L'image en bandeau de couverture vous renseigne, explicite: Dessin à la mine d'un homme épuisé, le visage raviné, accroché à sa béquille d'invalide, croulant de médailles. Au revers, vous apprenez qu'il s'agit d'un dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre. Un homme-tronc.
L'île aux troncs impose par la force des images un sujet aussi puissant qu'ignoré: l'existence, après 1945, d'une colonie de mutilés de guerre de l'Armée rouge sur l'île de Valaam, à l'extrême nord du lac Ladoga. Le texte qu'on va lire procède donc d'une quête documentaire dont Michel Jullien résume, dans un appendice, les difficultés. Il existe bien un livre de témoignages qui mentionne de façon sibylline "l'affaire de cette île carélienne de Valaam où, en 1950, pour ne pas gâcher le paysage des villes soviétiques, ont été déportés tous les samovary, les anciens soldats sans jambes et sans bras. Une grande partie de ces hommes-troncs sont morts pendant le premier hiver, dans des conditions sanitaires effroyables, sans électricité et sans chauffage." Peu de choses. Et l'on confondrait vite cette relégation insulaire des "samovars" (ainsi désignés par ressemblance avec l'ustensile traditionnel russe, sans guère de pieds) avec les purges et le goulag. Mais rien n'étaie la version d'une déportation planifiée des vétérans invalides.
Partant d'un tel flou documentaire, un écrivain peut-il raconter Valaam? Oui, s'il sait imaginer. La terrible perfection de l'injustice produit un renversement des valeurs où survivre est une provocation jetée à la face du pouvoir. Michel Jullien pouvait décrire les efforts de ses deux héros de manière purement objective. Mais lobjectivité, c'est le néant et la mort; le malheur ne parle pas. Un second point de vue s'imposait, qui puisse réfléchir l'événement. Non dans une distance intellectuelle ou une omniscience feinte, mais avec cette ironie constante qui porte le lecteur tout au long des 124 pages du texte, dans une prose de diamantaire, convertissant la boue et la souffrance décrites en une compassion heureuse. Comme si nous partagions à l'autre bout de la chaîne la même ambition de survivre que ces "hommes-ampoules" niés par le pouvoir même qui en avait fait des héros. Voici donc Piotr le nageur immobile (souvenir des cours de natation dans la Volga, avant d'être écourté par un hauban de pont) et Kotik l'unijambiste, comme sortis du tableau de Brueghel cité dans le texte, Les Mendiants, image et emblème de cette paire d'infortune - l'un dans le souvenir de bottes perdues, l'autre se berçant d'une "vie prochaine auprès d'une épouse".
Kotik, seul homme en pied dans les cahutes de Valaam, deviné dans une photographie de 1951: "trois estropiés l'entourent qui font les pendules, hissés sur leurs bras, le bassin en lévitation à une vingtaine de centimètres du sol grâce au concours des paumes et des poignets mis à l'équerre (...) Kotik au centre, beau comme un rayon, debout comme un pied de nez, harnaché à son chevalement de renfort, son étrier de bazar." Deux anti-héros, unis par dix ans d'amitié, une stricte identité d'aspiration tramée sur cette idée bizarre "qu'il est beaucoup plus simple de se mettre à la place d'une nation que d'une personne". Nation, parce qu'elle soude le binôme autour d'un idéal commun: "tout boire!" Tout boire, y compris les médailles, qu'ils ont déjà vendues à l'encan, lorsqu'ils mendiaient sur les trottoirs de Moscou:
"Alors il fallut s'y résoudre (...), brader le titre, la ferronnerie tocarde, leur oscar des boucheries de 42 pour quelques roubles et kopecks. Ainsi le prix d'une guerre inouïe venait d'être transmué en une poignée de saucisses, des pirojki froids, trois paquets de papirossi de calibre 7 - du gros gris - et six litres de samogon rectifié dans quoi entraient des exhausteurs d'alcool, le tout sacrifié à Natalia, l'icône, la morasse en papier journal (...)."
Si l’on tient à part le vaillant compagnon qui maintient au sol ces deux hommes, l’alcool, Natalia est le troisième personnage de ce roman russe, par qui les deux héros deviennent des personnes.  Leur soif, les deux estropiés vont la dédier à l'aviatrice Natalia Mekline (1922-2005). La photo découpée de l'héroïne de guerre, qui terrorisait les lignes allemandes depuis son biplan en toile Polikarpov, ils la portent sous l'aisselle et l'épinglent sur une vieille souche, sombrant dans l'adoration éthylique. Emerge ce projet fou, un périple en Ukraine pour rencontrer Natalia, en arrimant des patins au fauteuil roulant qu'ils viennent de mettre au point. Quitter Valaam et "parcourir au plus court les trente verstes du lac dur en allant tout droit, plein nord jusqu'aux berges de l'ancienne Finlande". Palabres et libations accouchent d'une tentative qui mute en un "ballet héloicoïdal" sur le lac gelé - "On aurait dit une télègue menée par un uhlan, un picador à ses trousses vêtu d'un kimono, deux jojos". On ne dévoile pas la fin de l'équipée lacustre, on salue seulement le retour des homoncules dérisoires dans la réalité névrotique de l'URSS stalinienne. Fin de partie pour l'utopie communiste. Piotr et Kotik en connaissent déjà l'envers, rêveurs d'épouse mystique en cet âge de plomb. Reste, dans l'oreille du lecteur, un persistant murmure humoristique, qui est la signature même de ce livre.

Daniel Morvan
Michel Jullien: L'île aux troncs. Editions Verdier, 124 pages, 14€.


Natalia Mekline, icône soviétique au centre du récit de Michel Jullien

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