Victor Considerant |
Thomas
Giraud aime les perdants. Jusqu'à créer une sorte de genre
littéraire, l'histoire d'échec, comme il y a les success stories.
Après La Ballade silencieuse de Jackson C. Franck, qui conte le
destin de celui qui aurait pu être un autre Bob Dylan, voici celle
de Victor Considerant, sans accent sur le "e". Comment
faire échouer une grande idée? En tentant de la réaliser. Le livre
en développe le mode d'emploi, sans jamais céder à la tentation de
moquer l'utopiste, avec une tendresse certaine pour ce qu'il assume
d'universel en poussant un peu plus loin le rêve de société
idéale. En 1855, un ingénieur et polytechnicien français développe
l'idée d'une communauté sur des terres près d'un village isolé du
Texas, qu'il appellera Réunion. Il recrute des colons suisses et
français, et donne des conférences où tout est embobiné de
manière scientifique, à partir d'un petit ouvrage de sa main,
constitué "d'extrapolations" à partir d'un séjour aux
Etats-Unis, de "quelques souvenirs de bivouacs dans les Vosges
transposés pour les besoins de la cause dans le Nouveau Monde, de
quelques idées de Rousseau", le tout mixé avec les principes
de Charles Fourier et un peu de mathématiques. Thomas Giraud démonte
la mécanique mentale d'un penseur qui se laisse prendre à son jeu,
conformément à ce que l'on croit savoir de l'utopie, construction
littéraire et vertige d'une construction imaginaire avant d'être
mise en oeuvre. Ainsi Considerant se découvre écrivain et orateur.
Il sait brasser les mots, en choisir qui "ne doivent pas se
mélanger au risque de tomber comme on tombe d'un cheval monté à
plusieurs, comme ces tuiles qui tombent car mal posées sur des murs
trop instables". D'où ce titre qui en évoque un autre,
promenade littéraire dans un autre continent rêvé:"Tuiles
intactes et jades brisés" (Philippe Picquier, 2003) de Lisa
Bresner. Conscient de sa facilité à échafauder, Considerant
bétonne. "Sa démonstration est bien préparée mais il se sait
au nombre de ceux dont l'enthousiasme déborde enjolive mélange fait
se chevaucher tournoyer s'empiler mots, idées et concepts et il ne
voudrait pas qu'il y ait là quelques fondations instables pour ce
grand projet. Il s'empêche et pour être tenu, ligoté presque par
ses propres mots, sa démonstration, il a deux parties, deux
sous-parties et à l'intérieur encore, deux autres sous-parties, des
poupées russes emboîtées qu'il ouvre patiemment en prenant le
temps de respirer longuement, une, deux, trois ou quatre respirations
complètes entre chaque idée." Ainsi est démontée la
mécanique de l'échec, qui commence par une obsession de la forme
rugueuse, un certain perfectionnisme dans l'ânonnement, une diction
de prédicateur: "perdre une consonne vous disqualifierait pour
le grand projet de Reunion." Au bout de toutes ces envoûtantes conférences,
il y a la réalité du monde meilleur prôné par le prophète: Le
pari Texas se perd dans un désert asséché, des "terres
vaines, inutiles, stériles et pouilleuses", au milieu
desquelles il ne sait que répéter les vieux principes, "ne
trouve rien d'autre que du vide à reformuler, de vieilles idées
fades et collantes comme un vieux bonbon à ressasser". Le Moïse
du Nouveau monde se révèle grand diseur et piètre faiseur, même
s'il se fait aider par Leroux, un paysan plus pragmatique. Jusqu'au
premier mort, Reunion est un western rêvé par des Français et des
Suisses lecteurs de Proudhon et Babeuf, qui ont tout prévu sauf les
sauterelles, après lesquelles tous les mots sont creux. Reste une
belle histoire, qui suggère que l'échec n'annule pas les rêves des
hommes, qui peuvent au moins en tirer de beaux livres.
Daniel Morvan
Thomas
Giraud: Le bruit des tuiles. Éditions la contre allée, 280 pages,
18,50€
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