lundi 9 décembre 2024

Aux grands singuliers

 Il arrive qu'aux jours de satin, aux soirs de cendre

un curieux revête la vareuse réservée au passager furtif

et rejoigne une barque qui s'effile sur les terminaisons du fleuve.

Ce balcon suspendu sur les eaux: l'atelier du peintre.


Aux gargouillis des berges il préfère les chants d'été 

– C'est alors que l'air neuf excite l'artiste à l'aventure

raffermi par l'odeur de poudre du monde déserté 

que balaie hors de ses enclos la respiration d'Eole.


Le flâneur des docks a fait escale sous les fenêtres

et crie un nom: apparaît cet arlequin véhément, cet harponneur 

d'étrangeté aux modestes outils, prolongateurs d'invention.

Comme épuisé du paraître et de ses tentations clignotantes.


Tête levée, le badaud cherche dans les scintillements qu'émet l'atelier

quelque espoir de beauté surprenante.

qu'ont-ils vu, ces yeux illuminés dans leur caverne?

quelles lisières intactes, quels tours de magicienne carolingienne?


Vertical, enlisé à ses pieds, le quai; bord adverse, loin: 

le roseau et l'iris, lames de cuivre sur le fil des rives remuées;

autour de lui, son antre, son arche: voûte de papiers et tableaux roulés

– un Népal d'encre et de craie – sa fabrique, barque renversée.


Montrer, illustrer l'univers? – soit, puisque le monde exige

d'être peint tel qu'il se montre, comme la fleur butinée.

Mais dépeindre à ressemblance l'eau qui nous emporte?

fixer le mémorable comme on frappe des médailles?


Et ne rien saisir de ce qui ne demeure du monde jamais?

Voir dans l'altière rivière une sage leçon de peinture

à fidèlement imiter: ces mots sont pour lui des charmes vains.

Vois plutôt comme l'oeil s'affine et comme le corps ploie, 


et puis – le travail et le fleuve sont de grands inventeurs

(dans ses bouillons nous attend le roi congre),

ils ne sont communs qu'à de grands singuliers:

au marin et au peintre, même ennemis: l'écueil et le monstre.


pour ne pas troubler sa joie sourde je couvre mes flambeaux

– vous les mots, silence devant l'homme aux paroles de gravier

– Peindre, s'il faut un verbe à l'idéal pourchassé

– Peindre, comme on foudroie et comme on pille.


et quand les vols d'oies tracent un sillage hésité

dans les chairs mûries aux ardeurs du fleuve,

le peintre se lasse de l'évasive Loire, et sèche sur un buvard 

le limon qui lui farde le visage ainsi que la sirène.


Sous ses yeux se noie l'onde blasée des saules.

Charbon et lumière: l'oeil maritime, lucide souverain,

s'est usé à lui rêver un peuple – centaures

hydres et nymphes nés de la même main


Naguère, lorsque, m'improvisant son naïf assistant, 

je portais à l'artiste le mercure et le soufre 

les dagues de silex et les pierres d'ambre utiles à son art

je surprenais tant d'apparitions que je dus me défendre


de ces corps nouveaux qu'il engendrait; sur le poêle rougi

elfes et caprices de l'art soulevaient les couvercles fumants

étonnés de naître sous les yeux d'un sorcier hilare.

Mais le flot rouleur de troncs est ennui à qui n'a pas mêlé


de pigments la fadeur fluviale – lent flux dormeur d'étoiles

comme tu sais engourdir! Il n'y a rien au ciel que le fleuve

que le peintre a pour tâche d'arracher 

à ces bras qui ne savent plus l'aimer.


Une dernière fois nous irons aux vergers de l'autre rive

nous songerons aux enfants phosphorescents que nous fûmes

et comme nous étions crayonneurs de galets

amoureux de cette verte beauté, de ce don étonnant: voir!


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