vendredi 22 janvier 2016

Sika Fakambi: Traduire, dit-elle (Tail of the blue bird)


Sika Fakambi, traductrice littéraire, lauréate des prix Baudelaire et Laure Bataillon 2014 pour sa traduction de Notre quelque part du ghanéen Nii Ayikwei Parkes.
Entretien
 
Le métier de traducteur est rarement mis en lumière. Deux prix prestigieux pour votre deuxième traduction de roman, cela change votre vie ?
 
C’est toujours un peu irréel, sans doute, même si cela me ravit et m’honore. Et cela augmente un peu la pression, peut-être. Par exemple, je crois bien que je suis maintenant censée accélérer le rythme dans mon travail : jusqu’ici, puisque j’ai toujours choisi de concentrer mon activité de traduction sur des projets qui me tenaient à cœur, et qu’à chaque fois il s’agissait d’auteurs inconnus en France… d’une certaine manière « personne ne m’attendait »… et de ce fait je pouvais passer des mois, voire des années, sur un texte, sans être jamais sûre qu’il serait un jour accepté par un éditeur. Comme pour le roman de Nii Ayikwei Parkes, dont j’avais envoyé le premier chapitre traduit à différentes maisons dès 2008, sans que rien ne se passe… jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Zulma en 2012. 
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Comment avez-vous découvert ce livre?
Depuis le début, je traduis de la poésie, et c’est en faisant des recherches autour du poète de la Barbade Kamau Brathwaite que j’ai « rencontré » Nii Ayikwei Parkes. Il venait d’éditer une anthologie où figurait un poème de Brathwaite, à la mémoire de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, auteur d’un très beau roman intitulé Sozaboy. J’ai tendu l’oreille, j’ai tiré le fil, j’ai voulu savoir de qui Nii Ayikwei Parkes était le nom, en quelque sorte, et j’ai découvert là un jeune écrivain ghanéen, poète primé, déclamant certains de ses poèmes dans la veine du spoken word, et qui achevait l’écriture de ce premier roman, Tail of the Blue Bird. Je lui ai écrit, il m’a envoyé le premier chapitre de son roman, que j’ai tout de suite eu envie de traduire. Autour de ce projet, sans savoir s’il allait ou non aboutir à une publication en français, nous avons correspondu pendant quelques années, avant de nous rencontrer finalement en 2012 au salon du livre de Paris, sur le stand de Zulma, à qui j’avais envoyé le texte quelques mois auparavant et qui avait décidé de le publier. Il est vrai que j’ai un sentiment de connivence avec les écritures du Nigeria et du Ghana, pays proches du Bénin où j’ai grandi, mais mes premières explorations littéraires m’ont plutôt portée très loin des deux univers qui sont les miens au départ, l’Afrique de l’Ouest et l’Europe : et le premier auteur que j’ai voulu traduire a été l’Australienne Gail Jones. Puis j’ai entamé un cursus d’études canadiennes, et peu à peu cette exploration intuitive des « marges » de la littérature anglophone (par opposition aux « centres » que seraient la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, largement prépondérants, me semble-t-il, dans les départements d’études anglophones des universités françaises que j’ai fréquentées), m’a ramenée vers l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement vers les auteurs émergents de l’aire anglophone. 
 
Votre « quelque part » linguistique, quel est-il ? Quel est le déclic qui vous décide à traduire un livre ? Quelles ont été les difficultés de cette traduction ?
 
Il y a d’abord la jubilation et la fascination devant le texte. La principale difficulté était probablement de rendre en français les différentes langues qui imprègnent le roman : entre autres, le pidgin des policiers d’Accra, qui pour aller vite pourrait être décrit comme un anglais créolisé ; la langue imaginaire et imagée du chasseur Yao Poku ; les paroles de sagesse ancestrale portées par les proverbes… Et chacune des langues qui tissent ce récit raconte un monde, une vision du monde. En même temps, je dois dire que cette question des difficultés du texte me met toujours un peu dans l’embarras : d’abord parce que je me rends compte que j’ai du mal à « parler » de ma traduction, à expliquer, par des mots qui ne seraient pas ceux du texte, comment j’ai traduit ceci ou cela, car le geste de traduire est pour moi quelque chose d’assez « organique », difficile à verbaliser. En rendre compte serait, idéalement, de lire le texte traduit en duo avec l’auteur lisant l’original ! Il y a aussi que cette question des difficultés, pour le roman de Nii Parkes, me fait prendre conscience du fait qu’avant tout cette traduction a été un immense plaisir, comme si j’attendais depuis longtemps un texte comme celui-ci, qui me ferait replonger dans cette réjouissante mixture de langues qui a été, qui est pour toujours « mon quelque part » linguistique. 
 
Comment y êtes-vous parvenue ?
 
En faisant confiance à mon oreille d’« enfant du Bénin debout », peut-être… Je plaisante, et c’est curieux que cette expression me vienne comme ça : ce sont les premiers mots de l’hymne béninois, qu’au temps de Kérékou, qui a dirigé le pays pendant 17 ans de « marxisme léninisme », il nous fallait chanter, au garde-à-vous, tous les jours en chœur, toutes les classes de l’école primaire de Ouidah rassemblées devant le drapeau planté au milieu de la cour… Souvenir très ambigu, à la fois oppressant et exaltant, mais à la réflexion ça fait sens, ce surgissement, comme un lapsus, d’une des réminiscences les plus lointaines et pourtant saillantes de mon enfance, parce que cette époque, c’est aussi celle où j’ai pris conscience que je pouvais parler différentes langues et différents français — selon que je m’adressais en français à mon frère, ma sœur ou mes parents (un couple mixte), en mina à ma grand-mère paternelle (qui vivait avec nous), en français de France à mes cousins parisiens lorsqu’ils venaient nous rendre visite ou que nous allions les voir, en fon ou en « français fongbétisé » à mes cousins et copains de Ouidah et Cotonou, en fon aux vendeuses de rue ou aux ouvriers de l’atelier de menuiserie que nous avions au fond du jardin, en fon très simplifié aux bouviers peuhls menant leur vaches dans les champs derrière la maison... Traduire, pour moi, disons que tout s’est sans doute décidé là-bas, dans ce Golfe du Bénin où j’ai grandi, cette enfance entre les langues et les cultures, dont j’ai aimé précisément ça : « être entre ». Pour traduire Notre quelque part, c’est sûrement de cela aussi que je me suis servi. 
 
La façon dont vous traduisez le titre original, Tail of the Blue Bird, en est un exemple ?
Le choix du titre définitif se fait toujours en concertation avec l’éditeur. Le titre original du roman, Tail of the Blue Bird, n’est d’ailleurs pas celui qu’avait choisi l’auteur avant d’envoyer le livre à son éditeur anglais. Il l’avait d’abord intitulé Afterbirth, un mot qui en anglais signifie « placenta »… Toute l’intrigue du roman démarre après la découverte, au milieu d’une case dans un village reculé du Ghana, de restes organiques manifestement humains que les premiers policiers dépêchés sur la scène du « crime » prennent tout d’abord pour de la matière placentaire.
Quand l’éditrice cherchait un titre pour le livre traduit, Nii Parkes et moi avons à sa demande proposé quelques fragments du texte à partir desquels travailler. Cette expression de Yao Poku, « nous étions à notre quelque part », est la traduction littérale d’une expression courante en twi, une parole d’accueil évoquant, de manière plutôt métaphysique, un état de bien-être et de tranquillité. Une journaliste, Salomé Kiner, y a d’ailleurs reconnu le lentus in umbra (« nonchalant sous l’ombrage ») de Virgile, dans les Bucoliques, et j’ai pensé que c’était une belle lecture de ce fragment, qui est un leitmotiv du récit de Yao Poku. En tout cas, l’expression nous a paru intéressante aussi parce qu’elle fait quelque chose à la langue — en français comme en anglais. De cette expression, nous avons extrait « notre quelque part », avec le sentiment que ce titre donnerait au livre en français toute son ampleur — à la fois linguistique, politique, et aussi poétique, car il est en soi très évocateur. « Notre quelque part », cela pourrait être bien des choses pour le lecteur. Ce pourrait être par exemple  la langue au sens plein — celle qui fait de nous des êtres humains. Et maintenant que j’y songe, cela pourrait aussi évoquer un univers placentaire... 
 
Avez-vous rencontré en France l’équivalent de cette diversité linguistique ? Que pensez-vous de ce que la France fait de ses langues ? De sa langue ?
Il m’est arrivé d’entendre parfois des gens, qui par ailleurs se disent grands lecteurs, y compris de littérature étrangère, tenir des propos particulièrement pédants sur les parlers régionaux de France ou de la francophonie, des gens qui, notamment, ont travaillé à gommer leur propre accent régional, et surtout qui affirment ne plus supporter d’entendre, lorsqu’ils reviennent visiter leur région natale, tel accent trop prononcé ou tel parler dialectal… C’est une chose que je n’arrive pas à comprendre, cette forme d’aveuglement, de surdité, devant l’immensité des possibles de la langue française, hors des rigidités académiques. Adolescente, je m’émerveillais d’entendre dans la cour de mon collège-lycée, à Cotonou, toutes les formes que pouvait prendre le français dans nos bouches d’élèves venus d’un peu partout : métis aux origines diverses, jeunes « expats » français ou venus d’autres pays d’Europe, du Québec parfois, ou encore jeunes Béninois, Libanais, Syriens, Indiens… Je me souviens d’ailleurs que je m’amusais à écrire de petits textes dialogués pour essayer de capturer ces parlers « caméléons » que j’entendais autour de moi, dans la rue ou la cour de l’école, où le français populaire d’Abidjan était en vogue, mélangé au verlan qui nous arrivait des banlieues françaises, et aux expressions directement calquées sur le fon de Cotonou... 
 
Le paysage de l’édition française ne laisse pas une grande place aux écritures « multiculturelles »… pensez-vous que vous puissiez contribuer à le faire évoluer ?
J’espère que cela est en train de bouger, justement, grâce à des maisons comme Zulma, entre autres, et parce que je veux croire que l’idée que l’on se fait de la littérature traduite est en train de changer, en même temps que changent les pratiques des traducteurs et celles des lecteurs de textes traduits — peut-être de plus en plus attentifs au fait même qu’ils lisent un texte « étranger », même s’il est écrit en français ? Et j’ai l’impression, oui, que c’est aussi cela, la tâche du traducteur. S’il n’y avait pas eu la réflexion de traducteurs-penseurs tels que Antoine Berman ou Henri Meschonnic, et aussi André Markowicz, ou Laure Bataillon, dont l’essai Traduire, écrire, un petit livre d’entretiens, textes critiques et correspondances, m’a également marquée, j’aurais évidemment eu une tout autre vision de ce métier, de sa pratique, et peut-être que j’aurais écouté moins longtemps que je ne l’ai fait cette petite voix intérieure qui, au fil des années, me disait : continue de traduire. Ces traducteurs ont montré, par leur pratique et leur réflexion, que traduire, cela peut aussi être augmenter le français, « étranger le français ». Faire entendre un français plus vaste qu’on ne nous le fait croire ou qu’on ne veut bien l’admettre : un français qui peut contenir des multitudes.
A quel moment savez-vous que vous avez réussi à traduire un texte ?
Quand je lis le poème ou le paragraphe de prose traduit en français, et qu’il me semble retrouver le souffle, la voix de l’auteur, celle que j’ai perçue au moment de ma lecture de l’original.
Existe-t-il des textes intraduisibles ?
Devant pareille question je me sens toute petite. Je préfère donc m’en remettre à cette possible réponse faite par le poète Adonis qui, invité aux Assises de la traduction littéraire à Arles, en 2003, disait : « La métaphore agit dans le poème comme le feraient des fleuves souterrains. Elle déborde la limite des mots. Par elle, le langage s’ouvre à l’infini. Et si nous ajoutons que les mots dans chaque langue passent par différents âges liés à la culture, à la politique, à l’histoire, aux mythes, nous comprenons l’impossibilité de la fidélité et de l’exactitude en traduction. Les mots dans le poème sont comme des ponts : on ne les traduit pas seulement en tant que tels, mais pour l’espace qu’ils parcourent. A quoi sert de traduire le nuage, si on ne traduit pas l’eau qu’il porte en lui ? De même, on ne traduit pas la tige de la rose, ni ses feuilles : on traduit son parfum. »
« L’inspiration » ou « la grâce » existent-elles lorsque l’on traduit, à quoi les reconnaissez-vous ?
Difficile de me reconnaître dans cette terminologie mais, lorsque je traduis, il peut arriver que je me sente « traversée » par le texte qui s’écrit : je dirais presque comme par une fièvre. Surtout en poésie. C’est ce qui a pu se passer, par exemple, pour ma traduction du poème Georgia d’Andrew Zawacki, ou pour Negus de Kamau Brathwaite, et même pour certains passages du récit de Yao Poku, dans Notre quelque part. Je n’appelle pas cela « inspiration » ou « grâce », d’ailleurs je n’ai pas vraiment de mot pour décrire ce qui me traverse dans ces moments, mais j’en sors comme on sort d’une lecture bouleversante, et souvent le texte qui résulte d’un « premier jet » écrit dans cette sorte d’euphorie ne bouge pas tant que cela ensuite. 
 
Recueilli par Daniel Morvan

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