Marquises
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« Si vous achetiez un de ces beaux caramels, dit-elle, en s’arrêtant devant un magasin rose et luisant comme une boîte de baptême.
Simone de Beauvoir : L’Invitée
La ville de L***, sur le rivage nord du Pays des Forêts, ne ressemble pas aux métropoles spécialisées de la Baie des Anges, de Macao ou de notre côte sud si attachée pourtant au travail : nul tripot où, dans une ambiance excitante de plaisir et de facilité, un peuple d’oisifs et de maniaques se laisse fasciner par l’idée du coup heureux qui procurerait en une seconde ce qu’une vie de labeur n’accorde pas, et surtout le rang social élevé qui relève aussi du hasard. Pourtant, l’accident auquel j’ai si mal survécu ressemble lui aussi à une faveur pure du destin, une sorte de ticket gagnant qui efface de ma vie un quart de siècle de besogne ingrate et, me libérant de tout surmoi littéraire, m’offre la page vierge de l’amnésie.
Je dirai donc sans détour, suivant les conseils de Madame de Genlis, l’auteur de qui je prends toujours conseil, que je m’apprêtais à entrer dans une boutique d’antiquités lorsque je fus violemment projeté contre sa vitrine. La scène se situe, je l’ai dit (on me verra souvent me répéter) dans une petite cité portuaire du nord, près de laquelle se trouve le château de Penarland, dont le nom fait parfois sourire les amateurs de calembours.
Le besoin de trouver du fixe, du pérenne s’éprouve partout, même dans ces petites villes où des vitrines offrent des objets qui outrepassent la valeur marchande, condensent la mémoire historique et offrent aux grands oublieux que nous sommes de quoi nous souvenir des temps passés. C’est donc avec raison que je me trouvais là ; ma présence sur la trajectoire d’une voiture folle ne devait rien au hasard. Je devais y chercher ma chance.
J’ai, dans cette vitrine, supposé de nombreux objets possibles de curiosité : une aquarelle Belle époque, un suspensoir chirurgical à verres objectifs, un pèse-esprit à cardans, une simple machine à écrire de marque Underwood. Je me souviens pourtant que, depuis ce point élevé de la ville, où se trouvait un mail, une promenade, le regard embrassait le port et au-delà de la digue qui le protège, percevait les lames écumeuses qui bondissaient en joyeuses aigrettes. Deux hommes passèrent, je saisis au vol une bribe de conversation : une femme avait passionnément aimé l’un d’entre eux, avait été trouvée morte de froid dans une rue de Saint-Pétersbourg, où il faudrait aller chercher son corps pour « la coucher dans notre cher Pays des forêts », ce qui me semblait échappé de quelque livre.
Si j’ai éprouvé dans ma vie plusieurs accidents, celui qui m’a ôté la mémoire est d’autant plus marquant que je me le rappelle. Me souviens-je seulement d’une lecture en croyant avoir un souvenir ? Suis-je victime de ces fameux souvenirs-écrans dont Hans Sachs, mon analyste, m’a parlé ? Quoi qu’il en soit, le bruit de l’automobile folle qui pulvérise la vitrine devant laquelle je me trouve n’est pas sorti d’un roman. S’y associent des images heurtées et mouvementées, que j’ai collectées parmi les papiers datant de ma longue convalescence : Hurlement de pneumatiques. Fracas d’une collision. Stridence d’un avertisseur bloqué. Sirène des sapeurs-pompiers et des ambulances. La voiture qui vous percute. Me voilà comme éparpillé au sol, tentant d’organiser mes perceptions et de comprendre ce que dit cet homme casqué agenouillé près de moi, qui m’emmaillote dans une couverture de papier doré semblable à un emballage de cadeaux.
Que me dit-il, ce sapeur-pompier ? Il me montre un feuillet. C’est votre écriture, la reconnaissez-vous ? Sur cette page de calepin, il y une adresse. Le pompier vous demande : Vous aviez ce papier dans la main ; sur ce papier, le nom d’une femme, Louise de Penarland ; connaissez-vous cette personne ? Est-elle de votre famille ? Souhaitez-vous qu’on appelle ce numéro de téléphone ?
Et puis aussitôt après, le temps ne répondant plus aux phénomènes physiques d’étirement, d’écoulement, mais seulement à celui de la simultanéité, la voilà. Elle. Vous n’avez aucune notion de ce qui s’est passé entre la question et son arrivée, à cette femme. Vous ne le savez pas : vous n’avez eu qu’un mot pour répondre à la question du secouriste. Vous avez juste dit : Marquise.
Depuis la civière, je ne vois que ses jambes. Aussi bien je serais mort avec cette image dans les yeux, les jambes et le tailleur rose. Et puis sa main aux ongles laqués, serrée sur un trousseau de clefs avec le sigle de la voiture, l’étoile à trois branches.
Elle sera bientôt dans mes premiers souvenirs d’hôpital. Pourquoi vient-elle ? Mon cerveau ne peut pas se poser cette question. Il regarde seulement. Il regarde ses genoux quand elle s’asseoit devant moi, qui suis harnaché de perfusions et de capteurs collés sur la poitrine et sur le crâne enturbanné. L’infirmière dont je saurai bientôt le prénom, Dolorès, passe régulièrement pour me faire les tests, quelle année sommes-nous, pouvez-vous additionner ces deux chiffres ; devant moi, sous mes yeux, se tient la dame silencieuse.
Dans le coma, celui qui va suivre l’accident, j’aurai des rêves aériens. Je planerai dans la crinoline volante d’une marquise. Son visage me dira quelque chose. Ses cheveux aussi. Elle me sourira comme quelqu’un qui vous réserve une surprise. Elle souriait déjà ce soir-là, quand elle s’est baissée vers moi, étendu dans une couverture dorée, pour me dire : je ne pensais vraiment pas vous retrouver dans de pareilles circonstances.
*
Nombreux ont laissé des mémoires contenant l’histoire de leur existence entière, ou d’une suite d’années si longue qu’elle approche de toute une vie. Mes souvenirs ne remontent guère au-delà d’une douzaine d’heures, après quoi toute remémoration devient du roman. Baptiser celui-ci « mémoires » serait donc mentir. J’use, pour retenir les moments oubliés, de réminiscences, objets, livres, notes hâtivement griffonnées ; un mémorial de paperolles et de billets qui éveillent, par associations, de fugaces palpitations du passé. Tel est le destin des amnésiques, contraints pour se survivre d’écrire chaque jour leurs mémoires. Et de les oublier dans le même mouvement.
Mon cerveau ne peut ordonner une histoire dans l’ordre chronologique. Sur l’étendue d’une vingtaine d’années d’écriture du même livre, je peux dater chaque paragraphe, dire quelle idée m’a réveillé au milieu de la nuit, à quel moment j’ai pris un café pour écrire, pourquoi j’ai biffé, raturé, surchargé, supprimé, regretté de l’avoir fait, rétabli une version antérieure. Je pourrais vivre mille ans que ce manuscrit serait encore sur ma table, comme il l’est depuis tant d’années déjà. Mais quant à l’accident, ma vie antérieure, rien de nouveau : je puis récrire sans cesse mes souvenirs, cela ne me fait pas souvenir davantage.
Trépans et tarières ont foré l’os. Les traitements de texte ont digéré ce livre à mesure qu’il s’écrivait, et avec lui la réalité aussi a été consommée, transformée, détruite.
Mes pensées ont cependant conservé la liberté des images fugaces, libres comme le rêve, qui traversent le cortex d’un comateux. L’amnésie n’affecte pas l’imagination. Les pensées se dilatent et, comme un aérostier qu’emporte un ballon d’air chaud, je me laisse dériver au fil des courants aériens.
Heureux homme qui dispose encore de souvenirs, oserais-tu te plaindre qu’ils ne se présentent pas tout ordonnés sur la page, disciplinés comme dans un roman ? Mon auteur préféré, la mémorialiste Madame de Genlis, m’a appris à tirer parti des petits moments perdus et des choses contées par les voyageurs sur leurs voyages, les artistes sur leurs arts, toutes personnes ennuyeuses par ailleurs mais précieuses dans ce qu’elles savent ; de même, quelques souvenirs ternes et sans couleur peuvent, une fois choisis et réunis, nous apprendre beaucoup.
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