dimanche 19 août 2018

19 août 1955, Nantes. « J'ai vu Jean Rigollet tomber »


Claude Arteaud, militant CGT, était dans la manifestation le 19 août 1955



Le 19 août 1955, un jeune maçon était tué par balle lors d'une manifestation des métallos nantais. Claude Arteaud était à quelques mètres de Jean Rigollet quand il est tombé. Cet article est paru en août 2005.

Nous avions rendez-vous au monument aux morts, devant la mairie de Couëron. « J'ai eu peur de vous rater avec tout ce monde, je ne savais pas qu'il y avait un mariage. Suivez-moi, c'est le break Skoda. » Triskell et drapeau basque collés sur la vitre arrière. Sa maison s'appelle « Les heures claires ». Celles dont on va parler ne le furent pas.
Un monument au mort, ce n'est pas ce que demande Claude Arteaud. Juste une plaque pour le tué du 19 août 1955, Jean Rigollet, frappé d'une balle lors d'une charge policière contre une manifestation ouvrière à Nantes. Et sans Claude Arteaud, ex-représentant des encyclopédies Tout l'univers, ex-marchand de vins corses, ex-ajusteur des Chantiers de Bretagne, l'image de ce garçon agonisant au sol n'aurait jamais été développée.
Claude Arteaud n'a pas seulement vu tomber le jeune maçon. Il a sauvé l'image, permis qu'elle soit développée et transmise à l'hebdomadaire La vie ouvrière, puis diffusée dans le monde entier.
« Il faut dire que nous étions en situation de guerre. La castagne à tours de bras. Les gardes mobiles, on leur tirait des boulons au lance-pierres. S'il y a eu des blessés côté ouvriers, il y en a eu aussi côté CRS. Pendant le lock-out de l'usine, les gardes mobiles occupaient nos vestiaires. Ils avaient chié dedans et déchiré nos bleus. Je me souviens qu'on se réunissait dans un bar, «Le Rescapé». Un jour, un CRS éméché, en civil, est venu fanfaronner en disant qu'il dormait là-bas, dans nos vestiaires. Tu vas nous expliquer ça, qu'on lui dit... On l'a coincé dans une arrière-cour. On ne l'a plus jamais revu. »
Viviane, l'épouse de Claude, confirme. « On regardait les gars passer des balcons des Galeries Lafayette et on chantait avec eux : Ohé, ohé métallo/C'est nos quarante balles qu'il nous faut. Mais ils étaient à bout et ça faisait peur quand ils descendaient la rue. »

Exfiltrer la journaliste

Le vendredi 19 août, vers 19 h 30, les manifestants occupent toute la largeur du cours des 50 Otages. Comme d'habitude, Claude Arteaud est en première ligne, mince et nerveux, un vrai physique de rocker. On le voit sur une photo de meeting, quelques jours avant, aux côtés de son « p'tit pote » Jean Kuffer, drôlement sapé, on dirait en dimanche. « Que non, on mettait ce qu'on pouvait, c'est les cognes qui avaient nos bleus ! »
Claude, carte CGT n°3795 (septembre 1953), habitant rue Kervegan, a déjà fait ses preuves comme représentant des jeunes ouvriers. Il a fêté ses vingt ans le 11 mars 1955. En face, les CRS ne sont pas bien vieux non plus.
Sous la pression, les gardes mobiles perdent les pédales. Un CRS est encerclé par les manifestants, une arme crépite. « Je n'étais pas plus loin que d'ici à la télé. Ne croyez pas qu'il est tombé tout de suite. Jean Rigollet a glissé tout doucement, comme un pantin désarticulé. Je n'ai pas vu tirer. Ce n'était pas un coup de feu isolé, mais une rafale. Une balle lui est entrée par le cou. J'ai entendu : Assassins ! Assassins ! Il a glissé, plein de sang. Et puis on a entendu les CRS crier : il faut récupérer la journaliste ! » Elle, c'est Rosyne Moreno, reporter de La vie ouvrière, qui vient de faire la photo.
« Un copain me dit : tu connais le quartier, il faut que tu prennes Rosyne et tu l'emmènes à la Poste. On me l'a remise. À partir de là, je n'ai eu que ça en tête. » Exfiltrer la journaliste avec son boîtier contenant la photographie du maçon de Sainte-Lumine-de-Coutais, gisant dans son sang. Juste après cette image, les CRS vont charger, emporter le corps et prendre Rosyne Moreno en chasse.
« Je l'ai drivée les flics aux fesses, pas questions de discutailler, jusqu'à la Poste, où des copains nous ont mis à l'abri. J'ai dit : comment vous allez faire pour la photo ? T'inquiète, me dit un copain, on va travailler par bélino. Je ne connaissais pas cet appareil à transmettre les photos par téléphone. Après, dans l'escalier, je me suis effondré. Je n'avais jamais vu de copain mort. Le lundi, l'article et la photo paraissaient à la une de La vie ouvrière. »

À l'encre rouge

Le journal de la CGT (numéro 573, semaine du 23 au 19 août 1955) titrait ainsi : « Pour eux, la vie d'un ouvrier maçon vaut moins qu'un billet de banque. »

Et la photo. De Jean Rigollet jeune homme, il n'existera que deux clichés : son portrait sous le calot militaire, beau regard grave, et cette atroce image cadrée en plongée d'un corps dont le bras droit est soulevé par une autre main, d'une tête et d'un buste éclaboussés de sang, et tout cela raconte autre chose qu'une balle perdue. Des patrons reprochèrent ensuite aux métallos d'avoir tué l'image de Nantes... Une légende, la lutte des classes ?
Les silences sont imperceptibles, parce que les souvenirs masquent les larmes, et Claude a encore mille choses à raconter : sa mise à l'index par les patrons nantais, son parcours de métallo tricard, «marqué à l'encre rouge », condamné à vendre des encyclopédies, du pinard frelaté ou des Simca 1000, avant d'être repéré comme ancien de 1955 et de chercher fortune ailleurs. Il parle aussi des femmes. De celle qui déposa un bébé sur le bureau du préfet avec ses mots : « Maintenant, occupez-vous de le nourrir. »
De temps en temps il y a comme un sanglot étouffé, on revoit le maçon de Sainte-Lumine, son corps récupéré par les pieds, à ce qu'on dit, une dame aurait vu ça de son balcon. Un corps traîné par les pieds, a-t-on prétendu, dans des chants de victoire. Et dans ce corps-là, « c'est l'histoire, la jeunesse, c'est nos vingt ans qu'on nous a bouffé. »


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mardi‎ ‎30‎ ‎août‎ ‎2005
1208 mots
Daniel Morvan

vendredi 10 août 2018

Nice promenade des sanglots (14 juillet 2016)





Je feuillette une dernière fois mon agenda 2016 et m'arrête sur cette date: Du 14 au 18 juillet, festival d’Avignon. Les réservations prises pour les spectacles. Les Damnés (durée: 2h37). Karamazov (4h30). 2666 (12 heures).
Je n’avais jamais couvert le festival « in », et pas question de passer à côté des expériences fortes promises par l’affiche. 2666 est l’adaptation d’un roman infini, car interrompu par la mort de son auteur, Roberto Bolaño. L’interview d’Antoine Ferron, un jeune comédien, et ami de ma fille Mathilde, était déjà calée.
Le soir de la fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 84 personnes. J’ai barré Avignon sur mon agenda et j’ai écrit: Nice. Cela s’appelle être dérouté. D’Avignon à la Baie des Anges.
J’ai trouvé un ami journaliste à l’hôtel Univers, dans le vieux Nice. Aucun problème de réservation, les touristes quittaient tous le navire. Marc avait déjà engagé son premier reportage, parution le lendemain. Je prenais le relais sans attendre. J’ai d'abord marché sur la promenade des Anglais. J’ai regardé sans voir. Vu sans regarder. 2 km de bitume comme une marelle tragique.
Quelle est la distance acceptable, quel est selon vous le point de vue soutenable sur un attentat suicide?

Des âmes errantes, CNN et NHK

La ville émergeait de vingt quatre heures d’hébétude. Le vieux Nice faisait encore semblant de vivre.
Des âmes errantes se penchaient pour lire les billets déposés par des enfants. On allait sans voir, portant en soi des visions de corps écrasés. Cyclistes lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Caméras NHK et CNN dans les parterres de fleurs, le vide de la télé continue en boucle. Je rencontrai l’homme qui avait organisé le « plan blanc » au CHU Pasteur. Sortant de 48 heures d’opération, il me raconta l’arrivée des blessés, les amputations, l’évanouissement des infirmières devant les atroces blessures.
Et je suis retourné sur la Prom’. Je regardais bêtement le ciel. J’ai regardé les gens franchir des barrages de police, serviette éponge sous le bras. Des marchands de glaces passer entre les baigneurs. Soudain, j’ai vu. Quelque chose sans rien à voir avec le massacre se passait là, qui disait tout de Nice. 

Cette chose, c’était la mer.

Et le roulement des galets de la baie des Anges, comme la bande-son du temps. Cela pouvait sembler futile, hors-sujet. Alerte rouge, mais la plage était noire de monde. Je suis allé voir des retraités, un vieux plagiste cambodgien. Ils me disaient cette chose: il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.

J'ai changé d’avis en rencontrant un jeune couple de Lorient. Ils avaient loué une semaine. "Au Negresco", a plaisanté le garçon (en vrai, juste une chambre dans une rue adjacente). Ils avaient vu le camion « chercher ses victimes », du vrai Stephen King. Ils se sont projetés sur le sable par dessus le parapet et se sont mis à plat ventre sur les galets. Ils revenaient sur la promenade des Anglais, devenue promenade des sanglots.
Revoir la mer, pour se baigner dedans.
« Par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Les maillots de bain étaient tous soldés dans le magasin de la place Masséna. A Nice comme ailleurs, la mer est le synonyme d’un autre mot en trois lettres: vie.