mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

mercredi 14 juillet 2021

165. Nous autres gars de cambrousse

Nous autres gars de cambrousse
venus comme les nuages bleutés
s’élèvent d’un ravage de feu
croyant rompre l’encerclement

Ceux qui venaient de la ferme
regardaient les choses de très loin
on avait croisé les fourches
sur nos petites villes à grelots

le jeune sang s’exalte aux
sauts de crapaud de la raison
et après avoir gravé des coeurs dans l’écorce
veut tout l’arbre dénuder

On était marxiste parfois maoïste
à cause du voisin Roger
qui en pinçait pour Mao
et des étudiants venant
s’éduquer auprès des masses
nous étions les masses
on se fichait de l’extrême-gauche
et des libertaires

des têtes pensantes sur des corps de charrue
mais pas de voyant instinct au tableau de bord
sans quoi pouvions-nous accepter
d’effacer par la vitesse la lenteur des remorques

prêts à s’écraser à la première mission
plutôt que de se montrer tels quels
garçons à complexe d’usurpation
pas bêtes à concours
trop enfants pour être
des enfants de soixante-huit
comme des pilotes novices
lâchés sur supersonique

ahuris par les tableaux urbains
dépeints par des cothurnes
plus dessalés que nous
on avait lu avant l’hypokhâgne
tous les caramels mous
du siècle moribond
Pierre Benoît Saint-Ex
et nous autres sortis des meules
pour adorer saint Texte
rien sur
Thomas Bernhard Carson McCullers
Rien sur Michon
qui campait pourtant
tout près à Locquirec
rien sur
Abraham élevant des chèvres métaphysiques
à deux pas de notre ferme

on avait méprisé Boris Vian
et d’autres beaux gisants
de Saint-Germain-des-Prés
on adora les hédonistes
existentialistes marxistes
les loucheurs les bigleux les snobs
tous marchant au pas
Pierrot le fou oui on aime
pour son côté pur escroc

sans rien pour s’en défendre
que cette allure qui est de mise
aux foires aux cochons
chemise à carreaux
morgue de western et pas loin
de cracher par terre
pour pas montrer
qu’on tombait de la lune

Emily Dickinson Thomas Mann
juste des héros comme Bob Morane

On finit par comprendre
que la sémiologie ça se joue pas
comme un labour de plaine
et qu’un peu de doigté s’impose
on a capté les codes qu’on a
mélangés à l’allure distante
nécessaire pour sauver la face

mais en fin de mission
nombreux seraient les manquants
les arrivés de la cambrousse
avaient souvent les yeux noyés
des futurs jeunes morts de Normale
on s’est désintégrés à la verticale
du Paris mondain
crashés aux commandes des Tornados
sans même profiter des permissions
aux palais de Tokyo

mercredi 7 juillet 2021

157: Cantate

Il se promenait sur la falaise
vit un homme tombé d’un bateau
entre des écueils et des brisants
et les sauveteurs impuissants
à l’arracher aux flots

plus tard comme il se tourmentait
pour le malheureux noyé
alla chanter pour lui devant les eaux
Ich habe genug (je suis comblé)
air d’une cantate
de Johann Sebastian Bach


 157. Mercredi 7 juillet. Cantate

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre