vendredi 15 novembre 2024

Quitter la terre: rencontre et débat au passage Sainte-Croix (Nantes)

 Daniel Morvan évoque dans Quitter la terre (Le Temps qu'il fait, 2024) ses origines rurales, son enfance paysanne, monde perdu dont il témoigne avec émotion et sincérité. Né dans une famille d’agriculteurs du Finistère nord, Daniel Morvan a vécu les arrachements propres à la modernité : exode d’un terroir à l’autre, promotion de l’enfant boursier jusqu’aux bancs de l’École normale supérieure. 

"Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière, le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion" (Jean-Claude Lebrun). Quitter la terre raconte, écrit Pierre Michon, "le déchirement entre les deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." 

"Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui eut lieu au 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, on peut leur adjoindre la voix singulière de Daniel Morvan (Thierry Romagné, Europe).

Conversation animée par Thierry Guidet, le jeudi 21 novembre à 18h30 au passage Sainte-Croix, 9, rue de la Bâclerie, Nantes. Participation libre.




dimanche 10 novembre 2024

Merlin/Beck (archive 2008)

 Orphée contre Merlin. Les lignes de clivage, ouvertes par Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, opposent dissonance et harmonie. Maîtrise de la nature et fascination pour la sauvagerie. Yves Vadé , dans Pour un tombeau de Merlin, analyse ce qui sépare les deux branches : « Dans la lignée orphique, le poète investit la nature d’une âme toute tendue vers l’accueil d’une parole humaine qui élève et divinise » ; dans celle de Merlin, le poète « se laisse investir par le non humain dans son altérité absolue, au risque de tous les dérèglements des sens (…) au risque de la folie même».   

Merlin est le héros du livre de Philippe Beck: Un journal. Ouvrage d’une haute exigence, en regard duquel le livre d’Yves Vadé peut servir de boussole. Devin royal (auprès d’Artus Pendragon), prophète, magicien, Merlin (encore appelé Taliesin ou Myrdhin) est à la fois personnage et auteur (sinon le scripteur) du livre du Graal, et le roman de la Table ronde se fonde sur sa parole. Si Orphée est l’incarnation même de la poésie pour la renaissance italienne, Merlin occupe la même position dans le monde médiéval, selon Howard Bloch : « Merlin est la plus forte image de l’écrivain que le Moyen Âge ait produite ; il est même l’incarnation du principe de l’écriture. »  Merlin est bien la figure de l'écrivain qui n'écrit pas, du dicteur qui invente son histoire à mesure. 

Socratiquement, il fait écrire, écrit sans écrire, au fond de la forêt. Quel est le point commun de Merlin et d'Orphée ? Si le magicien breton habite secrètement toute la poésie moderne, jusqu’au surréalisme, peu d’œuvres, note Yves Vadé, le font intervenir directement comme personnage ou comme « voix ». C’est que son resurgissement manifesterait quelque chose de bien plus profond que la simple émergence d’un thème littéraire : la présence de Merlin dans la poésie moderne « peut être interprétée comme le signe d’une transformation historique analogue à ce qu’on nommerait en science un changement de paradigme. » 

Vadé montre qu’il y a rupture entre les deux traditions. La quête orphique du monde, la recherche d’un rythme harmonieux et divin du monde, aura migré de la bulle cosmogonique à l’expérience spirituelle, jusqu’aux tréfonds de l’angoisse, dans les Sonnets à Orphée de Rilke. 

L'auteur parle d'une "ligne de clivage" entre "les deux enchanteurs" qui "fracture l'histoire de la poésie depuis la fin du romantisme". Thèse forte que celle d'une "différance" Merlin/Orphée, en ce qu’elle relie et oppose deux traditions très hétérogènes. Orphée est comme Merlin décrit comme être multiforme, satanique par son père, sujet aux métamorphoses animales (« l’opéra des bêtes futures »), et dont le chant peut trouver « la forme du chaos » (Beckett).

Yves Vadé nous indique de quel côté tendre l’oreille, lorsque Merlin nous parle dans la voix de Philippe Beck, "Orphée celte en plein XXIe siècle". Dans la vision orphique, "tout peut être sauvé grâce à la magie du chant", de sorte que "le non-humain devient sensible à la parole et l'humain s'élève au-dessus de lui-même". Orphée investit le non-humain, Merlin se laisse investir par lui, et c'est toute la différence. Maîtrise ou exposition. Merlin, c'est l'idée d'un chant exposé, qui laisse le monde entrer en lui, et qui n'harmonise pas le monde. 

Orphée crée un poème harmonisant en première personne, un chant général du monde cependant. Il est dogmatique, sans limite, à la différence du chant de Merlin, qui est le chant d'une interruption de la puissance prophétique (l'enchanteur est enchanté, dès lors qu'il aime intransitivement).

 Un journal, de Philippe Beck, se présente comme une suite de lettres, de livraisons toutes datées d’un samedi entre le 30 avril 2005 etle 24 juin 2006. En décembre, commence un deuxième amour, apprend-on en avant-propos : nous allons lire des confidences générales sur l'amour et sa possibilité. Dès les premières lignes, Philippe Beck se situe clairement dans le rapport à Merlin : l’auteur a « traduit la vie étrange d’un Isolé, pour trouver la langue d’un Merlin après le départ de Viviane. L’état de quelqu’un, souriant et grave, poète affecté, laissé seul, « dans une sphère enchantée et éblouie », c’est l’état d’un homme-discours. » Vient aussitôt la référence des plus surprenantes à une chanson de Christophe, qui parle d’un « gilet de chagrin ». Nous voici introduits, par ce personnage déconcertant de poète malheureux, dans un livre multiple, à l’image du « Barbadrac » de Gérard Genette, c’est-à-dire un « grand sac à main d’esprit », entre la lenteur du sentiment et la vivacité de l’esprit. 

Merlin enchanté se retire des affaires pour aimer ; « ce qui, après tout, est aussi un problème », admet Philippe Beck. Aussi faut-il prendre ce Journal comme le premier moment (celui du retrait) d’une phénoménologie de l’amour. Moment où le poète se reconnaît en de multiples « autres », tel le compositeur Ravel, interprété par le pianiste Samson François, s’exprimant dans un halo de fumée : « Ravel, c’est un mort qui regarde la vie. Il tend les bras désespérément vers elle, comme de l’autre côté d’une paroi de cristal. Mais il reste seul. » Seul, mais dans une solitude peuplée où l’on retrouve Joubert, Thoreau, Arendt, Benjamin, Etty Hillesum et Lucile Desmoulins, Tristan, passants considérables de ce journal en forme d’auberge espagnole. Hanté par la figure de Merlin, Beck se définit avec Kafka et Arendt comme paria moderne, apte à dire « non, dans le sentiment »: capable d’aimer, tout en se soustrayant à la « loi sociale d’irrespect » qui est la barbarie moderne : habillé pour l’hiver par l’amour malheureux, voici le poète « habillé pour l’été » en « paria moderne » par Hannah Arendt.

Le propre de Merlin est d’être un livre de douleur, retiré du monde dans un château d’air, le sortilège de Niniane (Viviane). Au risque d’oublier le monde, comme les Mayas bâtirent leurs palais en déboisant méthodiquement. « Dès qu’animal veut faire du monde une œuvre, (…) eh bien une disparition du monde est probable. » Comme Orphée disait l’harmonie, Merlin dit l’éclatement, le sens perdu, et comme le poète Pierre Reverdy il écrit « en pièces détachées ». Il écrit en prose, « élément du malheur », alors que le poème a source dans « l’ivresse d’explication rythmée » dont « Soi » n’est qu’un départ, la vague qui imprimera ses rides sur le sable. Si le chant orphique s’élève sur l’harmonie, celui du moderne est comme expiré des profondeurs les plus maladives, de la gorge d’un sujet lyrique pulvérisé, et le dire « autre » serait encore trop. Il revendique le « droit de métamorphose » (Barthes) contre un Bergson pour qui le divers du monde est toujours organisé selon un point central (le « moi » de Proust). 

Merlin ressemble au peintre qui ne travaille pas d’après nature, le monde faisant figure de « contre-muse », dans une inspiration contraire comparable à celle de Picasso et ses anciennes muses « maintenant détestées, nous dit Françoise Gillot, et devenue des anti-muses dans son enfer intime. » Le journal de Beck recèle lui aussi des enchantements paradoxaux qui émanent de son opacité ; le verbe de Beck a le charme des sourires de verre, énigmatiques comme des boîtes noires retrouvées dans la neige. Mais le poète ne saurait enfermer le monde dans un livre. Ni s’enfermer dans dans une cage de mots.