Orphée contre Merlin. Les
lignes de clivage, ouvertes par Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, opposent dissonance et harmonie. Maîtrise de la nature et fascination pour
la sauvagerie. Yves
Vadé , dans Pour un tombeau
de Merlin, analyse ce qui sépare les deux branches :
« Dans la lignée orphique, le poète investit la nature d’une âme
toute tendue vers l’accueil d’une parole humaine qui élève et
divinise » ; dans celle de Merlin, le poète « se laisse investir
par le non humain dans son altérité absolue, au risque de tous les dérèglements
des sens (…) au risque de la folie même».
Merlin est le héros du livre de Philippe Beck: Un
journal. Ouvrage d’une haute exigence, en regard duquel le livre
d’Yves Vadé peut servir de boussole. Devin royal (auprès d’Artus
Pendragon), prophète, magicien, Merlin (encore appelé Taliesin ou Myrdhin) est
à la fois personnage et auteur (sinon le scripteur) du livre du Graal, et le
roman de la Table ronde se fonde sur sa parole. Si Orphée est l’incarnation
même de la poésie pour la renaissance italienne, Merlin occupe la même position
dans le monde médiéval, selon Howard Bloch : « Merlin est la plus
forte image de l’écrivain que le Moyen Âge ait produite ; il est
même l’incarnation du principe de l’écriture. » Merlin est bien la figure de
l'écrivain qui n'écrit pas, du dicteur qui invente son histoire à mesure.
Socratiquement,
il fait écrire, écrit sans écrire, au fond de
la forêt. Quel est le
point commun de Merlin et d'Orphée ? Si le magicien breton habite secrètement toute la poésie moderne,
jusqu’au surréalisme, peu d’œuvres, note Yves Vadé, le font
intervenir directement comme personnage ou comme « voix ».
C’est que son resurgissement manifesterait quelque chose de bien plus
profond que la simple émergence d’un thème littéraire : la
présence de Merlin dans la poésie moderne « peut être interprétée comme le
signe d’une transformation historique analogue à ce qu’on nommerait
en science un changement de paradigme. »
Vadé montre qu’il y a
rupture entre les deux traditions. La quête orphique du monde, la recherche d’un rythme harmonieux et divin du monde, aura migré de la
bulle cosmogonique à l’expérience spirituelle,
jusqu’aux tréfonds de l’angoisse, dans les Sonnets à Orphée de Rilke.
L'auteur parle
d'une "ligne de clivage" entre "les deux enchanteurs" qui
"fracture l'histoire de la poésie depuis la fin du romantisme". Thèse
forte que celle d'une "différance" Merlin/Orphée, en ce qu’elle relie et oppose deux traditions très hétérogènes. Orphée est comme Merlin décrit comme être multiforme, satanique par son
père, sujet aux métamorphoses animales (« l’opéra des bêtes
futures »), et dont le chant peut trouver « la forme du chaos »
(Beckett).
Yves
Vadé nous indique de quel côté tendre l’oreille, lorsque Merlin nous
parle dans la voix de Philippe Beck, "Orphée celte en plein XXIe siècle". Dans
la vision orphique, "tout peut être sauvé grâce à la magie du chant",
de sorte que "le non-humain devient sensible à la parole et l'humain
s'élève au-dessus de lui-même". Orphée investit le non-humain, Merlin se
laisse investir par lui, et c'est toute
la différence. Maîtrise
ou exposition. Merlin, c'est l'idée d'un chant exposé, qui laisse le monde
entrer en lui, et qui n'harmonise pas le monde.
Orphée
crée un poème harmonisant en première personne, un chant général du monde
cependant. Il est dogmatique, sans limite, à la différence du chant de Merlin,
qui est le chant d'une interruption de la puissance prophétique (l'enchanteur
est enchanté, dès lors qu'il aime intransitivement).
Un journal, de Philippe Beck, se
présente comme une suite de lettres, de livraisons toutes datées d’un
samedi entre le 30 avril 2005 etle 24 juin 2006. En décembre, commence un deuxième amour, apprend-on en
avant-propos : nous allons lire des confidences
générales sur l'amour et sa possibilité. Dès les premières lignes, Philippe Beck se situe clairement dans
le rapport à Merlin : l’auteur a « traduit la vie étrange
d’un Isolé, pour trouver la langue d’un Merlin après le départ de
Viviane. L’état de quelqu’un, souriant et grave, poète affecté, laissé seul, « dans
une sphère enchantée et éblouie », c’est l’état d’un
homme-discours. » Vient aussitôt la référence des plus surprenantes à une
chanson de Christophe, qui parle d’un « gilet de chagrin ».
Nous voici introduits, par ce personnage déconcertant de poète malheureux, dans
un livre multiple, à l’image du « Barbadrac » de Gérard
Genette, c’est-à-dire un « grand sac à main d’esprit »,
entre la lenteur du sentiment et la vivacité de l’esprit.
Merlin enchanté se retire
des affaires pour aimer ; « ce qui, après tout, est aussi un
problème », admet Philippe Beck. Aussi faut-il prendre ce Journal comme le premier moment (celui du
retrait) d’une phénoménologie de l’amour. Moment où le poète se
reconnaît en de multiples « autres », tel le compositeur Ravel,
interprété par le pianiste Samson François, s’exprimant dans un halo de
fumée : « Ravel, c’est un mort qui regarde
la vie. Il tend les bras
désespérément vers elle, comme de l’autre côté d’une paroi de
cristal. Mais il reste seul. » Seul, mais dans une solitude peuplée où
l’on retrouve Joubert, Thoreau, Arendt, Benjamin, Etty Hillesum et Lucile
Desmoulins, Tristan, passants considérables de ce journal en forme
d’auberge espagnole. Hanté par la figure de Merlin, Beck se définit avec
Kafka et Arendt comme paria moderne, apte à dire « non, dans le
sentiment »: capable d’aimer, tout en se
soustrayant à la « loi sociale d’irrespect » qui est la
barbarie moderne : habillé pour l’hiver par l’amour
malheureux, voici le poète « habillé pour l’été » en
« paria moderne » par Hannah Arendt.
Le propre de Merlin est
d’être un livre de douleur, retiré du monde dans un château d’air,
le sortilège de Niniane (Viviane). Au risque d’oublier le monde, comme
les Mayas bâtirent leurs palais en déboisant méthodiquement. « Dès
qu’animal veut faire du monde une œuvre, (…) eh bien une
disparition du monde est probable. » Comme Orphée disait
l’harmonie, Merlin dit l’éclatement, le sens perdu, et comme le
poète Pierre Reverdy il écrit « en pièces détachées ». Il écrit en
prose, « élément du malheur », alors que le poème a source dans
« l’ivresse d’explication rythmée » dont
« Soi » n’est qu’un départ, la vague qui imprimera ses
rides sur le sable. Si le chant orphique s’élève sur l’harmonie,
celui du moderne est comme expiré des profondeurs les plus maladives, de la
gorge d’un sujet lyrique pulvérisé, et le dire « autre » serait
encore trop. Il revendique le « droit de métamorphose » (Barthes)
contre un Bergson pour qui le divers du monde est toujours organisé selon un
point central (le « moi » de Proust).
Merlin ressemble au peintre
qui ne travaille pas d’après nature, le monde faisant figure de
« contre-muse », dans une inspiration contraire comparable à celle de
Picasso et ses anciennes muses « maintenant détestées, nous dit Françoise
Gillot, et devenue des anti-muses dans son enfer intime. » Le journal de
Beck recèle lui aussi des enchantements paradoxaux qui émanent de son
opacité ; le verbe de Beck a le charme des sourires de verre, énigmatiques
comme des boîtes noires retrouvées dans
la neige. Mais le poète
ne saurait enfermer le monde dans un livre. Ni s’enfermer dans dans une
cage de mots.