jeudi 19 février 2015

Lucia Antonia, funambule. Entretien avec Marie-Hélène Prouteau



« Lucia Antonia, funambule »:  Rencontre à l'Amphithéâtre Kerneis, Nantes.

Entretien avec Marie-Hélène Prouteau autour du roman paru en 2013 aux éditions Zulma: Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan. Marie-Hélène Prouteau animait la rencontre qui a suivi le 13 février 2015.



Marie-Hélène Prouteau. Daniel Morvan, Lucia Antonia est votre cinquième roman, couronné des prix Fiction Loire-Atlantique de l’académie littéraire de Bretagne et Pays de Loire, et du prix Charles Oulmont de la Fondation de France.
Avec ce livre, qui est d’une beauté singulière, vous emmenez le lecteur dans une presqu’île radieuse où la lumière fait miroiter les marais salants. L’action se passe de nos jours – dans une presqu’île au nom étrange de Lysangée. Là, s’est retirée Lucia Antonia la narratrice, qui est funambule. Elle a choisi de quitter le cirque fondé par son arrière-grand-père, Alcibiade. Depuis la mort de sa partenaire, Arthénice, qui a chuté dans un numéro périlleux où toutes deux avaient l’habitude de se croiser, L-A demeure inconsolable, habitée par la culpabilité de s’être fait remplacer ce jour-là parce que souffrante. 
Ce qu’elle appelle sa faute (p. 39), c’est de ne pas avoir respecté leur pacte : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas ». Elle fait la connaissance d’un groupe de réfugiés africains, relégués dans les salines et en particulier d’Eugénie et de sa fille, Astrée, et également d’un peintre. 
Le roman est constitué de ses carnets intimes que Lucia Antonia consigne, où elle va évoquer d’une part son amie, "double lumineux" d’elle-même mais également la vie de ce cirque depuis plusieurs générations d’artistes.
Dans ce livre, vous parlez de deuil. C’est le point de départ. C’est dire s’il est ancré dans un réel de mort et de douleur. Curieusement, pourtant, c’est toute la magie de votre livre, vous avez écrit une sorte de conte, de fable poétique qui va sublimer la douleur. C’est un livre qui m’a enchantée. Par sa liberté étonnante car vous semblez repousser les genres : c’est un roman, c’est un poème en prose, par moment, cela tient de l’exercice spirituel. 
Et par son rythme, quasi musical, suite de variations, de petites touches impressionnistes enlevées, à l’image de ceux deux jeunes filles que l’on n’oublie pas.
Ces noms que vous avez imaginés pour vos personnages, Arthénice, Alcibiade, Lucia Antonia, Livia ont une couleur merveilleusement antique. Je me suis demandé si vous étiez d’accord avec le propos de Julien Gracq dans Entretiens, qui dit que dans le roman tout, y compris les noms de lieux et de personnages, doit être inventé. Est-ce qu’ils se sont imposés d’emblée à vous ?

Daniel Morvan. La nécessité d'inventer ne vaut pas seulement pour les noms mais pour l'histoire dans son ensemble. La géographie d'un roman puise parfois son inspiration dans le hasard, par exemple celui des panneaux indicateurs.
Il n'y a pas de nom réel dans Lucia Antonia... Sauf celui de Bramabiau, qui contient deux cent mille années géologiques d'érosion, et désigne le gouffre où Arthénice tombe. Puisqu'il se trouve que ce nom de Bramabiau est celui de la mort d'Arthénice. Comme si, en effet, tout l'effort de nommer tendait à la soustraire à cet abîme. Et c'est ce qui est en jeu dans cette histoire, dont les personnages sont désignés sous leurs noms d'artistes, conformément au projet d'un "cirque romain". Ce projet de refondation est une ambition du père. L'arrivée d'Arthénice dans le cirque offre la possibilité d'un numéro de "jumelles funambules".
Les personnages sont intimement attaché au sol qu'ils ont choisi, ces lisières boueuses et faussement désertiques qui semblent les attendre comme une dernière demeure. Il y a un lien organique et sonore entre les noms propres inventés et la fiction, ils sont choisis avant tout pour leur harmonie, avant une éventuelle signification. Dès que c'est inventé, cela porte mieux la fiction. Pourquoi Lysangée? Parce que cela évoque le saut, la mort de l'ange, qu'on retrouve dans la chute de "l'ange de plomb", plus tard dans le livre, mais d'abord pour la sonorité, parce que cela s'harmonise dans l'expression "presqu’île de Lysangée".

M.H. P. Le personnage de Lucia A. suscite la curiosité. Très belle figure de l’amitié. On devine une jeune fille qui savait communier par l’esprit et les gestes du corps avec son amie. Il y a en elle de la gravité, et aussi de la légèreté, un être sans concessions que l’on sent comme une boule de tensions (p 13). C’est un personnage qui semble en recherche. La traversée de ce deuil, pour elle, va prendre la forme d’un parcours initiatique. Pouvez-vous nous en parler ?

D.M. Au départ du livre, avant même l'apparition du funambulisme,  se trouve l'idée d'une substitution des morts: Lucia Antonia juge qu'elle a été échangée par la mort avec Arthénice. Il y a derrière cette idée d'échange un passage des Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, dans la version de Francis Poulenc, vue à Nantes dans la mise en scène de Mireille Delunsch. Voici le passage en question: "Pensez à la mort de notre chère Mère, Soeur Blanche! Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir, qu'elle saurait si mal mourir! On dirait qu'au moment de la lui donner, le bon Dieu s'est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait pas seulement réussir à enfiler les manches..." Cette substitution, Lucia tente de l'inverser en prenant la place d'Arthénice parmi les morts, dans un geste orphique. Et cette traversée se fait par les mots: les noms sont ce qui reste après la mort.

M.H. P. Je voudrais aborder le personnage d’Arthénice. Ce sont des pages merveilleuses, de mystère et de fantaisie... page 78: « Elle dit avoir grandi dans une île appelée Holly (...) C'est là, au milieu de la mer, qu'elle apprit à cultiver l'insouciance et s'inventa une vie mondaine ». Ce qui me frappe, ce sont ces flashbacks où vous semblez tenir la caméra sur elle : il y a la jeune fille qui s’avance sur le fil pour sa première traversée, la jeune fille en robe « Ringspun loves rosy cheeks... », p. 64. Son amie ne rapporte peu ses paroles, sinon pour rappeler son amour de Chostakovitch (page 93) Pourquoi ce parti-pris d'une narration par plans cinématographiques ?

D.M. Oui, le cinéma est recomposition de la vie à partir d'images, il a partie liée avec le deuil (je pense à Susan Sontag). C'est un rêve du temps réversible à partir d'images obsédantes. Mais Lucia évolue dans un monde sans images, les seuls reflets sont ceux de l'eau et les spectateurs sont les hérons. C'est un temps sans durée, qui ne peut composer celle-ci que comme la trace séparant deux éblouissements. Ou bien l'image composée par les fragments d'un vitrail. La "troisième image" que le cinéaste compose avec du son et de l'image.
Puisque vous citez Chostakovitch, qui arrive ici à cause d'une chanson de ma fille aînée, Mathilde... Vous connaissez l'existence d'une communication entre l'Italie rêvée par Lucia Antonia et La Russie romantique: Saint-Petersbourg rêve de Venise. Chostakovitch est un nom prononcé, chuchoté dans une chanson de Mathilde ("Nous remettre au cinéma", dans son album Break A Leg), c'est le mot de passe du (de mon) royaume des morts. De même Ringspun Loves Rosy Cheeks, qui est une marque relevée sur l'étiquette d'une robe indienne... Cet allègement de la vie mondaine et les jeux de Dames Galantes des deux jumelles évoque aussi les soeurs Delphine et Solange des Demoiselles de Rochefort.

MHP. Il faut parler de ces nouvelles amies que se fait Lucia Antonia en la personne de ces femmes peules. D’abord dire qu’elles sont de magnifiques silhouettes que l’on voit travailler dans les marais salants. Lire p. 23 « Mes silencieux voisins... »Et puis Eugénie pousse Lucia Antonia à monter ce petit spectacle (p. 47). Voulez-vous dire que sagesse et humanité se trouvent peut-être chez ces êtres démunis mais pourtant riches ?

D.M. La funambule exécute un saut héroïque dans la mort, un saut victorieux sans regard possible en arrière. Et c'est au printemps que conspire Lucia Antonia, avec ses commensaux, ses soeurs de gouffre et de lisières, la jeune Astrée et sa mère Eugénie. Eugénie a fait partie de l'avalanche saharienne de Mellila, elle a été lanceuse de mannequins d'osier sur les taureaux de Séville, elle a même été surnommée le Mannequin. Elles se coltiné la violence de la survie, le struggle for live des migrants. Elles travaillent ensemble à une métamorphose du monde. Nous vivions déjà (au moment où le livre s'est écrit) le moment de la libération de la parole antisémite, raciste, qui envahissait toute la place publique autour de la présence sur le sol français de la communauté Rom. Par contraste, le livre voudrait évoquer l'âge d'or de la mythologie, une synchronie avec le temps animal et le temps végétal, le temps de la nature, des étoiles... Dans la mythologie, Astrée est la dernière des immortels à vivre avec les humains pendant l'âge d'or, ce qui nous renvoie au roman d'Honoré d'Urfé, le premier roman fleuve de l'histoire... 

MHP. Le monde que vous créez dans ce roman est très dépaysant. C’est le nôtre et ce n’est pas le nôtre. Vous imaginez une sorte de microcosme, de communauté sur cette presqu’île. par ex, Les objets de la modernité sont quasi absents. Vous semblez repousser tout ce qui peut rappeler notre époque. Et préférer un vieux moulin, la Chapelle de la Clarté, la voilerie. Pareil pour cette presqu’île qui est peut-celle celle de Guérande mais qui prend un nom décalé de Lysangée : pourquoi ce choix de l’écart poétique ?

D.M. Deux objets "modernes" sont là pour dire que ce monde rêvé est le nôtre: le smartphone contenant une guirlande de SMS, et l'agrafeuse qui permet de fixer aux arbres les affiches du cirque. J'y ajoute le camion Man, qui sort presque d'un vieux film noir et blanc même si Man est une firme bien contemporaine. Le temps du livre est celui d'un cycle de métamorphoses qui permettrait aux danses paysannes de se muer en danses raffinées (et tel est le projet d'Arthénice, de recréer le salon bleu de madame de Rambouillet), et aux marais abandonnés de retrouver leur usage. Si les objets modernes sont bien là, ils sont comme fondus dans ce cycle tendu, non pas vers un avenir radieux d'objets magiques, mais vers l'autre soi-même, la part d'ombre et la jumelle des abîmes. 


MHP. Et l’imaginaire attaché au cirque depuis toujours, en peinture, en littérature, au cinéma y est pour beaucoup. Avec ces jongleries, ces monstres, ces nains, ces tireuses de cartes. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce fil, à la fois physique et symbolique qui traverse tout le livre ?

DM. Oui, il y a La Strada, Zampano le briseur de chaînes et Gelsomina la petite trompettiste. Les monstres du Freaks de Tod Browning, tout cet univers du cirque, des monstres de foire et du music-hall, comme une promesse de bonheur plus sensible que l'art pur et abstrait qu'offre le grave Pierrot.

MHP. A propos du cirque, plus précisément, les termes utilisés ont un pouvoir poétique manifeste, les guirlandes pour dire une forme acrobatique, l'Alcibiade (le nom du justaucorps), les mâts chinois. Toutes choses qui, là encore dépaysent. Pouvez-nous dire comment vous avez travaillé, comment vous vous êtes documenté ?

DM. Je me suis documenté auprès d'une trapéziste, Colyne Rigot, la fille d'Antoine et d'Agathe Rigot, tous deux issus de l'école nationale du cirque Annie Fratellini, et fondateurs de la compagnie des Colporteurs. Lysangée participe quelque peu du cadre où je les ai découverts, à Lausanne. Par ailleurs, Antoine Rigot, paraplégique et funambule, a également inspiré l'histoire: Lucia Antonia n'est peut-être qu'une proposition de numéro de voltige. Pour le reste, peu de documents à vrai dire: les Mémoires de Jules Léotard, le premier des trapézistes en 1860, inventeur du trapèze volant, du justaucorps appelé le léotard, un acrobate adulé en son temps. Succès au cirque de l'Impératrice et à celui du Cirque-Napoléon. Les guirlandes rimbaldiennes proviennent de la guirlande d'Arthénice, qui est la "guirlande de Julie". Tel est le titre donné à la suite de madrigaux composés par le duc de Montausier et son entourage en l'honneur de Julie d'Angennes, dite "l'incomparable Julie", fille de la marquise Catherine de Rambouillet. C'est l'un des plus beaux manuscrits du XVIIe siècle français.

MHP. Le roman procède par fragments en 171 moments. Lucia Antonia dresse des listes de choses à faire sur le mode de l’infinitif. Manière à elle de canaliser sa douleur. Cela m’a fait penser à cette poétesse du Japon de l’an mille, Seï Shonagon qui a écrit des Notes de chevet. Mais peut-être vous êtes-vous inspiré d’autres choses ? Pour quelles raisons avez-vous privilégié un genre narratif très fragmenté ?

 DM. L'écriture du livre, c'est d'abord mes propres notes après la mort de ma fille. Les Notes de chevet de Sei Shonagon? Non pas une source directe mais une réminiscence à travers la belle réinterprétation qu'en proposa Pascal Quignard. Mais le séquençage du texte en fragment a une origine directe: ce fut d'abord une pièce de théâtre. Lucia n'est la copie d'aucun de ses voisines dans la nébuleuse du récit par fragments, il dialogue avec elles. Enfin, l'écriture fragmentée était la seule envisageable, à ce moment de ma vie où le deuil ne permettait pas de longs développements mais des notes brèves à l'instar du Journal de deuil de Barthes. Ces fragments furent composés en marge d'un travail théâtral commencé du vivant de Mathilde: Traces de khôl. Le fragment va avec le deuil, il exprime sa finitude, mais il crée aussi une certaine continuité en faisant entrer le silence dans sa partition. 


MHP. Sur la jeune disparue, sur la mort plus largement, vous ménagez des moments de méditation solitaire de Lucia Antonia. puis des discussions vives entre elle et le peintre amateur. Pouvez-vous nous parler de celui que vous nommez Pierrot et qui semble croiser plusieurs références ?

DM. Pierrot est déjà en soi un personnage pictural, à travers le Pierrot de Watteau. Un personnage de théâtre de foire, le Pierrot de Molière dans Don Juan. c'est un bouffon de la peinture, qui révèle à Lucia une vie cachée d'Arthénice comme modèle d'atelier. C'est une histoire de jalousie posthume qui se déroule là, d'amour pour une personne qui n'est plus.

MHP. Avec ce roman, vous n’êtes pas dans une démarche théorique sur la mort ni dans une déploration, genre « tombeau » ou chant funèbre. Cette dimension profonde sur le thème: où vont les morts? est très forte est extraordinairement sensible chez vous. Cela m’a fait penser à la mort de Chloé dans l’Écume des jours de Boris Vian. Comment définiriez-vous la démarche du livre sur ce plan ?

DM. Arthénice n'a rien d'un pur esprit. Le sous-texte est La mort de Didon (lire: le fragment "L'animal le plus extraordinaire", p. 74).

MHP. Ce livre relève une communion très forte avec la nature, aussi bien chez Lucia Antonia que chez les femmes et des hommes venus d’Afrique qui apportent leurs légendes, leur vision des choses. Et cela se retrouve dans le choix des mots. Vous travaillez à les détourner de leur sens, ce qui est la marque même de la littérature. Exemple du registre géologique, vous parlez de « pertes » (p 36). Cette beauté de la nature, peut-on dire qu’elle est un élément de la sublimation possible dans le roman ?


DM. L'univers du cirque renoue avec une géologie imaginaire faite de gouffres et d'abîmes, comme dans les tableaux de nature mythologique (Poussin, par exemple). Une géographie semée de noms prophétiques comme "la seconde perte du Bonheur", expression désignant l'endroit où la rivière Bonheur disparaît dans le causse de Bramabiau: cela fait rire Arthénice, qui ne sait pas que son destin est écrit dans ces mots-là. Comme nous ignorons tous que notre destin est déjà écrit dans le hasard des combinaisons de mots.

MHP. Le dernier chapitre s’appelle « Fondation d’un cirque ». Le terme de « fondation » ouvre un espace de sens multiples. Avec cette vision d’un petit cirque en route vers Rome – que de sens ouverts, là aussi ! - la fin est lumineuse, enveloppée d’une sérénité qui irradie la page. Est-ce aussi l’impression que vous avez ressentie en l’écrivant ?

DM. Oui, la fondation du cirque renvoie à la fondation de Rome, et donc encore à Didon. La fin est une résolution de tous les conflits, puisque la représentation d'Arthénice a été détruite et que Lucia peut accomplir son projet symbolique, rejoindre son amie dans la mort. Lucia s'enfonce dans la nuit vers sa partenaire,  dans l'unité retrouvée des jumelles funambules, c'est aussi le point de départ d'une nouvelle histoire. Peut-être un autre moment du deuil pour celui qui écrit. Peut-être le sentiment d'avoir franchi tous les gouffres pour Lucia Antonia?

jeudi 22 janvier 2015

Nantes: vue de la marche républicaine du samedi 10 janvier 2015




Une marche républicaine se tient dimanche 11 janvier à Paris entre la place de la République et la place de la Nation. La veille une marche a lieu à Nantes, environ 100 000 personnes (notre photo) au départ de la place du Commerce.

mardi 24 septembre 2013

Lucia Antonia, funambule: tombé du ciel (Hubert Artus dans Lire)


Daniel Morvan: tombé du ciel

Par , publié le

Lucia Antonia, funambule, par Daniel Morvan: lors d'un spectacle, une funambule chute et se tue. Sa partenaire quitte la troupe et doit apprendre à vivre avec ce souvenir.



C'est un livre court, le récit de deuil, et il vous envoie dans les étoiles. Celles que voient les funambules, ces artistes de la chorégraphie et de la suspension. Celles où demeurera toujours la lueur des personnes qui vous ont été chères. Arthénice était le "double lumineux" de Lucia Antonia. Leur "numéro de jumelles" était le clou du spectacle de la troupe, fondée il y a longtemps par le grand-père de Lucia. Mais un jour, lors d'une tournée en Italie, Arthénice tomba, et se tua.

Sur la piste aux étoiles de Daniel Morvan, la vie tournoie

Depuis, la survivante est une "saltimbanque sans cirque, invisible parmi le peuple des oiseaux". Elle a quitté la troupe et est restée en Italie, d'où elle écrit les "carnets" qui composent ce livre: "Les pensées que j'ai d'Arthénice me sont dictées par elle depuis son séjour dans les limbes des équilibristes. Je les laisse donc venir sans honte et les consigne ici malgré la promesse faite à mon père de ne rien écrire. [...] J'écris pour me taire et ne penser à rien." Notre équilibriste n'a plus de fil, et évoquera dans un ordre aléatoire son pacte avec la défunte, l'histoire de la troupe, les personnes rencontrées durant l'écriture des carnets, ou encore l'art qu'elle pratique: "Le funambulisme m'a appris à observer du point de vue le plus élevé, celui de l'effraie sur sa proie nocturne, de l'orage sur l'étang." Et, bien sûr, l'accident.
Cette façon de jongler avec les thèmes, de les prendre, les lâcher, les retrouver ensuite, permet à Morvan de parvenir jusqu'à l'âme même de son sujet: comment marche la mémoire de quelqu'un qui passe sa vie en l'air, en équilibre, avec mission de ne pas chuter à terre? Comment fonctionne la psyché d'une femme qui vit dans un monde parallèle et féerique, au milieu de déguisements, de clowns, de jongleurs, de saltimbanques? Daniel Morvan a lui-même perdu un enfant, et on saluera la pudeur d'une fiction tournée vers le dehors de soi. Porté par une écriture minimaliste et visuelle, Lucia Antonia, funambule prend de l'envergure au fil de la lecture, et devient une réflexion tournoyante et poétique. Après quatre romans publiés dans des éditions régionales (Ouest-France, Coop Breizh), voici celui qui devrait apporter à Morvan une autre place, entre les lettres et les étoiles.
Lucia Antonia, funambule, par Daniel Morvan. Zulma, 142 p., 16,50 euros.

En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/daniel-morvan-tombe-du-ciel_1284431.html#j5mRCp6hZQbzQjyK.99

dimanche 8 septembre 2013

Lucia Antonia, funambule, par Olivia Mauriac (Le Figaro madame)




Lucia Antonia, funambule dans Le Matricule des anges


Lucia Antonia, funambule: l'article de Jean-Claude Pinson



Chant funambule contre l’oubli

 


Grâce inquiète et gravité légère, tels sont les mots en forme d’oxymore qui me viennent à l’esprit après la lecture de Lucia Antonia, funambule, le beau et singulier roman que propose en cette rentrée littéraire Daniel Morvan. À mi-chemin du conte et du thrène (du chant funèbre), il appartient à ces œuvres qui laissent une profonde empreinte parce qu’elles touchent au nœud même de l’existence, alors qu’elles sont très éloignées des conventions de l’ordinaire réalisme. En ce sens, inventant son langage, le livre est parent de ces films de Jacques Demy où l’artifice de la vie mise en chansons sonne plus juste que bien des représentations soucieuses d’en mimer la simple prose. Le clin d’œil à l’univers de Demy est d’ailleurs explicite : c’est à Rochefort que se rencontrent les deux jumelles de cœur et de corde qui sont les protagonistes du livre.
L’argument du récit est aussi simple qu’en sont subtiles et vibrantes, émouvantes, les harmoniques. Sous forme de carnets, Lucia Antonia, la narratrice, y évoque sa partenaire de cirque, l’inoubliable Arthénice, tombée un jour où Lucia, souffrante, a dû se faire remplacer pour un numéro périlleux où les deux funambules doivent se croiser sur le fil. Hantée par une sourde culpabilité, inconsolable, Lucia se reproche de n’avoir pas respecté leur pacte de jumelles funambules : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas. »
Dès lors, elle n’a de cesse de vouloir retrouver sa « sœur éparpillée dans l’abîme », rêvant même de chuter à son tour pour la rejoindre et ne faire enfin plus qu’une avec elle. Geste orphique, sans doute. Mais si Arthénice est, comme Euridyce, un nom de nymphe, nulle illusion de ramener des Enfers sa jumelle : la chambre du néant, « qui est la maison unique de tous les morts », est sans appel. Cependant, si Lucia accepte que soit morte sa jumelle, pas question d’effacement et d’oubli : je refuse, écrit-elle, qu’elle « devienne du vide » ; je veux au contraire qu’elle soit « toujours elle dans le néant ».
D’emblée, l’univers dans lequel s’inscrit le récit, celui du cirque, nous invite à faire un pas de côté, à emprunter des chemins à l’écart. En l’occurrence, c’est dans la zone la plus reculée d’un pays de marais salants, que Lucia Antonia et les siens installent leur chapiteau. Aux marges du monde ordinaire, les circassiens y côtoient des réfugiés qui n’ont trouvé d’autre abri que celui des roseaux. Mais, lieu de relégation, les salines, miroir entre terre et ciel, sont aussi un lieu propice au rêve, à la légende, à l’enchantement dont le cirque est synonyme. Et c’est bien ce à quoi s’emploie le roman : inventer un espace où les lois de la pesanteur semblent s’effacer pour faire place à une musique où la gravité du chant funèbre jamais ne pèse ni ne cède au moindre pathos. On pense alors à tel poème d’Apollinaire, tel tableau de Chagall, à moins que ne vienne à l’esprit une Gymnopédie de Satie.
Procédant par petites touches et phrases courtes, par fragments incisifs qui sont parfois comme autant de petits poèmes en prose, le roman emprunte au conte sa simplicité d’allure. Cependant, c’est une vraie méditation, sur la mort et l’image notamment, qu’il nous offre en ses tréfonds. Que gardons-nous des défunts ? Comment faire pour que leur image elle-même n’en vienne à s’effacer ? Telles sont les questions qui taraudent la narratrice – et tout autant cet homme porteur d’un « grand chagrin » qui se présente à Lucia et à ses amies comme peintre de son état.  Par elles surnommé Pierrot (« un nom de clown sérieux ») il campe une figure de « clown blanc » à la Watteau, qui n’est pas sans évoquer (Daniel Morvan n’a pas pu ne pas y penser) un autre Pierrot ayant beaucoup écrit sur la mélancolie de la peinture, Pierre Michon.
Mais le personnage du peintre ayant perdu son modèle est ici d’abord une sorte de double de l’auteur. « Les peintres prennent un modèle, l’aiment et le peignent ; ils pleurent le départ de leur modèle et s’en consolent avec le tableau où ce modèle est représenté. Puis ils se séparent aussi du tableau. Ils ont possédé le modèle, puis son image, puis rien. » À l’instar des portraits romains du Fayoum, « les images sont des tombeaux » d’où le modèle s’est absenté. D’ailleurs, « même les tombes finissent par périr ». Et c’est seulement par le truchement d’un portrait d’elle que Pierrot offre aux flammes, par la grâce en somme d’un tableau devenant, d’avoir été à moitié brûlé, en quelque sorte « abstrait », que Lucia pourra croire entrevoir, comme au milieu des ruines de Rome, « réunies dans la même image », les deux silhouettes de sa jumelle et d’elle-même, marchant l’une vers l’autre sur un fil. « Non pas une image du passé, mais du futur ».
Quant au portrait d’Arthénice peint par Pierrot, Lucia Antonia finit par le dérober dans le lieu (on supposera un musée) où il est conservé, le découpant avant de le disperser « comme les cendres d’une urne funéraire » dans la forêt où elle va ensuite se perdre pour donner le visage de son amie « aux feuilles des bois ». Ainsi « dé-peinte » la défunte peut-elle être rejointe par sa jumelle dans le pays invisible qu’elle gouverne : « Arthénice avait été ma sœur, elle devint mon pays ». La seule image qui soit vraie est ainsi une non-image, une image « étoilée », dispersée, fragmentée.
Si je résume ainsi trop lourdement ce qui est raconté avec infiniment plus de grâce et de légèreté par l’auteur, c’est qu’il me semble que ce schème narratif livre toute la poétique du roman. Une poétique très moderne et très cinématographique en ce qu’elle repose sur la double opération du cut-up, du découpage en séquences, en fragments, et du montage. Eisenstein faisait de Dionysos l’emblème de ces techniques. Découpé en morceaux comme en autant de rushes par l’opération du montage, le dieu errant recommence à la faveur de l’œuvre d’art, nous dit en substance Eisenstein, à danser, à se mouvoir et à nous émouvoir. Roman par fragments, procédant d’une poétique de la notation mêlant la puissance visionnaire du rêve et la netteté épiphanique de la sensation, Lucia Antonia, funambule assemble des blocs de pure présence. Comme tel, il relève bien, comme le « cinéma de poésie » voulu par Pasolini,  d’un art de la survivance (pour reprendre un mot cher à Georges Didi-Huberman).

« In memoriam Mathilde en Juillet », l’inscription figurant au seuil du roman indique que les carnets de Lucia Antonia,  par-delà la fiction qu’ils inventent, valent, à travers ce thrène qu’ils composent, comme un tombeau à la mémoire de cette artiste talentueuse, chanteuse et comédienne, que fut la fille de Daniel Morvan, Mathilde, emportée à vingt-cinq par un cancer quand un avenir prometteur s’ouvrait à elle (nul n’a oublié le dernier concert qu’elle donna, au Pannonica, le 14 décembre 2009, très peu de temps avant sa mort).
Le tombeau est un genre littéraire difficile en ce qu’il est constamment guetté par le pathos. L’écriture de Daniel Morvan, dépouillée, toute en ruptures et pointillés, a su en éviter tous les écueils. Rien qui pèse dans ce livre qui a su trouver la forme adéquate et la bonne longueur d’onde pour émettre son chant. Toujours un air vif circule entre les lignes de cette histoire « aérienne » sans être jamais éthérée.
« Elle aimait amoureusement, note Lucia à propos de sa jumelle, le nom Chostakovitch. Elle me disait à l’oreille : Chos-ta-ko-vitch ». Si elle est plus souvent qu’à son tour de tonalité funèbre, la musique du compositeur russe sait aussi, jusque dans la gravité, avancer à pas légers, sans bavardage, sans pompe romantique. Ainsi avance, toujours sobre, la phrase de Daniel Morvan.  Art du bref et de l’ellipse, de l’énigme (« Le fil ou la marée montante qui envahissait les herbiers : lequel me portait ? ») ; art de l’aphorisme (« Eviter les bains de mer après la pierre ponce »). Mais aussi art de phraser, d’enchaîner, où l’écriture, portée par la scansion des titres de fragments, « décolle » et s’élance vibrante, sur un rythme staccato, comme s’élève vers la syllabe finale qui le couronne le nom de Chostakovitch. Art des images, de leurs collisions favorisant la démultiplication des points de vue et des plans. Sans cesse l’écriture fait ainsi lever des lointains et confère au roman une profondeur stéréoscopique, le nimbant d’une dimension auratique qui éloigne le propos de toute effusion comme de tout naturalisme.
Teinté d’une mélancolie toute nervalienne, un désir d’Italie traverse tout le livre, ajoutant à la distance historique (le cirque est fondé sur un modèle antique) une distance géographique : « Nous irons à Rome porter son nom ». Et quant à l’écriture, au style, c’est du côté de l’Italie aussi qu’on est enclin à chercher des points de comparaison. On pense à Erri de Luca, à sa phrase sobre, à sa façon de décrire les gestes les plus simples comme s’ils étaient empreints de sacralité, tandis que la composition sous forme de carnets fait songer au Quignard des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia (qui se présente comme le journal d’une patricienne romaine). « J’hésite pourtant, note Lucia Antonia, à utiliser les chiffres romains dans ce carnet : cela fait dame romaine. » Mais, ajoute-t-elle aussitôt, leur emploi « m’incite aussi à méditer ce que je j’écris, comme s’ils étaient gravés dans le marbre ou le buis d’une tablette ».
Ecrire comme l’on grave, mais sans emphase ni componction. Ecrire contre l’oubli un vivant tombeau, élever un chant funambule, aérien, tel est le pari superbement tenu par un livre promis, parions-le, à un tout autre destin que cet oubli qui est le lot logique de la plupart des romans de la rentrée littéraire.

Jean-Claude Pinson (revue Place Publique)

Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule, Zulma, 16, 50 €





mardi 20 août 2013

Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule

Chroniques d'une apprentie libraire

dimanche 4 août 2013

Lucia Antonia, funambule - Daniel Morvan

Rien de nouveau par ici... Le manque de temps, surtout. C'est long, d'écrire des chroniques. Peut-être devrais-je me contenter de deux-trois notes, sans faire de longues critiques. J'ai déménagé, je travaille dans une nouvelle librairie où je vais faire mon apprentissage et j'ai commencé à lire les romans de la rentrée littéraire.

A ce propos, le prochain Zulma, Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan est un petit bijou. C'est un court roman très poétique, aérien, délicat, qui raconte l'histoire d'une funambule dont l'âme sœur, l'amie, la partenaire Arthénice est morte en tombant dans d'un précipice. Le récit alterne les souvenirs dédiés à Arthénice et la vie actuelle de Lucia Antonia, qui tente de se reconstruire sur une île en Bretagne, au fil des rencontres. C'est doux, c'est beau, un peu hors du temps et contemplatif. A découvrir le 22 août.

« Nous avons su qu'il n'était pas nécessaire de montrer les animaux les plus extraordinaires quand Arthénice est entrée en piste. Une bande de flanelle lui entourait le genou gauche. Elle tenait un livre à la main et le feuilletait. Elle a enlevé ses espadrilles et elle a gardé le livre. Distraitement, elle est montée sur le trapèze et s'est élancée, après avoir fini de lire une phrase. Le temps d'un clignement d'yeux, elle était là-haut, avec son livre. Un autre clignement d'yeux, j'entendis le froissement du trapèze dans mes oreilles. Le visage à l'envers d'Arthénice était face au mien, elle disait : tu es belle comme ça, tiens mon livre, et le trapèze l'emportait à nouveau à l'autre extrêmité du chapiteau.
De l'autre extrêmité, elle n'est pas revenue. »

Si j'ai un moment, j'essaierai de vous parler des derniers romans que j'ai aimés, notamment A moi seul bien des personnages, de John Irving, La Pendue de Londres, de Didier Decoin et Œuvres I, de Guillaume Dustan, que j'ai bientôt terminé.

Zulma, 16€50, 144 pages.
Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule - Daniel Morva

mercredi 29 mai 2013

La Traviata: les vacillements virtuoses de Mirella Bunoaica



Il devait s’appeler « Amour et mort », et fut baptisé par Verdi La femme perdue. Il fit scandale dans un XIXe siècle qui ne supportait la vérité qu’en toge grecque. Parce que son héros était une héroïne. Une professionnelle. Son nom est Traviata, synonyme d’opéra, de voix, de beauté fatale, d’escarpins. C’est aussi l’opéra le plus facile à suivre, le plus beau à entendre, le plus fascinant à voir. Celui où Verdi découvre qu’on peut, avec des voix, donner une couleur aux sentiments. On en a monté sept en France, rien que cette saison, et depuis 1853, le monde habité a pour Violetta les yeux d’Alfredo.
Mais son histoire est une vraie tragédie romantique, une histoire de « double contrainte » entre amour et raison. Et Emmanuelle Bastet (mise en scène à Angers Nantes Opéra) le montre bien en jouant les contrastes entre l’univers de la prostitution mondaine et le rêve d’amour romantique. Loin de la reconstitution muséale de l’univers « dame aux camélias » (roman-source de la Traviata), elle actualise l’œuvre en lui offrant un écrin (miroirs, paravents et ciels de roses) d’une fraîcheur irréelle : c’est pour mieux en montrer la noirceur. Si la robe ballerine rouge de Violetta est le pivot du drame, c’est que le monde tourne autour, le bien et le mal s’inversant pour conspirer à sa perte. La puissance de cet opéra, véritable avalanche d’airs bouleversants (citons Edgaras Montvidas, Tassis Christoyannis et les chœurs en robes lamées, tous très applaudis par Graslin), est à proportion de la jeunesse de ses héros. Mirella Bunoaica fait éclater la convention d'une Traviata maquerelle: virtuose vacillement sur les cimes de l’exploit vocal, elle enchaîne les prouesses d’une machine lyrique à haute tension. Violetta doit changer de vie par amour, puis changer d’amour pour l’honneur de son amant, et son frisson est le nôtre devant cette mortifère morale bourgeoise. Oui, la Traviata aurait pu s’appeler Amour et Mort, et Mirella Bunocaica s’ouvre avec cette Violetta une route vers la gloire.
Daniel Morvan
Vendredi 31 mai, dimanche 2 et mercredi 5 juin 2013, au théâtre Graslin, en semaine à 20 h, le dimanche à 14 h 30. Rens. 02 40 69 77 18 ou www.angers-nantes-opera.com
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Angers Nantes Opéra

samedi 4 mai 2013

"Entrée du personnel": le travail est un thriller

C’est une histoire aussi incroyable que vraie: des femmes et des hommes plongés dans un cauchemar sans issue. Superproduction américaine? Non, documentaire. Haletant comme un thriller. 


"Entrée du personnel". Manuela Frésil aurait pu l’appeler « Usine », mais tant de films s’appellent déjà « Usine ». Parce que le sujet est universel, et que le problème est à peu près aussi vieux que le cinéma. Qui n’a en tête les images des Temps modernes de Charles Chaplin, celles où Charlot passe dans le tapis roulant pour serrer un boulon et, à la sortie, frappé de folie, serre le nez de son camarade de travail. C’est à un exercice semblable que Manuela Frésil invite les ouvriers d’un abattoir, qui exécutent à vide les gestes répétitifs de leur poste.
Mais, dans ce film produit par Ad Libitum et coproduit par Télénantes (avec Mil Sabords et Yumi production), elle montre aussi la réalité de la chaîne: cette réalité dépasse toute fiction.

Et pourtant, son projet n’était pas de dénoncer la folie du productivisme. L’accélération des cadences, provoquée par une concurrence absurde qui pousse au toujours plus, à la surproduction, à la dévalorisation des marchandises, à l’intensification de la pression sur le travail. « Je voulais d’abord voir ce que ça fait aux bêtes d’être tuées à cadence industrielle, mais très vite la question s’est déplacée. Parce que la tuerie n’est qu’une toute petite partie de l’usine, essentiellement consacrée à la transformation de la viande. »

La réalisatrice s’étonne même que son film, construit comme un suspense, fasse peur: le scénario nous fait passer progressivement de la fin de la chaîne à son début, jusqu’à l’acte d’abattage. « J’ai vite constaté qu’il y avait un effet miroir: un ouvrier me disait: je coupe la dinde là (à la naissance de l’aile) et j’ai mal là (à l’épaule). C’était très troublant. En entrant dans ma première usine, je n’ai rien vu. C’est un lieu sidérant, très difficile à regarder. C’est mon cameraman, avec son œil aiguisé, qui a su filmer les ouvriers. En visionnant les rushes, j’ai reçu comme un coup de massue. J’ai compris que la question était moins celle de la mise à mort que de la souffrance au travail, à une époque où l’on disait: il n’y a plus d’ouvriers en France. »

Sur la base d’une sorte de malentendu (les usines ouvrant leurs portes afin de redorer leur image), Manuela Frésil va parcourir une dizaine d’usines, de la Normandie au sud-Vendée. Pour respecter le pacte d’anonymat, elle va multiplier les lieux de tournage, mélanger les images, associant des extérieurs bretons à des intérieurs vendéens, mettant un couple costarmoricain sur une plage noirmoutrine pour brouiller les pistes. « Ce pacte d’anonymat était un vrai défi de cinéma. Il m’a conduit à travailler les paroles d’ouvriers en voix off. Parce que ces personnes parlent extrêmement bien de leur métier. Et j’ai compris qu’ils vivent tous la même histoire. »

Quelle histoire? celle de très jeunes gens qui entrent à l’abattoir en se disant: on ne va pas y rester longtemps. On y reste parce que c’est près de la mer. 35 heures, ce n’est rien dans une semaine. On change de poste. On se marie, on achète une maison. On commence à avoir mal. Perrette a des cauchemars. Elle rêve de poules, de cochons, de vaches. Les articulations lâchent. Un kyste à l’épaule, un poignet rouge, bleu. On perd son emploi. On espère atteindre la retraite. En profiter trois mois au moins. Non, disons deux ans. Une vieille histoire. Un thriller. On ne vous dit pas la fin, mais ça se termine bien.
Daniel Morvan.
Actuellement au Katorza.

vendredi 15 mars 2013

Envoûtantes Marquises

Envoûtantes Marquises de Daniel Morvan (article de Béatrice Limon)




Un château féodal, dans un paysage qui conjugue la solitude des landes et des rivages : Daniel Morvan ne s’est aperçu qu’après coup que le nom de Penarland contenait aussi un jeu de mots ! C’est le cadre irréel de son nouveau roman, Marquises.
De l’intrigue qui s’enroule comme une liane autour du lecteur pour mieux l’étonner, on ne dira que les premières bribes : Élie, le narrateur devenu amnésique après un accident, est engagé dans un château breton pour y prendre soin des archives et retrouver la trace d’un violon. Daniel Morvan esquisse, à touches sensuelles, le portrait de la châtelaine, Louise : une femme moderne et médiévale à la fois, insolite dans son décor mais aussi profondément enracinée.
« J’ai un peu connu cet univers : ce décor de théâtre où l’on vivrait, ce musée où l’on serait à la fois des deux côtés de la cordelette », dit Daniel Morvan. D’une écriture gourmande en mots savants, à l’unique usage de l’architecte, de l’archiviste ou du naturaliste, il éclaire chaque pièce de ce vieux château. « Le dictionnaire, c’est ma première Bible. C’est un livre. Mon personnage vit avec le dictionnaire pour reconstituer ses propres souvenirs ; et, c’est vrai, cela impose au lecteur d’en avoir un à portée de main… » Pour autant, la langue est fluide, moderne, d’une superbe souplesse.

L’amnésie, le réel, la mémoire, l’écriture : Élie, cousin des personnages de Kafka, est pris dans un étrange étau. Mais il écrit, inlassablement, jusqu’à trente-quatre versions de sa vie pour renouer avec lui-même. L’une des grandes trouvailles de Daniel Morvan consiste d’ailleurs à insérer dans son roman les remarques acerbes que l’éditeur d’Élie, Vania, adresse à son auteur. « Soixante pages pour apprendre que la marquise est sortie à cinq heures, c’est trop ! » Désarmé, le lecteur n’a plus qu’à devenir complice du héros, espérant lui aussi convaincre l’éditeur.
« Je crois à la construction de la mémoire. L’amnésie d’Élie force notre condition à tous d’oublier, de reconstruire, dit Daniel Morvan. On croit qu’on a des souvenirs mais ils ne savent pas apparaître en dehors de l’histoire qu’on se raconte… » En lui le journaliste, confronté quotidiennement au réel, côtoie l’écrivain qui prend des directions imaginaires et s’autorise à jouer. « En filigrane, il y a sûrement une réflexion sur ce que c’est qu’écrire, cette étrange obsession que le journalisme n’apaise pas. » Et dans l’écriture romanesque, maîtriser sa construction offre la liberté.
Maintenant, pour Marquises, « c’est entre le livre et le lecteur ». Le roman va vivre sa vie chez les libraires ; Daniel Morvan, lui, corrige en ce moment les épreuves d’un autre livre que l’on peut espérer pour la fin de l’été.
Béatrice LIMON.
Marquises, de Daniel Morvan, éditions Coop Breizh, 278 pages, 13,90 €.

lundi 18 février 2013

A propos de "Marquises" (entretien avec Erwan Chartier)



Entretien avec Erwan Chartier.
Comment vous est venue l’idée de ce nouveau roman, "Marquises" ?

C'est un « roman d’apprentissage », c’est-à-dire qu’il raconte les débuts dans la vie d’un jeune homme, mais aussi un roman de l’apprentissage du roman. Le tout dans une atmosphère assez apaisée... Comme dit un des premiers lecteurs de Marquises, "on serait bien mieux à Penarland".
(...)
J’ai imaginé que le narrateur du livre était un amnésique contraint, pour se souvenir de sa propre vie, de se la raconter. L'écriture comme exercice thérapeutique, ramenant le sujet à sa vie ou l'en éloignant, selon les caprices de son imagination. De sorte que la situation de départ engendre une succession d’histoires qui se bâtissent les unes sur les autres comme des souvenirs qui s’effacent et que l’on ranime par l’écriture.


Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur la trame romanesque de ce texte ?

Le roman raconte l’histoire d’Elie : à l’issue de sa longue convalescence, après un accident, cet amnésique est accueilli par Louise de Penarland dans son château, situé sur un estuaire du Pays des Forêts (un Trégor rêvé, le même espace péninsulaire que celui de "Mai 69" et plus tard de "Lucia Antonia, funambule"). Louise (issue d’une vieille lignée bretonne et désormais jet-setteuse de l'art contemporain) lui demande de retrouver dans les archives du château la trace d’un violon ayant appartenu à un enfant disparu, Agrippa. Cette recherche le conduit vers l’amont du château, jusqu’au « Petit Gibraltar », un bouge où flotte la mémoire du petit violoniste, mais aussi l’âcre souvenir d’un effroyable accident d’automobile en 1955. Ces mondes étanches communiquent entre eux: la province des châteaux, les bourgs ruraux, l'aristocratie, l'avant-garde des lettres, la course automobile... Le narrateur remonte à la fois vers ses propres origines et vers celle d’une certaine Alix, cadette de Louise, qui va le conduire vers la pyramide de Saqqarah…


- Quelles ont été vos influences lors de la rédaction de cet ouvrage, musicales notamment ?

La chanson du début du livre, « Il a neigé sur Yesterday », est l’indicatif musical du roman : c’est la chanson de l’oubli, de la neige qui recouvre les souvenirs
Ensuite, c’est par la musique irlandaise que l’on retrouve la trace d’Agrippa, le violoniste perdu. Agrippa a quitté sa famille adoptive pour rejoindre la mouvance électro berlinoise. Il s’est « fondu dans la musique » jusqu’à y disparaître, son existence se réduisant à celle d’une phrase musicale.
Le livre est aussi hanté par la musique des gramophones, par les timbres chauds de Suzy Solidor, Lucienne Delyle, qui semblent habiter le château de Penarland. C’est Suzanne, la nièce de Louise, qui réveille ces voix anciennes, pour donner un peu de vie aux soirées d’hiver de Penarland. 
Dans son enfance, Agrippa a lié amitié par la musique avec une jeune fille, Tiphaine : cette dernière est la fille d’un compositeur, Jean Cranac’h, un génie touche-à-tout à la manière de Jean Cras, à la fois officier de marine et musicien. Jean Cranac’h sera celui qui enseignera à Agrippa la technique de l’improvisation. Technique qui lui permet de disparaître musicalement pour faire son chemin vers des directions innovantes…

En matière littéraire, le roman de gare du XXe siècle est la référence constante, par le biais d’un auteur presque oublié, Pierre Benoît. Dans l’imaginaire du narrateur, cette influence tient à la présence écrasante d’une bibliothèque de château figée, qui s’est arrêtée à une littérature sentimentale vaguement égyptomane. Pour grossir le trait, il rêve d'être publié chez P.O.L en écrivant comme Guy des Cars. Le malheureux est humilié par les reproches de Vania, dont les lettres de refus sont aussi la raison de la reprise perpétuelle du roman, qui peut aussi évoquer le Shining de Stanley Kubrick.


- Vous êtes journaliste et romancier, est-ce une difficulté de passer d’une écriture à l’autre ?


Le roman offre au journalisme ses outils, son énergie, sa syntaxe, l'art du portrait et de l'histoire. Le romancier apprend beaucoup des journaux: à choisir des angles, à poser un point de vue fort, à ne pas subir l'information mais à construire son enquête, à livrer l'information efficacement et sans bavardage. Mais le roman est aussi l’art de perdre son temps, de se noyer dans l’épaisseur du temps et de l’espace. De faire de l’écriture une aventure, même si elle est manquée. Elle l'est sans doute toujours, le temps et la mort sont plus forts que toute fiction. Mais la littérature est le premier métier de qui se consacre, quelque peu, à l’écriture. D'abord être écrivain, quoi qu'il arrive, pour ensuite, peut-être, exister comme journaliste?

Entretien avec Erwan Chartier pour le blog Coop Breizh

jeudi 24 janvier 2013

Angus Stone en solo, cool et zen


Avec sa sœur Julia, il a signé un tube planétaire. Angus Stone chante en solo, sur disque (le superbe Broken Brights), et sur scène.

Entretien

Vous avez enregistré votre album solo à l’écart du monde, dans différentes cabanes de trappeur ou en montagne… La nature est-elle votre principale inspiration ?
On se repose en changeant de travail… Vivre dans les bois m’a permis de prendre du recul sur les longues nuits d’enregistrement, et les promenades en forêt m’éclaircissent l’esprit. Mais les lieux où vous écrivez et enregistrez n’ont d’une certaine manière absolument aucune signification. Parce que vous êtes perdu, immergé (shoegazing) dans la musique et sans aucun désir de regarder autour.
Votre image hippie traduit-elle une vision de la vie ?
Pour dire vrai je n’y prête pas une grande attention. Mon écriture est ce qui me permet de rester dans le vrai et de garder ma tête en dehors de tout cela.
En vous écoutant, on pense parfois à Dylan, Neil Young… Avez-vous des « maîtres » ?
Yoda, le maître des Jedi, est un sacré maître ! Je pense que s’il écrivait des chansons, elles seraient très cool. Mais peut-être seraient-elles bancales, je ne sais pas… Un ami qui est peintre (et aussi un maître) m’a dit quelque chose qui m’a fait réfléchir, l’autre jour : il disait qu’il enviait les musiciens, parce que ses doutes sur sa peinture sont tels qu’il se sent transporté dans l’histoire de la peinture dès que sa brosse touche la toile… Alors qu’avec la musique, à travers le son des cœurs, des guitares, des rythmes, quelque chose se passe dans l’instant, qui ne sera ensuite plus jamais entendu… La musique c’est comme le premier regard de deux amoureux. Des moments comme celui-là, où deux vrais amis partagent leur vision, sont pour moi de vrais moments zen. Je vis pour ça.
en duo avec Julia, étiez-vous davantage dans l’ombre ? Allez-vous écrire à nouveau des chansons avec elle ?
Avec Julia, je faisais presque partie du public. Quand elle chantait une chanson, je m’émerveillais et me versais un verre, comme si j’étais dans la foule. Nous avons discuté l’autre jour de nous retrouver cette année pour faire un album. Mais qui sait ? Le plus beau dans tout ça, c’est de ne pas savoir ce qui vous attend au coin de la rue et où le futur va vous cueillir.
Cela vous fait-il quelque chose, de venir chanter dans l’ouest de la France ?
Je pense que c’est là que les Françaises sont les plus jolies, donc ça ne devrait pas être trop mal… J’ai hâte !

Recueilli par Daniel MORVAN.
Dimanche 27 janvier à 18 h 30 (avec première partie). À Stereolux, Bd Léon Bureau, île de Nantes. 22 €. Réservation : stereolux.org
Photo DR

Françoiz Breut, un soir, une voix

 
Françoiz Breut débute sa tournée française 2013 par un concert à Nantes. La Cherbourgeoise (maintenant Bruxelloise) a gardé de fortes attaches avec Nantes. Entretien

Votre dernier disque est plein de sons bizarres, genre extraits de cours de médecine… Ça vous est resté, ce côté collectionneuse de sons de vos débuts ?
Oui, ces sons viennent de ma collection de vieux 45 tours. Des cours de langue, de code de la route… Avant j’en passais comme interludes entre deux chansons, sur scène. J’ai gardé ce goût pour les styles de voix disparus. J’aime bien les vinyles (je dois d’ailleurs réparer ma platine), ça rapproche de la voix, de l’artiste.
Comment avez-vous travaillé sur votre album, collage de chansons à l’ancienne, d’atmosphères oniriques, voire de bulletin médical (La chirurgie des sentiments) ?
Avec mon guitariste Stéphane Daubersy, nous avons bricolé ces chansons à partir de sons divers, la voix de mon fils, des samples… C’est en effet un disque de collages, avec des chansons dont le sujet n’est pas toujours manifeste : ainsi L’astronome parle de la disparition de l’innocence et de l’enfance dans un regard, Marie-Lise est du Dalida un peu perverti. La chirurgie des sentiments parle de deux choses : les blessures du cœur, pour lesquelles il n’y a pas de médecine, et la supériorité du cœur sur la raison. Mais la scène s’aborde autrement, elle permet de réinterpréter autrement les chansons, avec beaucoup de duos.
Selon vous, vos disques voisinent-ils, sur l’étagère de vos fans, avec l’intégrale de Dominique A ?
Pas forcément, car il est peu connu en Belgique, malgré son beau succès en France, la sortie de son intégrale, ses concerts partout en Europe - et j’en sais quelque chose puisque nous avons un fils en commun ! Il m’influence peut-être inconsciemment, mais je n’écoute plus ce qu’il fait, sauf ses premiers disques, qui me touchent encore. Jusqu’à Remué.
Vous aimez revenir à Nantes, où vous avez vécu ?
Je suis tout émue de Nantes ! J’y ai fait mes études aux Beaux-arts. J’adore revenir par là, pour des retrouvailles avec mes parents qui vivent en Bretagne profonde, tous mes amis Nantais, beaucoup d’amis en même temps, en trop peu de temps…
Recueilli par
Daniel MORVAN.
Jeudi 31 janvier 2013 au Stakhanov, Nantes.

jeudi 17 janvier 2013

Mathilde en Juillet sur Télénantes


Mathilde en Juillet



Elle mit de la musique en toute chose, et jusqu’à la fin, chantonnant à l’oreille de ses infirmières… Mathilde Morvan nous a quittés hier matin, emportée par un cancer. Elle n’avait que 25 ans. Sensible, ouverte, volontaire, cette jeune chanteuse nantaise traçait son chemin, soutenue par ses proches. Elle aimait Jacques Demy, Nick Drake, les livres, la musique. D’abord tentée par les planches, Mathilde s’était finalement tournée vers la chanson tout en additionnant les petits boulots.
Cette jolie personne avait pris pour nom de scène Mathilde en juillet. Un nom frais et poétique qui lui allait bien, inspiré par cet été 2006 où tout a commencé… Tombée de vélo, la jambe cassée, Mathilde, coincée à la maison, s’était mise à composer. Le 14 décembre dernier sortait son premier album, Break a leg. Prometteur, le disque, qu’elle avait réussi à financer avec l’aide de souscripteurs, était arrivé tout chaud juste avant son concert de lancement au Pannonica.
Ce soir-là, sa famille, ses amis, ses voisins étaient dans la salle. Lumineuse, elle portait une robe qui lui allait comme un gant. Sur scène, sa jeune sœur l’accompagnait à la clarinette. Un concert émouvant. Drôle aussi. Mathilde, guitare en bandoulière, savait conter ses petites histoires avec humour et dérision. Le public a découvert ce soir-là son talent d’écriture, son sens de la mélodie, sa tendre mélancolie, sa grâce.
Mathilde était la fille aînée de notre confrère Daniel Morvan. Nous nous associons à sa peine et à celle de tous ses proches. Ceux qui ont connu Mathilde pourront lui rendre un dernier hommage samedi 30 janvier 2010, à 10 h, salle Nantes-Nord, 73, rue du Bout-des-Landes à Nantes.

La chanteuse Mathilde Morvan, 25 ans, nous a quittés.




La salle municipale de Nantes Nord était trop petite, samedi matin, pour accueillir tous les amis venus soutenir la famille de la chanteuse nantaise Mathilde en Juillet, qu'un cancer a emporté la semaine dernière.

Comme l'a voulu la famille de la jeune artiste de 25 ans, la cérémonie a été « belle, légère et gaie », à l'image de ce qu'était Mathilde Morvan.
La cérémonie a surtout été très émouvante, à travers les textes et les chants lus et interprétés par ses nombreux amis. On retiendra notamment la lecture de deux textes, formidables de courage, de dignité et de talent, écrits par sa mère et son père.
Des chansons extraites de l'album « Break a leg » et de sa pièce « Sous le piano de ma mère », ont été jouées. Il y eut aussi le poignant « La Quête », extraite de l'Homme de la Mancha.
Nous aussi allons suivre l'étoile, celle de Mathilde en Juillet, qui brillera pour longtemps dans nos yeux et nos âmes.


mercredi 14 novembre 2012

La Noce: Tchekhov en apesanteur

Au départ, La Noce est un vaudeville de Tchekhov, années 1885. Aucune raison de revisiter ce texte vénérable ? Il faudra poser la question à la sortie des représentations du Grand T. Lorsque, scotché par deux heures de jam-session biélorusse, vous vous demandez : au fait, c’était bien du théâtre, ce qu’on vient de voir ? Ou le prochain Kusturica tourné en apesanteur autour de la planète Mars ?
Du théâtre, ça l’est. La Noce, ça se lit en 15 minutes chrono. Un bon texte pour les classes théâtre, du concentré de Tchekhov, bouffon mais subtil dans l’art de dévoiler les misères humaines. Décidé à obtenir la dot convoitée, un marié russe se heurte aux manœuvres d’une belle-famille très rusée. Pour faire riche, on a recruté des figurants et même un marin de 82 ans payé 25 roubles pour jouer les excellences.
Créé pour le 150e anniversaire de la naissance de Tchekhov, avec le Théâtre Ianka Koupala de Minsk, le projet du metteur en scène Pankov est de la pure dynamite. Idée de base : injecter des jeunes artistes fous dans une troupe nationale académique. Faire durer le plaisir en forçant la dose sur les chansons à boire, les marins et les belles filles en maillot 1900. Faire jouer le texte en deux langues, russe et moscovite, sous-titrées en rouge et en vert. Étirer toutes les répliques, tous les personnages.
Image conductrice de cette mise en scène : le ballon de baudruche, qui autorise Pankov à gonfler démesurément le temps théâtral, à insuffler aux corps une présence (une beauté) surréelle, à tirer d’un violoncelle ou d’une guitare hawaïenne des états de pure hypnose. Puis surgit soudain… Joseph Staline. Invité d’honneur (façon lapin Duracell en fin de course) d’une noce de fauchés, mais artistiquement milliardaire.
Daniel Morvan.
Ce jeudi 15 novembre 2012 au Grand T à 20 h, vendredi 16 à 20 h 30 et samedi 17 à 19 h.

jeudi 4 octobre 2012

Ce que je n’entends pas, ou la malchance de Charles Cros

Toute invention est aussi une histoire de génies floués par la course aux brevets. C’est ainsi que le génie mélancolique Charles Cros se trouva dépossédé de son invention, pour laquelle il déposa un brevet en décembre 1877, coiffé sur le poteau par Edison qui présenta le premier phonographe à l’Académie des sciences en mars 1878. Poète malchanceux, méprisé de Rimbaud, malheureux en amour, inventeur raté, le gracieux Charles Cros n’eut pas davantage de chance avec le procédé de photographie autochrome qu’il déposa en 1879. 

Mais c’est moins son destin d’inventeur qui intéresse Yaël Pachet que sa cohérence phénoménologique : pour elle, tous les inventeurs ont en commun « certaines questions à propos de l’existence qui ont exigé d’eux une réponse mécanique précise. C’est la coordination de leurs angoisses qui confère à la machine finalement inventée la mission existentielle qui lui est propre. »
Quelle est cette mission ? 
Hypothèse psychanalytique : le phonographe aurait été inventé par Charles Cros pour couvrir la voix insupportable de son père, et, pourquoi pas, dissimuler « l’inaudible, l’invisible, l’insupportable réalité de la mort ». 
Ou encore : l’idolâtrie du son recouvre ce dont il est la reproduction. Le son enregistré masque l’introuvable objet que recherche inconsciemment le collectionneur de 78 tours (« une voix qui lui était chère ? Une parole salvatrice ? Une présence ? »).

Une crise du son


Ce lien entre la voix enregistrée et la mort est de fait à l’origine de ce livre: « Ce livre raconte une passion que j'ai éprouvée (et que j’éprouve toujours) pour les outils d'enregistrement sonore au cours d’une véritable "crise du son" qui s’est emparée de moi jusqu'à l'obsession et m’a conduite à explorer les prémisses de l’enregistrement : les premiers phonographes, les premiers cylindres... Écouter est devenu pendant l’écriture du livre la chose la plus importante du monde. J’ai commencé par tenir un journal du son où j’essayais aussi bien de retranscrire le bruit d’une chasse d’eau que d’attraper au vol les paroles des passagers dans un bus. 
"Le goût pour les sons enregistrés, poursuit l’auteur, recouvre une passion morbide pour les objets du passé,  c’est comme plonger au cœur des ténèbres. Ce qu’on écoute, je le pense, recouvre systématiquement quelque chose que l’on n’entend pas ou que l’on ne veut pas entendre. Mais il faudrait un mot entre « écouter » et « entendre » pour décrire notre monde sonore intime et lui rendre hommage de façon correcte."
Dans cette histoire d’obsession, où les notations primesautières allègent l’exigeante ambition de «penser le son», la voix enregistrée détrône toute image. Elle occupe toute la place, révèle la présence aveugle d’un continent sonore insoupçonné, pour conférer à l’enregistrement un pouvoir de transsubstantiation et de transvasement de l’esprit. Comme dans cette écoute fusionnelle, pleine de compassion, d’un disque de Mathilde en Juillet : « j’accueille ainsi dans mon corps l’onde vibrante de Mathilde, elle s’écrit en moi, comme s’écrivent en moi tous les disques que j’écoute ».
Ce monde sonore est un univers de révélation et de projection, à l’image des scènes que fait naître le pianola joué par Albertine (dans La Prisonnière) sur les murs de la chambre du narrateur de Proust. L’écoute du phonographe, dans une démarche sauvée du morbide par le pittoresque de la description, atteint la dimension épique d’une expédition de l’ouest américain, dans un « îlot de conservation du passé »: une boutique improbable, un musée du phono à licence IV du fond de la Sarthe. A son terme, une expérience métaphysique où l’écoutant devient l’écouté : « ce que j’avais deviné dans la musique (…) que tout se passe comme si le disque vous écoutait, comme si, de l’intérieur du puits où j’aimais tomber, elle tendait elle aussi l’oreille vers son auditeur, le pavillon de la machine parlante, grande oreille, fleur attendant le dard, me le confirmait. La musique m’écoutait. »
 La vie de Charles Cros semble avoir épousé cette destinée du son, puisqu’il se vécut comme « un homme mort, tout au long de sa vie ». Et le son a partie liée avec les ombres : « La mort, c’est ainsi que je l’entends, est pour l’enregistrement sonore une affaire personnelle : à chaque fois que j’écoute un disque, son ombre parmi les ombres musicales colore les murs de mon espace intime, les fait siens. Comme Charles, le son enregistré est mort bien avant de mourir, ce qui ne gâche en rien sa fraîcheur, au contraire, c’est comme si la jeune fille et la mort n’étaient qu’un seul et même personnage aux deux visages. »

Daniel Morvan

Yaël Pachet : ce que je n’entends pas. Editions Aden, 94 pages, 14€. Dist. Les Belles Lettres.