vendredi 8 février 2019

Théâtre: Le Jardin, Eve à la cuisine et Adam au burlingue



Critique

Un homme et une femme. Il fait très chaud. Un arbre pousse sous le lino. Ils n'ont pas d'enfant. Il tente de régler les problèmes essentiels. Elle tire une couverture faite de toile la voile, prend une douche, trois gouttes d'eau. Trois autres pour rincer le plancher. Lui revient du bureau. Tombe la veste et se déloque assez naturellement, avant d'ouvrir une bière chaude, de bavasser sur l'avenir du monde et ses propres chances d'ascension hiérarchique. Toute cette banalité accumulée sur un plateau étroit, meublé par un système rudimentaire de captation de l'eau, bidons, cuvettes - ici le plastique est roi - nouilles chinoises, cette banalité est celle d'un mal que tout spectateur reconnaît: le réchauffement climatique et l'entrée dans l'Anthropocène (1). 
Dans l'histoire de Zinnie Harris mise en scène par Jean-Marie Lorvellec, le déclin d'un couple fait fond sur quelque chose de plus puissant, l'aventure singulière prenant des couleurs plus crépusculaires encore lorsque vous vous apercevez que l'histoire racontée est déjà bien connue: Adam et Eve chassés du jardin d'Eden. Eve à l'évier et Adam au burlingue. Cette compression étrange de couple biblique figé dans un huis-clos à la Marlon Brando et Vivien Leigh relie les images d'un intérieur américain très codé par le cinéma (on pense aussi à John Cassavetes) sur un dehors scénarisé par les climatologues. Le théâtre Amok a longuement mûri cette création, à travers un stage théâtre, des lectures privées dans le jardin du metteur en scène, un travail avec la chorégraphe italienne Ambra Senatore. Un travail dont on mesure toute la minutie, devant cette scénographie de la survie, et cette dramaturgie en trois actes qui module sur les tentatives du couple pour survivre à la surchauffe en se raccrochant au précepte: on ne déménage pas, on ne se laisse pas chasser du paradis. 
Ainsi décrite, la pièce pourrait sembler excessivement noire. Elle l'est, et pourtant Lorvellec, d'une maîtrise subjuguante, propose une lecture vibrante et lyrique de cette histoire de catastrophe et de culpabilité. Le propos est tenu de bout en bout dans toutes ses implications, scéniques, musicales, et cette cohérence produit des effets d'incarnation et de réalisme, marqués par de très belles images comme le tableau final, dont la verticalité de vitrail délivre une sorte de sublime désespéré. Marie-Laure Crochant incarne une Jane dépressive qui, au risque d'être à nouveau déclarée folle, se raccroche à l'apparition d'un pommier poussant dans le béton de sa cuisine. Sa folie, c'est d'espérer. Celle de son mari, de prétendre qu'on le puisse. Et de faire semblant de maîtriser la machine climatique emballée. La marche implacable vers le pire, dosée comme une intraveineuse de spleen par une musique nappée (partition de Stéphane Fromentin), un flux sonore qui ponctue avec précision les temps de l'action, apporte aussi cet espoir d'un nouvel arbre de vie qui ne se laisse pas déraciner. Après tout, Adam et Ève ne peuvent pas tirer leur révérence comme cela, baisser le pavillon et partir en laissant derrière eux un pommier mort. Le couple Crochant et Jérémy Colas est parfait dans cette association d'aveuglement et de folie lucide, jusqu'au final de fin du monde qui est une question adressée à chacun: est-ce bien cela que nous voulons? 

Daniel Morvan

Le Jardin, de Zinnie Harris. Théâtre Amok, 1 h 20. Au Grand T (av. du Général Buat, Nantes). 
1: le terme anthropocène désigne l'ère de l'homme, période débutant lorsque les activités humaines ont laissé une empreinte sur l'ensemble de la planète.

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