dimanche 8 septembre 2013

Lucia Antonia, funambule: l'article de Jean-Claude Pinson



Chant funambule contre l’oubli

 


Grâce inquiète et gravité légère, tels sont les mots en forme d’oxymore qui me viennent à l’esprit après la lecture de Lucia Antonia, funambule, le beau et singulier roman que propose en cette rentrée littéraire Daniel Morvan. À mi-chemin du conte et du thrène (du chant funèbre), il appartient à ces œuvres qui laissent une profonde empreinte parce qu’elles touchent au nœud même de l’existence, alors qu’elles sont très éloignées des conventions de l’ordinaire réalisme. En ce sens, inventant son langage, le livre est parent de ces films de Jacques Demy où l’artifice de la vie mise en chansons sonne plus juste que bien des représentations soucieuses d’en mimer la simple prose. Le clin d’œil à l’univers de Demy est d’ailleurs explicite : c’est à Rochefort que se rencontrent les deux jumelles de cœur et de corde qui sont les protagonistes du livre.
L’argument du récit est aussi simple qu’en sont subtiles et vibrantes, émouvantes, les harmoniques. Sous forme de carnets, Lucia Antonia, la narratrice, y évoque sa partenaire de cirque, l’inoubliable Arthénice, tombée un jour où Lucia, souffrante, a dû se faire remplacer pour un numéro périlleux où les deux funambules doivent se croiser sur le fil. Hantée par une sourde culpabilité, inconsolable, Lucia se reproche de n’avoir pas respecté leur pacte de jumelles funambules : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas. »
Dès lors, elle n’a de cesse de vouloir retrouver sa « sœur éparpillée dans l’abîme », rêvant même de chuter à son tour pour la rejoindre et ne faire enfin plus qu’une avec elle. Geste orphique, sans doute. Mais si Arthénice est, comme Euridyce, un nom de nymphe, nulle illusion de ramener des Enfers sa jumelle : la chambre du néant, « qui est la maison unique de tous les morts », est sans appel. Cependant, si Lucia accepte que soit morte sa jumelle, pas question d’effacement et d’oubli : je refuse, écrit-elle, qu’elle « devienne du vide » ; je veux au contraire qu’elle soit « toujours elle dans le néant ».
D’emblée, l’univers dans lequel s’inscrit le récit, celui du cirque, nous invite à faire un pas de côté, à emprunter des chemins à l’écart. En l’occurrence, c’est dans la zone la plus reculée d’un pays de marais salants, que Lucia Antonia et les siens installent leur chapiteau. Aux marges du monde ordinaire, les circassiens y côtoient des réfugiés qui n’ont trouvé d’autre abri que celui des roseaux. Mais, lieu de relégation, les salines, miroir entre terre et ciel, sont aussi un lieu propice au rêve, à la légende, à l’enchantement dont le cirque est synonyme. Et c’est bien ce à quoi s’emploie le roman : inventer un espace où les lois de la pesanteur semblent s’effacer pour faire place à une musique où la gravité du chant funèbre jamais ne pèse ni ne cède au moindre pathos. On pense alors à tel poème d’Apollinaire, tel tableau de Chagall, à moins que ne vienne à l’esprit une Gymnopédie de Satie.
Procédant par petites touches et phrases courtes, par fragments incisifs qui sont parfois comme autant de petits poèmes en prose, le roman emprunte au conte sa simplicité d’allure. Cependant, c’est une vraie méditation, sur la mort et l’image notamment, qu’il nous offre en ses tréfonds. Que gardons-nous des défunts ? Comment faire pour que leur image elle-même n’en vienne à s’effacer ? Telles sont les questions qui taraudent la narratrice – et tout autant cet homme porteur d’un « grand chagrin » qui se présente à Lucia et à ses amies comme peintre de son état.  Par elles surnommé Pierrot (« un nom de clown sérieux ») il campe une figure de « clown blanc » à la Watteau, qui n’est pas sans évoquer (Daniel Morvan n’a pas pu ne pas y penser) un autre Pierrot ayant beaucoup écrit sur la mélancolie de la peinture, Pierre Michon.
Mais le personnage du peintre ayant perdu son modèle est ici d’abord une sorte de double de l’auteur. « Les peintres prennent un modèle, l’aiment et le peignent ; ils pleurent le départ de leur modèle et s’en consolent avec le tableau où ce modèle est représenté. Puis ils se séparent aussi du tableau. Ils ont possédé le modèle, puis son image, puis rien. » À l’instar des portraits romains du Fayoum, « les images sont des tombeaux » d’où le modèle s’est absenté. D’ailleurs, « même les tombes finissent par périr ». Et c’est seulement par le truchement d’un portrait d’elle que Pierrot offre aux flammes, par la grâce en somme d’un tableau devenant, d’avoir été à moitié brûlé, en quelque sorte « abstrait », que Lucia pourra croire entrevoir, comme au milieu des ruines de Rome, « réunies dans la même image », les deux silhouettes de sa jumelle et d’elle-même, marchant l’une vers l’autre sur un fil. « Non pas une image du passé, mais du futur ».
Quant au portrait d’Arthénice peint par Pierrot, Lucia Antonia finit par le dérober dans le lieu (on supposera un musée) où il est conservé, le découpant avant de le disperser « comme les cendres d’une urne funéraire » dans la forêt où elle va ensuite se perdre pour donner le visage de son amie « aux feuilles des bois ». Ainsi « dé-peinte » la défunte peut-elle être rejointe par sa jumelle dans le pays invisible qu’elle gouverne : « Arthénice avait été ma sœur, elle devint mon pays ». La seule image qui soit vraie est ainsi une non-image, une image « étoilée », dispersée, fragmentée.
Si je résume ainsi trop lourdement ce qui est raconté avec infiniment plus de grâce et de légèreté par l’auteur, c’est qu’il me semble que ce schème narratif livre toute la poétique du roman. Une poétique très moderne et très cinématographique en ce qu’elle repose sur la double opération du cut-up, du découpage en séquences, en fragments, et du montage. Eisenstein faisait de Dionysos l’emblème de ces techniques. Découpé en morceaux comme en autant de rushes par l’opération du montage, le dieu errant recommence à la faveur de l’œuvre d’art, nous dit en substance Eisenstein, à danser, à se mouvoir et à nous émouvoir. Roman par fragments, procédant d’une poétique de la notation mêlant la puissance visionnaire du rêve et la netteté épiphanique de la sensation, Lucia Antonia, funambule assemble des blocs de pure présence. Comme tel, il relève bien, comme le « cinéma de poésie » voulu par Pasolini,  d’un art de la survivance (pour reprendre un mot cher à Georges Didi-Huberman).

« In memoriam Mathilde en Juillet », l’inscription figurant au seuil du roman indique que les carnets de Lucia Antonia,  par-delà la fiction qu’ils inventent, valent, à travers ce thrène qu’ils composent, comme un tombeau à la mémoire de cette artiste talentueuse, chanteuse et comédienne, que fut la fille de Daniel Morvan, Mathilde, emportée à vingt-cinq par un cancer quand un avenir prometteur s’ouvrait à elle (nul n’a oublié le dernier concert qu’elle donna, au Pannonica, le 14 décembre 2009, très peu de temps avant sa mort).
Le tombeau est un genre littéraire difficile en ce qu’il est constamment guetté par le pathos. L’écriture de Daniel Morvan, dépouillée, toute en ruptures et pointillés, a su en éviter tous les écueils. Rien qui pèse dans ce livre qui a su trouver la forme adéquate et la bonne longueur d’onde pour émettre son chant. Toujours un air vif circule entre les lignes de cette histoire « aérienne » sans être jamais éthérée.
« Elle aimait amoureusement, note Lucia à propos de sa jumelle, le nom Chostakovitch. Elle me disait à l’oreille : Chos-ta-ko-vitch ». Si elle est plus souvent qu’à son tour de tonalité funèbre, la musique du compositeur russe sait aussi, jusque dans la gravité, avancer à pas légers, sans bavardage, sans pompe romantique. Ainsi avance, toujours sobre, la phrase de Daniel Morvan.  Art du bref et de l’ellipse, de l’énigme (« Le fil ou la marée montante qui envahissait les herbiers : lequel me portait ? ») ; art de l’aphorisme (« Eviter les bains de mer après la pierre ponce »). Mais aussi art de phraser, d’enchaîner, où l’écriture, portée par la scansion des titres de fragments, « décolle » et s’élance vibrante, sur un rythme staccato, comme s’élève vers la syllabe finale qui le couronne le nom de Chostakovitch. Art des images, de leurs collisions favorisant la démultiplication des points de vue et des plans. Sans cesse l’écriture fait ainsi lever des lointains et confère au roman une profondeur stéréoscopique, le nimbant d’une dimension auratique qui éloigne le propos de toute effusion comme de tout naturalisme.
Teinté d’une mélancolie toute nervalienne, un désir d’Italie traverse tout le livre, ajoutant à la distance historique (le cirque est fondé sur un modèle antique) une distance géographique : « Nous irons à Rome porter son nom ». Et quant à l’écriture, au style, c’est du côté de l’Italie aussi qu’on est enclin à chercher des points de comparaison. On pense à Erri de Luca, à sa phrase sobre, à sa façon de décrire les gestes les plus simples comme s’ils étaient empreints de sacralité, tandis que la composition sous forme de carnets fait songer au Quignard des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia (qui se présente comme le journal d’une patricienne romaine). « J’hésite pourtant, note Lucia Antonia, à utiliser les chiffres romains dans ce carnet : cela fait dame romaine. » Mais, ajoute-t-elle aussitôt, leur emploi « m’incite aussi à méditer ce que je j’écris, comme s’ils étaient gravés dans le marbre ou le buis d’une tablette ».
Ecrire comme l’on grave, mais sans emphase ni componction. Ecrire contre l’oubli un vivant tombeau, élever un chant funambule, aérien, tel est le pari superbement tenu par un livre promis, parions-le, à un tout autre destin que cet oubli qui est le lot logique de la plupart des romans de la rentrée littéraire.

Jean-Claude Pinson (revue Place Publique)

Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule, Zulma, 16, 50 €





mardi 20 août 2013

Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule

Chroniques d'une apprentie libraire

dimanche 4 août 2013

Lucia Antonia, funambule - Daniel Morvan

Rien de nouveau par ici... Le manque de temps, surtout. C'est long, d'écrire des chroniques. Peut-être devrais-je me contenter de deux-trois notes, sans faire de longues critiques. J'ai déménagé, je travaille dans une nouvelle librairie où je vais faire mon apprentissage et j'ai commencé à lire les romans de la rentrée littéraire.

A ce propos, le prochain Zulma, Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan est un petit bijou. C'est un court roman très poétique, aérien, délicat, qui raconte l'histoire d'une funambule dont l'âme sœur, l'amie, la partenaire Arthénice est morte en tombant dans d'un précipice. Le récit alterne les souvenirs dédiés à Arthénice et la vie actuelle de Lucia Antonia, qui tente de se reconstruire sur une île en Bretagne, au fil des rencontres. C'est doux, c'est beau, un peu hors du temps et contemplatif. A découvrir le 22 août.

« Nous avons su qu'il n'était pas nécessaire de montrer les animaux les plus extraordinaires quand Arthénice est entrée en piste. Une bande de flanelle lui entourait le genou gauche. Elle tenait un livre à la main et le feuilletait. Elle a enlevé ses espadrilles et elle a gardé le livre. Distraitement, elle est montée sur le trapèze et s'est élancée, après avoir fini de lire une phrase. Le temps d'un clignement d'yeux, elle était là-haut, avec son livre. Un autre clignement d'yeux, j'entendis le froissement du trapèze dans mes oreilles. Le visage à l'envers d'Arthénice était face au mien, elle disait : tu es belle comme ça, tiens mon livre, et le trapèze l'emportait à nouveau à l'autre extrêmité du chapiteau.
De l'autre extrêmité, elle n'est pas revenue. »

Si j'ai un moment, j'essaierai de vous parler des derniers romans que j'ai aimés, notamment A moi seul bien des personnages, de John Irving, La Pendue de Londres, de Didier Decoin et Œuvres I, de Guillaume Dustan, que j'ai bientôt terminé.

Zulma, 16€50, 144 pages.
Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule - Daniel Morva

mercredi 29 mai 2013

La Traviata: les vacillements virtuoses de Mirella Bunoaica



Il devait s’appeler « Amour et mort », et fut baptisé par Verdi La femme perdue. Il fit scandale dans un XIXe siècle qui ne supportait la vérité qu’en toge grecque. Parce que son héros était une héroïne. Une professionnelle. Son nom est Traviata, synonyme d’opéra, de voix, de beauté fatale, d’escarpins. C’est aussi l’opéra le plus facile à suivre, le plus beau à entendre, le plus fascinant à voir. Celui où Verdi découvre qu’on peut, avec des voix, donner une couleur aux sentiments. On en a monté sept en France, rien que cette saison, et depuis 1853, le monde habité a pour Violetta les yeux d’Alfredo.
Mais son histoire est une vraie tragédie romantique, une histoire de « double contrainte » entre amour et raison. Et Emmanuelle Bastet (mise en scène à Angers Nantes Opéra) le montre bien en jouant les contrastes entre l’univers de la prostitution mondaine et le rêve d’amour romantique. Loin de la reconstitution muséale de l’univers « dame aux camélias » (roman-source de la Traviata), elle actualise l’œuvre en lui offrant un écrin (miroirs, paravents et ciels de roses) d’une fraîcheur irréelle : c’est pour mieux en montrer la noirceur. Si la robe ballerine rouge de Violetta est le pivot du drame, c’est que le monde tourne autour, le bien et le mal s’inversant pour conspirer à sa perte. La puissance de cet opéra, véritable avalanche d’airs bouleversants (citons Edgaras Montvidas, Tassis Christoyannis et les chœurs en robes lamées, tous très applaudis par Graslin), est à proportion de la jeunesse de ses héros. Mirella Bunoaica fait éclater la convention d'une Traviata maquerelle: virtuose vacillement sur les cimes de l’exploit vocal, elle enchaîne les prouesses d’une machine lyrique à haute tension. Violetta doit changer de vie par amour, puis changer d’amour pour l’honneur de son amant, et son frisson est le nôtre devant cette mortifère morale bourgeoise. Oui, la Traviata aurait pu s’appeler Amour et Mort, et Mirella Bunocaica s’ouvre avec cette Violetta une route vers la gloire.
Daniel Morvan
Vendredi 31 mai, dimanche 2 et mercredi 5 juin 2013, au théâtre Graslin, en semaine à 20 h, le dimanche à 14 h 30. Rens. 02 40 69 77 18 ou www.angers-nantes-opera.com
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Angers Nantes Opéra

samedi 4 mai 2013

"Entrée du personnel": le travail est un thriller

C’est une histoire aussi incroyable que vraie: des femmes et des hommes plongés dans un cauchemar sans issue. Superproduction américaine? Non, documentaire. Haletant comme un thriller. 


"Entrée du personnel". Manuela Frésil aurait pu l’appeler « Usine », mais tant de films s’appellent déjà « Usine ». Parce que le sujet est universel, et que le problème est à peu près aussi vieux que le cinéma. Qui n’a en tête les images des Temps modernes de Charles Chaplin, celles où Charlot passe dans le tapis roulant pour serrer un boulon et, à la sortie, frappé de folie, serre le nez de son camarade de travail. C’est à un exercice semblable que Manuela Frésil invite les ouvriers d’un abattoir, qui exécutent à vide les gestes répétitifs de leur poste.
Mais, dans ce film produit par Ad Libitum et coproduit par Télénantes (avec Mil Sabords et Yumi production), elle montre aussi la réalité de la chaîne: cette réalité dépasse toute fiction.

Et pourtant, son projet n’était pas de dénoncer la folie du productivisme. L’accélération des cadences, provoquée par une concurrence absurde qui pousse au toujours plus, à la surproduction, à la dévalorisation des marchandises, à l’intensification de la pression sur le travail. « Je voulais d’abord voir ce que ça fait aux bêtes d’être tuées à cadence industrielle, mais très vite la question s’est déplacée. Parce que la tuerie n’est qu’une toute petite partie de l’usine, essentiellement consacrée à la transformation de la viande. »

La réalisatrice s’étonne même que son film, construit comme un suspense, fasse peur: le scénario nous fait passer progressivement de la fin de la chaîne à son début, jusqu’à l’acte d’abattage. « J’ai vite constaté qu’il y avait un effet miroir: un ouvrier me disait: je coupe la dinde là (à la naissance de l’aile) et j’ai mal là (à l’épaule). C’était très troublant. En entrant dans ma première usine, je n’ai rien vu. C’est un lieu sidérant, très difficile à regarder. C’est mon cameraman, avec son œil aiguisé, qui a su filmer les ouvriers. En visionnant les rushes, j’ai reçu comme un coup de massue. J’ai compris que la question était moins celle de la mise à mort que de la souffrance au travail, à une époque où l’on disait: il n’y a plus d’ouvriers en France. »

Sur la base d’une sorte de malentendu (les usines ouvrant leurs portes afin de redorer leur image), Manuela Frésil va parcourir une dizaine d’usines, de la Normandie au sud-Vendée. Pour respecter le pacte d’anonymat, elle va multiplier les lieux de tournage, mélanger les images, associant des extérieurs bretons à des intérieurs vendéens, mettant un couple costarmoricain sur une plage noirmoutrine pour brouiller les pistes. « Ce pacte d’anonymat était un vrai défi de cinéma. Il m’a conduit à travailler les paroles d’ouvriers en voix off. Parce que ces personnes parlent extrêmement bien de leur métier. Et j’ai compris qu’ils vivent tous la même histoire. »

Quelle histoire? celle de très jeunes gens qui entrent à l’abattoir en se disant: on ne va pas y rester longtemps. On y reste parce que c’est près de la mer. 35 heures, ce n’est rien dans une semaine. On change de poste. On se marie, on achète une maison. On commence à avoir mal. Perrette a des cauchemars. Elle rêve de poules, de cochons, de vaches. Les articulations lâchent. Un kyste à l’épaule, un poignet rouge, bleu. On perd son emploi. On espère atteindre la retraite. En profiter trois mois au moins. Non, disons deux ans. Une vieille histoire. Un thriller. On ne vous dit pas la fin, mais ça se termine bien.
Daniel Morvan.
Actuellement au Katorza.

vendredi 15 mars 2013

Envoûtantes Marquises

Envoûtantes Marquises de Daniel Morvan (article de Béatrice Limon)




Un château féodal, dans un paysage qui conjugue la solitude des landes et des rivages : Daniel Morvan ne s’est aperçu qu’après coup que le nom de Penarland contenait aussi un jeu de mots ! C’est le cadre irréel de son nouveau roman, Marquises.
De l’intrigue qui s’enroule comme une liane autour du lecteur pour mieux l’étonner, on ne dira que les premières bribes : Élie, le narrateur devenu amnésique après un accident, est engagé dans un château breton pour y prendre soin des archives et retrouver la trace d’un violon. Daniel Morvan esquisse, à touches sensuelles, le portrait de la châtelaine, Louise : une femme moderne et médiévale à la fois, insolite dans son décor mais aussi profondément enracinée.
« J’ai un peu connu cet univers : ce décor de théâtre où l’on vivrait, ce musée où l’on serait à la fois des deux côtés de la cordelette », dit Daniel Morvan. D’une écriture gourmande en mots savants, à l’unique usage de l’architecte, de l’archiviste ou du naturaliste, il éclaire chaque pièce de ce vieux château. « Le dictionnaire, c’est ma première Bible. C’est un livre. Mon personnage vit avec le dictionnaire pour reconstituer ses propres souvenirs ; et, c’est vrai, cela impose au lecteur d’en avoir un à portée de main… » Pour autant, la langue est fluide, moderne, d’une superbe souplesse.

L’amnésie, le réel, la mémoire, l’écriture : Élie, cousin des personnages de Kafka, est pris dans un étrange étau. Mais il écrit, inlassablement, jusqu’à trente-quatre versions de sa vie pour renouer avec lui-même. L’une des grandes trouvailles de Daniel Morvan consiste d’ailleurs à insérer dans son roman les remarques acerbes que l’éditeur d’Élie, Vania, adresse à son auteur. « Soixante pages pour apprendre que la marquise est sortie à cinq heures, c’est trop ! » Désarmé, le lecteur n’a plus qu’à devenir complice du héros, espérant lui aussi convaincre l’éditeur.
« Je crois à la construction de la mémoire. L’amnésie d’Élie force notre condition à tous d’oublier, de reconstruire, dit Daniel Morvan. On croit qu’on a des souvenirs mais ils ne savent pas apparaître en dehors de l’histoire qu’on se raconte… » En lui le journaliste, confronté quotidiennement au réel, côtoie l’écrivain qui prend des directions imaginaires et s’autorise à jouer. « En filigrane, il y a sûrement une réflexion sur ce que c’est qu’écrire, cette étrange obsession que le journalisme n’apaise pas. » Et dans l’écriture romanesque, maîtriser sa construction offre la liberté.
Maintenant, pour Marquises, « c’est entre le livre et le lecteur ». Le roman va vivre sa vie chez les libraires ; Daniel Morvan, lui, corrige en ce moment les épreuves d’un autre livre que l’on peut espérer pour la fin de l’été.
Béatrice LIMON.
Marquises, de Daniel Morvan, éditions Coop Breizh, 278 pages, 13,90 €.

lundi 18 février 2013

A propos de "Marquises" (entretien avec Erwan Chartier)



Entretien avec Erwan Chartier.
Comment vous est venue l’idée de ce nouveau roman, "Marquises" ?

C'est un « roman d’apprentissage », c’est-à-dire qu’il raconte les débuts dans la vie d’un jeune homme, mais aussi un roman de l’apprentissage du roman. Le tout dans une atmosphère assez apaisée... Comme dit un des premiers lecteurs de Marquises, "on serait bien mieux à Penarland".
(...)
J’ai imaginé que le narrateur du livre était un amnésique contraint, pour se souvenir de sa propre vie, de se la raconter. L'écriture comme exercice thérapeutique, ramenant le sujet à sa vie ou l'en éloignant, selon les caprices de son imagination. De sorte que la situation de départ engendre une succession d’histoires qui se bâtissent les unes sur les autres comme des souvenirs qui s’effacent et que l’on ranime par l’écriture.


Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur la trame romanesque de ce texte ?

Le roman raconte l’histoire d’Elie : à l’issue de sa longue convalescence, après un accident, cet amnésique est accueilli par Louise de Penarland dans son château, situé sur un estuaire du Pays des Forêts (un Trégor rêvé, le même espace péninsulaire que celui de "Mai 69" et plus tard de "Lucia Antonia, funambule"). Louise (issue d’une vieille lignée bretonne et désormais jet-setteuse de l'art contemporain) lui demande de retrouver dans les archives du château la trace d’un violon ayant appartenu à un enfant disparu, Agrippa. Cette recherche le conduit vers l’amont du château, jusqu’au « Petit Gibraltar », un bouge où flotte la mémoire du petit violoniste, mais aussi l’âcre souvenir d’un effroyable accident d’automobile en 1955. Ces mondes étanches communiquent entre eux: la province des châteaux, les bourgs ruraux, l'aristocratie, l'avant-garde des lettres, la course automobile... Le narrateur remonte à la fois vers ses propres origines et vers celle d’une certaine Alix, cadette de Louise, qui va le conduire vers la pyramide de Saqqarah…


- Quelles ont été vos influences lors de la rédaction de cet ouvrage, musicales notamment ?

La chanson du début du livre, « Il a neigé sur Yesterday », est l’indicatif musical du roman : c’est la chanson de l’oubli, de la neige qui recouvre les souvenirs
Ensuite, c’est par la musique irlandaise que l’on retrouve la trace d’Agrippa, le violoniste perdu. Agrippa a quitté sa famille adoptive pour rejoindre la mouvance électro berlinoise. Il s’est « fondu dans la musique » jusqu’à y disparaître, son existence se réduisant à celle d’une phrase musicale.
Le livre est aussi hanté par la musique des gramophones, par les timbres chauds de Suzy Solidor, Lucienne Delyle, qui semblent habiter le château de Penarland. C’est Suzanne, la nièce de Louise, qui réveille ces voix anciennes, pour donner un peu de vie aux soirées d’hiver de Penarland. 
Dans son enfance, Agrippa a lié amitié par la musique avec une jeune fille, Tiphaine : cette dernière est la fille d’un compositeur, Jean Cranac’h, un génie touche-à-tout à la manière de Jean Cras, à la fois officier de marine et musicien. Jean Cranac’h sera celui qui enseignera à Agrippa la technique de l’improvisation. Technique qui lui permet de disparaître musicalement pour faire son chemin vers des directions innovantes…

En matière littéraire, le roman de gare du XXe siècle est la référence constante, par le biais d’un auteur presque oublié, Pierre Benoît. Dans l’imaginaire du narrateur, cette influence tient à la présence écrasante d’une bibliothèque de château figée, qui s’est arrêtée à une littérature sentimentale vaguement égyptomane. Pour grossir le trait, il rêve d'être publié chez P.O.L en écrivant comme Guy des Cars. Le malheureux est humilié par les reproches de Vania, dont les lettres de refus sont aussi la raison de la reprise perpétuelle du roman, qui peut aussi évoquer le Shining de Stanley Kubrick.


- Vous êtes journaliste et romancier, est-ce une difficulté de passer d’une écriture à l’autre ?


Le roman offre au journalisme ses outils, son énergie, sa syntaxe, l'art du portrait et de l'histoire. Le romancier apprend beaucoup des journaux: à choisir des angles, à poser un point de vue fort, à ne pas subir l'information mais à construire son enquête, à livrer l'information efficacement et sans bavardage. Mais le roman est aussi l’art de perdre son temps, de se noyer dans l’épaisseur du temps et de l’espace. De faire de l’écriture une aventure, même si elle est manquée. Elle l'est sans doute toujours, le temps et la mort sont plus forts que toute fiction. Mais la littérature est le premier métier de qui se consacre, quelque peu, à l’écriture. D'abord être écrivain, quoi qu'il arrive, pour ensuite, peut-être, exister comme journaliste?

Entretien avec Erwan Chartier pour le blog Coop Breizh

jeudi 24 janvier 2013

Angus Stone en solo, cool et zen


Avec sa sœur Julia, il a signé un tube planétaire. Angus Stone chante en solo, sur disque (le superbe Broken Brights), et sur scène.

Entretien

Vous avez enregistré votre album solo à l’écart du monde, dans différentes cabanes de trappeur ou en montagne… La nature est-elle votre principale inspiration ?
On se repose en changeant de travail… Vivre dans les bois m’a permis de prendre du recul sur les longues nuits d’enregistrement, et les promenades en forêt m’éclaircissent l’esprit. Mais les lieux où vous écrivez et enregistrez n’ont d’une certaine manière absolument aucune signification. Parce que vous êtes perdu, immergé (shoegazing) dans la musique et sans aucun désir de regarder autour.
Votre image hippie traduit-elle une vision de la vie ?
Pour dire vrai je n’y prête pas une grande attention. Mon écriture est ce qui me permet de rester dans le vrai et de garder ma tête en dehors de tout cela.
En vous écoutant, on pense parfois à Dylan, Neil Young… Avez-vous des « maîtres » ?
Yoda, le maître des Jedi, est un sacré maître ! Je pense que s’il écrivait des chansons, elles seraient très cool. Mais peut-être seraient-elles bancales, je ne sais pas… Un ami qui est peintre (et aussi un maître) m’a dit quelque chose qui m’a fait réfléchir, l’autre jour : il disait qu’il enviait les musiciens, parce que ses doutes sur sa peinture sont tels qu’il se sent transporté dans l’histoire de la peinture dès que sa brosse touche la toile… Alors qu’avec la musique, à travers le son des cœurs, des guitares, des rythmes, quelque chose se passe dans l’instant, qui ne sera ensuite plus jamais entendu… La musique c’est comme le premier regard de deux amoureux. Des moments comme celui-là, où deux vrais amis partagent leur vision, sont pour moi de vrais moments zen. Je vis pour ça.
en duo avec Julia, étiez-vous davantage dans l’ombre ? Allez-vous écrire à nouveau des chansons avec elle ?
Avec Julia, je faisais presque partie du public. Quand elle chantait une chanson, je m’émerveillais et me versais un verre, comme si j’étais dans la foule. Nous avons discuté l’autre jour de nous retrouver cette année pour faire un album. Mais qui sait ? Le plus beau dans tout ça, c’est de ne pas savoir ce qui vous attend au coin de la rue et où le futur va vous cueillir.
Cela vous fait-il quelque chose, de venir chanter dans l’ouest de la France ?
Je pense que c’est là que les Françaises sont les plus jolies, donc ça ne devrait pas être trop mal… J’ai hâte !

Recueilli par Daniel MORVAN.
Dimanche 27 janvier à 18 h 30 (avec première partie). À Stereolux, Bd Léon Bureau, île de Nantes. 22 €. Réservation : stereolux.org
Photo DR

jeudi 17 janvier 2013

Mathilde en Juillet sur Télénantes


Mathilde en Juillet



Elle mit de la musique en toute chose, et jusqu’à la fin, chantonnant à l’oreille de ses infirmières… Mathilde Morvan nous a quittés hier matin, emportée par un cancer. Elle n’avait que 25 ans. Sensible, ouverte, volontaire, cette jeune chanteuse nantaise traçait son chemin, soutenue par ses proches. Elle aimait Jacques Demy, Nick Drake, les livres, la musique. D’abord tentée par les planches, Mathilde s’était finalement tournée vers la chanson tout en additionnant les petits boulots.
Cette jolie personne avait pris pour nom de scène Mathilde en juillet. Un nom frais et poétique qui lui allait bien, inspiré par cet été 2006 où tout a commencé… Tombée de vélo, la jambe cassée, Mathilde, coincée à la maison, s’était mise à composer. Le 14 décembre dernier sortait son premier album, Break a leg. Prometteur, le disque, qu’elle avait réussi à financer avec l’aide de souscripteurs, était arrivé tout chaud juste avant son concert de lancement au Pannonica.
Ce soir-là, sa famille, ses amis, ses voisins étaient dans la salle. Lumineuse, elle portait une robe qui lui allait comme un gant. Sur scène, sa jeune sœur l’accompagnait à la clarinette. Un concert émouvant. Drôle aussi. Mathilde, guitare en bandoulière, savait conter ses petites histoires avec humour et dérision. Le public a découvert ce soir-là son talent d’écriture, son sens de la mélodie, sa tendre mélancolie, sa grâce.
Mathilde était la fille aînée de notre confrère Daniel Morvan. Nous nous associons à sa peine et à celle de tous ses proches. Ceux qui ont connu Mathilde pourront lui rendre un dernier hommage samedi 30 janvier 2010, à 10 h, salle Nantes-Nord, 73, rue du Bout-des-Landes à Nantes.

La chanteuse Mathilde Morvan, 25 ans, nous a quittés.




La salle municipale de Nantes Nord était trop petite, samedi matin, pour accueillir tous les amis venus soutenir la famille de la chanteuse nantaise Mathilde en Juillet, qu'un cancer a emporté la semaine dernière.

Comme l'a voulu la famille de la jeune artiste de 25 ans, la cérémonie a été « belle, légère et gaie », à l'image de ce qu'était Mathilde Morvan.
La cérémonie a surtout été très émouvante, à travers les textes et les chants lus et interprétés par ses nombreux amis. On retiendra notamment la lecture de deux textes, formidables de courage, de dignité et de talent, écrits par sa mère et son père.
Des chansons extraites de l'album « Break a leg » et de sa pièce « Sous le piano de ma mère », ont été jouées. Il y eut aussi le poignant « La Quête », extraite de l'Homme de la Mancha.
Nous aussi allons suivre l'étoile, celle de Mathilde en Juillet, qui brillera pour longtemps dans nos yeux et nos âmes.


mercredi 14 novembre 2012

La Noce: Tchekhov en apesanteur

Au départ, La Noce est un vaudeville de Tchekhov, années 1885. Aucune raison de revisiter ce texte vénérable ? Il faudra poser la question à la sortie des représentations du Grand T. Lorsque, scotché par deux heures de jam-session biélorusse, vous vous demandez : au fait, c’était bien du théâtre, ce qu’on vient de voir ? Ou le prochain Kusturica tourné en apesanteur autour de la planète Mars ?
Du théâtre, ça l’est. La Noce, ça se lit en 15 minutes chrono. Un bon texte pour les classes théâtre, du concentré de Tchekhov, bouffon mais subtil dans l’art de dévoiler les misères humaines. Décidé à obtenir la dot convoitée, un marié russe se heurte aux manœuvres d’une belle-famille très rusée. Pour faire riche, on a recruté des figurants et même un marin de 82 ans payé 25 roubles pour jouer les excellences.
Créé pour le 150e anniversaire de la naissance de Tchekhov, avec le Théâtre Ianka Koupala de Minsk, le projet du metteur en scène Pankov est de la pure dynamite. Idée de base : injecter des jeunes artistes fous dans une troupe nationale académique. Faire durer le plaisir en forçant la dose sur les chansons à boire, les marins et les belles filles en maillot 1900. Faire jouer le texte en deux langues, russe et moscovite, sous-titrées en rouge et en vert. Étirer toutes les répliques, tous les personnages.
Image conductrice de cette mise en scène : le ballon de baudruche, qui autorise Pankov à gonfler démesurément le temps théâtral, à insuffler aux corps une présence (une beauté) surréelle, à tirer d’un violoncelle ou d’une guitare hawaïenne des états de pure hypnose. Puis surgit soudain… Joseph Staline. Invité d’honneur (façon lapin Duracell en fin de course) d’une noce de fauchés, mais artistiquement milliardaire.
Daniel Morvan.
Ce jeudi 15 novembre 2012 au Grand T à 20 h, vendredi 16 à 20 h 30 et samedi 17 à 19 h.

jeudi 4 octobre 2012

Ce que je n’entends pas, ou la malchance de Charles Cros

Toute invention est aussi une histoire de génies floués par la course aux brevets. C’est ainsi que le génie mélancolique Charles Cros se trouva dépossédé de son invention, pour laquelle il déposa un brevet en décembre 1877, coiffé sur le poteau par Edison qui présenta le premier phonographe à l’Académie des sciences en mars 1878. Poète malchanceux, méprisé de Rimbaud, malheureux en amour, inventeur raté, le gracieux Charles Cros n’eut pas davantage de chance avec le procédé de photographie autochrome qu’il déposa en 1879. 

Mais c’est moins son destin d’inventeur qui intéresse Yaël Pachet que sa cohérence phénoménologique : pour elle, tous les inventeurs ont en commun « certaines questions à propos de l’existence qui ont exigé d’eux une réponse mécanique précise. C’est la coordination de leurs angoisses qui confère à la machine finalement inventée la mission existentielle qui lui est propre. »
Quelle est cette mission ? 
Hypothèse psychanalytique : le phonographe aurait été inventé par Charles Cros pour couvrir la voix insupportable de son père, et, pourquoi pas, dissimuler « l’inaudible, l’invisible, l’insupportable réalité de la mort ». 
Ou encore : l’idolâtrie du son recouvre ce dont il est la reproduction. Le son enregistré masque l’introuvable objet que recherche inconsciemment le collectionneur de 78 tours (« une voix qui lui était chère ? Une parole salvatrice ? Une présence ? »).

Une crise du son


Ce lien entre la voix enregistrée et la mort est de fait à l’origine de ce livre: « Ce livre raconte une passion que j'ai éprouvée (et que j’éprouve toujours) pour les outils d'enregistrement sonore au cours d’une véritable "crise du son" qui s’est emparée de moi jusqu'à l'obsession et m’a conduite à explorer les prémisses de l’enregistrement : les premiers phonographes, les premiers cylindres... Écouter est devenu pendant l’écriture du livre la chose la plus importante du monde. J’ai commencé par tenir un journal du son où j’essayais aussi bien de retranscrire le bruit d’une chasse d’eau que d’attraper au vol les paroles des passagers dans un bus. 
"Le goût pour les sons enregistrés, poursuit l’auteur, recouvre une passion morbide pour les objets du passé,  c’est comme plonger au cœur des ténèbres. Ce qu’on écoute, je le pense, recouvre systématiquement quelque chose que l’on n’entend pas ou que l’on ne veut pas entendre. Mais il faudrait un mot entre « écouter » et « entendre » pour décrire notre monde sonore intime et lui rendre hommage de façon correcte."
Dans cette histoire d’obsession, où les notations primesautières allègent l’exigeante ambition de «penser le son», la voix enregistrée détrône toute image. Elle occupe toute la place, révèle la présence aveugle d’un continent sonore insoupçonné, pour conférer à l’enregistrement un pouvoir de transsubstantiation et de transvasement de l’esprit. Comme dans cette écoute fusionnelle, pleine de compassion, d’un disque de Mathilde en Juillet : « j’accueille ainsi dans mon corps l’onde vibrante de Mathilde, elle s’écrit en moi, comme s’écrivent en moi tous les disques que j’écoute ».
Ce monde sonore est un univers de révélation et de projection, à l’image des scènes que fait naître le pianola joué par Albertine (dans La Prisonnière) sur les murs de la chambre du narrateur de Proust. L’écoute du phonographe, dans une démarche sauvée du morbide par le pittoresque de la description, atteint la dimension épique d’une expédition de l’ouest américain, dans un « îlot de conservation du passé »: une boutique improbable, un musée du phono à licence IV du fond de la Sarthe. A son terme, une expérience métaphysique où l’écoutant devient l’écouté : « ce que j’avais deviné dans la musique (…) que tout se passe comme si le disque vous écoutait, comme si, de l’intérieur du puits où j’aimais tomber, elle tendait elle aussi l’oreille vers son auditeur, le pavillon de la machine parlante, grande oreille, fleur attendant le dard, me le confirmait. La musique m’écoutait. »
 La vie de Charles Cros semble avoir épousé cette destinée du son, puisqu’il se vécut comme « un homme mort, tout au long de sa vie ». Et le son a partie liée avec les ombres : « La mort, c’est ainsi que je l’entends, est pour l’enregistrement sonore une affaire personnelle : à chaque fois que j’écoute un disque, son ombre parmi les ombres musicales colore les murs de mon espace intime, les fait siens. Comme Charles, le son enregistré est mort bien avant de mourir, ce qui ne gâche en rien sa fraîcheur, au contraire, c’est comme si la jeune fille et la mort n’étaient qu’un seul et même personnage aux deux visages. »

Daniel Morvan

Yaël Pachet : ce que je n’entends pas. Editions Aden, 94 pages, 14€. Dist. Les Belles Lettres.

jeudi 26 avril 2012

Premières pages de mon roman "Marquises"


Marquises


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« Si vous achetiez un de ces beaux caramels, dit-elle, en s’arrêtant devant un magasin rose et luisant comme une boîte de baptême.
Simone de Beauvoir : L’Invitée


La ville de L***, sur le rivage nord du Pays des Forêts, ne ressemble pas aux métropoles spécialisées de la Baie des Anges, de Macao ou de notre côte sud si attachée pourtant au travail : nul tripot où, dans une ambiance excitante de plaisir et de facilité, un peuple d’oisifs et de maniaques se laisse fasciner par l’idée du coup heureux qui procurerait en une seconde ce qu’une vie de labeur n’accorde pas, et surtout le rang social élevé qui relève aussi du hasard. Pourtant, l’accident auquel j’ai si mal survécu ressemble lui aussi à une faveur pure du destin, une sorte de ticket gagnant qui efface de ma vie un quart de siècle de besogne ingrate et, me libérant de tout surmoi littéraire, m’offre la page vierge de l’amnésie.
Je dirai donc sans détour, suivant les conseils de Madame de Genlis, l’auteur de qui je prends toujours conseil, que je m’apprêtais à entrer dans une boutique d’antiquités lorsque je fus violemment projeté contre sa vitrine. La scène se situe, je l’ai dit (on me verra souvent me répéter) dans une petite cité portuaire du nord, près de laquelle se trouve le château de Penarland, dont le nom fait parfois sourire les amateurs de calembours.
Le besoin de trouver du fixe, du pérenne s’éprouve partout, même dans ces petites villes où des vitrines offrent des objets qui outrepassent la valeur marchande, condensent la mémoire historique et offrent aux grands oublieux que nous sommes de quoi nous souvenir des temps passés. C’est donc avec raison que je me trouvais là ; ma présence sur la trajectoire d’une voiture folle ne devait rien au hasard. Je devais y chercher ma chance.
J’ai, dans cette vitrine, supposé de nombreux objets possibles de curiosité : une aquarelle Belle époque, un suspensoir chirurgical à verres objectifs, un pèse-esprit à cardans, une simple machine à écrire de marque Underwood. Je me souviens pourtant que, depuis ce point élevé de la ville, où se trouvait un mail, une promenade, le regard embrassait le port et au-delà de la digue qui le protège, percevait les lames écumeuses qui bondissaient en joyeuses aigrettes. Deux hommes passèrent, je saisis au vol une bribe de conversation : une femme avait passionnément aimé l’un d’entre eux, avait été trouvée morte de froid dans une rue de Saint-Pétersbourg, où il faudrait aller chercher son corps pour « la coucher dans notre cher Pays des forêts », ce qui me semblait échappé de quelque livre.
Si j’ai éprouvé dans ma vie plusieurs accidents, celui qui m’a ôté la mémoire est d’autant plus marquant que je me le rappelle. Me souviens-je seulement d’une lecture en croyant avoir un souvenir ? Suis-je victime de ces fameux souvenirs-écrans dont Hans Sachs, mon analyste, m’a parlé ? Quoi qu’il en soit, le bruit de l’automobile folle qui pulvérise la vitrine devant laquelle je me trouve n’est pas sorti d’un roman. S’y associent des images heurtées et mouvementées, que j’ai collectées parmi les papiers datant de ma longue convalescence : Hurlement de pneumatiques. Fracas d’une collision. Stridence d’un avertisseur bloqué. Sirène des sapeurs-pompiers et des ambulances. La voiture qui vous percute. Me voilà comme éparpillé au sol, tentant d’organiser mes perceptions et de comprendre ce que dit cet homme casqué agenouillé près de moi, qui m’emmaillote dans une couverture de papier doré semblable à un emballage de cadeaux.
Que me dit-il, ce sapeur-pompier ? Il me montre un feuillet. C’est votre écriture, la reconnaissez-vous ? Sur cette page de calepin, il y  une adresse. Le pompier vous demande : Vous aviez ce papier dans la main ; sur ce papier, le nom d’une femme, Louise de Penarland ; connaissez-vous cette personne ? Est-elle de votre famille ? Souhaitez-vous qu’on appelle ce numéro de téléphone ?
Et puis aussitôt après, le temps ne répondant plus aux phénomènes physiques d’étirement, d’écoulement, mais seulement à celui de la simultanéité, la voilà. Elle. Vous n’avez aucune notion de ce qui s’est passé entre la question et son arrivée, à cette femme. Vous ne le savez pas : vous n’avez eu qu’un mot pour répondre à la question du secouriste. Vous avez juste dit : Marquise.
Depuis la civière, je ne vois que ses jambes. Aussi bien je serais mort avec cette image dans les yeux, les jambes et le tailleur rose. Et puis sa main aux ongles laqués, serrée sur un trousseau de clefs avec le sigle de la voiture, l’étoile à trois branches.
Elle sera bientôt dans mes premiers souvenirs d’hôpital. Pourquoi vient-elle ? Mon cerveau ne peut pas se poser cette question. Il regarde seulement. Il regarde ses genoux quand elle s’asseoit devant moi, qui suis harnaché de perfusions et de capteurs collés sur la poitrine et sur le crâne enturbanné. L’infirmière dont je saurai bientôt le prénom, Dolorès, passe régulièrement pour me faire les tests, quelle année sommes-nous, pouvez-vous additionner ces deux chiffres ; devant moi, sous mes yeux, se tient la dame silencieuse.
Dans le coma, celui qui va suivre l’accident, j’aurai des rêves aériens. Je planerai dans la crinoline volante d’une marquise. Son visage me dira quelque chose. Ses cheveux aussi. Elle me sourira comme quelqu’un qui vous réserve une surprise. Elle souriait déjà ce soir-là, quand elle s’est baissée vers moi, étendu dans une couverture dorée, pour me dire : je ne pensais vraiment pas vous retrouver dans de pareilles circonstances.
*
Nombreux ont laissé des mémoires contenant l’histoire de leur existence entière, ou d’une suite d’années si longue qu’elle approche de toute une vie. Mes souvenirs ne remontent guère au-delà d’une douzaine d’heures, après quoi toute remémoration devient du roman. Baptiser celui-ci « mémoires » serait donc mentir. J’use, pour retenir les moments oubliés, de réminiscences, objets, livres, notes hâtivement griffonnées ; un mémorial de paperolles et de billets qui éveillent, par associations, de fugaces palpitations du passé. Tel est le destin des amnésiques, contraints pour se survivre d’écrire chaque jour leurs mémoires. Et de les oublier dans le même mouvement.
Mon cerveau ne peut ordonner une histoire dans l’ordre chronologique. Sur l’étendue d’une vingtaine d’années d’écriture du même livre, je peux dater chaque paragraphe, dire quelle idée m’a réveillé au milieu de la nuit, à quel moment j’ai pris un café pour écrire, pourquoi j’ai biffé, raturé, surchargé, supprimé, regretté de l’avoir fait, rétabli une version antérieure. Je pourrais vivre mille ans que ce manuscrit serait encore sur ma table, comme il l’est depuis tant d’années déjà. Mais quant à l’accident, ma vie antérieure, rien de nouveau : je puis récrire sans cesse mes souvenirs, cela ne me fait pas souvenir davantage.

Trépans et tarières ont foré l’os. Les traitements de texte ont digéré ce livre à mesure qu’il s’écrivait, et avec lui la réalité aussi a été consommée, transformée, détruite.
Mes pensées ont cependant conservé la liberté des images fugaces, libres comme le rêve, qui traversent le cortex d’un comateux. L’amnésie n’affecte pas l’imagination. Les pensées se dilatent et, comme un aérostier qu’emporte un ballon d’air chaud, je me laisse dériver au fil des courants aériens.
Heureux homme qui dispose encore de souvenirs, oserais-tu te plaindre qu’ils ne se présentent pas tout ordonnés sur la page, disciplinés comme dans un roman ? Mon auteur préféré, la mémorialiste Madame de Genlis, m’a appris à tirer parti des petits moments perdus et des choses contées par les voyageurs sur leurs voyages, les artistes sur leurs arts, toutes personnes ennuyeuses par ailleurs mais précieuses dans ce qu’elles savent ; de même, quelques souvenirs ternes et sans couleur peuvent, une fois choisis et réunis, nous apprendre beaucoup.


mardi 6 mars 2012

Adieu à Arthénice


Ce texte avait été lu aux funérailles de Mathilde.

Pour changer un peu des trucs tragiques, j’avais écrit un petit refrain pour toi :

Je voudrais que la marchande me dise bonne semaine Simone
Ou bien qu’elle me dise : tout de même quel bel automne
Je voudrais aussi qu’elle me dise bonne année René
Mais la marchande me dit toujours bonne journée.


Ce refrain reste suspendu dans l’air, comme la pièce de théâtre que nous allions créer, Traces de Khôl. Nous étions tellement heureux d’imaginer tes copines comédiennes, Léa, Lucie, Morwenna dans leurs différents rôles.

Tu avais peur que j’aie peur. J’avais peur que tu voies que j’avais peur.

Je n’ai même pas eu le temps d’encadrer l’affiche des Parapluies de Cherbourg offerte à Noël.

Tu m’a démontré que Benjamin Biolay est un vrai chanteur.

Tu ne croyais pas à la mort, puisque tu étais la musique et la grâce dans leur pureté intense. Mais le mélanome n’est pas mélomane.

A l’Hôtel-Dieu, tu as fait le mur en pyjama avec ta voisine de chambre (pompe à morphine sous le bras), pour aller au concert.

Tu taquinais les chirurgiens sur l'imprécision de leur vocabulaire, quand ils disaient : « tu branches ce truc-là sur ce machin ».

Tu avais une conversation délicieuse.
Tu disais des choses marrantes, touchantes, comme :
« Est-ce que les neurochirurgiens, quand ils font leur footing, se racontent des histoires de cerveau ?»
« Mes parents, vous êtes mes meilleurs amis » ;
« Il y a dans la nature humaine quelque chose qui fait qu’on espère toujours » ;
« pour certaines personnes, le cancer est la chance de leur vie » ;
« je prépare ma légende » ;
« 25 ans de bonne santé, c’est pas mal déjà » ;
« C’est sûr maintenant, juillet n’est pas un mois comme les autres » ;
« je me sens pleine de patience et d’amour, je me sens comme mère Térésa » ;
« Je vais prier. Pour moi. On ne sait jamais »


Ton côté grande marquise, tenant salon dans le hall de l’hôpital, comme l’impératrice Plotine. Tu m'as piqué le portrait de Madame Récamier. Tu m’as aussi piqué une diapositive, pour en faire ta première chanson.

Je me souviens de ton sommeil paisible dans le jardin, avec la nature qui t’entoure, te protège de toutes ses forces, comme un paravent d’oiseaux, un bouclier de fleurs, une barrière de parfums.

"Ce qui est fascinant, c’est la dernière fois. Saurons-nous quand nous serons pris en photo pour la dernière fois ? Le savons-nous quand nous voyons une personne pour la dernière fois ? La dernière phrase d’un livre a plus d’importance que la dernière".

Ta réponse à la maladie fut la couleur rose, le rose Jacques Demy.
Rose la robe de chambre,
rose le turban,
rose, les langoustines,
rose, le rosé.
Rose, ta belle robe de scène cop. Copine dont tu étais si fière et qui est aujourd’hui ta dernière robe.

Adieu ma fille adorée, toi qui ne croyais pas en la mort.
Tu nous as tant donné que nous ne manquerons de rien pour poursuivre le chemin, sans toi mais avec toi.

Sache aussi que ton frère Louis est beau et fort dans l’épreuve. Il a posé sa tête sur mon épaule, a versé ses larmes et s’est redressé comme un vrai samouraï.
Il t’admirait en silence.

Adieu ma jolie Arthénice.
Tu étais aussi ma meilleure amie.

Les citations de la co-location





Mathilde et Léa ("Simone et Bertille", sur la sonnette d'entrée) louaient un appartement des plus demyesques, rue Rosière d'Artois à Nantes. Mathilde notait sur sa page Facebook quelques moments de fou-rire partagé avec sa chère et fidèle complice.
"-j'aimerai bien avoir un groupe!
-mais on est un groupe! A partir de deux ça fait un groupe"

"On est chianteuse alcolloc!"

"Tinquiète, la pièce va marcher, et puis c'est sans compter le bouche à bouche."

"elle sortait avec un mec qui mixait tu vois, un mixeur"

"j'me souviens même plus de la dernière fois que j'ai eu un trou noir..."

" ça commence à me pomper la ciboulette"

"- léa tu veux pas qu'on achète un porte vaisselle?
- non
- pourquoi?
- par gout du risque"

"- Léa, je crois qu'on est en plein déclin...
- qui ça? nous deux ou le monde en général?
- nous en général"

"on rigole tellement... je comprend pas pourquoi on a pas + d'abdos"

-il paraît qu'un p'tit verre de vin par jour c'est bon pour la santé.
-Ben nous on a notre quota pour la vie je crois.

-moi je veux pas d'un mec branché, je veux un plouc, un has been qui aime Michel Berger et Michel Legrand!

À propos de moi :
"on est jamais si heureux ni si malheureux qu'on imagine"
Livres préférés :
Mai 69 de Daniel Morvan
Maximes de La Rochefoucaud
Platonov de Tchekhov

à ma fille








Très chère Mathilde,

Je ne sais pas grand chose de toi. Comme tant d’événements qui te font désormais une légende, tu es entrée dans ma vie un matin de juillet dernier. Ton père avait lu un livre que je faisais paraître. Nous avons correspondu. Il m’a parlé de toi. Je me souviens que j’étais à la campagne. C’était le matin. La fenêtre de ma chambre était grande ouverte. Le soleil était éclatant, et l’odeur du bois en dessous presque étourdissante. Tu portais le prénom que j’avais donné à l’héroïne d’un livre après lequel je n’avais plus écrit pendant dix ans. Tu aimais La Rochefoucauld et la musique que j’aime tant, l’un et l’autre. Tu avais un amoureux. Tu composais des chansons. Ta vie était toute rayonnante, et menacée. Ton père et moi, nous t’avons nommée la belle Arthénice, comme les nymphes et les dames du Grand Siècle qui tenaient salon, qui voulaient que l’esprit et la beauté fussent une loi du monde. Je ne crois pas qu’il y ait un jour depuis ce matin de juillet où je n’ai pas pensé à toi. J’ai admiré ta force, ta grâce imparable, cette extraordinaire négation du laid, de la mort, de la tristesse, dont tu devenais de plus en plus l’image, comme le laid, la tristesse et la mort auraient voulu avoir raison de toi. Comme j’aime cette photo où tu enregistres ton disque et où tu poses sur celui qui te photographie ton regard clair de très jeune femme que rien ne brisera. J’ai redouté le combat que tu menais. Ton père m’a dit que tu ne croyais pas à la mort. Comment aurais-tu pu ? Tu voulais et tu incarnes de la vie chacune de ces beautés improbables qui ne sont pas la mort.

Tous les matins du monde sont sans retour, Mathilde, et un matin de janvier t’a emportée. Je ne t’ai jamais rencontrée. Nous n’avons pas eu le temps. J’ai entendu ta voix et je l’écoute encore en t’écrivant. J’avais pensé que je t’écrirais une chanson. Les matins du monde sont sans retour : ta voix ne s’emparera pas de mots que j’aurais inventés pour elle. Mais ta voix demeure, et ce que ton regard clair dit. Tu me manques déjà. Comme tu dois manquer à tes parents, à ta sœur, à ton frère, à tes amis, à ceux que tu aimais. Comme je songe à vous, mes amis, ce matin, et comme votre peine demeurera la mienne. Belle Arthénice, tu as jusqu’au bout envoyé promener toutes les ténèbres et la laideur que nous laissons si souvent s’insinuer en nous. C’est à nous maintenant de te faire vivre encore et longtemps. Nous souvenir de toi, ce n’est rien. Nous allons essayer d’être dignes de toi. Nous allons mettre des mois de juillet partout, et ta voix, et la musique qui faisait de toi une princesse, et ton rire, et ton ironie, ta douceur, cette façon de ne pas s’en laisser compter par ce qui voudrait nous grignoter et nous faire peur, nous tenterons d’en remplir nos jours. Voilà, ce matin, parce que ta voix résonne en nous, mais que tu n’es plus tout à fait là, parce que tu avais vingt-cinq ans, parce que tu aurais tenu salon et enchanté les tiens longtemps sans un matin de janvier, nous nous moquerons des matins qui ne reviennent pas. Nous allons vivre pour l’éternité du soleil, pour une jeune femme qui croise les jambes sur une bergère au milieu des gravats, qui hausse à ses lèvres une tasse de thé en souriant, qui est la vie. Ta vie trop courte, belle Arthénice, nous allons essayer de la rendre longue, très longue.

Message de Laurence, lu aux funérailles de Mathilde

Dominique A: Les treize titres de "Vers les lueurs" (album 2012)



Voix haut perché, mode sombre et tendu, exigence littéraire dans le droit fil de Manset, Murat : le Dominique A de 2012 est un bon cru - un quintette à vents ajoutant une tonalité boisée et baroque aux sons électriques. Le chanteur commente ses nouvelles chansons, titre par titre.
1 : Contre un arbre. « Oublie la ville : Une vraie déclaration d’intention en début d’album. Guitares électriques, hautbois et basson sont associés comme dans tout le disque, enregistré en son « direct ». Dans la vie, le Nantais Dominique A n’oublie pas sa ville : « je ne me réinstalle pas à Nantes, mais j’ai envie d’être là. Je me sens apaisé et serein, ici. » Avec vue sur la Loire.
2 : Rendez-nous la lumière. « Une chanson lyrique, voire pompière, pour dire les regrets de l’homme d’avoir saccagé son univers. » Le premier single du 9e album.
3 : Ostinato. « Des bruits de verre, un enfant qu’on entend pleurer dans une maison. Un titre marqué par mon obsession de la fuite. »
4 : Parce que tu étais là. « Une mélodie d’amour boisée, inspirée d’un roman où j’ai trouvé cette idée : Au-delà de tout romantisme, le fond de l’affaire tient à ce constat objectif : je suis venu vers toi parce que tu étais là. »
5 : Parfois j’entends des cris. « J’ai pensé au travail jazzy de Comme à la radio, de Brigitte Fontaine. C’est le morceau de bravoure scénique du disque. »
6 : Close West. « Cette chanson évoque mon ouest proche, celui de Beslé-sur-Vilaine, près de Massérac et Guipry. J’y ai toujours une maison de famille. C’est un lieu d’enfance lointain et proche, à cheval entre les deux départements. Quand je passe en train, si j’oublie de regarder la Vilaine, j’ai l’impression d’avoir raté mon voyage. »
7 : Loin du soleil. « C’est mon Enfant du Pirée [la chanson de Dalida] à moi ! J’ai voulu une chanson chaloupée et suave. Elle raconte un désir de douceur. J’aime les deux, le côté à vif du rock et la nonchalance jazzy, avec (comme tout l’album) un son live, travaillé en résidence à Fouesnant. »
8 : Quelques lumières. « Parmi la vingtaine de chansons de départ, cette chanson pop a d’abord été écartée. On me disait qu’elle méritait d’être sur le disque : il y avait quelque chose à faire. Ce n’est pas toujours le cas. J’ai voulu faire une reprise de Ma jeunesse enfuie, d’Yves Simon. David Euverte (arrangeur) m’a dit : je ne peux rien faire pour celle-là. »
9 : Vers le bleu. « Une histoire de mauvais garçon. Elle ne parle pas de mon frère, je suis fils unique. Je ne sais pas d’où ça vient. D’un roman de Dominique Fabre. Cette chanson est une petite nouvelle. En répétitions, elle est partie vers un son très « Motown ». J’aime bien ce côté sucré-salé de la pop, une histoire sombre sur une musique gaie. Ce n’est pas ma préférée… Pourtant, elle sera sans doute un single ! »
10 : La Possession. « C’est le nom d’une localité de la Réunion. Cette chanson assemble des images éparses sur une pulsation afrobeat, avec les arrangements à la Ravel de David Euverte. »
11 : Ce geste absent. « Un slow classique à la Christophe. »
12 : Le Convoi. « Quatre accords en boucle, des images de jungle birmane, une envolée d’instruments. »
13 : Par les lueurs. « Les trois dernières chansons du disque, comme celle-ci, sont des boucles de quatre accords non-évolutives. Celle-ci collecte une série de flashs sur l’envie d’être traversé par des euphories, des bonheurs impalpables. »
Daniel Morvan
Vers les lueurs, sortie le 26 mars 2012. Dominique A en concert au Lieu Unique (Nantes), jeudi 12 avril à 20 h 30 (18 €/25 €). Avec en première partie, « La Fossette » (premier album du chanteur) en live. Réservation : tél. 02 40 12 14 34.