dimanche 24 juillet 2016
Olivier Py: Avignon, miroir du monde
Ce 70e festival d’Avignon est aussi le troisième que vous dirigez. Avignon est-il toujours un miroir du monde ?
Oui, et d’autant plus fortement quand le monde est moche. Ce festival est international et politique, avec cette année un focus sur les créateurs du Moyen Orient. Les artistes syriens témoignent de leur souffrance autrement que ce qu’on peut voir au journal télévisé, avec de l’intime. Et les mauvaises nouvelles ne nous accablent pas lorsqu’on ne voit pas des victimes, mais des humains.
Faut-il au théâtre des spectacles très longs (comme 2666, qui s’étend sur 12 heures) pour accoucher de l’avenir ?
Le spectacle long, j’en suis presque l’inventeur, après Vitez et Le soulier de satin ! C’est d’abord une aventure héroïque de spectateur, et le public s’applaudit lui-même. Les longues pièces sont l’occasion de rencontres merveilleuses. Un spectacle de 12 heures est un très bon moment pour tomber amoureux.
À quand votre prochaine grève de la faim avec Ariane Mnouchkine ?
Ariane, j’aimerais dîner avec elle pour lui dire que je l’aime. Elle m’a appris une chose : On ne pense que quand on agit.
À ce titre, êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Non, hélas. La temporalité du théâtre n’est pas celle d’une alerte. Nous sommes trop lents pour agir face à l’événement. Nous sommes des lanceurs de méditation.
Le théâtre peut-il changer le monde ?
Il change déjà cette bonne ville d’Avignon. Qui ne vit, pour l’essentiel, que par son festival. Elle serait déjà tombée dans l’escarcelle du FN si elle n’avait pas eu le théâtre.
On dit que vous êtes un festival d’élites…
Le public du festival est en majorité composé de membres de l’éducation nationale. Oui, c’est bien une élite culturelle. Mais les élites socialement dominantes, elles, vont au festival d’Aix-en-Provence.
Qu’avez-vous recueilli de l’écume des jours ?
Ça me touche d’entendre ce titre, L’écume des jours, mon premier spectacle à Avignon dans le off. J’étais jeune remplaçant, je n’avais débuté que dix jours avant la première. Ce fut l’éblouissement des commencements. Mais le off, c’est très dur.
Après le festival, vous êtes plutôt mer ou plutôt montagne ?
Ne le dites à personne : depuis 25 ans, je vais à Ouessant, où j’ai une maison. Tous les écrivains ont besoin d’une île pour écrire et pour dormir. Bien au frais.
Recueilli par
Daniel Morvan.
Auteur, metteur en scène, acteur, Olivier Py est directeur du Festival d’Avignon, dont la soixante-dixième édition se tient jusqu’au 24 juillet dans la cité des Papes.
vendredi 22 juillet 2016
Le 15 juillet 2016, sur la promenade des Anglais
Ils reviennent confronter les images d'horreur au bleu de la mer. Vérifier la réalité de l'événement sur le bitume du boulevard de la mort. Ils refont lentement le chemin, marchent là où ils ont couru, se mettant à l'abri du 19 tonnes lancé à 90 km/h: "On s'est rangés derrière les porte-vélos, juste après les halles, là où le camion a traversé la chaussée, zigzaguant pour chercher ses victimes. On a couru dans les galets, j'ai dit à Anne: couche-toi", se souvient Olivier.
"On aurait tellement aimé porter secours, dit-elle, navrée, mais on a juste réussi à sauver notre peau. Et depuis, on n'arrête pas de se retourner au moindre bruit." Eux aussi continuent de croire à la couleur de l'océan, sur cette promenade des sanglots qui dresse ses parasols. Tous frôlés par la mort, un soir de feu d'artifice. "Le lendemain, confie la jeune Lorientaise, je n'avais pas trop envie du plaisir de la baignade. Mais je me suis baignée quand même avec Olivier. Par nécessité. Parce qu'il faut prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur."
mardi 12 juillet 2016
Ennio Morricone, portrait du musicien en chien de prairie
Extérieur jour, un taxi traversant Rome.
L’homme est sujet aux éruptions brutales. La gaffe peut vous valoir la roche tarpéienne: « Lorsque vous vous adressez à Ennio Morricone, précise la feuille de route de la production à l’intention des journalistes, il convient de l’appeler Maestro. Ne surtout pas utiliser l'expression Spaghetti Western. »
Sur la route vers le centre de Rome, le chauffeur du taxi nomme les beautés de sa ville: le Capitole, la gorgone appelée « la bouche de la vérité », la piazza Navona, le rue des Boutiques Obscures, « la machine à écrire », comme les romains appellent le monument à Victor-Emmanuel II. Sur lequel donnent les fenêtres du Stakhanov italien de la clef de sol.
500 musiques de films au compteur: Il était une fois dans l’ouest, Le Bon, la brute et le truand, Pour une poignée de dollars, L’Oiseau au plumage de cristal, Mission, Cinéma Paradiso, Here’s to you (thème de Sacco et Vanzetti) ou Il était une fois en Amérique.
Mais six seulement avec Leone. Les autres vont d’Almodóvar à Zeffirelli en passant par Pasolini, Molinaro, Brian de Palma, Giuseppe Tornatore, et même les séries Z d’épouvante. Ces tubes forment une partie du concert de sa tournée européenne, manière d’adieu au western de nos enfances. Au pupitre, l’homme que nous rencontrons dans un instant: bon, brute ou truand?
Intérieur jour: antichambre d’un luxueux appartement de la piazza Venezia.
Derrière cette porte capitonnée d’or, le maestro nous reçoit. Rien, sur les murs, n’évoque le cinéma. Céramiques de Picasso (des gorgones), tapisserie de l’Enlèvement des Sabines (le western des origines de Rome). Un décorum de patricien. Et le voici, glissant sur le tapis: pas de tic nerveux, pas de baguette brisée. Visage de vieux seigneur, à la Visconti.
C’est avec quelques centaines de partitions qu’on fait un maestro et ce rentier romain n’échappe pas à la règle: « Quand j’étudiais la trompette, jamais je n’aurais imaginé gagner ma vie en composant des musiques de western. J’étais comme un avocat: c’est le client qui décide de quoi vous êtes spécialiste. Et dans mon cas, le cinéma m’a sacré compositeur de musiques de films. » Un genre qui lui a bien réussi. Parce qu’il a su trouver le passage secret entre la pop et la symphonie. Il a le génie des sons qui accrochent, des gimmicks grotesques, ces bruits de crotales, ces flûtes plaintives dans la nuit, ces guitares sarcastiques, sifflements, claquements de fouets. Et ces chœurs qui donnent le frisson, lorsque Claudia Cardinale va donner à boire aux ouvriers du rail.
Comment ne pas prononcer le nom de Sergio Leone, son alter ego, son jumeau de cinéma? « J’ai parlé de Sergio toute ma vie, vous savez. Sa mort fut une perte terrible, j’essaie de ne pas trop y penser. Il a souffert que son génie soit associé au western, genre si peu italien. Il était considéré comme un réalisateur de série B et n’a jamais reçu un seul prix en Italie. »
Pour Sergio, son ami d’enfance, Ennio écrit des partitions aussi fortes que ses films. Des musiques saisissantes que Sergio diffusait pendant le tournage des scènes. Des gros plans émotionnels qui donnent des idées au cinéma. « Je ne change jamais une note, mais le montage gagne à suivre la musique. Elle peut suggérer des pistes au spectateur. » Leone l’appelait d’ailleurs « mon meilleur scénariste ». Dans Il était une fois dans l’ouest: l’harmonica est le leitmotiv du film et le nom de son personnage principal (Charles Bronson). Le scénario est signé des quatre fines gâchettes: Dario Argento, Bernardo Bertolucci, Sergio Donati, Sergio Leone.
Intérieur nuit. Gros plan: Ennio aboie
La nuit tombe sur la piazza Venezia. Soudain, comme l’artichaut braisé qu’on sert dans le vieux ghetto voisin, les murs ornés de l’appartement semblent s’ouvrir sur l’Amérique rêvée par Rome. Quittant le ton de la conversation, Ennio Morricone nous offre un exemple de sa méthode de composition. L’octogénaire laisse échapper un cri de coyotte: c’est le thème du Bon, la brute et le truand.
Le maestro se lâche, psalmodiant le cri des chiens de prairie. Alors que les artistes du monde entier viennent toujours à Rome puiser aux sources de l’art, il est allé chercher ses idées dans des espaces étranges, des aboiements sauvages puisés aux tréfonds de son imagination. « Parfois, j’ai eu des fulgurations. L’idée du coyotte est de celles-là: c’est à la fois un son réaliste, qui appartient à l’Ouest américain, et elle a aussi une signification symbolique. »
Extérieur nuit, taxi. La bouche de la vérité
Demeure ce mystère: pourquoi, à 86 ans, remonter sur scène? Ennio Morricone est le seul compositeur à avoir reçu un oscar de cinéma. La fortune et les lauriers sont sur sa tête. Pourquoi revenir avec 170 musiciens et choristes, plus une soprano (Susanna Rigacci)? Dans le taxi de retour, nous passons à nouveau devant la Bocca della Verità, supposée dévorer la main des menteurs. Le maestro y mettrait-il la sienne? Quel est le secret?
L’instrument d’un chef est son orchestre. Comment en jouer, sinon devant un public? Un pur désir d’orchestre. Une envie de musique qui sonne en nous, aussi nostalgique qu’un air d’harmonica.
Daniel MORVAN.
vendredi 8 juillet 2016
Sept façons de faire le Voyage à Nantes
Vive le Van, vive le Van… Tout l’été, le Voyage à Nantes propose des surprises le long de son nouveau parcours 2016 dans le centre-ville de la Cité des ducs. D’une cabine aquarium à un mobile géant, laissez-vous guider en suivant la ligne verte dessinée au sol.
En flâneur
54 œuvres sur 20 km de parcours fléché par une ligne verte ! Deux mois de découvertes surréalistes au coin de la rue, d’exposition étonnantes et de ville bouleversée… Le long d’une ligne verte marquée au sol, pas moins de 650 000 touristes (c’est le chiffre espéré par Le Voyage à Nantes) vont déambuler tout l’été. Simple piéton, vos pas s’étonneront en traversant le « boulevard tordu », appelé « traverses » par Aurélien Bory. Un boulevard tout en courbes pour une flânerie apaisée, qui vous conduit vers le tunnel de palissade du collectif Vecteur : une sorte d’oscillateur où vous vous engagez dans une autre dimension, si vous le sentez !
En marinVous chérissez la mer, toujours recommencée ? Courez au hangar à bananes, quai des Antilles. La Hab Galerie accueille « La Mer Allée avec le Soleil », un montage du Corse Ange Leccia. À la fois ode maritime et chant de l’adolescence, cette vidéo XXL mêle pop music et images pour évoquer la splendeur du monde. Sublime. Autre évocation maritime, Léviathan et ses fantômes, documentaire immersif tourné dans les eaux de Moby Dick, sur un chalutier de Halifax (Lieu unique). L’eau se retrouve dans la cabine téléphonique transformée en aquarium de rue exotique (passage Sainte-Croix). Autre ambiance balnéaire, à Mauves-sur-Loire, dont l’ancienne plage verte retrouve des airs de station du siècle dernier.
En amateur de mystère
L’inconnu me dévore : Cette phrase est inscrite, en breton ancien, sur la tour du Palais Dobrée. Cette phrase mystérieuse inspira un livre au poète Xavier Grall… Elle sert de titre à une expo qui mêle les objets de trois musées, dans une ambiance de cabinet de curiosités. L’artiste nommé Le Gentil Garçon a même imaginé une chambre secrète. Plus loin, au théâtre Graslin, les statues de Molière et Corneille s’ennuient et chuchotent : « Psst, raconte-moi une blague, fais-moi rire ! » Autre façon de rire des hommes statufiés : à la galerie l’Atelier, les tableaux loufoques de l’Islandais Erró consacrés aux voyages imaginaires de Mao.
En esthète
Le cours Cambronne est une promenade très chic, entre les façades d’hôtels particuliers. Dans cet univers à part, Pierre-Alexandre Remy inscrit la fluidité d’une spirale aux articulations en bleu de Sèvres. Un peu de fantaisie introduite en douceur entre les feuillages cubiques et les façades impassibles. Esthète, mais pas au point de snober la cantine du voyage, incontournable avec ses 300 couverts, son bar, ses baby-foots et son terrain de pétanque.
En citoyen du monde
Vous ne ratez pas l’exposition de street art Grafikama, volet Afrique de ce Voyage. Rue des Pénitentes, Pick up a livré une maison aux bombes colorées de 12 artistes de cinq pays africains ou inspirés par l’Afrique. Au rez-de-chaussée, une salle de projection retrace le périple de Kazy, passé par l’Éthiopie, le Sénégal, le Cap Vert et le Maroc.
Citoyen du monde, le mobile de la place du Bouffay vous fera lever le nez : un gigantesque mobile fait de pétales de containers, suspendu à une grue ! Cette œuvre greffée au chantier estival du tramway rend hommage à la poésie de l’acier, et à Calder, l’artiste américain célèbre pour ses assemblages de formes animées par les mouvements de l’air. L’un de ses mobiles est visible à Saché (le château de Balzac) en Indre-et-Loire, pas si loin de Nantes: 150 km.
En naturaliste
Vous êtes bien en centre-ville de Nantes, mais le végétal prend ses aises dans le potager de La Cantine du Voyage. histoire de nous rappeler que Nantes est le premier producteur maraîcher de France. Dans le magnifique platane du square de la Psalette, les chants d’oiseaux de latitudes lointaines se font entendre (chants de Sturnelle de l’Ouest, Sturnella neglecta). Au Jardin des plantes, Claude Ponti a créé un « Jardin Kadupo » : Une ribambelle de pots prennent vie autour du poussin endormi dans l’orangerie du jardin. Très fréquenté !
En sportif
Des tables de ping-pong en puzzle ou en looping ! Avec le Skate ô drome, le Ping-pong park est le nouveau lieu des playgrounds du Van. Sur une table en forme de coquillage, de looping ou de puzzle, les visiteurs sont invités à se défouler, raquette à la main, quai François-Mitterrand. Vous avez aussi l’arbre à basket, en usage libre, et les trampolines cratères où l’on peut jouer à marcher sur la lune, à la lumière d’un clair de terre…
Ce soir, l'araignée Kumo dîne en ville
Je suis l’araignée Kumo, 20 mètres d’envergure les pattes dépliées. Je viens promener mes 35 tonnes dans les rues de Nantes…
Agrandie mille fois |
Je suis Kumo, une araignée née en 2009 à Nantes. Vous croyez me haïr et vous allez m’aimer. Votre cœur va battre pour moi, le mastodonte dont vous rêverez bientôt, que vous embrasserez peut-être en songe. Pourtant, je n’ai ni regard véritable ni bouche digne de ce nom, mais les ballerines jalousent mes huit pattes grêles et les fauves, mes mandibules.
Je suis la fille de François Delarozière, ce bipède. Je pense qu’en me créant, c’est cette chimère qu’il poursuivait : m’agrandir mille fois. Et agrandir ses peurs. Un fantasme semblable animait déjà Jonathan Swift, auteur des Voyages de Gulliver. On dit que les rêves d’agrandissement viennent des crises, pendant lesquelles les fortunes enflent ou diminuent sans contrôle. Je suis la fille d’un rêve de croissance sans fin. On m’appelle The Princess à Liverpool, où je suis allée parader. Les Japonais me nomment Kumo-ni, l’araignée, d’où mon nom usuel, Kumo.
Appelez-moi comme vous voulez, je suis si peu de votre monde. Vous terriens, vous êtes des créatures ancrées. Vous vous élevez lourdement du sol. Moi, sans effort, je vous survole, je vous enroule dans un fourreau de soie, je vous chasse à courre ou à l’affût. Je suis fille de l’air, de l’eau et de la terre. Admirez-moi tant que vous pouvez, faites des réserves de féerie, car nous nous retrouverons. Et vous serez mes rouleaux de printemps.
Seize Lilliputiens manipulateurs
Accrochez-vous à des données, des chiffres, si cela vous rassure : admirez mes 13 mètres de haut, déployée. Mon envergure de 20 m. Mes quatre paires de pattes animées par huit manipulateurs, assis sur des sièges spartiates. Admirez les seize Lilliputiens qui s’activent à me donner vie : un conducteur pour le roulage, un autre pour régler l’assiette, un autre spécialisé dans ma tête et mes yeux opaques, deux autres pour l’abdomen, la bave, le venin, la soie.
Hors de mon corps, un bipède guide les manipulateurs et toute cette valetaille obéit à un directeur de manœuvre au sol, qui règle toute la dramaturgie : il est mon âme. Ce major Tom donne ses ordres par liaison radio intercom. Ça crachote dur dans le casque. Ce n’est pas du chant grégorien, mais l’effet est le même : chair de poule et frissons. Car vous avez au moins ça, minuscules humains : l’émotion.
Ma tripaille hydraulique
Fredette Lampre, mère poule de la compagnie La Machine, adore la tripaille de buses hydrauliques connectées à des joysticks. Pour rassurer, elle dit que je suis une princesse lunaire en déplacement, une reine de la nuit en tournée mondiale.
Les mécanos qui me démontent et me remontent rigolent de mon côté Soyouz, cette capsule spatiale soviétique. N’empêche que bouger huit pattes de 800 kg chacune, ça ne se fait pas au sang de navet. Je marche aux fluides hydrauliques et à la sueur des hommes.
Marrez-vous, bipèdes : tout à l’heure, vous ferez des selfies avec moi. Vous chercherez à lire dans mes yeux. Vous trouverez du mystère dans mon cœur diesel. Vous vous direz : c’est peut-être elle la mère de toutes nos colères, de nos défilés en ville, de nos frontières bravées, cette Kumo qui n’a même pas de regard. Avec ses yeux en sonnette de vélo, Kumo voit plus loin que les hommes fatigués. Si vous montiez sur ma carapace, pour voir l’avenir ? »
Daniel MORVAN.
L'autre araignée de La Machine |
lundi 4 juillet 2016
45 salles, 1,3 million de spectateurs dans l'agglo nantaise
Alors que plusieurs dizaines d'artistes français lancent un appel au gouvernement pour le maintien du réseau culturel en France, la tendance nantaise n'est pas à l'effritement. Côté divertissement grand public, le Zénith de Nantes explose tous ses compteurs depuis son ouverture, avec un millésime record. Mais ce n'est qu'une partie du phénomène.
L'agglomération présente une constellation de 45 lieux de spectacles qui ne connaissent, pour la plupart, aucun problème de fréquentation: les taux de remplissage en témoignent (88% au Grand T, 90 % à Lu). Le total des entrées dans l'agglomération, des 145 000 billets de la Folle journée aux 34 000 de la Compagnie du café théâtre, est supérieur au million. On estime même à 1,3 million le nombre de places vendues en 2014.
Cultures plurielles
La diversité fonde une sorte d'« exception culturelle nantaise ». Le nouvel adjoint à la culture de Nantes en fait son credo. L'adjoint David Martineau aime à citer le bouquet des propositions nantaises: Lieu unique et ses multiples activités et festivals, Scopitone et Stereolux, Culture bar-bars, Opéra, Royal de Luxe, Hab galerie, théâtres de proximité, Grand T, Tissé Métisse, Utopiales, festival des Trois continents et autres festivals de cinéma, La Folle journée, Hip hop session, musée des Beaux-arts rénové qui rouvre en 2017... «Autant de lieux et d'évènements emblématiques de la diversité de l'offre culturelle nantaise. À Nantes, la culture se met au pluriel avec un S et c'est tant mieux. »
La vieille tendance poujadomédiatique à opposer populaire et élitiste, Zénith et Lieu unique, est-elle fondée? « On peut être spectateur du Zénith, expliquait naguère l'architecte Patrick Bouchain, et apprécier par ailleurs du théâtre contemporain. Il ne faut pas découper le public en tranches. »
L'insolente santé de la vie artistique va dans ce sens. Elle fait à la fois preuve de la singularité la plus exigeante (Phia Ménard, compagnie nantaise à rayonnement international, qui défend une culture trans sans rien céder de ses exigences) et de propositions grand public de qualité populaire, dont Christine & The Queens, Madeon, après Dominique A et Jeanne Cherhal, sont les récentes illustrations.
Daniel Morvan
Nantes? 1,3 million de spectateurs!
Il est vrai qu'en 1950, Nantes est passée à côté de la décentralisation théâtrale et a manqué le coche. Angers a accueilli le Centre dramatique national de région. Mais Nantes n'a pas manqué le spectacle vivant. Il dépasse le million de spectateurs. Et, si l'on compte le public des festivals comme la Folle journée et Scopitone, le chiffre de 1,3 million est parfaitement plausible.
En l'absence de Centre dramatique national, c'est le réseau culturel de la métropole qui explique ce succès ?
Nantes est de ce point de vue une ville atypique. Elle constitue une constellation de salles, qui est singulière au regard du paysage français. Les équipements ont développé entre eux une politique de coopération exceptionnelle. Plus que jamais, dans la période où les réseaux sociaux donnent le sentiment de pouvoir être partout, le théâtre porte l'idée du lieu, de la sociabilité et de l'urbanité.
Le centre de vie du Lieu unique est devenu un modèle international qu'on vient observer et qu'on nous envie. L'idée du théâtre comme clef de voûte de la forme urbaine, à l'époque des Lumières, s'est perpétuée dans cette « constellation » de salles.
Mais Nantes est-elle un vivier d'artistes ?
Il existe une forte « signature artistique nantaise ». À commencer par la compagnie Non Nova de Phia Ménard et Royal de Luxe. Et tout un terreau de compagnies locales comme la Fidèle idée, le Théâtre du loup, Banquet d'avril, nourries par la classe d'art dramatique du Conservatoire, capable de faire s'épanouir des talents comme India Hair.
mardi 28 juin 2016
"La pièce" de Jonas Karlsson: Kafka dans l’open space
Jonas Karlsson : La pièce, trad. Rémi Cassaigne. Actes Sud, 190 p., 16,50 €.
Musée d'histoire de Nantes: Des histoires intimes pour raconter les guerres
Le musée d’histoire de Nantes a ouvert quatre nouvelles salles consacrées aux périodes les plus sombres du XXe siècle.
« Ces salles sont toutes nouvelles? s’étonne Sébastien, 26 ans. C’est pourtant une étape indispensable pour comprendre l’histoire de Nantes. » Le Nantais fait découvrir la ville à son amie Ségolène, venue de Paris. Que s’est-il passé à Nantes pendant l’Occupation ? Comment les Nantais ont-ils vécu cette époque ? Grâce aux objets, les histoires touchantes des habitants durant les deux guerres se dévoilent sous nos yeux. Quand l’intime raconte la guerre, à travers ses vestiges: les effets militaires du paludier Pierre-Marie Legars, de Batz-sur-Mer. Des lettres d’amour envoyées depuis le front des Ardennes. Les coquetiers réalisés à partir de douilles d’obus.
Pour ne pas oublier
D’une guerre à l’autre, en passant par l’espoir, le Front populaire, les congés payés et le pacifisme. Cela commence par une chanson, diffusée dans l’escalier: Tout va très bien madame la marquise. A mesure que vous descendez, une voix vous glace: c’est Adolf Hitler, dans un discours de 1933.
Le groupe Collaboration de Nantes et ses 997 militants sera le plus influent de France en 1942. « J’ai été très frappé par cette lettre dénonçant le fait qu’« une juive prend la place d’une Française à la distillerie de Saint-Sébastien », avoue Sébastien. Ça résonne péniblement avec l’actualité. »
Douloureux aussi, ce témoignage de Victor Pérahia, arrêté à Saint-Nazaire en juillet 1942, à l’âge de 9 ans. « Ce jour-là, mon père m’a pris dans ses bras. Je me rappelle qu’il m’a regardé profondément, pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Ce fut le cas. »
F. Dubray |
Le château des ducs de Bretagne est visité par 1,4 million de visiteurs. le musée d’histoire de Nantes s’y trouve: 240 000 entrées annuelles, ce qui le place parmi les plus grands sites régionaux français. Quelle que soit sa durée, cette visite vous éprouve. Vous allez revivre la traite négrière. Vous étonner de la présence d’une domestique noire derrière une grande bourgeoise de la ville, sur un tableau. Vous émouvoir devant deux tranches de pain noir conservées par une mère de famille, pour que sa fille s’en souvienne plus tard, avec ce mot : « le pain que nous mangeons en avril 1942 ».
« En réalisant ces nouvelles salles, explique Bertrand Guillet, directeur du musée, nous nous sommes toujours posé la même question : où, dans ces années sombres, est la lumière ? » Elle s’est glissée dans les objets du quotidien. Une chocolatière artisanale, une bassine à confiture réalisée avec des chutes. Elle est aussi dans la présence de Justes, ceux qui mirent leur vie en danger pour sauver des juifs. Ils furent sept dans la région nantaise. Ils étaient cette lumière, qui nous guide à travers le siècle.
Musée d’histoire de Nantes, au château des ducs de Bretagne. Du lundi au dimanche, de 10 h à 19 h. Tarifs : de 5 à 8 € ; gratuit pour les moins de 18 ans. Réservation sur www.chateaunantes.fr ou au 0 811 464 644.
Coup de cœur : Tout de suite maintenant
Sur l’affiche dessinée par Floc’h, Pascal Greggory, Isabelle Huppert, Julia Faure, Vincent Lacoste, Jean-Pierre Bacri et Lambert Wilson. Et tout devant, une fille avec une écharpe rouge : Agathe Bonitzer, qui joue le rôle de Nora (photo). Elle fait ses premiers pas dans la haute finance. Nora nous insupporte déjà avec son masque d’executive woman, aussi cordiale qu’un Powerpoint. C’est donc bien la fille de son père, Serge (Bacri), matheux plus aigri qu’un cornichon oublié dans son bocal. Bacri fait du Bacri, dites-vous. Erreur, car dans ce film le suspense tient à une affaire de sale caractère transmis. Et tout le film va consister dans le dévoilement des raisons de l’amertume du grincheux.
Bonitzer nous mène habilement à un amour commun entre Serge et le patron d’Agathe.L’amour en question boit trop et s’appelle Isabelle Huppert. A nouveau Huppert, qui éblouit encore. Stoppons tout, ne spoilons rien : juste dire que cette flamboyante distribution n’est pas que de la poudre aux yeux. Que l’image est magnifique. Que l’histoire est très morale. Qu’au bout de l’énigme il y a une lettre d’amour. Et tout cela en musique. Avec aussi une histoire d’arbre étrangleur, mais on vous raconte pas.
Daniel Morvan.
Film français de Pascal Bonitzer, 1 h 37, au Katorza.
mardi 21 juin 2016
Lucie, bien dans sa tête et ses baskets
Son verbe préféré c’est bouger. Sur les terrains de baskets, au conseil de la vie collégienne ou auprès de ses camarades de classe, Lucie, 1,62 m, est une suractive calme en polo rose. Un moteur de classe, pour parler « prof ». Sous ce terme, une avalanche de qualités, énumérées hier au rectorat de Nantes : elle est brillante (17,5 de moyenne), ce qui serait banal si cela n’allait pas avec la modestie, l’engagement, la fougue, l’altruisme…
Lucie n’est pas seulement celle qui lève le doigt la première, elle aime aussi aider ceux qui ont le plus de mal. Tout cela ajouté à la modestie et au plaisir de participer définit la « sportivité ». Quelque chose qui se rapproche de l’idéal humaniste : « mens sana in corpore sano ».
Discutez avec elle cinq minutes, pour voir : elle saute sur place, vous en feriez presque autant. Elle se souvient que petite, elle a visité l’Assemblée nationale. Qu’elle faisait partie du conseil des jeunes de Laval. Précise qu’elle ne fait pas que du basket, mais aussi du cross, de l’athlétisme, du handball, du foot et du basket en minimes.
Vous croyez peut-être que c’est assez ? Depuis 2 ans, elle participe au conseil d’administration de son collège. Avant-hier, elle assistait au match France Nouvelle-Zélande à Rezé. Ce week-end, elle fêtera son prix. Qu’elle dédie à sa CPE, Sandra Couturier, et à son principal qu’elle révère, Christophe Dhollande. « Il m’a appris la vie d’un établissement, on pense que c’est normal mais j’ai vu le temps qu’il faut pour décider d’une chose simple, comme d’ajouter des bancs dans la cour. Il m’a fait aimer son métier, et je veux devenir principal de collège. D’ailleurs, ça va vous paraître bizarre, les réunions, j’adore ça. » Le reste du temps ? Lucie fait du shopping. Et ses parents se reposent.
DM
Lucie Chauvelier fait partie des huit collégiens lauréats du prix de la sportivité décerné par la fédération des médaillés de la jeunesse et sports.
La cabine d'essayageophobie, ça se soigne
Aujourd’hui, jour des soldes, le soleil a permission de sortie. Vivent les cabines d’essayage, les tee-shirts à message. Non, pas à message. Car si vous avez lu le dernier Marie-Claire, vous savez que ça ne va qu’aux moins de 16 ans. Je n’aborde pas les soldes exactement sous le même angle que la fashion victim qui adapte son look aux exigences de l’essayage rapide. Préoccupation n°1: comment affronter le coup de chaud en cabine d’essayage. L'effet sauna. Une préparation physique s’impose : se coucher tôt la veille, petite demi-heure de pilates pour arriver zen devant les rideaux coulissants, vêtements faciles à enlever, pas de synthétique pour éviter les électrochocs de courant statique.
Mercredi sera un grand jour, celui du tee-shirt sans message. Pas bleu, plutôt corail, orange ou vert, s’il n’est pas trop tard pour vous. Et on ira travailler sa phobie des cabines d’essayage. On tentera des trucs pas possibles, le polo vert pomme avec des crocodiles, des pantacourts moutarde en élastomère, on explorera les limites de l’importable. On essaiera.
Cela veut dire entrer dans une cabine avec un polo orné d’un idiot pingouin rose, frôler le malaise, avoir des angoisses de gazage et sortir en pleine tachycardie, appeler sa mère à l’aide, réactions classiques. Espérer une simple marinière Armor Lux, un pantalon Glazik bleu ciel toute saison, comme un matelot du Belem, que vous porterez en sifflotant du Joe Dassin. Parce que s’il n’y a pas d’été, on peut quand même compter sur l’été indien, non ?
lundi 20 juin 2016
Scopitone 2016: la scène européenne et féminine en tête
scopitone.org
Maria Republica, meilleure création musicale 2016
Cette création a été produite par Angers Nantes Opéra (mais donné seulement à Nantes) et mise en mots par Jean-Claude Fall, dans une écriture d’opéra contemporain. Le prix de la critique professionnelle constitue une belle reconnaissance nationale pour Angers Nantes Opéra, distingué en même temps que deux opéras nationaux, ceux de Lyon et de Lorraine.
Les espoirs sont maintenant permis pour une reprise de cette œuvre donnée à Nantes en création mondiale, en avril 2016.
Enseignant réputé, François Paris François Paris (né en 1961) avait choisi pour son premier opéra un roman d’Agustin Gomez-Arcos, Andalou exilé en France depuis 1968 après avoir fui l’Espagne de Franco.
La partition, précise et exigeante, pleine de micro-intervalles et d’ondes vénéneuses, était jouée par les quinze instrumentistes de l’Ensemble orchestral contemporain de Daniel Kawka. S’ajoutait un flux électronique continu, tissé par le centre national de création musicale de Nice. Les voix des Solistes XXI étaient préparées par Rachid Safir.
Pour les parties solistes, Noa Frenkel mettait son impressionnant contralto au service d’une Révérende Mère pas très catholique. Dans le rôle sulfureux de la « putain rouge », la jeune soprano Américaine Sophia Burgos irradie un rôle-titre appris phonétiquement.
Gilles Rico installait sa mise en scène dans les claustras ajourés de Bruno de Lavenère, traversés par les lumières de Bertrand Couderc.
Le prix est décerné par l’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse qui regroupe 140 journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, française et étrangère.
Daniel MORVAN.
lundi 13 juin 2016
mercredi 8 juin 2016
Voyage à Nantes: une extension vers le Mont Saint-Michel
Le Voyage à Nantes (VAN) a déjà développé une « branche » dans le vignoble nantais, avec un parcours en un ou deux jours à la recherche des parfums d’Italie, vers les tuiles romaines et les pins parasols de Clisson, la villa toscane de la Garenne-Lemot, le canyon de Pont Caffino à Maisdon-sur-Sèvre… Le VAN a édité un plan guide qui donne le détail des lieux et des événements.
Un autre grand projet d’ampleur est la création d’une branche « Bretagne » s’appuyant sur Saint-Malo et le Mont Saint-Michel. Un poste a été créé pour développer cette extension : « Il s’agit de faire venir les touristes de l’Europe limitrophe et évidemment de Chine, explique Jean Blaise. Il importe donc que nous nous connections à la Bretagne, le seul nom qui parle à l’international, et que nous leur proposions un parcours breton. »
Ce parcours mènera les touristes (Chinois et Européens) de Nantes à Saint-Malo et au Mont Saint-Michel, sur un parcours jalonné d’installations réveillant des éléments de patrimoine. Cette proposition sera effective en 2017 et impliquera un important volet hôtelier. « Mais l’objectif demeure la promotion du tourisme nantais. » DM.
Beach House: dans la famille Legrand, la nièce
Victoria Legrand (Beach House) © DR |
S'il y avait un malentendu sur Beach House, groupe pour hipsters, il est levé. Au lugubre carrefour Stereolux, ce lundi 6 juin 2016, on avait peut-être encore dans les oreilles le son des albums : tempo mou, phrasé vaporeux et impression que le même morceau se répète de plage en plage comme quand on vous a oublié en salle de réveil, parce que tout le monde est parti. La surprise est d’autant plus grande que l’image trahit le son : mêmes coulis de guitares cassis et de claviers comme sur la radio-réveil Casio des années Dominique A, mais ne cherchez pas les palmiers en plastique, même ça vous sera refusé: le groupe de dreampop s’est transformé en quatuor séquestré par des skins en manque. Le rêve (si le mot a un sens) est toujours présent dans cette voix qui voudrait s’envoler, et Victoria Legrand n’est pas pour rien la nièce de Michel. La couleur dominante est le noir, le noir Stephen King de Misery, le noir Michel Ange. Une touffeur de cave à charbon dévastée par des drone suicide, dans laquelle Beach House enracine ses boucles, sous les franges obscures d'une pénombre rebelle. Il s’en faut d’un cheveu que cette pop ne bascule dans le tragique, du côté de Nico : musique de rêve, oui. Mais de ces rêves montent des visions intenses, torturées, terminales, qui ne sont pas pour les hipsters.
lundi 6 juin 2016
Annie Ernaux: L'écriture, c'est pour défaire les romans qu'on s'est fait (2016)
Annie Ernaux DR |
Mémoire de fille est le récit d’un d’une première expérience sexuelle : En 1958, Annie Duchesne a 18 ans. Elle rêve du prince charmant. Elle le rencontre. C’est une brute. Ses lectures romantiques ne l’avaient pas préparée à ça.
Qui était-il ? Un blond costaud avec déjà un peu de ventre, moniteur chef de la colonie de vacances où Annie, jeune bachelière « éblouie par sa liberté nouvelle », débarque. « À l’époque, explique Annie Ernaux, dix ans avant 1968, les filles n’avaient aucun moyen de savoir comment se passe un acte sexuel. Je n’avais en tête que la nuit de noces des Misérables. Et je tombe dans la sauvagerie d’un désir masculin non refréné. Comme si c’était naturel de se comporter ainsi. Je ne saurai jamais ce que ce garçon pensait, tellement ça lui semblait évident. »
Annie Ernaux continue de peser chacun de ses mots. Non pas pour forger des romans, mais pour défaire les romans dont nos vies sont faites. « Oui, les romans, c’est dans la vie qu’on se les raconte ; l’écriture sert à les défaire. » Voilà pourquoi Ernaux aime les traces écrites, ses journaux, lettres retrouvées : elles sont les preuves concrètes d’un passé qu’on aime mieux oublier.
Annie Ernaux ne renie pas l’été 58, où elle oscillait entre Brigitte Bardot et Blaise Pascal, mystique et délurée. Elle croit vivre une passion, elle est ravalée au rang d’objet sexuel, ce qu’elle découvrira en lisant Simone de Beauvoir. Elle devient objet de mépris. On la traite de prostituée. Ce trauma l’a projetée violemment dans la dimension de l’écriture, parce qu’elle est l’outil de la vérité.
Mais après cet été 58, son corps entre en glaciation. Elle décide de devenir intouchable, inaccessible. Elle devient un symptôme : Annie Duchesne n’a plus ses règles à son retour de la colonie. Aménorrhée inexpliquée. Boulimie. Kleptomanie. « Annie qu’est-ce que ton corps dit ? », elle se souvient du calembour. Son corps va le dire et le répéter pendant deux ans, ce sentiment d’être retirée du rang des femmes, cette humiliation.
« Ce livre était celui que je devais coûte que coûte écrire. Je voulais répondre à la grande question : pourquoi suis-je inadaptée au réel ? » Inadaptée ? Oui, elle l’est, cette belle jeune fille programmée par sa mère « à ne rien faire », à ne jamais se livrer à une occupation féminine, faisant « mauvais ménage avec le ménage. L’écriture est une justification de vivre, j’ai donné très tôt ce sens-là à ma vie. »
L’histoire de la « fille de 58 », elle l’a enfin écrite droit devant sans se retourner, parlant d’elle comme d’une étrangère, collectant les faits bruts dans sa mémoire : deux savonnettes, des mots écrits au rouge à lèvres, le 45 tours d’Only you… Des choses qui attendaient d’être écrites et d’entrer dans un grand livre.
Daniel Morvan.
archive 2016
Annie Ernaux : Mémoire de fille, Gallimard, 152 p., 15 €.
Rencontres : mardi 14 juin 2016 à La Galerne (Le Havre), le 17 juin chez Durance (Nantes) et le mercredi 29 juin chez Dialogues, Brest.
jeudi 2 juin 2016
CGT et anarchistes pulvérisent la fête des jeunes patrons à Nantesana
Le dialogue impossible entre anarchie et patronat |
Salle des pas perdus, les nez rouges règnent |
Philippe Pozzo di Borgo était l'invité d'honneur |
Ce devait être un "moment magique" pour 500 jeunes dirigeants d’entreprise (CJD). Autour du thème «c’est dans ta tête », une soirée privée les réunissait hier soir autour de Philippe Pozzo di Borgo. L'inspirateur du film Les Intouchables venait témoigner sur "l’importance des fragilités humaines dans la construction de tout projet": on ne fait rien de grand qu’avec des faiblesses surmontées.
La CGT spectacles est venue donner sa version du surpassement de soi en désorganisant la soirée. «C’est à pleurer », déplore un médecin, proche de Philippe Pozzo di Borgo, devant le théâtre Graslin. Les cégétistes (une bonne trentaine) occupent le hall de Graslin: soirée annulée.
« Et dire qu’il n’y a pas une télévision pour montrer ça, c’est une honte », peste une chef d’entreprise, dégainant son Iphone pour immortaliser un déchargement de packs de Kro. Opération qui n’est pas imputable à la CGT, mais à un groupe logistique de « radicaux » qui se sont greffés sur l’événement.
« Pas d’accord avec les packs », lâche nerveusement Martine Ritz, de la CGT Spectacles. « trop tard, analyse un camarade, ils sont dans la place. La direction de l’opéra s’est débrouillée comme un manche, on aurait pu les éviter. Maintenant, j’ai un peu peur pour Graslin.»
Si la place est le miroir urbain de son théâtre, avec sa forme circulaire, le hall ressemble à une scène. Sur cette scène, les jeunes anarchistes commencent à se servir dans les centaines de tote bags, contenant de menus cadeaux de bienvenue, stylos ou friandises. Ce n’est pas vraiment une prise de la Bastille. D’ailleurs tout le monde l’aime, ce brave théâtre Graslin, la maison de Mozart et de Chostakovitch: ils ne sont pas là pour lui mais pour les gens bien habillés qui les regardent maintenant d’un air sévère. « Les patrons, nous on va les aider à se surpasser. En écoutant nos revendications. Ce soir, ils sont un peu moins intouchables.»
Daniel Morvan.
Les clowns de la CGT bloquent le théâtre Graslin.
mardi 24 mai 2016
Mai 69
C'est LE livre que je voulais écrire. Mes deux premiers ouvrages étaient une sorte d'apprentissage à l'écriture. Celui-là, je l'avais en tête depuis des années. Il est dédié à ma mère qui est décédée à 53 ans. Je lui avais fait la promesse de devenir un écrivain du peuple, comme le Finistérien Per-Jakez Hélias ou le Briochin Louis Guilloux.
L'histoire de Tristan, c'est un peu la vôtre ?
Oui, il y a des similitudes. C'est l'histoire d'un gamin, fils de paysans, qui est le témoin d'une collision inouïe entre deux mondes : d'un côté, l'intelligentsia parisienne qui vénère Mao et qui veut aller sur le terrain, en Bretagne, pour se frotter aux réalités quotidiennes du peuple. De l'autre, une paysannerie elle-même en pleine révolution. Mais c'est aussi l'histoire d'un adolescent des campagnes reculées qui découvre l'amour avec Judith, une jeune Parisienne. Ou encore l'histoire de la langue bretonne qui recule face au français et à l'anglais. Du modernisme qui pénètre dans le Far-West breton...
Ce n'est pas un livre de « rétro pleurnichage » ?
Absolument pas. Ce n'est pas non plus un livre sur les paysans. Mais c'est un livre qui raconte les paysans à une période charnière, où ils s'ouvrent sur le monde. Comme je l'écris quelque part, je ne fabrique pas du pittoresque. C'est un roman qui se déroule en mai 69, un an tout juste après l'autre mai, en Bretagne.
La partie la plus originale de votre livre raconte cette découverte du monde rural par les militants maoïstes en 1969. Pour évoquer cette période, vous avez beaucoup travaillé les archives ?
J'ai fait une enquête de terrain sans tomber dans le reportage pur et dur. J'ai rencontré des auteurs comme Jean Claude Pinson (Drapeau rouge) qui ont vécu cette période. J'ai enregistré le témoignage de mon père qui les a accueillis. J'ai lu quelques bouquins. Il a même fallu que je retrouve un Larousse de l'époque où Mao n'était encore qu'un simple philosophe.
La couverture du livre est très originale... Elle fait penser à une œuvre d'Andy Warhol...
Avec l'équipe des éditions du Temps, on a travaillé sur l'habillage du livre. Le format est original. On a mis quatre projets de couverture sur Facebook. Une trentaine de personnes ont été consultées : des graphistes, des artistes, des écrivains, des journalistes... Et c'est après cette consultation que nous avons choisi Le ramassage des pommes de terre, une illustration des peintres finistériens du Hangar't.
Une nouvelle façon de travailler pour un écrivain ?
Mai 69 est un véritable travail d'équipe. Avec les éditions du Temps, j'ai découvert d'autres facettes du métier d'écrivain. Tout ce qui touche à la diffusion. J'ai notamment rencontré le représentant des éditions du Seuil qui diffusera mon livre à Paris. Il est pointu au niveau commercial. Mais, à ma grande surprise, il pourrait aussi parler littérature sur France culture.
Recueilli par Joël Bigorgne
Mai 69, éditions du Temps, 207 pages, 13€.
Svadba, veille de noces au village universel
Sept moments de la vie d’une future mariée aux joues roses, entourée de ses amies. Pas de place pour autre chose que la grâce pure dans ces cinquante minutes de chant a cappella : Svadba (mariage en serbe) est un opéra de chambre qui suit les étapes d’un « enterrement de vie de jeune fille ». Cet opéra sans instrument, créé en 2011 au Berkeley Street Theatre de Toronto, réunit les voix de six femmes qui chantent et dansent avec la future mariée. Entre tradition et avant-garde, Ana Sokolovic reconstitue en petits tableaux les épisodes de ces adieux joyeux (mais secrètement mélancoliques) aux comptines de l’enfance : bain, coloration des cheveux au henné, jeux et disputes des jeunes filles. Le naturel de ce conte d’une nuit d’été, porté par des textes dialectaux, est un vrai tour de force vocal, entre stridences et mélopées, lyrisme et danses sur des rythmes complexes.
Ana Sokolovic, compositrice serbe vivant au Canada, mêle les échos folkloriques des Balkans à ses propres inventions, comme dans la scène où deux camps s’affrontent en se lançant des lettres de l’alphabet comme des insultes. La tradition serbe est cependant tenue à distance, tant dans les danses que dans les mélodies : c’est une veille des noces au village universel, portée par des rythmes palpitants qui mènent Milica jusqu’au seuil de sa maison.
D. Morvan
Mardi 24 et mercredi 25 mai 2016 à 20 h au théâtre Graslin, Nantes.
Angers Nantes Opéra: Les abonnés paieront bientôt plus cher
L’adjoint à la culture de Nantes David Martineau annonce une nouvelle politique tarifaire : les abonnements sont un privilège qui se paie.
L’opéra passe pour une culture élitaire. Qu’envisagez-vous pour le démocratiser ?
Le budget de l’opéra est de 10 millions. Quand autant d’argent est engagé, on ne peut pas se satisfaire d’un public d’habitués « accaparant » cette manne. Comme le Grand T, qui va limiter l’accès des abonnés, nous allons changer de politique tarifaire : l’abonnement sera plus cher, car il sera considéré comme un privilège. Cela ne va pas se faire à la saison prochaine, mais fera partie du cahier des charges de la nouvelle direction de l’ANO, après le départ en retraite de Jean-Paul Davois.
L’opéra ne peut-il donc se financer seul ?
C’est une critique qu’on entend souvent à gauche : pourquoi subventionner l’opéra ? Mais sa billetterie ne couvre que 15 % du budget total. S’il coûte cher, c’est parce qu’il y a du monde sur scène. L’ANO est aussi le plus gros employeur culturel de la région après l’ONPL. Une grande métropole a besoin d’un opéra, elle doit à la fois diffuser le répertoire et développer des créations. Nous ne sacrifierons rien, qu’il s’agisse d’action culturelle, de coproductions, de créations, de spectacles hors les murs… Nous menons actuellement un audit pour nous assurer que la maison est en ordre de marche, afin de développer encore le second volet de notre action : l’ouverture à de nouveaux publics. Il faut cultiver la capacité de Graslin à surprendre, à conquérir des non-initiés, comme c’est le cas avec le spectacle Histoires sacrées.
Allez-vous obtenir le label d’opéra national ?
C’est un objectif, et l’ANO colle parfaitement aux critères. Encore faut-il que l’État suive. Or l’État ne verse que 1,17 million, soit le centième de ce qu’il accorde à l’opéra de Paris. Le sujet le plus important est d’être satisfaits de notre maison lyrique, et de bâtir un nouveau projet avec Angers, pour les dix prochaines années.
Angers Nantes Opéra, la saison 2016-2017 est avancée
Angers Nantes Opéra présente sa nouvelle saison 2016/17. S’y côtoient œuvres du répertoire, créations et spectacle jeune public.
« Angers Nantes Opéra est considéré comme le meilleur rapport qualité-prix des opéras nationaux », n’hésite pas à affirmer Jean-Paul Davois, directeur d’Angers Nantes Opéra (ANO). La « maison lyrique » de Nantes et Angers ne se contente pas d’accueillir des spectacles clefs en mains. C’est bien un lieu de création, d’approches nouvelles du répertoire : les succès récents de Don Giovanni et de Maria Republica l’ont montré au cours de la saison qui s’achève.
Jean-Paul Davois, qui prépare son départ fin 2017, s’attache chaque année à mettre en œuvre un service public de l’opéra, entre audace et formation des nouveaux spectateurs. La saison 2016-2017 s’engage sur une œuvre colossale, dans sa version de concert : Lohengrin. Un drame musical de quatre heures qui mettra en valeur l’orchestre régional, dirigé par Pascal Rophé, à la Cité des congrès.
Eloge de la contrainte créative
En septembre et octobre, la rentrée au théâtre Graslin permettra de découvrir une création nantaise, La guerre des théâtres. Ce texte de Françoise Rubellin, spécialiste du théâtre forain, raconte le conflit entre la Comédie française et les théâtres sur tréteaux, qu’elle voulait faire interdire. Ce qui suscita une floraison de contournements astucieux de la censure royale. Créée à l’Opéra comique de Paris, cette « guerre » est un éloge de la contrainte créative.En octobre, Offenbach tient l’affiche, avec Orphée aux enfers. Une féerie en deux actes coproduite par les opéras de Nancy et de Montpellier. Le jeune public découvrira ensuite la version lyrique d’une bande dessinée fondatrice du début XXe siècle : Little Nemo, l’enfant rêveur, aux prises avec les terreurs nocturnes du monde de Slumberland.
« Le Little Nemo de David Chaillou est devenu adulte, raconte Jean-Paul Davois, et pratique l’évasion fiscale. C’est un opéra sur l’enfance perdue, qui montre au jeune public la réalité du monde où il va vivre. »
Retour de Mozart avec Les Noces de Figaro
Mars 2017, On retrouve le tandem des metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser, pour une nouvelle production des Noces de Figaro, de Mozart. Jean-Paul Davois ne tarit pas d’éloges sur ces metteurs en scène, « sans doute parmi les cinq meilleurs metteurs en scène d’opéra au monde, qui ont réussi le tour de force d’être acclamés à la Scala de Milan, où l’on est plus souvent hué. »Mozart a transformé la pièce à succès de Beaumarchais (Le mariage de Figaro) en opéra italien, sous la plume de Da Ponte. Succès européen immédiat, qui ouvrira la voie à Don Giovanni.
Et en clôture de saison, l’ANO inscrit une recréation d’un opéra d’Antoine Dauvergne, revu et recomposé par le contemporain Gérard Pesson : La Double coquette. Isabelle Poulenard tient le rôle principal de ce divertissement, joué par l’ensemble Amaryllis d’Héloïse Gaillard. L’art de «restaurer» un opéra de cour et de lui rendre, grâce à quelques rajouts, toute sa modernité.
Daniel MORVAN.
Abonnements individuels avec au moins une place Premières (160 €) dès le vendredi 27 mai 2017. Abonnements pour 4 spectacles : dès le samedi 4 juin. Au théâtre Graslin, place Graslin. De 5 € à 60 €.
Et par internet, le mercredi 1er juin dès 10 h, pour au moins 4 spectacles : www.angers-nantes-opera.com
David Martineau, adjoint culture Nantes, et Laurence Garnier, conseillère régionale |
Jean-Paul Davois, directeur de l'ANO, et Dominique Prime, sous-directeur |
vendredi 13 mai 2016
{archives} Célia Houdart: Les merveilles du monde (2007)
{Archives} Gondry filme Chomsky
Uun film « bien perché ». Il est d'ailleurs aussi question d’arbres dans Conversation animée avec Noam Chomsky, film sur l’origine du langage. Sur la manière dont les idées se forment, dont les concepts rencontrent le monde et ses objets. Et finalement sur les prodiges du cerveau humain, qui continuent d’étonner le philosophe Noam Chomsky, au centre de ce film documentaire dont 80 % des images sont animées.
Le spectateur sort étourdi d’un maelström de lignes, d’acrobaties graphiques et verbales, de naïvetés très travaillées. L’accent anglais exécrable de Gondry, les coq-à-l’âne incessants bloqueront des spectateurs. Ce film fourre-tout et foutraque est cependant un très bel hommage à Noam Chomsky, ancienne vache sacrée de la linguistique, devenu le vieil anar qui dérange la droite comme la gauche américaines.
La rencontre des deux hommes ? Un rêve de Michel Gondry, réalisateur français de Eternal Sunshine of the Spotless Mind (film préféré de Mathilde) ou de L’Écume des jours. Il rêvait de ce documentaire à l’ancienne sur l’américain Noam Chomsky, écrivain engagé.
Muni d’une bruyante caméra à pellicule (une antique Bolex), Gondry filme son entretien avec Chomsky, illustrant la conversation de dessins animés sur papier, d’une manière artisanale et, faut-il l’ajouter, très gracieuse. Il improvise sous nos yeux une traduction graphique des entrelacs intellectuels de son interlocuteur. Il en dévoile aussi un versant intime et secret, entre l’évocation de l’antisémitisme qu’il subit dans son enfance, sa formation, le souvenir bouleversé de son épouse Carol (morte en 2008) : un film atypique, formidablement vivant, stimulant, humaniste et donc promis à une carrière confidentielle.
Daniel Morvan
Conversation animée avec Noam Chomsky(Is the Man Who Is Tall Happy?: An Animated Conversation with Noam Chomsky), documentaire d'animation réalisé par Michel Gondry, 2013
mardi 10 mai 2016
Baden Baden: sexe, mirabelles et bricolage
Elle oublie de rendre la Porsche de la production, se ballade en marcel et sa grand-mère est Claude Gensac, la femme de Louis de Funès dans les Gendarme de St Tropez. Là, c’est pas St Trop’ mais Baden Baden, enfin dans ses rêves… Quand sa mamie est hospitalisée, la chauffeur de stars décide de lui offrir une station thermale à domicile, ou disons, de lui refaire sa salle de bain. Gracieusement maladroite, elle gère elle-même le casting de son chantier, alpaguant un bricolo intérimaire, recrutant un carreleur peu sensible à son charme de garçonne. Des dialogues qui fusent, mode enfants du paradis, des amours copains et un peu braques, la présence distraite et intense de Salomé Richard: un merveilleux premier film frontalier de l'Alsacienne Rachel Lang. Sexe, mirabelles et bricolage, elle a déjà tout d'une grande.
Daniel Morvan.
1h34, sorti le 4 mai 2016. Vu au Katorza (Nantes).
lundi 25 avril 2016
Carnets de notes: le plus beau roman de Pierre Bergounioux?
Mais pourquoi écrire son journal ? A la recherche de quel mystère? "Le Corrézien de Gif-sur-Yvette" répond à la question dans sa première note, le mardi 16 décembre 1980 : «Parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre à cinq années teintés grossièrement dans la masse. »
Comment le lire?
Et pourquoi le lire? Je me pose cette question dix ans après, en revenant sur la présente chronique, écrite alors que l'ouvrage venait de sortir, en 2006. Et que sa dimension d'événement littéraire n'avait pas encore éclaté. Pourquoi, mais aussi comment le lire? Quels transversales, quelles lignes de crête, quels défilés, quelles pistes balisées suivre dans 1000 pages de vie écrite au plus près de l'existence matérielle, sans jugements, qui tiennent le monde à distance, n'évoquent l'actualité qu'avec retard?J'y reviens en 2016 après une soirée entre amis, où il fut question du livre. Les Carnets ont leur fanclub, ils offrent à leurs lecteurs une singulière familiarité avec cet homme à la volonté surhumaine, ses chagrins, ses doutes, sa mélancolie et son refus du divertissement.
Dans une courte première mouture, j'avais gardé pour moi l'élément le plus sombre de cette décennie, pour l'auteur. J'avais réglé ma focale sur la vie débordante du «monde rieur», les presque-rien qui composent l'ordinaire de l'auteur. Je n'ai même pas osé aborder la tragédie familiale cachée dans ce livre, ne trouvant pas les mots justes, préférant m'amuser de ce que l'activité de l'écrivain y soit rejetée aux marges, par exemple dans la mention des premières lignes du premier roman jetées au dos d'une facture de vidange. Il est passionnant de voir comment l'écrivain ne dit mot de son oeuvre, s'en tenant à ses manifestations profanes et au rituel des levers matinaux; aux lectures, aux insectes, aux maladies. Mais le "diary" du romancier est aussi un roman secret. En 1986, le coma du beau-frère Norbert change la nature du journal intime: "Ninou nous raconte l'accident, le saut inconsidéré de Norbert par-dessus la crevasse, la glace, de l'autre côté, sur laquelle il glisse. Il découvre l'abîme, sous lui, se retourne, échange, avec Ninou, pétrifiée, un dernier regard, d'épouvante, puis tombe, heurte la paroi, rebondit, roule, inerte, au fond du gouffre où il s'arrête enfin." Le récit de ces jours d'angoisse s'infiltre ainsi dans la chronique quotidienne, qui demeure imperturbable: "Matin tiède, splendide. J'extrais Hegel". L'extraction consiste dans la lecture matinale, approfondie, plume en main, des grands philosophes. "Pas de la rigolade", commente un de ses amis qui l'a vu se lever aux matines pour plonger dans Kant.
Le bonheur océanique
La vie est ainsi faite qu'elle compose avec l'insignifiant et avec le tragique, nous plaçant dans ce terrible entre-deux, à mi-chemin entre une facture de garagiste et les tentatives vaines pour ramener un homme à la conscience.Et j'en reviens à ma chronique: Nous sommes à ras d'existence, au cœur de l'énigme de vivre, là où ça se passe. Les coléoptères, la vieille R18 qui claque son joint de culasse, tout est là, sans pourtant que le regard ne perde l'horizon d'universalité : « Le bonheur océanique, indicible, d'autrefois palpite faiblement dans le jardin. Vivre est un déchirement. » Et s'il écrit, c'est pour jeter un peu de lumière sur sa propre vie, donner du sens aux instants d'insouciance, comme lorsqu'il se revoit adolescent pêchant à la ligne : « J'ai eu ces heures, sur la Dordogne, et puis j'ai découvert, à dix-sept ans, qu'il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j'ai cessé de vivre. » De sa Brive natale à l'École Normale Supérieure, Bergounioux déniche ce dont il n'avait pas mesuré la grâce tremblante, et y trouve sans doute, comme nous lecteurs, le bonheur de l'après-coup. Ceux qui ont lu tous les livres de Bergounioux pensaient alors que celui-ci était son plus beau.
Daniel Morvan
Carnets de notes, Verdier, 960 p., 34 €.
[Archives] Quand Ernst Jünger traduisait Guy Môcquet en allemand
En 1941, le gouverneur militaire de la France occupée, hostile aux exécutions d'otages en représailles, confie à Ernst Jünger, officier de son état-major, la tâche de rédiger un rapport pour les temps à venir sur la lutte contre les ordres sanglants d'Hitler. Cette hostilité n'était pas foncière, devait ensuite découvrir Jünger, mais fut dictée à Otto von Stülpnagel (le gouverneur allemand) par des considérations pratiques de productivité et de gestion: "les industries fourniraient d'autant plus que les choses iraient sans accroc dans ce pays". La rédaction du mémorandum est décidée par le gouverneur allemand après les attentats de Nantes et Bordeaux les 20 et 21 octobre 1941. Ayant accès aux lettres des fusillés de Chateaubriand, Jünger décide de les traduire et de les inclure dans son rapport. "Cette lecture m'a ému pour une raison particulière, écrit l'auteur. J'avais annexé à mon rapport la traduction des lettres dans lesquelles les victimes nantaises disaient adieu à leurs proches, juste avant de mourir. Ces pages reflètent la grandeur à laquelle atteint l'homme lorsqu'il a renoncé à toute volonté, abandonné tout espoir. D'autres signaux sont alors hissés. La peur et la haine s'effacent; et ressort l'image impolluée de l'homme. Le monde des assassins, des vengeurs féroces, des masses aussi aveugles que leurs maîtres sombre dans les ténèbres; une grande lumière émet déjà ses premières lueurs." Bien au-delà des proses parisiennes de Jünger, dont certains passages restent controversés, la traduction des lettres d'otages par Jünger semble bien relever d'un geste politique. Un geste sans doute plus significatif que la lettre même du rapport de Jünger, qui se sent moralement tenu à la plus grande réserve dans cet exercice d'un rapport d'état-major contre les exécutions, réalisé par un officier de la force occupante. Jünger dit cependant que les condamnés de Chateaubriant et Nantes "ont été remarquables par le calme et la fermeté de leur attitude", et exprime ensuite en termes nets sa condamnation: "L'attentat contre le Feldkommandant Hotz revêt une importance particulière dans la mesure où il est lié à un changement de méthode décisif. Bien au-delà, on peut y associer une réflexion systématique quant à la question de savoir s'il offrait un sens de persévérer dans cette direction qui donna naissance à une modification profonde de la relation entre les troupes d'occupation et le pays vaincu, et même entre les deux peuples." La traduction en allemand, dans ce recueil qui contient toutes les lettres des otages de Nantes, de dix lettres inédites (absentes des éditions françaises), est une manière de recevoir l'hommage de l'officier Jünger à ceux dont il salue la grandeur.
Oui, un allemand a traduit Guy Môcquet et les autres lettres d'otages, dans sa langue, en 1941.
D.M.
Ernst Jünger: Sur les otages, avec une préface de Volker Schlöndorf. Les Belles lettres, 168 pages, 17€.