vendredi 30 septembre 2016

Elle apprend à lire pour tenir son propre rôle: esclave



Véronique Solo-Mendès est née au Congo il y a 60 ans. Agent de propreté à Saint-Nazaire, elle a appris à lire le français pour monter sur scène - sa fierté. Elle jouera un rôle d'esclave dans une pièce d'Arthur Miller. Le plus dur était d'apprendre les répliques. Incarner ce rôle? Pas compliqué, quand on a été soi-même esclave.


"Jouer une esclave? Facile, je l'ai été, enfant"



Apprendre à lire le français pour tenir son propre rôle sur une scène ? Ce serait la preuve d’une passion bien chevillée. Mais l’apprentie comédienne n’est pas sortie du cours Florent. Elle est agent de propreté à Saint-Nazaire. Elle n’a jamais connu l’école : orpheline, elle a passé son enfance à faire le ménage. Aujourd’hui, elle brûle les planches avec un rôle de domestique serve qu’elle maîtrise parfaitement : celui de Tituba, dans Les Sorcières de Salem. Une pièce d’Arthur Miller, et un peu la sienne aussi.

Qui est Véronique Solo-Mendès ?
Une découverte de Pierre Reipert, directeur de la compagnie « Astrolabe 44, arts de la scène et lien social ». Cette compagnie travaille régulièrement avec le Secours populaire.
L’Astrolabe cherchait une comédienne noire pour sa nouvelle pièce. Pierre Reipert lui propose de jouer le rôle d’une asservie. Elle répond oui avec enthousiasme.
« Elle nous a expliqué qu’elle serait heureuse de montrer qu’elle pouvait faire autre chose que ramasser les papiers gras au sol, explique Pierre Reipert. Seulement, elle ne savait ni lire ni écrire. Mais il lui fallait bien lire son rôle, elle a donc appris à déchiffrer un texte en français, pas à pas, grâce à un atelier du Secours populaire. En un an et demi, elle a appris à lire de façon fluide. Et à monter sur scène : c’est sa grande fierté ».

Véronique joue Tituba, esclave d’une famille puritaine qui va la dénoncer comme sorcière. "Je n'ai aucune difficulté à jouer une esclave, puisque c’est ce que j'ai été, enfant". La compagnie Astrolabe 44 pense déjà à elle pour une autre pièce. Un personnage comique à l’opposé de son premier rôle : elle serait une tyrolienne blonde et un brin xénophobe.


Daniel Morvan.

 

Mercredi 12 octobre, à 20 h 30 au Théâtre de Verre, à Châteaubriant. Samedi 5 novembre, à 20 h 30 et dimanche 6, à 15 h, salle des fêtes du Croisic. Le 23 janvier 2017, à la MJC Saint-Exupéry, à La Baule. Les 10 et 12 février, Espace Renaissance, à Donges. Réservation au 02 40 53 75 62.

mercredi 21 septembre 2016

Stratégie pour deux jambons: de l'art et du cochon

« Stratégie pour deux jambons », monologue philosophique d’un porc avant son abattage, était recréé en octobre 2016 par deux Nantais: Solenn Jarniou (mise en scène) et Didier Royant (comédien). Une "pièce-culte" ravivée par les préoccupations contemporaines sur la souffrance animale.


Didier Royant et Solenn Jarniou raniment ce succès des années 80



Stratégie pour deux jambons, c’est de l’art ou du cochon ?
D.R. C’est un cochon seul en scène, qui médite sur son existence, quelques heures avant d’être abattu. De l'humain il ne connaît que le porcher. Stoïque, il attend l’équarrisseur « d’un pied ferme et le cœur léger ». Raymond Cousse, son auteur, était né dans une famille bretonne venue travailler en région parisienne. Influencé par Beckett, il a écrit et joué ce texte. Il fut créé avec un immense succès en 1979. Le souci de la souffrance n’était pas absent des esprits à cette époque, mais le sujet de la pièce est surtout l’acceptation par le cochon de son destin tragique, de la naissance au pâté.

Vous avez taillé dans le gras?
D.R. On ne vise surtout pas la drôlerie, on n’insiste pas trop sur les calembours (« qui vivra verrat, disait mon père »). Mais on cherche l’émotion et la sincérité totale. Oui, on a taillé dans le gras du texte, en pensant au public de 2016, qui est un gros zappeur. On ne fait plus de cadeau, 10 minutes de trop et le spectateur est perdu. Donc on déborde à peine l’heure de spectacle, concentré sur les 4 m2 d’une porcherie. Peu d’accessoires : on garde le plus important, le seau.

C’est le discours de la servitude volontaire pour les cochons, cette pièce ?
D.R. Oui, ce cochon aime ce qui lui est imposé. La lutte des classes, c’est pour les tocards, lui, il n’a qu’un objectif, atteindre 120 kg en 210 jours, et ne pas gâcher le boudin… Il milite pour la production de jambon de qualité. Et il sait qu’il ne restera rien de lui, puisque dans le cochon, tout est bon…

Vous avez ciblé les producteurs de porcs dans vos invitations ?
S.J. Oui, bien sûr ! C’est un spectacle autoproduit et nous ne devons négliger aucun public. Nous invitons tous les diffuseurs, notamment ceux de l’ouest et des Côtes-d’Armor ! Ce regard, qui n’est pas un pur réquisitoire, peut les intéresser.
Pas très rose, dites, cette vie de cochon...
Ce spectacle, ce n’est pas une heure de souffrance. Il devrait même être agréable à regarder.


Daniel Morvan.


mardi 20 septembre 2016

Florence Seyvos, Scènes d'enfance



La jeune Suzanne se souvient avoir passé ses vacances dans une demeure mystérieuse près d’un lac, unie à son frère Thomas par un lien très fort, fait de mystère et de peur du vide. Les souvenirs sont hantés par des figures adultes : Un maître d’école sadique, une grand-tante un peu lunaire, une cousine tyrannique qui joue avec un revolver. Et tout le reste : Un tableau représentant Ariane et son fil, la vase visqueuse du lac sous les pieds, les sévices et le désir de croire…
Dans son précédent roman, Le Garçon incassable, Florence Seyvos racontait l’histoire d’un enfant fragile, mais aussi agile que Buster Keaton. Cette fois, la scénariste de Noémie Lvovsky (Camille redouble) voit le monde dans la loupe grossissante de la sensibilité enfantine.
Cette histoire, on l’aime pour son climat d’adolescence effrontée, qui explore le monde par son versant étrange : la mère de la fillette lui apprend à jouer à la poupée, dont le mécanisme se détraque. Son père, lui annonçant son divorce, lui semble « un homme politique en difficulté ». Suzanne sonne les cloches de l’église, soulevée dans ses collants blancs. Scènes belles comme le monde vous semble à douze ans, enregistré à jamais depuis les coulisses de l’enfance.
Daniel Morvan.
Florence Seyvos: La sainte famille. Editions de l’Olivier, 174 pages, 17,50€.

Survivre au Jardin des Plantes, c'est possible!



Alors que le téléspectateur des « reality shows » se repaît des supplices d'aventuriers pour de rire, nous avons beaucoup mieux au coin de la rue. Inutile de s'enduire de boue ou de manger des mygales : un ticket de tramway suffit. Laissons donc les crocodiles manger Aurélie, la candidate de Koh Lanta... et partons pour le Jardin des plantes ! Une vraie corne d'abondance. Et aucune raison que les grives soient les seules à se gaver de ces fruits magnifiques dont la raison première n'est pas l'ornementation.
« Un Jardin des plantes n'est pas conçu comme un garde-manger, explique Romaric Perrocheau, directeur du lieu, mais c'est un aspect passionnant de la botanique. »
Dans ce genre d'endroit, le mieux est d'observer ceux qui y travaillent, les jardiniers. Sous leur gouverne, avec toute la prudence voulue, votre naturel de cueilleur revient au galop... Dans le respect des pelouses !
Le butia (palmier abricot). Un palmier résistant au froid (il ne gèle qu'à - 10°) que l'on trouve dans les pampas d'Amérique latine. Les fruits du butia (ou palmier abricot) arrivent en ce moment à pleine maturité. En Amérique latine, on en fait du vin de palme. Délicieux frais (la pulpe sucrée entoure un gros noyau, comme celui des litchis, que l'on peut facilement faire germer). Situation : près des serres du Jardin des plantes.
Cognassier sauvage. Rubrique sans objet, tous les fruits ayant été déjà prélevés par les amateurs de confitures de coings.
Kaki. Impossible de passer à côté, tant l'arbre chargé de fruits est spectaculaire ! Le fruit du plaqueminier est sans conteste la grande star du moment au Jardin des plantes. L'œil est attiré par le port majestueux de cet arbre subtropical. Et surtout par ses fruits d'un rouge vif, proche de celui du sorbier.
Les fruits sont de la taille de tomates et ne se cueillent pas encore. Il faut attendre, pour le consommer, que le kaki soit très mûr, lorsque son épiderme se décolore et qu'il se ramollit. Pour activer son mûrissement, le ranger avec une pomme.
Très sucré, il se mange nature, à la petite cuiller ou en sorbet. De nombreuses recettes existent sur Internet (chutney, purée pour accompagner le filet de canard...). A noter qu'il existe aussi un petit kaki dont la maturité est plus avancée (il se déguste sur place, choisir les fruits blets).
Églantier (cynorrhodon). La baie (le vulgaire « poil à gratter ») de cette rosacée ne se consomme pas entièrement. On ne mange que la base du fruit, sucrée et légèrement astringente. Très riche en vitamine C. Dans le carré des rosacées, angle nord du jardin.
Pomme sikkim. De la famille des pommiers sauvages, son fruit se consomme comme le néflier, ramolli et presque blette (se méfier des épines). Contre le mur Est.
Cornouiller mâle. On l'appelle aussi mimosa du causse, en raison de sa belle floraison jaune vif. Il produit des fruits à noyaux, rouges et très acides. Peu comestible en l'état, la cornouille permet de faire de succulentes gelées. Au bas du jardin.
Hovenia dulcia (raisinier de Chine). Autre vedette du jardin (au nord-ouest, non loin de la porte Clemenceau), ce bel arbre porte des fruits insoupçonnables. Après avoir libéré ses parfums à la floraison en juillet, l'hovenia (siku au Japon) développe un fruit minuscule : la partie comestible est en réalité la tige de ce fruit délicieux et baroque, entre raisin et poire.

  • Christian Marchand, jardinier, déguste la tige du raisinier de Chine.

vendredi 26 août 2016

Chirurgie de guerre le 14 juillet à Nice

Chirurgie de guerre au CHU Pasteur

Témoignage d'un chirurgien orthopédique, traumatologiste chef de clinique au CHU Pasteur 2 Nice.



Le soir du 14 nous étions à la maison, avec des amis, également médecins. Je reçois un coup de fil annonçant un attentat et le lancement du plan blanc. Nous confions notre jeune fils à une amie, et partons. Au CHU, tout le monde est là, les internes, les externes, les étudiants, par besoin d'être utile. Nous avons formons deux équipes: l'une pour accueillir et trier les blessés, l'autre pour opérer. Nous avons créé pour chacune des 18 salles du bloc une équipe complète, avec un chirurgien orthopédiste, un autre viscéral, un anesthésiste, des infirmiers et des internes. En une demi-heure nous organisons une chaîne humaine très efficace. A l'arrivée des premiers blessés au CHU, le personnel est choqué: les hématomes faciaux, les membres arrachés provoquent des pleurs et des évanouissements. C'est l'effroi, mais si on panique on ne fait pas les choses. Une femme demande où est sa fille, alors qu'elle est décédée. Une autre parle de son mari mort sous ses yeux. Au bloc, nous explorons les plaies, dressons un bilan des lésions vasculaires, des fractures, ligaturons les vaisseaux pour stopper les hémorragies. Il faut alors décider ou non d'amputer, décision lourde à prendre. Ce sont des blessés de guerre avec des plaies profondes, comme un accident de la route avec 50 blessés en urgence absolue, qui arrivent en même temps. A 5h du matin, les cas gravissimes sont traités. On se couche une heure. A 7h30, on débriefe et on affine le geste chirurgical pour certains patients, jusqu'au soir. 48h sur le pont.

samedi 20 août 2016

Emmanuel Venet: Marcher droit, tourner en rond

Le syndrome d’Asperger est une variante humaine non pathologique associant, à un degré aigu, intelligence, humour et misanthropie. Ils s’appellent eux-mêmes les "aspi" ou les "asperges", et se reconnaissent entre eux. Ce sont de gros gaffeurs, car ils disent tout ce qu’ils pensent et pensent tout ce qu'ils disent, sont intègres et aiment les listes. Le héros de ce livre adore aussi le scrabble, les catastrophes aériennes et Sophie Sylvestre, une camarade de lycée qu’il a tendance à envahir de courriels. L’ouvrage nous fait partager sa vision corrosive de la société, du culte des apparences et des femmes folles d’emplettes. On rit beaucoup devant ce tableau de famille: la tante Solange et son attirance mystique pour les pervers, le cousin Henry et ses plans pourris de mercurey déclassé, la tante Lorraine et ses escapades. Les notes acidulées du livre ne couvrent pourtant pas celles, plus discrètes, des souffrances d’une vie purement imaginaire, à l’écart d’un réel qui ne génère qu’un "douloureux sentiment d’absurdité". DM
Emmanuel Venet: Marcher droit, tourner en rond, 128 pages, 13€. Verdier. 18 août.

lundi 8 août 2016

Christophe Donner, l'ingénu libertin



Ce roman est né du désaccord ressenti par Christophe Donner devant les films de Larry Clark et Despleschin sur l'adolescence: A presque 60 ans, il observe celui qu'il était à 13 ans, à 15 ans, et raconte sa quête fébrile d'un Graal fille et garçon.  L'ouvrage est aussi né de l'étonnement de l'auteur devant sa propre photo adolescent (couverture du livre), dont les yeux bleus et les cheveux bouclés le font ressembler au Tadzio de La mort à Venise. Visconti donc, croisant les fantômes de 1968, dans cette adolescence effrontée et angoissée racontée avec la légèreté d'un conte à la Rohmer. Mais on ne résiste pas au charme de cette histoire très intime, cette adolescence angoissée entre père détesté et mère perdue, dans ses décors nouvelle vague, où les tourments de la chair ont le parfum des nuits blanches à Saint-Tropez.


Christophe Donner: L'Innocent. Grasset, 252 pages, 18€.


dimanche 24 juillet 2016

Olivier Py: Avignon, miroir du monde

Entretien avec Olivier Py

Ce 70e festival d’Avignon est aussi le troisième que vous dirigez. Avignon est-il toujours un miroir du monde ?
Oui, et d’autant plus fortement quand le monde est moche. Ce festival est international et politique, avec cette année un focus sur les créateurs du Moyen Orient. Les artistes syriens témoignent de leur souffrance autrement que ce qu’on peut voir au journal télévisé, avec de l’intime. Et les mauvaises nouvelles ne nous accablent pas lorsqu’on ne voit pas des victimes, mais des humains.

Faut-il au théâtre des spectacles très longs (comme 2666, qui s’étend sur 12 heures) pour accoucher de l’avenir ?
Le spectacle long, j’en suis presque l’inventeur, après Vitez et Le soulier de satin ! C’est d’abord une aventure héroïque de spectateur, et le public s’applaudit lui-même. Les longues pièces sont l’occasion de rencontres merveilleuses. Un spectacle de 12 heures est un très bon moment pour tomber amoureux.

À quand votre prochaine grève de la faim avec Ariane Mnouchkine ?
Ariane, j’aimerais dîner avec elle pour lui dire que je l’aime. Elle m’a appris une chose : On ne pense que quand on agit.

À ce titre, êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Non, hélas. La temporalité du théâtre n’est pas celle d’une alerte. Nous sommes trop lents pour agir face à l’événement. Nous sommes des lanceurs de méditation.

Le théâtre peut-il changer le monde ?
Il change déjà cette bonne ville d’Avignon. Qui ne vit, pour l’essentiel, que par son festival. Elle serait déjà tombée dans l’escarcelle du FN si elle n’avait pas eu le théâtre.

On dit que vous êtes un festival d’élites…
Le public du festival est en majorité composé de membres de l’éducation nationale. Oui, c’est bien une élite culturelle. Mais les élites socialement dominantes, elles, vont au festival d’Aix-en-Provence.

Qu’avez-vous recueilli de l’écume des jours ?
Ça me touche d’entendre ce titre, L’écume des jours, mon premier spectacle à Avignon dans le off. J’étais jeune remplaçant, je n’avais débuté que dix jours avant la première. Ce fut l’éblouissement des commencements. Mais le off, c’est très dur.

Après le festival, vous êtes plutôt mer ou plutôt montagne ?
Ne le dites à personne : depuis 25 ans, je vais à Ouessant, où j’ai une maison. Tous les écrivains ont besoin d’une île pour écrire et pour dormir. Bien au frais.
Recueilli par
Daniel Morvan.

Auteur, metteur en scène, acteur, Olivier Py est directeur du Festival d’Avignon, dont la soixante-dixième édition se tient jusqu’au 24 juillet dans la cité des Papes.

vendredi 22 juillet 2016

Le 15 juillet 2016, sur la promenade des Anglais

48 heures après l' attaque terroriste du 14 juillet, la promenade des Anglais a été réouverte. Envoyé au festival d'Avignon, j'ai été dérouté sur Nice. 

La mer n'est pas moins bleue qu'avant-hier. Le lendemain du 14 juillet, un chemin de fleurs jalonne la trajectoire du camion. Un mausolée de fleurs, où les caméras tournent en continu. En marge, certains vont à la mer. Sac de plage en bandoulière, ils bravent les cordons de sécurité pour atteindre la plage. Et cela n'a rien à voir avec de l'indifférence: "Cela fait quarante ans que je me baigne ici, et je ne vois pas pourquoi ça s'arrêterait, justifie ce retraité bien campé sur ses galets, au milieu d'un groupe d'amis où se trouve l'italienne Nevina. "Le camion m'est passé à trois mètres, dit-elle, c'est juste la chance si je ne suis pas passée sous les roues. Alors je me baigne."
Pythou est le plus vieil employé de Neptune Plage. "J'ai connu les camps de réfugiés au Cambodge, dit-il, et j'en suis sorti très endurci. Mais ce que j'ai vu le soir du 14 juillet à Nice m'a tiré des larmes. Des enfants écrasés, des blessures affreuses. Pour moi, remettre mes 300 matelas sur la plage, c'est un peu une preuve de courage. C'est un acte civique de venir se baigner ici." Et ici, c'est la plage du Negresco, le palace niçois. Les souvenirs du 14 juillet débordent: "On a entendu un grondement sur la toiture du bar, une avalanche de personnes qui sautaient du parapet pour échapper au camion."
Patricia, la directrice du Neptune, raconte qu'elle avait organisé une soirée dans son restaurant de plage. Soudain, après le feu d'artifice, le public déferle en masse sur la plage, se réfugie dans la vaste salle, où sont étendus blessés, femme enceinte tétanisée, fillettes chinoises terrorisées. "On entendait des coups de feu sans savoir qui tirait, on s'attendait à être la cible de tirs de kalachnikov. Et vers 4 heures du matin, le désert. La promenade, les corps, l'armée. Nous avions eu peur d'un attentat pendant l'Euro de football mais le 14 juillet nous étions confiants, rien n'allait arriver, pensions-nous." 
Et ces mêmes histoires qui reviennent, d'enfants sauvés parce qu'ils voulaient acheter des bonbons, s'écartant de la trajectoire.


C'est un jeune couple, parmi ceux qui errent dans les rues de Nice, et vont déposer une rose, un bouquet là où ils ont vu des personnes tomber. Ils étaient venus à Nice passer une semaine, "Au Negresco, affirme Olivier, jouant les riches touristes, avant de corriger: Non, je plaisante, une petite chambre louée, juste derrière."
Ils reviennent confronter les images d'horreur au bleu de la mer. Vérifier la réalité de l'événement sur le bitume du boulevard de la mort. Ils refont lentement le chemin, marchent là où ils ont couru, se mettant à l'abri du 19 tonnes lancé à 90 km/h: "On s'est rangés derrière les porte-vélos, juste après les halles, là où le camion a traversé la chaussée, zigzaguant pour chercher ses victimes. On a couru dans les galets, j'ai dit à Anne: couche-toi", se souvient Olivier. 
"On aurait tellement aimé porter secours, dit-elle, navrée, mais on a juste réussi à sauver notre peau. Et depuis, on n'arrête pas de se retourner au moindre bruit." Eux aussi continuent de croire à la couleur de l'océan, sur cette promenade des sanglots qui dresse ses parasols. Tous frôlés par la mort, un soir de feu d'artifice. "Le lendemain, confie la jeune Lorientaise, je n'avais pas trop envie du plaisir de la baignade. Mais je me suis baignée quand même avec Olivier. Par nécessité. Parce qu'il faut prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur."

Daniel Morvan, le 16 juillet 2016 à Nice (reportage relu et mis à jour le 8 août)

mardi 12 juillet 2016

Ennio Morricone, portrait du musicien en chien de prairie


Extérieur jour, un taxi traversant Rome.
L’homme est sujet aux éruptions brutales. La gaffe peut vous valoir la roche tarpéienne: « Lorsque vous vous adressez à Ennio Morricone, précise la feuille de route de la production à l’intention des journalistes, il convient de l’appeler Maestro. Ne surtout pas utiliser l'expression Spaghetti Western. »
Sur la route vers le centre de Rome, le chauffeur du taxi nomme les beautés de sa ville: le Capitole, la gorgone appelée « la bouche de la vérité », la piazza Navona, le rue des Boutiques Obscures, « la machine à écrire », comme les romains appellent le monument à Victor-Emmanuel II. Sur lequel donnent les fenêtres du Stakhanov italien de la clef de sol.
500 musiques de films au compteur: Il était une fois dans l’ouest, Le Bon, la brute et le truand,  Pour une poignée de dollars, L’Oiseau au plumage de cristal, Mission, Cinéma Paradiso, Here’s to you (thème de Sacco et Vanzetti) ou Il était une fois en Amérique.

Mais six seulement avec Leone. Les autres vont d’Almodóvar à Zeffirelli en passant par Pasolini, Molinaro, Brian de Palma, Giuseppe Tornatore, et même les séries Z d’épouvante. Ces tubes forment une partie du concert de sa tournée européenne, manière d’adieu au western de nos enfances. Au pupitre, l’homme que nous rencontrons dans un instant: bon, brute ou truand?

Intérieur jour: antichambre d’un luxueux appartement de la piazza Venezia.
Derrière cette porte capitonnée d’or, le maestro nous reçoit. Rien, sur les murs, n’évoque le cinéma. Céramiques de Picasso (des gorgones), tapisserie de l’Enlèvement des Sabines (le western des origines de Rome). Un décorum de patricien. Et le voici, glissant sur le tapis: pas de tic nerveux, pas de baguette brisée. Visage de vieux seigneur, à la Visconti.
C’est avec quelques centaines de partitions qu’on fait un maestro et ce rentier romain n’échappe pas à la règle: « Quand j’étudiais la trompette, jamais je n’aurais imaginé gagner ma vie en composant des musiques de western. J’étais comme un avocat: c’est le client qui décide de quoi vous êtes spécialiste. Et dans mon cas, le cinéma m’a sacré compositeur de musiques de films. »  Un genre qui lui a bien réussi. Parce qu’il a su trouver le passage secret entre la pop et la symphonie. Il a le génie des sons qui accrochent, des gimmicks grotesques, ces bruits de crotales, ces flûtes plaintives dans la nuit, ces guitares sarcastiques, sifflements, claquements de fouets. Et ces chœurs qui donnent le frisson, lorsque Claudia Cardinale va donner à boire aux ouvriers du rail.
Comment ne pas prononcer le nom de Sergio Leone, son alter ego, son jumeau de cinéma? « J’ai parlé de Sergio toute ma vie, vous savez. Sa mort fut une perte terrible, j’essaie de ne pas trop y penser. Il a souffert que son génie soit associé au western, genre si peu italien. Il était considéré comme un réalisateur de série B et n’a jamais reçu un seul prix en Italie. »


Pour Sergio, son ami d’enfance, Ennio écrit des partitions aussi fortes que ses films. Des musiques saisissantes que Sergio diffusait pendant le tournage des scènes. Des gros plans émotionnels qui donnent des idées au cinéma. « Je ne change jamais une note, mais le montage gagne à suivre la musique. Elle peut suggérer des pistes au spectateur. » Leone l’appelait d’ailleurs « mon meilleur scénariste ». Dans Il était une fois dans l’ouest: l’harmonica est le leitmotiv du film et le nom de son personnage principal (Charles Bronson). Le scénario est signé des quatre fines gâchettes: Dario Argento, Bernardo Bertolucci, Sergio Donati, Sergio Leone.

Intérieur nuit. Gros plan: Ennio aboie
La nuit tombe sur la piazza Venezia. Soudain, comme l’artichaut braisé qu’on sert dans le vieux ghetto voisin, les murs ornés de l’appartement semblent s’ouvrir sur l’Amérique rêvée par Rome. Quittant le ton de la conversation, Ennio Morricone nous offre un exemple de sa méthode de composition. L’octogénaire laisse échapper un cri de coyotte: c’est le thème du Bon, la brute et le truand.
Le maestro se lâche, psalmodiant le cri des chiens de prairie. Alors que les artistes du monde entier viennent toujours à Rome puiser aux sources de l’art, il est allé chercher ses idées dans des espaces étranges, des aboiements sauvages puisés aux tréfonds de son imagination. « Parfois, j’ai eu des fulgurations. L’idée du coyotte est de celles-là: c’est à la fois un son réaliste, qui appartient à l’Ouest américain, et elle a aussi une signification symbolique. »


Extérieur nuit, taxi. La  bouche de la vérité
Demeure ce mystère: pourquoi, à 86 ans, remonter sur scène? Ennio Morricone est le seul compositeur à avoir reçu un oscar de cinéma. La fortune et les lauriers sont sur sa tête. Pourquoi revenir avec 170 musiciens et choristes, plus une soprano (Susanna Rigacci)? Dans le taxi de retour, nous passons à nouveau devant la Bocca della Verità, supposée dévorer la main des menteurs. Le maestro y mettrait-il la sienne? Quel est le secret?
L’instrument d’un chef est son orchestre. Comment en jouer, sinon devant un public? Un pur désir d’orchestre. Une envie de musique qui sonne en nous, aussi nostalgique qu’un air d’harmonica.

Daniel MORVAN.

vendredi 8 juillet 2016

Sept façons de faire le Voyage à Nantes


Vive le Van, vive le Van… Tout l’été, le Voyage à Nantes propose des surprises le long de son nouveau parcours 2016 dans le centre-ville de la Cité des ducs. D’une cabine aquarium à un mobile géant, laissez-vous guider en suivant la ligne verte dessinée au sol.

En flâneur
54 œuvres sur 20 km de parcours fléché par une ligne verte ! Deux mois de découvertes surréalistes au coin de la rue, d’exposition étonnantes et de ville bouleversée… Le long d’une ligne verte marquée au sol, pas moins de 650 000 touristes (c’est le chiffre espéré par Le Voyage à Nantes) vont déambuler tout l’été. Simple piéton, vos pas s’étonneront en traversant le « boulevard tordu », appelé « traverses » par Aurélien Bory. Un boulevard tout en courbes pour une flânerie apaisée, qui vous conduit vers le tunnel de palissade du collectif Vecteur : une sorte d’oscillateur où vous vous engagez dans une autre dimension, si vous le sentez !





En marinVous chérissez la mer, toujours recommencée ? Courez au hangar à bananes, quai des Antilles. La Hab Galerie accueille « La Mer Allée avec le Soleil », un montage du Corse Ange Leccia. À la fois ode maritime et chant de l’adolescence, cette vidéo XXL mêle pop music et images pour évoquer la splendeur du monde. Sublime. Autre évocation maritime, Léviathan et ses fantômes, documentaire immersif tourné dans les eaux de Moby Dick, sur un chalutier de Halifax (Lieu unique). L’eau se retrouve dans la cabine téléphonique transformée en aquarium de rue exotique (passage Sainte-Croix). Autre ambiance balnéaire, à Mauves-sur-Loire, dont l’ancienne plage verte retrouve des airs de station du siècle dernier.






En amateur de mystère
L’inconnu me dévore : Cette phrase est inscrite, en breton ancien, sur la tour du Palais Dobrée. Cette phrase mystérieuse inspira un livre au poète Xavier Grall… Elle sert de titre à une expo qui mêle les objets de trois musées, dans une ambiance de cabinet de curiosités. L’artiste nommé Le Gentil Garçon a même imaginé une chambre secrète. Plus loin, au théâtre Graslin, les statues de Molière et Corneille s’ennuient et chuchotent : « Psst, raconte-moi une blague, fais-moi rire ! » Autre façon de rire des hommes statufiés : à la galerie l’Atelier, les tableaux loufoques de l’Islandais Erró consacrés aux voyages imaginaires de Mao.






En esthète
Le cours Cambronne est une promenade très chic, entre les façades d’hôtels particuliers. Dans cet univers à part, Pierre-Alexandre Remy inscrit la fluidité d’une spirale aux articulations en bleu de Sèvres. Un peu de fantaisie introduite en douceur entre les feuillages cubiques et les façades impassibles. Esthète, mais pas au point de snober la cantine du voyage, incontournable avec ses 300 couverts, son bar, ses baby-foots et son terrain de pétanque.





En citoyen du monde
Vous ne ratez pas l’exposition de street art Grafikama, volet Afrique de ce Voyage. Rue des Pénitentes, Pick up a livré une maison aux bombes colorées de 12 artistes de cinq pays africains ou inspirés par l’Afrique. Au rez-de-chaussée, une salle de projection retrace le périple de Kazy, passé par l’Éthiopie, le Sénégal, le Cap Vert et le Maroc.


Citoyen du monde, le mobile de la place du Bouffay vous fera lever le nez : un gigantesque mobile fait de pétales de containers, suspendu à une grue ! Cette œuvre greffée au chantier estival du tramway rend hommage à la poésie de l’acier, et à Calder, l’artiste américain célèbre pour ses assemblages de formes animées par les mouvements de l’air. L’un de ses mobiles est visible à Saché (le château de Balzac) en Indre-et-Loire, pas si loin de Nantes: 150 km.






En naturaliste
Vous êtes bien en centre-ville de Nantes, mais le végétal prend ses aises dans le potager de La Cantine du Voyage. histoire de nous rappeler que Nantes est le premier producteur maraîcher de France. Dans le magnifique platane du square de la Psalette, les chants d’oiseaux de latitudes lointaines se font entendre (chants de Sturnelle de l’Ouest, Sturnella neglecta). Au Jardin des plantes, Claude Ponti a créé un « Jardin Kadupo » : Une ribambelle de pots prennent vie autour du poussin endormi dans l’orangerie du jardin. Très fréquenté !

En sportif
Des tables de ping-pong en puzzle ou en looping ! Avec le Skate ô drome, le Ping-pong park est le nouveau lieu des playgrounds du Van. Sur une table en forme de coquillage, de looping ou de puzzle, les visiteurs sont invités à se défouler, raquette à la main, quai François-Mitterrand. Vous avez aussi l’arbre à basket, en usage libre, et les trampolines cratères où l’on peut jouer à marcher sur la lune, à la lumière d’un clair de terre…

Ce soir, l'araignée Kumo dîne en ville


Je suis l’araignée Kumo, 20 mètres d’envergure les pattes dépliées. Je viens promener mes 35 tonnes dans les rues de Nantes…


Agrandie mille fois



Je suis Kumo, une araignée née en 2009 à Nantes. Vous croyez me haïr et vous allez m’aimer. Votre cœur va battre pour moi, le mastodonte dont vous rêverez bientôt, que vous embrasserez peut-être en songe. Pourtant, je n’ai ni regard véritable ni bouche digne de ce nom, mais les ballerines jalousent mes huit pattes grêles et les fauves, mes mandibules.
Je suis la fille de François Delarozière, ce bipède. Je pense qu’en me créant, c’est cette chimère qu’il poursuivait : m’agrandir mille fois. Et agrandir ses peurs. Un fantasme semblable animait déjà Jonathan Swift, auteur des Voyages de Gulliver. On dit que les rêves d’agrandissement viennent des crises, pendant lesquelles les fortunes enflent ou diminuent sans contrôle. Je suis la fille d’un rêve de croissance sans fin. On m’appelle The Princess à Liverpool, où je suis allée parader. Les Japonais me nomment Kumo-ni, l’araignée, d’où mon nom usuel, Kumo.

Appelez-moi comme vous voulez, je suis si peu de votre monde. Vous terriens, vous êtes des créatures ancrées. Vous vous élevez lourdement du sol. Moi, sans effort, je vous survole, je vous enroule dans un fourreau de soie, je vous chasse à courre ou à l’affût. Je suis fille de l’air, de l’eau et de la terre. Admirez-moi tant que vous pouvez, faites des réserves de féerie, car nous nous retrouverons. Et vous serez mes rouleaux de printemps.



Seize Lilliputiens manipulateurs


Accrochez-vous à des données, des chiffres, si cela vous rassure : admirez mes 13 mètres de haut, déployée. Mon envergure de 20 m. Mes quatre paires de pattes animées par huit manipulateurs, assis sur des sièges spartiates. Admirez les seize Lilliputiens qui s’activent à me donner vie : un conducteur pour le roulage, un autre pour régler l’assiette, un autre spécialisé dans ma tête et mes yeux opaques, deux autres pour l’abdomen, la bave, le venin, la soie.
Hors de mon corps, un bipède guide les manipulateurs et toute cette valetaille obéit à un directeur de manœuvre au sol, qui règle toute la dramaturgie : il est mon âme. Ce major Tom donne ses ordres par liaison radio intercom. Ça crachote dur dans le casque. Ce n’est pas du chant grégorien, mais l’effet est le même : chair de poule et frissons. Car vous avez au moins ça, minuscules humains : l’émotion.


Ma tripaille hydraulique


Fredette Lampre, mère poule de la compagnie La Machine, adore la tripaille de buses hydrauliques connectées à des joysticks. Pour rassurer, elle dit que je suis une princesse lunaire en déplacement, une reine de la nuit en tournée mondiale.
Les mécanos qui me démontent et me remontent rigolent de mon côté Soyouz, cette capsule spatiale soviétique. N’empêche que bouger huit pattes de 800 kg chacune, ça ne se fait pas au sang de navet. Je marche aux fluides hydrauliques et à la sueur des hommes.
Marrez-vous, bipèdes : tout à l’heure, vous ferez des selfies avec moi. Vous chercherez à lire dans mes yeux. Vous trouverez du mystère dans mon cœur diesel. Vous vous direz : c’est peut-être elle la mère de toutes nos colères, de nos défilés en ville, de nos frontières bravées, cette Kumo qui n’a même pas de regard. Avec ses yeux en sonnette de vélo, Kumo voit plus loin que les hommes fatigués. Si vous montiez sur ma carapace, pour voir l’avenir ? »


Daniel MORVAN.
L'autre araignée de La Machine




lundi 4 juillet 2016

45 salles, 1,3 million de spectateurs dans l'agglo nantaise

Avec 45 lieux de spectacles, Nantes constitue une exception culturelle dans le réseau culturel français. Avec Marcel Freydefont, nous avions en 2015 tenté d'estimer la fréquentation totale annuelle dans l'agglomération, faisant ainsi pièce à une rumeur de déclin répandue par des "culture-haters" poujadistes décidés à mettre à mal le statut d'intermittent et à sabrer les spectacles politiquement incorrects... Aucun doute, l'économie culturelle fonctionne bien à Nantes, même si les petites compagnies théâtrales souffrent.


Alors que plusieurs dizaines d'artistes français lancent un appel au gouvernement pour le maintien du réseau culturel en France, la tendance nantaise n'est pas à l'effritement. Côté divertissement grand public, le Zénith de Nantes explose tous ses compteurs depuis son ouverture, avec un millésime record. Mais ce n'est qu'une partie du phénomène.
L'agglomération présente une constellation de 45 lieux de spectacles qui ne connaissent, pour la plupart, aucun problème de fréquentation: les taux de remplissage en témoignent (88% au Grand T, 90 % à Lu). Le total des entrées dans l'agglomération, des 145 000 billets de la Folle journée aux 34 000 de la Compagnie du café théâtre, est supérieur au million. On estime même à 1,3 million le nombre de places vendues en 2014.


Cultures plurielles



La diversité fonde une sorte d'« exception culturelle nantaise ». Le nouvel adjoint à la culture de Nantes en fait son credo. L'adjoint David Martineau aime à citer le bouquet des propositions nantaises: Lieu unique et ses multiples activités et festivals, Scopitone et Stereolux, Culture bar-bars, Opéra, Royal de Luxe, Hab galerie, théâtres de proximité, Grand T, Tissé Métisse, Utopiales, festival des Trois continents et autres festivals de cinéma, La Folle journée, Hip hop session, musée des Beaux-arts rénové qui rouvre en 2017... «Autant de lieux et d'évènements emblématiques de la diversité de l'offre culturelle nantaise. À Nantes, la culture se met au pluriel avec un S et c'est tant mieux. »
La vieille tendance poujadomédiatique à opposer populaire et élitiste, Zénith et Lieu unique, est-elle fondée? « On peut être spectateur du Zénith, expliquait naguère l'architecte Patrick Bouchain, et apprécier par ailleurs du théâtre contemporain. Il ne faut pas découper le public en tranches. »
L'insolente santé de la vie artistique va dans ce sens. Elle fait à la fois preuve de la singularité la plus exigeante (Phia Ménard, compagnie nantaise à rayonnement international, qui défend une culture trans sans rien céder de ses exigences) et de propositions grand public de qualité populaire, dont Christine & The Queens, Madeon, après Dominique A et Jeanne Cherhal, sont les récentes illustrations.
Daniel Morvan

Nantes? 1,3 million de spectateurs!

Entretien avec Marcel Freydefont, directeur scientifique du département scénographie à l'École nationale supérieure d'architecture.

Nantes n'est pas une ville de théâtre. Mais est-elle une ville de spectacle ?
Il est vrai qu'en 1950, Nantes est passée à côté de la décentralisation théâtrale et a manqué le coche. Angers a accueilli le Centre dramatique national de région. Mais Nantes n'a pas manqué le spectacle vivant. Il dépasse le million de spectateurs. Et, si l'on compte le public des festivals comme la Folle journée et Scopitone, le chiffre de 1,3 million est parfaitement plausible.



En l'absence de Centre dramatique national, c'est le réseau culturel de la métropole qui explique ce succès ?
Nantes est de ce point de vue une ville atypique. Elle constitue une constellation de salles, qui est singulière au regard du paysage français. Les équipements ont développé entre eux une politique de coopération exceptionnelle. Plus que jamais, dans la période où les réseaux sociaux donnent le sentiment de pouvoir être partout, le théâtre porte l'idée du lieu, de la sociabilité et de l'urbanité.
Le centre de vie du Lieu unique est devenu un modèle international qu'on vient observer et qu'on nous envie. L'idée du théâtre comme clef de voûte de la forme urbaine, à l'époque des Lumières, s'est perpétuée dans cette « constellation » de salles.



Mais Nantes est-elle un vivier d'artistes ?
Il existe une forte « signature artistique nantaise ». À commencer par la compagnie Non Nova de Phia Ménard et Royal de Luxe. Et tout un terreau de compagnies locales comme la Fidèle idée, le Théâtre du loup, Banquet d'avril, nourries par la classe d'art dramatique du Conservatoire, capable de faire s'épanouir des talents comme India Hair.




mardi 28 juin 2016

"La pièce" de Jonas Karlsson: Kafka dans l’open space

Ce n’est pas exactement une promotion, plutôt une placardisation. Mais le narrateur du roman, Björn, possède l’art de positiver toute situation même désespérée. Employé de l’Administration, il a même une tendance à se surestimer. Si la terre n’a pas encore pris toute la mesure de son potentiel, sa découverte d’une pièce secrète, ignorée par ses collègues de l’open space, va changer la donne… D’autant que notre rond-de-cuir va prouver une aptitude étonnante à clarifier les documents administratifs et les « décisions-cadres ». Ce roman sur l’exclusion se situe à Stockholm, et nous vient de Suède. Son auteur sait dépeindre le conformisme de la vie de bureau en y ajoutant une délicieuse touche d’absurde et de fantaisie.

Jonas Karlsson : La pièce, trad. Rémi Cassaigne. Actes Sud, 190 p., 16,50 €.

Musée d'histoire de Nantes: Des histoires intimes pour raconter les guerres



Le musée d’histoire de Nantes a ouvert quatre nouvelles salles consacrées aux périodes les plus sombres du XXe siècle.
« Ces salles sont toutes nouvelles? s’étonne Sébastien, 26 ans. C’est pourtant une étape indispensable pour comprendre l’histoire de Nantes. » Le Nantais fait découvrir la ville à son amie Ségolène, venue de Paris. Que s’est-il passé à Nantes pendant l’Occupation ? Comment les Nantais ont-ils vécu cette époque ? Grâce aux objets, les histoires touchantes des habitants durant les deux guerres se dévoilent sous nos yeux. Quand l’intime raconte la guerre, à travers ses vestiges: les effets militaires du paludier Pierre-Marie Legars, de Batz-sur-Mer. Des lettres d’amour envoyées depuis le front des Ardennes. Les coquetiers réalisés à partir de douilles d’obus.


Pour ne pas oublier


D’une guerre à l’autre, en passant par l’espoir, le Front populaire, les congés payés et le pacifisme. Cela commence par une chanson, diffusée dans l’escalier: Tout va très bien madame la marquise. A mesure que vous descendez, une voix vous glace: c’est Adolf Hitler, dans un discours de 1933.
Le groupe Collaboration de Nantes et ses 997 militants sera le plus influent de France en 1942. « J’ai été très frappé par cette lettre dénonçant le fait qu’« une juive prend la place d’une Française à la distillerie de Saint-Sébastien », avoue Sébastien. Ça résonne péniblement avec l’actualité. »
Douloureux aussi, ce témoignage de Victor Pérahia, arrêté à Saint-Nazaire en juillet 1942, à l’âge de 9 ans. « Ce jour-là, mon père m’a pris dans ses bras. Je me rappelle qu’il m’a regardé profondément, pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Ce fut le cas. »


F. Dubray

Le château des ducs de Bretagne est visité par 1,4 million de visiteurs. le musée d’histoire de Nantes s’y trouve: 240 000 entrées annuelles, ce qui le place parmi les plus grands sites régionaux français. Quelle que soit sa durée, cette visite vous éprouve. Vous allez revivre la traite négrière. Vous étonner de la présence d’une domestique noire derrière une grande bourgeoise de la ville, sur un tableau. Vous émouvoir devant deux tranches de pain noir conservées par une mère de famille, pour que sa fille s’en souvienne plus tard, avec ce mot : « le pain que nous mangeons en avril 1942 ».
« En réalisant ces nouvelles salles, explique Bertrand Guillet, directeur du musée, nous nous sommes toujours posé la même question : où, dans ces années sombres, est la lumière ? » Elle s’est glissée dans les objets du quotidien. Une chocolatière artisanale, une bassine à confiture réalisée avec des chutes. Elle est aussi dans la présence de Justes, ceux qui mirent leur vie en danger pour sauver des juifs. Ils furent sept dans la région nantaise. Ils étaient cette lumière, qui nous guide à travers le siècle.


Musée d’histoire de Nantes, au château des ducs de Bretagne. Du lundi au dimanche, de 10 h à 19 h. Tarifs : de 5 à 8 € ; gratuit pour les moins de 18 ans. Réservation sur www.chateaunantes.fr ou au 0 811 464 644.

Coup de cœur : Tout de suite maintenant


Sur l’affiche dessinée par Floc’h, Pascal Greggory, Isabelle Huppert, Julia Faure, Vincent Lacoste, Jean-Pierre Bacri et Lambert Wilson. Et tout devant, une fille avec une écharpe rouge : Agathe Bonitzer, qui joue le rôle de Nora (photo). Elle fait ses premiers pas dans la haute finance. Nora nous insupporte déjà avec son masque d’executive woman, aussi cordiale qu’un Powerpoint. C’est donc bien la fille de son père, Serge (Bacri), matheux plus aigri qu’un cornichon oublié dans son bocal. Bacri fait du Bacri, dites-vous. Erreur, car dans ce film le suspense tient à une affaire de sale caractère transmis. Et tout le film va consister dans le dévoilement des raisons de l’amertume du grincheux.
Bonitzer nous mène habilement à un amour commun entre Serge et le patron d’Agathe.L’amour en question boit trop et s’appelle Isabelle Huppert. A nouveau Huppert, qui éblouit encore. Stoppons tout, ne spoilons rien : juste dire que cette flamboyante distribution n’est pas que de la poudre aux yeux. Que l’image est magnifique. Que l’histoire est très morale. Qu’au bout de l’énigme il y a une lettre d’amour. Et tout cela en musique. Avec aussi une histoire d’arbre étrangleur, mais on vous raconte pas.
Daniel Morvan.
Film français de Pascal Bonitzer, 1 h 37, au Katorza.








mardi 21 juin 2016

Lucie, bien dans sa tête et ses baskets

Lucie Chauvelier, 15 ans, élève de 3e du collège Jules Renard (Laval, 53).

Son verbe préféré c’est bouger. Sur les terrains de baskets, au conseil de la vie collégienne ou auprès de ses camarades de classe, Lucie, 1,62 m, est une suractive calme en polo rose. Un moteur de classe, pour parler « prof ». Sous ce terme, une avalanche de qualités, énumérées hier au rectorat de Nantes : elle est brillante (17,5 de moyenne), ce qui serait banal si cela n’allait pas avec la modestie, l’engagement, la fougue, l’altruisme…
Lucie n’est pas seulement celle qui lève le doigt la première, elle aime aussi aider ceux qui ont le plus de mal. Tout cela ajouté à la modestie et au plaisir de participer définit la « sportivité ». Quelque chose qui se rapproche de l’idéal humaniste : « mens sana in corpore sano ».
Discutez avec elle cinq minutes, pour voir : elle saute sur place, vous en feriez presque autant. Elle se souvient que petite, elle a visité l’Assemblée nationale. Qu’elle faisait partie du conseil des jeunes de Laval. Précise qu’elle ne fait pas que du basket, mais aussi du cross, de l’athlétisme, du handball, du foot et du basket en minimes.
Vous croyez peut-être que c’est assez ? Depuis 2 ans, elle participe au conseil d’administration de son collège. Avant-hier, elle assistait au match France Nouvelle-Zélande à Rezé. Ce week-end, elle fêtera son prix. Qu’elle dédie à sa CPE, Sandra Couturier, et à son principal qu’elle révère, Christophe Dhollande. « Il m’a appris la vie d’un établissement, on pense que c’est normal mais j’ai vu le temps qu’il faut pour décider d’une chose simple, comme d’ajouter des bancs dans la cour. Il m’a fait aimer son métier, et je veux devenir principal de collège. D’ailleurs, ça va vous paraître bizarre, les réunions, j’adore ça. » Le reste du temps ? Lucie fait du shopping. Et ses parents se reposent.
DM


Lucie Chauvelier fait partie des huit collégiens lauréats du prix de la sportivité décerné par la fédération des médaillés de la jeunesse et sports.

La cabine d'essayageophobie, ça se soigne



C’est le retour de la pensée magique à la rédaction : Ce matin, on a salué le soleil sur la moquette. Une  figure de yoga suffit-elle à conjurer les bulletins météo ? Hier, on avait l’humeur à écouter « Il est mort le soleil » sur Youtube. Et à aimer ça. On adapte ses goûts aux errances dépressives des masses d’air, on positive les effondrements du baromètre en les habillant de couleur. Mais tout cela ne sert qu’à oublier que l’été est juste en train de nous filer sous le nez.

Aujourd’hui, jour des soldes, le soleil a permission de sortie. Vivent les cabines d’essayage, les tee-shirts à message. Non, pas à message. Car si vous avez lu le dernier Marie-Claire, vous savez que ça ne va qu’aux moins de 16 ans. Je n’aborde pas les soldes exactement sous le même angle que la fashion victim qui adapte son look aux exigences de l’essayage rapide. Préoccupation n°1: comment affronter le coup de chaud en cabine d’essayage. L'effet sauna. Une préparation physique s’impose : se coucher tôt la veille, petite demi-heure de pilates pour arriver zen devant les rideaux coulissants, vêtements faciles à enlever, pas de synthétique pour éviter les électrochocs de courant statique.
Mercredi sera un grand jour, celui du tee-shirt sans message. Pas bleu, plutôt corail, orange ou vert, s’il n’est pas trop tard pour vous. Et on ira travailler sa phobie des cabines d’essayage. On tentera des trucs pas possibles, le polo vert pomme avec des crocodiles, des pantacourts moutarde en élastomère, on explorera les limites de l’importable. On essaiera.
Cela veut dire entrer dans une cabine avec un polo orné d’un idiot pingouin rose, frôler le malaise, avoir des angoisses de gazage et sortir en pleine tachycardie, appeler sa mère à l’aide, réactions classiques. Espérer une simple marinière Armor Lux, un pantalon Glazik bleu ciel toute saison, comme un matelot du Belem, que vous porterez en sifflotant du Joe Dassin. Parce que s’il n’y a pas d’été, on peut quand même compter sur l’été indien, non ?


lundi 20 juin 2016

Scopitone 2016: la scène européenne et féminine en tête

Le festival nantais dédié aux cultures électroniques et aux arts numériques, à leurs croisements et frictions se déroulera du 21 au 25 septembre. Expositions, nuits électro, performances, spectacles jeune public c’est reparti pour une édition 2016… Les sons sont déjà consultables en soundcloud et vidéos sur scopitone.org, et voici l’essentiel du line-up de cette édition. Ouverture de la billetterie le 23 juin, date à laquelle seront dévoilés les plateaux des différentes soirées payantes. Le festival propose un concentré des nouvelles formes de création mélangeant musique, vidéo, design, interactivité, robotique, architecture…six jours et cinq nuits où plus d’une cinquantaine d’artistes s’exposent, se produisent, jouent dans une dizaine de lieux, invitant chacun à plonger, le temps d’une soirée ou d’un après-midi en famille, dans l’univers des musiques électroniques et des arts numériques. Soirées concerts, expositions, installations, ateliers, conférences, visites et projections, pour la plupart gratuits, s’y déroulent faisant de Scopitone un événement populaire attendu par près de 40 000 festivaliers. Côté musique, la jeune scène européenne est largement représentée par les femmes, notamment sur les deux soirées électro, (Paula Temple, Helena Hauff, Charlotte de Witte, Ann Clue), scène souvent peu représentée sur les festivals. Bon nombre de scènes européennes seront présentes (France, Scandinavie, Allemagne, Belgique, Espagne), aux côtés de la scène nord-américaine. Quinze musiciens sur 30 ont entre 18 et 23 ans. Côté Scopitone numérique, les pièces proposées, aériennes ou abstraites, manipulent nos perceptions de la réalité. Ouvertes toute la semaine et le week-end, ces expositions s’adressent à toute la famille et sont gratuites.
scopitone.org

Maria Republica, meilleure création musicale 2016

Opéra donné en création mondiale le 19 avril 2016 au Théâtre Graslin de Nantes, "Maria Republica", est élu "meilleure création musicale de l’année" par l’association professionnelle de la critique. Inspiré d’un roman antifranquiste, cet opéra de François Paris raconte la vengeance de Maria, fille de communistes exécutés qui décide d’entrer au couvent pour se venger. Dans des décors qui évoquent Goya, portée par une musique intense, vénéneuse, qui reflète les violences de l’oppression, Maria Republica dresse magnifiquement l’étendard de l’insoumission.



Cette création a été produite par Angers Nantes Opéra (mais donné seulement à Nantes) et mise en mots par Jean-Claude Fall, dans une écriture d’opéra contemporain. Le prix de la critique professionnelle constitue une belle reconnaissance nationale pour Angers Nantes Opéra, distingué en même temps que deux opéras nationaux, ceux de Lyon et de Lorraine.
Les espoirs sont maintenant permis pour une reprise de cette œuvre donnée à Nantes en création mondiale, en avril 2016.



Enseignant réputé, François Paris François Paris (né en 1961) avait choisi pour son premier opéra un roman d’Agustin Gomez-Arcos, Andalou exilé en France depuis 1968 après avoir fui l’Espagne de Franco.
La partition, précise et exigeante, pleine de micro-intervalles et d’ondes vénéneuses, était jouée par les quinze instrumentistes de l’Ensemble orchestral contemporain de Daniel Kawka. S’ajoutait un flux électronique continu, tissé par le centre national de création musicale de Nice. Les voix des Solistes XXI étaient préparées par Rachid Safir.
Pour les parties solistes, Noa Frenkel mettait son impressionnant contralto au service d’une Révérende Mère pas très catholique. Dans le rôle sulfureux de la « putain rouge », la jeune soprano Américaine Sophia Burgos irradie un rôle-titre appris phonétiquement.
Gilles Rico installait sa mise en scène dans les claustras ajourés de Bruno de Lavenère, traversés par les lumières de Bertrand Couderc.
Le prix est décerné par l’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse qui regroupe 140 journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, française et étrangère.

Daniel MORVAN.

mercredi 8 juin 2016

Voyage à Nantes: une extension vers le Mont Saint-Michel


Le Voyage à Nantes (VAN) a déjà développé une « branche » dans le vignoble nantais, avec un parcours en un ou deux jours à la recherche des parfums d’Italie, vers les tuiles romaines et les pins parasols de Clisson, la villa toscane de la Garenne-Lemot, le canyon de Pont Caffino à Maisdon-sur-Sèvre… Le VAN a édité un plan guide qui donne le détail des lieux et des événements.
Un autre grand projet d’ampleur est la création d’une branche « Bretagne » s’appuyant sur Saint-Malo et le Mont Saint-Michel. Un poste a été créé pour développer cette extension : « Il s’agit de faire venir les touristes de l’Europe limitrophe et évidemment de Chine, explique Jean Blaise. Il importe donc que nous nous connections à la Bretagne, le seul nom qui parle à l’international, et que nous leur proposions un parcours breton. »
Ce parcours mènera les touristes (Chinois et Européens) de Nantes à Saint-Malo et au Mont Saint-Michel, sur un parcours jalonné d’installations réveillant des éléments de patrimoine. Cette proposition sera effective en 2017 et impliquera un important volet hôtelier. « Mais l’objectif demeure la promotion du tourisme nantais. » DM.

Beach House: dans la famille Legrand, la nièce



Victoria Legrand (Beach House) © DR


S'il y avait un malentendu sur Beach House, groupe pour hipsters, il est levé. Au lugubre carrefour Stereolux, ce lundi 6 juin 2016, on avait peut-être encore dans les oreilles le son des albums : tempo mou, phrasé vaporeux et impression que le même morceau se répète de plage en plage comme quand on vous a oublié en salle de réveil, parce que tout le monde est parti. La surprise est d’autant plus grande que l’image trahit le son : mêmes coulis de guitares cassis et de claviers comme sur la radio-réveil Casio des années Dominique A, mais ne cherchez pas les palmiers en plastique, même ça vous sera refusé: le groupe de dreampop s’est transformé en quatuor séquestré par des skins en manque. Le rêve (si le mot a un sens) est toujours présent dans cette voix qui voudrait s’envoler, et Victoria Legrand n’est pas pour rien la nièce de Michel. La couleur dominante est le noir, le noir Stephen King de Misery, le noir Michel Ange. Une touffeur de cave à charbon dévastée par des drone suicide, dans laquelle Beach House enracine ses boucles, sous les franges obscures d'une pénombre rebelle. Il s’en faut d’un cheveu que cette pop ne bascule dans le tragique, du côté de Nico : musique de rêve, oui. Mais de ces rêves montent des visions intenses, torturées, terminales, qui ne sont pas pour les hipsters.



lundi 6 juin 2016

Annie Ernaux: L'écriture, c'est pour défaire les romans qu'on s'est fait (2016)



Annie Ernaux DR


Mémoire de fille est le récit d’un d’une première expérience sexuelle : En 1958, Annie Duchesne a 18 ans. Elle rêve du prince charmant. Elle le rencontre. C’est une brute. Ses lectures romantiques ne l’avaient pas préparée à ça.

Qui était-il ? Un blond costaud avec déjà un peu de ventre, moniteur chef de la colonie de vacances où Annie, jeune bachelière « éblouie par sa liberté nouvelle », débarque. « À l’époque, explique Annie Ernaux, dix ans avant 1968, les filles n’avaient aucun moyen de savoir comment se passe un acte sexuel. Je n’avais en tête que la nuit de noces des Misérables. Et je tombe dans la sauvagerie d’un désir masculin non refréné. Comme si c’était naturel de se comporter ainsi. Je ne saurai jamais ce que ce garçon pensait, tellement ça lui semblait évident. »
Annie Ernaux continue de peser chacun de ses mots. Non pas pour forger des romans, mais pour défaire les romans dont nos vies sont faites. « Oui, les romans, c’est dans la vie qu’on se les raconte ; l’écriture sert à les défaire. » Voilà pourquoi Ernaux aime les traces écrites, ses journaux, lettres retrouvées : elles sont les preuves concrètes d’un passé qu’on aime mieux oublier.

Annie Ernaux ne renie pas l’été 58, où elle oscillait entre Brigitte Bardot et Blaise Pascal, mystique et délurée. Elle croit vivre une passion, elle est ravalée au rang d’objet sexuel, ce qu’elle découvrira en lisant Simone de Beauvoir. Elle devient objet de mépris. On la traite de prostituée. Ce trauma l’a projetée violemment dans la dimension de l’écriture, parce qu’elle est l’outil de la vérité.

Mais après cet été 58, son corps entre en glaciation. Elle décide de devenir intouchable, inaccessible. Elle devient un symptôme : Annie Duchesne n’a plus ses règles à son retour de la colonie. Aménorrhée inexpliquée. Boulimie. Kleptomanie. « Annie qu’est-ce que ton corps dit ? », elle se souvient du calembour. Son corps va le dire et le répéter pendant deux ans, ce sentiment d’être retirée du rang des femmes, cette humiliation.

« Ce livre était celui que je devais coûte que coûte écrire. Je voulais répondre à la grande question : pourquoi suis-je inadaptée au réel ? » Inadaptée ? Oui, elle l’est, cette belle jeune fille programmée par sa mère « à ne rien faire », à ne jamais se livrer à une occupation féminine, faisant « mauvais ménage avec le ménage. L’écriture est une justification de vivre, j’ai donné très tôt ce sens-là à ma vie. »
L’histoire de la « fille de 58 », elle l’a enfin écrite droit devant sans se retourner, parlant d’elle comme d’une étrangère, collectant les faits bruts dans sa mémoire : deux savonnettes, des mots écrits au rouge à lèvres, le 45 tours d’Only you… Des choses qui attendaient d’être écrites et d’entrer dans un grand livre.

Daniel Morvan.

archive 2016

Annie Ernaux : Mémoire de fille, Gallimard, 152 p., 15 €.
Rencontres : mardi 14 juin 2016 à La Galerne (Le Havre), le 17 juin chez Durance (Nantes) et le mercredi 29 juin chez Dialogues, Brest.