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Jean-Pierre Le Dantec, prix de l'académie de Bretagne et des Pays de la Loire 2018. ©Francesca Mantovani. |
Dans ce court roman, Le Disparu, Jean-Pierre Le Dantec raconte l'histoire
d'une double découverte: la guerre d'Algérie et, bien loin des
maquis, l'éveil au monde d'un jeune lycéen de Guingamp, tout à ses
amours adolescentes et à ses rêves sportifs.
Jean-Pierre Le Dantec
fait débuter son roman par une rencontre entre deux anciens
camarades de classe, François et Pierre-Alain, amis et rivaux en
amour comme en politique, et par le souvenir d'un jeune professeur de
français enthousiaste, Loïc Quéméner. Ce dernier a su passionner
ses élèves à la littérature et au théâtre. On sort d'une
représentation du Bourgeois Gentilhomme au réfectoire
lorsque la nouvelle tombe: le professeur est appelé en Algérie.
Alors que la situation se durcit sur le terrain, le nouvel aspirant
commence à écrire à ses élèves.
Comme autant de reportages de terrain, plusieurs lettres nous permettent de suivre
l'évolution du jeune appelé qui, posant le pied sur la terre
algérienne, commence par citer Bérénice. Au tournant du 13
mai 1958, date du coup d'état militaire de Massu, le lettré reçoit
de plein fouet la réalité coloniale: "Enfants en haillons qui
mendient, hommes qui détournent le regard par crainte de rebuffades,
femmes voilées qui, tête baissée, changent de trottoir à votre
approche, petits blancs qui (..) se comportent en être supérieurs."
Le temps d'un été au bord de la mer, le temps d'un premier
vrai baiser avec la belle Hélène, on peut se croire dans un
chapitre de Colette ou de Sagan. Mais nous voici déjà, par le biais
des lettres, début 1959. L'aspirant Quéméner est nommé dans une
SAS (section administrative spécialisée) de Grande Kabylie. Il
aspire comme Camus à une "Algérie plurielle" et
s'implique dans le projet humaniste des SAS: reconstruire, protéger,
instruire, former des maires algériens, selon les principes vertueux
du "plan de Constantine". Face à une Kabylie rompue aux
méthodes de la guerre de commando selon Giap, la réalité militaire
va dissiper cet écran de fumée.
L'illusion tombe lorsque Quéméner
découvre la la torture, pratiquée sur un combattant blessé qu'il a
voulu sauver. Scène traumatique qui nous conduit tout droit à la
disparition trouble du professeur, officiellement tué lors d'un
accrochage avec des rebelles.
L'atmosphère particulière
du roman tient à sa manière d'entrelacer le désastre moral d'une
guerre sans nom et les moments lumineux d'une initiation amoureuse.
Il faut saluer la manière limpide et subtile dont ce roman de formation offre à
un jeune professeur de lettres le rôle d'un "juste" broyé
par la machine militaire, héros d'une tragédie morale à laquelle
ses élèves assistent terrifiés, jusqu'à l'acte final, devant la
tombe de leur professeur.
Cinquante ans après, le
spectre de la guerre ressurgit, face aux réfugiés afghans que
recueille l'épouse du narrateur. Du "crime originel" de la
colonisation au traitement réservé aux immigrés et migrants de
l'Europe post-coloniale, la guerre mal nommée traîne sa mauvaise
conscience.
Le narrateur se souvient de l'héroïsme des combattants
du FLN "traqués par une des armées les plus puissantes du
monde", au "désarroi des appelés français qui,
dépassant pour la première fois les limites de leur village, cèdent
à la haine". Mais, conclut Pierre-Alain, l'ami qui l'éclaire enfin
sur la disparition du professeur, "tout dans cette guerre
pourrie a été dégueulasse. les attentats et les crimes du FLN, les
tortures, le sort fait aux harkis, et surtout l'abandon." Dans
lequel l'ancien camarade de lycée, fils de pétainistes, voit "la
première victoire de l'islam contre l'Occident chrétien. Une
victoire dont on paie aujourd'hui le prix."
Ce roman qui mêle
les couleurs joyeuses du peintre breton Lapicque aux terres
brûlées de Kabylie sait rappeler comme l'Algérie demeure, dans une
France mal réveillée de son passé colonial, un roman encore à
écrire.
Daniel Morvan
Jean-Pierre Le Dantec: Le
Disparu. 174 pages, 17€.