mardi 28 juin 2016
"La pièce" de Jonas Karlsson: Kafka dans l’open space
Jonas Karlsson : La pièce, trad. Rémi Cassaigne. Actes Sud, 190 p., 16,50 €.
Musée d'histoire de Nantes: Des histoires intimes pour raconter les guerres
Le musée d’histoire de Nantes a ouvert quatre nouvelles salles consacrées aux périodes les plus sombres du XXe siècle.
« Ces salles sont toutes nouvelles? s’étonne Sébastien, 26 ans. C’est pourtant une étape indispensable pour comprendre l’histoire de Nantes. » Le Nantais fait découvrir la ville à son amie Ségolène, venue de Paris. Que s’est-il passé à Nantes pendant l’Occupation ? Comment les Nantais ont-ils vécu cette époque ? Grâce aux objets, les histoires touchantes des habitants durant les deux guerres se dévoilent sous nos yeux. Quand l’intime raconte la guerre, à travers ses vestiges: les effets militaires du paludier Pierre-Marie Legars, de Batz-sur-Mer. Des lettres d’amour envoyées depuis le front des Ardennes. Les coquetiers réalisés à partir de douilles d’obus.
Pour ne pas oublier
D’une guerre à l’autre, en passant par l’espoir, le Front populaire, les congés payés et le pacifisme. Cela commence par une chanson, diffusée dans l’escalier: Tout va très bien madame la marquise. A mesure que vous descendez, une voix vous glace: c’est Adolf Hitler, dans un discours de 1933.
Le groupe Collaboration de Nantes et ses 997 militants sera le plus influent de France en 1942. « J’ai été très frappé par cette lettre dénonçant le fait qu’« une juive prend la place d’une Française à la distillerie de Saint-Sébastien », avoue Sébastien. Ça résonne péniblement avec l’actualité. »
Douloureux aussi, ce témoignage de Victor Pérahia, arrêté à Saint-Nazaire en juillet 1942, à l’âge de 9 ans. « Ce jour-là, mon père m’a pris dans ses bras. Je me rappelle qu’il m’a regardé profondément, pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Ce fut le cas. »
F. Dubray |
Le château des ducs de Bretagne est visité par 1,4 million de visiteurs. le musée d’histoire de Nantes s’y trouve: 240 000 entrées annuelles, ce qui le place parmi les plus grands sites régionaux français. Quelle que soit sa durée, cette visite vous éprouve. Vous allez revivre la traite négrière. Vous étonner de la présence d’une domestique noire derrière une grande bourgeoise de la ville, sur un tableau. Vous émouvoir devant deux tranches de pain noir conservées par une mère de famille, pour que sa fille s’en souvienne plus tard, avec ce mot : « le pain que nous mangeons en avril 1942 ».
« En réalisant ces nouvelles salles, explique Bertrand Guillet, directeur du musée, nous nous sommes toujours posé la même question : où, dans ces années sombres, est la lumière ? » Elle s’est glissée dans les objets du quotidien. Une chocolatière artisanale, une bassine à confiture réalisée avec des chutes. Elle est aussi dans la présence de Justes, ceux qui mirent leur vie en danger pour sauver des juifs. Ils furent sept dans la région nantaise. Ils étaient cette lumière, qui nous guide à travers le siècle.
Musée d’histoire de Nantes, au château des ducs de Bretagne. Du lundi au dimanche, de 10 h à 19 h. Tarifs : de 5 à 8 € ; gratuit pour les moins de 18 ans. Réservation sur www.chateaunantes.fr ou au 0 811 464 644.
Coup de cœur : Tout de suite maintenant
Sur l’affiche dessinée par Floc’h, Pascal Greggory, Isabelle Huppert, Julia Faure, Vincent Lacoste, Jean-Pierre Bacri et Lambert Wilson. Et tout devant, une fille avec une écharpe rouge : Agathe Bonitzer, qui joue le rôle de Nora (photo). Elle fait ses premiers pas dans la haute finance. Nora nous insupporte déjà avec son masque d’executive woman, aussi cordiale qu’un Powerpoint. C’est donc bien la fille de son père, Serge (Bacri), matheux plus aigri qu’un cornichon oublié dans son bocal. Bacri fait du Bacri, dites-vous. Erreur, car dans ce film le suspense tient à une affaire de sale caractère transmis. Et tout le film va consister dans le dévoilement des raisons de l’amertume du grincheux.
Bonitzer nous mène habilement à un amour commun entre Serge et le patron d’Agathe.L’amour en question boit trop et s’appelle Isabelle Huppert. A nouveau Huppert, qui éblouit encore. Stoppons tout, ne spoilons rien : juste dire que cette flamboyante distribution n’est pas que de la poudre aux yeux. Que l’image est magnifique. Que l’histoire est très morale. Qu’au bout de l’énigme il y a une lettre d’amour. Et tout cela en musique. Avec aussi une histoire d’arbre étrangleur, mais on vous raconte pas.
Daniel Morvan.
Film français de Pascal Bonitzer, 1 h 37, au Katorza.
mardi 21 juin 2016
Lucie, bien dans sa tête et ses baskets
Son verbe préféré c’est bouger. Sur les terrains de baskets, au conseil de la vie collégienne ou auprès de ses camarades de classe, Lucie, 1,62 m, est une suractive calme en polo rose. Un moteur de classe, pour parler « prof ». Sous ce terme, une avalanche de qualités, énumérées hier au rectorat de Nantes : elle est brillante (17,5 de moyenne), ce qui serait banal si cela n’allait pas avec la modestie, l’engagement, la fougue, l’altruisme…
Lucie n’est pas seulement celle qui lève le doigt la première, elle aime aussi aider ceux qui ont le plus de mal. Tout cela ajouté à la modestie et au plaisir de participer définit la « sportivité ». Quelque chose qui se rapproche de l’idéal humaniste : « mens sana in corpore sano ».
Discutez avec elle cinq minutes, pour voir : elle saute sur place, vous en feriez presque autant. Elle se souvient que petite, elle a visité l’Assemblée nationale. Qu’elle faisait partie du conseil des jeunes de Laval. Précise qu’elle ne fait pas que du basket, mais aussi du cross, de l’athlétisme, du handball, du foot et du basket en minimes.
Vous croyez peut-être que c’est assez ? Depuis 2 ans, elle participe au conseil d’administration de son collège. Avant-hier, elle assistait au match France Nouvelle-Zélande à Rezé. Ce week-end, elle fêtera son prix. Qu’elle dédie à sa CPE, Sandra Couturier, et à son principal qu’elle révère, Christophe Dhollande. « Il m’a appris la vie d’un établissement, on pense que c’est normal mais j’ai vu le temps qu’il faut pour décider d’une chose simple, comme d’ajouter des bancs dans la cour. Il m’a fait aimer son métier, et je veux devenir principal de collège. D’ailleurs, ça va vous paraître bizarre, les réunions, j’adore ça. » Le reste du temps ? Lucie fait du shopping. Et ses parents se reposent.
DM
Lucie Chauvelier fait partie des huit collégiens lauréats du prix de la sportivité décerné par la fédération des médaillés de la jeunesse et sports.
La cabine d'essayageophobie, ça se soigne
Aujourd’hui, jour des soldes, le soleil a permission de sortie. Vivent les cabines d’essayage, les tee-shirts à message. Non, pas à message. Car si vous avez lu le dernier Marie-Claire, vous savez que ça ne va qu’aux moins de 16 ans. Je n’aborde pas les soldes exactement sous le même angle que la fashion victim qui adapte son look aux exigences de l’essayage rapide. Préoccupation n°1: comment affronter le coup de chaud en cabine d’essayage. L'effet sauna. Une préparation physique s’impose : se coucher tôt la veille, petite demi-heure de pilates pour arriver zen devant les rideaux coulissants, vêtements faciles à enlever, pas de synthétique pour éviter les électrochocs de courant statique.
Mercredi sera un grand jour, celui du tee-shirt sans message. Pas bleu, plutôt corail, orange ou vert, s’il n’est pas trop tard pour vous. Et on ira travailler sa phobie des cabines d’essayage. On tentera des trucs pas possibles, le polo vert pomme avec des crocodiles, des pantacourts moutarde en élastomère, on explorera les limites de l’importable. On essaiera.
Cela veut dire entrer dans une cabine avec un polo orné d’un idiot pingouin rose, frôler le malaise, avoir des angoisses de gazage et sortir en pleine tachycardie, appeler sa mère à l’aide, réactions classiques. Espérer une simple marinière Armor Lux, un pantalon Glazik bleu ciel toute saison, comme un matelot du Belem, que vous porterez en sifflotant du Joe Dassin. Parce que s’il n’y a pas d’été, on peut quand même compter sur l’été indien, non ?
lundi 20 juin 2016
Scopitone 2016: la scène européenne et féminine en tête
scopitone.org
Maria Republica, meilleure création musicale 2016
Cette création a été produite par Angers Nantes Opéra (mais donné seulement à Nantes) et mise en mots par Jean-Claude Fall, dans une écriture d’opéra contemporain. Le prix de la critique professionnelle constitue une belle reconnaissance nationale pour Angers Nantes Opéra, distingué en même temps que deux opéras nationaux, ceux de Lyon et de Lorraine.
Les espoirs sont maintenant permis pour une reprise de cette œuvre donnée à Nantes en création mondiale, en avril 2016.
Enseignant réputé, François Paris François Paris (né en 1961) avait choisi pour son premier opéra un roman d’Agustin Gomez-Arcos, Andalou exilé en France depuis 1968 après avoir fui l’Espagne de Franco.
La partition, précise et exigeante, pleine de micro-intervalles et d’ondes vénéneuses, était jouée par les quinze instrumentistes de l’Ensemble orchestral contemporain de Daniel Kawka. S’ajoutait un flux électronique continu, tissé par le centre national de création musicale de Nice. Les voix des Solistes XXI étaient préparées par Rachid Safir.
Pour les parties solistes, Noa Frenkel mettait son impressionnant contralto au service d’une Révérende Mère pas très catholique. Dans le rôle sulfureux de la « putain rouge », la jeune soprano Américaine Sophia Burgos irradie un rôle-titre appris phonétiquement.
Gilles Rico installait sa mise en scène dans les claustras ajourés de Bruno de Lavenère, traversés par les lumières de Bertrand Couderc.
Le prix est décerné par l’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse qui regroupe 140 journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, française et étrangère.
Daniel MORVAN.
lundi 13 juin 2016
mercredi 8 juin 2016
Voyage à Nantes: une extension vers le Mont Saint-Michel
Le Voyage à Nantes (VAN) a déjà développé une « branche » dans le vignoble nantais, avec un parcours en un ou deux jours à la recherche des parfums d’Italie, vers les tuiles romaines et les pins parasols de Clisson, la villa toscane de la Garenne-Lemot, le canyon de Pont Caffino à Maisdon-sur-Sèvre… Le VAN a édité un plan guide qui donne le détail des lieux et des événements.
Un autre grand projet d’ampleur est la création d’une branche « Bretagne » s’appuyant sur Saint-Malo et le Mont Saint-Michel. Un poste a été créé pour développer cette extension : « Il s’agit de faire venir les touristes de l’Europe limitrophe et évidemment de Chine, explique Jean Blaise. Il importe donc que nous nous connections à la Bretagne, le seul nom qui parle à l’international, et que nous leur proposions un parcours breton. »
Ce parcours mènera les touristes (Chinois et Européens) de Nantes à Saint-Malo et au Mont Saint-Michel, sur un parcours jalonné d’installations réveillant des éléments de patrimoine. Cette proposition sera effective en 2017 et impliquera un important volet hôtelier. « Mais l’objectif demeure la promotion du tourisme nantais. » DM.
Beach House: dans la famille Legrand, la nièce
Victoria Legrand (Beach House) © DR |
S'il y avait un malentendu sur Beach House, groupe pour hipsters, il est levé. Au lugubre carrefour Stereolux, ce lundi 6 juin 2016, on avait peut-être encore dans les oreilles le son des albums : tempo mou, phrasé vaporeux et impression que le même morceau se répète de plage en plage comme quand on vous a oublié en salle de réveil, parce que tout le monde est parti. La surprise est d’autant plus grande que l’image trahit le son : mêmes coulis de guitares cassis et de claviers comme sur la radio-réveil Casio des années Dominique A, mais ne cherchez pas les palmiers en plastique, même ça vous sera refusé: le groupe de dreampop s’est transformé en quatuor séquestré par des skins en manque. Le rêve (si le mot a un sens) est toujours présent dans cette voix qui voudrait s’envoler, et Victoria Legrand n’est pas pour rien la nièce de Michel. La couleur dominante est le noir, le noir Stephen King de Misery, le noir Michel Ange. Une touffeur de cave à charbon dévastée par des drone suicide, dans laquelle Beach House enracine ses boucles, sous les franges obscures d'une pénombre rebelle. Il s’en faut d’un cheveu que cette pop ne bascule dans le tragique, du côté de Nico : musique de rêve, oui. Mais de ces rêves montent des visions intenses, torturées, terminales, qui ne sont pas pour les hipsters.
lundi 6 juin 2016
Annie Ernaux: L'écriture, c'est pour défaire les romans qu'on s'est fait (2016)
Annie Ernaux DR |
Mémoire de fille est le récit d’un d’une première expérience sexuelle : En 1958, Annie Duchesne a 18 ans. Elle rêve du prince charmant. Elle le rencontre. C’est une brute. Ses lectures romantiques ne l’avaient pas préparée à ça.
Qui était-il ? Un blond costaud avec déjà un peu de ventre, moniteur chef de la colonie de vacances où Annie, jeune bachelière « éblouie par sa liberté nouvelle », débarque. « À l’époque, explique Annie Ernaux, dix ans avant 1968, les filles n’avaient aucun moyen de savoir comment se passe un acte sexuel. Je n’avais en tête que la nuit de noces des Misérables. Et je tombe dans la sauvagerie d’un désir masculin non refréné. Comme si c’était naturel de se comporter ainsi. Je ne saurai jamais ce que ce garçon pensait, tellement ça lui semblait évident. »
Annie Ernaux continue de peser chacun de ses mots. Non pas pour forger des romans, mais pour défaire les romans dont nos vies sont faites. « Oui, les romans, c’est dans la vie qu’on se les raconte ; l’écriture sert à les défaire. » Voilà pourquoi Ernaux aime les traces écrites, ses journaux, lettres retrouvées : elles sont les preuves concrètes d’un passé qu’on aime mieux oublier.
Annie Ernaux ne renie pas l’été 58, où elle oscillait entre Brigitte Bardot et Blaise Pascal, mystique et délurée. Elle croit vivre une passion, elle est ravalée au rang d’objet sexuel, ce qu’elle découvrira en lisant Simone de Beauvoir. Elle devient objet de mépris. On la traite de prostituée. Ce trauma l’a projetée violemment dans la dimension de l’écriture, parce qu’elle est l’outil de la vérité.
Mais après cet été 58, son corps entre en glaciation. Elle décide de devenir intouchable, inaccessible. Elle devient un symptôme : Annie Duchesne n’a plus ses règles à son retour de la colonie. Aménorrhée inexpliquée. Boulimie. Kleptomanie. « Annie qu’est-ce que ton corps dit ? », elle se souvient du calembour. Son corps va le dire et le répéter pendant deux ans, ce sentiment d’être retirée du rang des femmes, cette humiliation.
« Ce livre était celui que je devais coûte que coûte écrire. Je voulais répondre à la grande question : pourquoi suis-je inadaptée au réel ? » Inadaptée ? Oui, elle l’est, cette belle jeune fille programmée par sa mère « à ne rien faire », à ne jamais se livrer à une occupation féminine, faisant « mauvais ménage avec le ménage. L’écriture est une justification de vivre, j’ai donné très tôt ce sens-là à ma vie. »
L’histoire de la « fille de 58 », elle l’a enfin écrite droit devant sans se retourner, parlant d’elle comme d’une étrangère, collectant les faits bruts dans sa mémoire : deux savonnettes, des mots écrits au rouge à lèvres, le 45 tours d’Only you… Des choses qui attendaient d’être écrites et d’entrer dans un grand livre.
Daniel Morvan.
archive 2016
Annie Ernaux : Mémoire de fille, Gallimard, 152 p., 15 €.
Rencontres : mardi 14 juin 2016 à La Galerne (Le Havre), le 17 juin chez Durance (Nantes) et le mercredi 29 juin chez Dialogues, Brest.
jeudi 2 juin 2016
CGT et anarchistes pulvérisent la fête des jeunes patrons à Nantesana
Le dialogue impossible entre anarchie et patronat |
Salle des pas perdus, les nez rouges règnent |
Philippe Pozzo di Borgo était l'invité d'honneur |
Ce devait être un "moment magique" pour 500 jeunes dirigeants d’entreprise (CJD). Autour du thème «c’est dans ta tête », une soirée privée les réunissait hier soir autour de Philippe Pozzo di Borgo. L'inspirateur du film Les Intouchables venait témoigner sur "l’importance des fragilités humaines dans la construction de tout projet": on ne fait rien de grand qu’avec des faiblesses surmontées.
La CGT spectacles est venue donner sa version du surpassement de soi en désorganisant la soirée. «C’est à pleurer », déplore un médecin, proche de Philippe Pozzo di Borgo, devant le théâtre Graslin. Les cégétistes (une bonne trentaine) occupent le hall de Graslin: soirée annulée.
« Et dire qu’il n’y a pas une télévision pour montrer ça, c’est une honte », peste une chef d’entreprise, dégainant son Iphone pour immortaliser un déchargement de packs de Kro. Opération qui n’est pas imputable à la CGT, mais à un groupe logistique de « radicaux » qui se sont greffés sur l’événement.
« Pas d’accord avec les packs », lâche nerveusement Martine Ritz, de la CGT Spectacles. « trop tard, analyse un camarade, ils sont dans la place. La direction de l’opéra s’est débrouillée comme un manche, on aurait pu les éviter. Maintenant, j’ai un peu peur pour Graslin.»
Si la place est le miroir urbain de son théâtre, avec sa forme circulaire, le hall ressemble à une scène. Sur cette scène, les jeunes anarchistes commencent à se servir dans les centaines de tote bags, contenant de menus cadeaux de bienvenue, stylos ou friandises. Ce n’est pas vraiment une prise de la Bastille. D’ailleurs tout le monde l’aime, ce brave théâtre Graslin, la maison de Mozart et de Chostakovitch: ils ne sont pas là pour lui mais pour les gens bien habillés qui les regardent maintenant d’un air sévère. « Les patrons, nous on va les aider à se surpasser. En écoutant nos revendications. Ce soir, ils sont un peu moins intouchables.»
Daniel Morvan.
Les clowns de la CGT bloquent le théâtre Graslin.
mardi 24 mai 2016
Mai 69
C'est LE livre que je voulais écrire. Mes deux premiers ouvrages étaient une sorte d'apprentissage à l'écriture. Celui-là, je l'avais en tête depuis des années. Il est dédié à ma mère qui est décédée à 53 ans. Je lui avais fait la promesse de devenir un écrivain du peuple, comme le Finistérien Per-Jakez Hélias ou le Briochin Louis Guilloux.
L'histoire de Tristan, c'est un peu la vôtre ?
Oui, il y a des similitudes. C'est l'histoire d'un gamin, fils de paysans, qui est le témoin d'une collision inouïe entre deux mondes : d'un côté, l'intelligentsia parisienne qui vénère Mao et qui veut aller sur le terrain, en Bretagne, pour se frotter aux réalités quotidiennes du peuple. De l'autre, une paysannerie elle-même en pleine révolution. Mais c'est aussi l'histoire d'un adolescent des campagnes reculées qui découvre l'amour avec Judith, une jeune Parisienne. Ou encore l'histoire de la langue bretonne qui recule face au français et à l'anglais. Du modernisme qui pénètre dans le Far-West breton...
Ce n'est pas un livre de « rétro pleurnichage » ?
Absolument pas. Ce n'est pas non plus un livre sur les paysans. Mais c'est un livre qui raconte les paysans à une période charnière, où ils s'ouvrent sur le monde. Comme je l'écris quelque part, je ne fabrique pas du pittoresque. C'est un roman qui se déroule en mai 69, un an tout juste après l'autre mai, en Bretagne.
La partie la plus originale de votre livre raconte cette découverte du monde rural par les militants maoïstes en 1969. Pour évoquer cette période, vous avez beaucoup travaillé les archives ?
J'ai fait une enquête de terrain sans tomber dans le reportage pur et dur. J'ai rencontré des auteurs comme Jean Claude Pinson (Drapeau rouge) qui ont vécu cette période. J'ai enregistré le témoignage de mon père qui les a accueillis. J'ai lu quelques bouquins. Il a même fallu que je retrouve un Larousse de l'époque où Mao n'était encore qu'un simple philosophe.
La couverture du livre est très originale... Elle fait penser à une œuvre d'Andy Warhol...
Avec l'équipe des éditions du Temps, on a travaillé sur l'habillage du livre. Le format est original. On a mis quatre projets de couverture sur Facebook. Une trentaine de personnes ont été consultées : des graphistes, des artistes, des écrivains, des journalistes... Et c'est après cette consultation que nous avons choisi Le ramassage des pommes de terre, une illustration des peintres finistériens du Hangar't.
Une nouvelle façon de travailler pour un écrivain ?
Mai 69 est un véritable travail d'équipe. Avec les éditions du Temps, j'ai découvert d'autres facettes du métier d'écrivain. Tout ce qui touche à la diffusion. J'ai notamment rencontré le représentant des éditions du Seuil qui diffusera mon livre à Paris. Il est pointu au niveau commercial. Mais, à ma grande surprise, il pourrait aussi parler littérature sur France culture.
Recueilli par Joël Bigorgne
Mai 69, éditions du Temps, 207 pages, 13€.
Svadba, veille de noces au village universel
Sept moments de la vie d’une future mariée aux joues roses, entourée de ses amies. Pas de place pour autre chose que la grâce pure dans ces cinquante minutes de chant a cappella : Svadba (mariage en serbe) est un opéra de chambre qui suit les étapes d’un « enterrement de vie de jeune fille ». Cet opéra sans instrument, créé en 2011 au Berkeley Street Theatre de Toronto, réunit les voix de six femmes qui chantent et dansent avec la future mariée. Entre tradition et avant-garde, Ana Sokolovic reconstitue en petits tableaux les épisodes de ces adieux joyeux (mais secrètement mélancoliques) aux comptines de l’enfance : bain, coloration des cheveux au henné, jeux et disputes des jeunes filles. Le naturel de ce conte d’une nuit d’été, porté par des textes dialectaux, est un vrai tour de force vocal, entre stridences et mélopées, lyrisme et danses sur des rythmes complexes.
Ana Sokolovic, compositrice serbe vivant au Canada, mêle les échos folkloriques des Balkans à ses propres inventions, comme dans la scène où deux camps s’affrontent en se lançant des lettres de l’alphabet comme des insultes. La tradition serbe est cependant tenue à distance, tant dans les danses que dans les mélodies : c’est une veille des noces au village universel, portée par des rythmes palpitants qui mènent Milica jusqu’au seuil de sa maison.
D. Morvan
Mardi 24 et mercredi 25 mai 2016 à 20 h au théâtre Graslin, Nantes.
Angers Nantes Opéra: Les abonnés paieront bientôt plus cher
L’adjoint à la culture de Nantes David Martineau annonce une nouvelle politique tarifaire : les abonnements sont un privilège qui se paie.
L’opéra passe pour une culture élitaire. Qu’envisagez-vous pour le démocratiser ?
Le budget de l’opéra est de 10 millions. Quand autant d’argent est engagé, on ne peut pas se satisfaire d’un public d’habitués « accaparant » cette manne. Comme le Grand T, qui va limiter l’accès des abonnés, nous allons changer de politique tarifaire : l’abonnement sera plus cher, car il sera considéré comme un privilège. Cela ne va pas se faire à la saison prochaine, mais fera partie du cahier des charges de la nouvelle direction de l’ANO, après le départ en retraite de Jean-Paul Davois.
L’opéra ne peut-il donc se financer seul ?
C’est une critique qu’on entend souvent à gauche : pourquoi subventionner l’opéra ? Mais sa billetterie ne couvre que 15 % du budget total. S’il coûte cher, c’est parce qu’il y a du monde sur scène. L’ANO est aussi le plus gros employeur culturel de la région après l’ONPL. Une grande métropole a besoin d’un opéra, elle doit à la fois diffuser le répertoire et développer des créations. Nous ne sacrifierons rien, qu’il s’agisse d’action culturelle, de coproductions, de créations, de spectacles hors les murs… Nous menons actuellement un audit pour nous assurer que la maison est en ordre de marche, afin de développer encore le second volet de notre action : l’ouverture à de nouveaux publics. Il faut cultiver la capacité de Graslin à surprendre, à conquérir des non-initiés, comme c’est le cas avec le spectacle Histoires sacrées.
Allez-vous obtenir le label d’opéra national ?
C’est un objectif, et l’ANO colle parfaitement aux critères. Encore faut-il que l’État suive. Or l’État ne verse que 1,17 million, soit le centième de ce qu’il accorde à l’opéra de Paris. Le sujet le plus important est d’être satisfaits de notre maison lyrique, et de bâtir un nouveau projet avec Angers, pour les dix prochaines années.
Angers Nantes Opéra, la saison 2016-2017 est avancée
Angers Nantes Opéra présente sa nouvelle saison 2016/17. S’y côtoient œuvres du répertoire, créations et spectacle jeune public.
« Angers Nantes Opéra est considéré comme le meilleur rapport qualité-prix des opéras nationaux », n’hésite pas à affirmer Jean-Paul Davois, directeur d’Angers Nantes Opéra (ANO). La « maison lyrique » de Nantes et Angers ne se contente pas d’accueillir des spectacles clefs en mains. C’est bien un lieu de création, d’approches nouvelles du répertoire : les succès récents de Don Giovanni et de Maria Republica l’ont montré au cours de la saison qui s’achève.
Jean-Paul Davois, qui prépare son départ fin 2017, s’attache chaque année à mettre en œuvre un service public de l’opéra, entre audace et formation des nouveaux spectateurs. La saison 2016-2017 s’engage sur une œuvre colossale, dans sa version de concert : Lohengrin. Un drame musical de quatre heures qui mettra en valeur l’orchestre régional, dirigé par Pascal Rophé, à la Cité des congrès.
Eloge de la contrainte créative
En septembre et octobre, la rentrée au théâtre Graslin permettra de découvrir une création nantaise, La guerre des théâtres. Ce texte de Françoise Rubellin, spécialiste du théâtre forain, raconte le conflit entre la Comédie française et les théâtres sur tréteaux, qu’elle voulait faire interdire. Ce qui suscita une floraison de contournements astucieux de la censure royale. Créée à l’Opéra comique de Paris, cette « guerre » est un éloge de la contrainte créative.En octobre, Offenbach tient l’affiche, avec Orphée aux enfers. Une féerie en deux actes coproduite par les opéras de Nancy et de Montpellier. Le jeune public découvrira ensuite la version lyrique d’une bande dessinée fondatrice du début XXe siècle : Little Nemo, l’enfant rêveur, aux prises avec les terreurs nocturnes du monde de Slumberland.
« Le Little Nemo de David Chaillou est devenu adulte, raconte Jean-Paul Davois, et pratique l’évasion fiscale. C’est un opéra sur l’enfance perdue, qui montre au jeune public la réalité du monde où il va vivre. »
Retour de Mozart avec Les Noces de Figaro
Mars 2017, On retrouve le tandem des metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser, pour une nouvelle production des Noces de Figaro, de Mozart. Jean-Paul Davois ne tarit pas d’éloges sur ces metteurs en scène, « sans doute parmi les cinq meilleurs metteurs en scène d’opéra au monde, qui ont réussi le tour de force d’être acclamés à la Scala de Milan, où l’on est plus souvent hué. »Mozart a transformé la pièce à succès de Beaumarchais (Le mariage de Figaro) en opéra italien, sous la plume de Da Ponte. Succès européen immédiat, qui ouvrira la voie à Don Giovanni.
Et en clôture de saison, l’ANO inscrit une recréation d’un opéra d’Antoine Dauvergne, revu et recomposé par le contemporain Gérard Pesson : La Double coquette. Isabelle Poulenard tient le rôle principal de ce divertissement, joué par l’ensemble Amaryllis d’Héloïse Gaillard. L’art de «restaurer» un opéra de cour et de lui rendre, grâce à quelques rajouts, toute sa modernité.
Daniel MORVAN.
Abonnements individuels avec au moins une place Premières (160 €) dès le vendredi 27 mai 2017. Abonnements pour 4 spectacles : dès le samedi 4 juin. Au théâtre Graslin, place Graslin. De 5 € à 60 €.
Et par internet, le mercredi 1er juin dès 10 h, pour au moins 4 spectacles : www.angers-nantes-opera.com
David Martineau, adjoint culture Nantes, et Laurence Garnier, conseillère régionale |
Jean-Paul Davois, directeur de l'ANO, et Dominique Prime, sous-directeur |
vendredi 13 mai 2016
{archives} Célia Houdart: Les merveilles du monde (2007)
{Archives} Gondry filme Chomsky
Uun film « bien perché ». Il est d'ailleurs aussi question d’arbres dans Conversation animée avec Noam Chomsky, film sur l’origine du langage. Sur la manière dont les idées se forment, dont les concepts rencontrent le monde et ses objets. Et finalement sur les prodiges du cerveau humain, qui continuent d’étonner le philosophe Noam Chomsky, au centre de ce film documentaire dont 80 % des images sont animées.
Le spectateur sort étourdi d’un maelström de lignes, d’acrobaties graphiques et verbales, de naïvetés très travaillées. L’accent anglais exécrable de Gondry, les coq-à-l’âne incessants bloqueront des spectateurs. Ce film fourre-tout et foutraque est cependant un très bel hommage à Noam Chomsky, ancienne vache sacrée de la linguistique, devenu le vieil anar qui dérange la droite comme la gauche américaines.
La rencontre des deux hommes ? Un rêve de Michel Gondry, réalisateur français de Eternal Sunshine of the Spotless Mind (film préféré de Mathilde) ou de L’Écume des jours. Il rêvait de ce documentaire à l’ancienne sur l’américain Noam Chomsky, écrivain engagé.
Muni d’une bruyante caméra à pellicule (une antique Bolex), Gondry filme son entretien avec Chomsky, illustrant la conversation de dessins animés sur papier, d’une manière artisanale et, faut-il l’ajouter, très gracieuse. Il improvise sous nos yeux une traduction graphique des entrelacs intellectuels de son interlocuteur. Il en dévoile aussi un versant intime et secret, entre l’évocation de l’antisémitisme qu’il subit dans son enfance, sa formation, le souvenir bouleversé de son épouse Carol (morte en 2008) : un film atypique, formidablement vivant, stimulant, humaniste et donc promis à une carrière confidentielle.
Daniel Morvan
Conversation animée avec Noam Chomsky(Is the Man Who Is Tall Happy?: An Animated Conversation with Noam Chomsky), documentaire d'animation réalisé par Michel Gondry, 2013
mardi 10 mai 2016
Baden Baden: sexe, mirabelles et bricolage
Elle oublie de rendre la Porsche de la production, se ballade en marcel et sa grand-mère est Claude Gensac, la femme de Louis de Funès dans les Gendarme de St Tropez. Là, c’est pas St Trop’ mais Baden Baden, enfin dans ses rêves… Quand sa mamie est hospitalisée, la chauffeur de stars décide de lui offrir une station thermale à domicile, ou disons, de lui refaire sa salle de bain. Gracieusement maladroite, elle gère elle-même le casting de son chantier, alpaguant un bricolo intérimaire, recrutant un carreleur peu sensible à son charme de garçonne. Des dialogues qui fusent, mode enfants du paradis, des amours copains et un peu braques, la présence distraite et intense de Salomé Richard: un merveilleux premier film frontalier de l'Alsacienne Rachel Lang. Sexe, mirabelles et bricolage, elle a déjà tout d'une grande.
Daniel Morvan.
1h34, sorti le 4 mai 2016. Vu au Katorza (Nantes).
lundi 25 avril 2016
Carnets de notes: le plus beau roman de Pierre Bergounioux?
Mais pourquoi écrire son journal ? A la recherche de quel mystère? "Le Corrézien de Gif-sur-Yvette" répond à la question dans sa première note, le mardi 16 décembre 1980 : «Parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre à cinq années teintés grossièrement dans la masse. »
Comment le lire?
Et pourquoi le lire? Je me pose cette question dix ans après, en revenant sur la présente chronique, écrite alors que l'ouvrage venait de sortir, en 2006. Et que sa dimension d'événement littéraire n'avait pas encore éclaté. Pourquoi, mais aussi comment le lire? Quels transversales, quelles lignes de crête, quels défilés, quelles pistes balisées suivre dans 1000 pages de vie écrite au plus près de l'existence matérielle, sans jugements, qui tiennent le monde à distance, n'évoquent l'actualité qu'avec retard?J'y reviens en 2016 après une soirée entre amis, où il fut question du livre. Les Carnets ont leur fanclub, ils offrent à leurs lecteurs une singulière familiarité avec cet homme à la volonté surhumaine, ses chagrins, ses doutes, sa mélancolie et son refus du divertissement.
Dans une courte première mouture, j'avais gardé pour moi l'élément le plus sombre de cette décennie, pour l'auteur. J'avais réglé ma focale sur la vie débordante du «monde rieur», les presque-rien qui composent l'ordinaire de l'auteur. Je n'ai même pas osé aborder la tragédie familiale cachée dans ce livre, ne trouvant pas les mots justes, préférant m'amuser de ce que l'activité de l'écrivain y soit rejetée aux marges, par exemple dans la mention des premières lignes du premier roman jetées au dos d'une facture de vidange. Il est passionnant de voir comment l'écrivain ne dit mot de son oeuvre, s'en tenant à ses manifestations profanes et au rituel des levers matinaux; aux lectures, aux insectes, aux maladies. Mais le "diary" du romancier est aussi un roman secret. En 1986, le coma du beau-frère Norbert change la nature du journal intime: "Ninou nous raconte l'accident, le saut inconsidéré de Norbert par-dessus la crevasse, la glace, de l'autre côté, sur laquelle il glisse. Il découvre l'abîme, sous lui, se retourne, échange, avec Ninou, pétrifiée, un dernier regard, d'épouvante, puis tombe, heurte la paroi, rebondit, roule, inerte, au fond du gouffre où il s'arrête enfin." Le récit de ces jours d'angoisse s'infiltre ainsi dans la chronique quotidienne, qui demeure imperturbable: "Matin tiède, splendide. J'extrais Hegel". L'extraction consiste dans la lecture matinale, approfondie, plume en main, des grands philosophes. "Pas de la rigolade", commente un de ses amis qui l'a vu se lever aux matines pour plonger dans Kant.
Le bonheur océanique
La vie est ainsi faite qu'elle compose avec l'insignifiant et avec le tragique, nous plaçant dans ce terrible entre-deux, à mi-chemin entre une facture de garagiste et les tentatives vaines pour ramener un homme à la conscience.Et j'en reviens à ma chronique: Nous sommes à ras d'existence, au cœur de l'énigme de vivre, là où ça se passe. Les coléoptères, la vieille R18 qui claque son joint de culasse, tout est là, sans pourtant que le regard ne perde l'horizon d'universalité : « Le bonheur océanique, indicible, d'autrefois palpite faiblement dans le jardin. Vivre est un déchirement. » Et s'il écrit, c'est pour jeter un peu de lumière sur sa propre vie, donner du sens aux instants d'insouciance, comme lorsqu'il se revoit adolescent pêchant à la ligne : « J'ai eu ces heures, sur la Dordogne, et puis j'ai découvert, à dix-sept ans, qu'il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j'ai cessé de vivre. » De sa Brive natale à l'École Normale Supérieure, Bergounioux déniche ce dont il n'avait pas mesuré la grâce tremblante, et y trouve sans doute, comme nous lecteurs, le bonheur de l'après-coup. Ceux qui ont lu tous les livres de Bergounioux pensaient alors que celui-ci était son plus beau.
Daniel Morvan
Carnets de notes, Verdier, 960 p., 34 €.
[Archives] Quand Ernst Jünger traduisait Guy Môcquet en allemand
En 1941, le gouverneur militaire de la France occupée, hostile aux exécutions d'otages en représailles, confie à Ernst Jünger, officier de son état-major, la tâche de rédiger un rapport pour les temps à venir sur la lutte contre les ordres sanglants d'Hitler. Cette hostilité n'était pas foncière, devait ensuite découvrir Jünger, mais fut dictée à Otto von Stülpnagel (le gouverneur allemand) par des considérations pratiques de productivité et de gestion: "les industries fourniraient d'autant plus que les choses iraient sans accroc dans ce pays". La rédaction du mémorandum est décidée par le gouverneur allemand après les attentats de Nantes et Bordeaux les 20 et 21 octobre 1941. Ayant accès aux lettres des fusillés de Chateaubriand, Jünger décide de les traduire et de les inclure dans son rapport. "Cette lecture m'a ému pour une raison particulière, écrit l'auteur. J'avais annexé à mon rapport la traduction des lettres dans lesquelles les victimes nantaises disaient adieu à leurs proches, juste avant de mourir. Ces pages reflètent la grandeur à laquelle atteint l'homme lorsqu'il a renoncé à toute volonté, abandonné tout espoir. D'autres signaux sont alors hissés. La peur et la haine s'effacent; et ressort l'image impolluée de l'homme. Le monde des assassins, des vengeurs féroces, des masses aussi aveugles que leurs maîtres sombre dans les ténèbres; une grande lumière émet déjà ses premières lueurs." Bien au-delà des proses parisiennes de Jünger, dont certains passages restent controversés, la traduction des lettres d'otages par Jünger semble bien relever d'un geste politique. Un geste sans doute plus significatif que la lettre même du rapport de Jünger, qui se sent moralement tenu à la plus grande réserve dans cet exercice d'un rapport d'état-major contre les exécutions, réalisé par un officier de la force occupante. Jünger dit cependant que les condamnés de Chateaubriant et Nantes "ont été remarquables par le calme et la fermeté de leur attitude", et exprime ensuite en termes nets sa condamnation: "L'attentat contre le Feldkommandant Hotz revêt une importance particulière dans la mesure où il est lié à un changement de méthode décisif. Bien au-delà, on peut y associer une réflexion systématique quant à la question de savoir s'il offrait un sens de persévérer dans cette direction qui donna naissance à une modification profonde de la relation entre les troupes d'occupation et le pays vaincu, et même entre les deux peuples." La traduction en allemand, dans ce recueil qui contient toutes les lettres des otages de Nantes, de dix lettres inédites (absentes des éditions françaises), est une manière de recevoir l'hommage de l'officier Jünger à ceux dont il salue la grandeur.
Oui, un allemand a traduit Guy Môcquet et les autres lettres d'otages, dans sa langue, en 1941.
D.M.
Ernst Jünger: Sur les otages, avec une préface de Volker Schlöndorf. Les Belles lettres, 168 pages, 17€.
Jacques Demy 2010
Ses premiers films de marionnettes en papier découpé, image par image (Attaque nocturne, La Ballerine), vont le conduire à l’école de cinéma Vaugirard à Paris. Son film de fin d'études, Les horizons morts, dans lequel il apparaît, est marqué par une esthétique doloriste et bressonienne. Puis il réalise deux courts métrages majeurs (vidéo: Le sabotier du Val de Loire, 1955, chef d’œuvre du cinéma documentaire et méditation sur la mort, et le road-movie îlien Ars)...
... avant de réaliser en 1960 Lola. Un film-comète porté par la Nouvelle vague (et son producteur Georges de Beauregard), mais qui se singularise par son intensité fiévreuse, sa pellicule ultra-sensible et ses cœurs surexposés, son goût des chassés-croisés et des rencontres de hasard, des filles-mères mélancoliques et des amours socialement ou moralement interdites (entre la petite Cécile et Frankie le marin, unis dans la délicieuse et sinueuse obscurité d'une chenille de fête foraine, sur la musique du Clavier bien tempéré: vidéo).
Dans ce film de 1975, le Trans-Europ-Express emporte Hanna Shygulla vers Milan, loin des yeux et du cœur de Rüdiger Vögler. Le cinéma de Demy ressortit au roman de mœurs à la Balzac quand Wenders creuse le sillon du roman d’apprentissage de Goethe (Wilhem Meister).
Demy et Wenders s’installent chacun dans une convention romanesque et lyrique pour la faire exploser, soit en montrant la vacuité métaphysique de l’héritage des anciens, soit par exaspération chromatique de l’univers petit-bourgeois de la France d’après l’Algérie.
Olivier Père et Marie Colmant ont même consacré un chapitre thématique au seul papier peint, et montrent comment le réalisateur charge les décors de significations : ainsi le « papier aubergine aux lourds motifs mordorés » des Parapluies suggère la fantaisie cachée de Mme Emery, mère de Geneviève. Sans parler de la robe de future mère de cette dernière, assortie de manière quasi-hallucinatoire au papier peint bleu et rose de sa chambre.
Dépliant en main, Nantes marche maintenant sur les traces de Demy (l'ancien garage Demy, allée des Tanneurs, sur le cours des 50 Otages, ou l'appartement de la colonelle d'Une chambre en ville, rue du Roi Albert, où le père de Jacques avait lui-même pris une chambre à son arrivée à Nantes), ou sur l'absence de traces : disparu, l'escalier et la fameuse rampe de la rue de l'Abreuvoir, où Frankie se laisse glisser, et où se trouve l'appartement si désordre de Lola, a été remplacé par l'escalator de la tour Bretagne.
1 : http://lucky.blog.lemonde.fr/
Archives: Cinéma en Bretagne [2006]
Archives: Dialogues avec le visible [2005, poètes bretons] #perros #keineg
Paol Keineg: là et pas là
jeudi 21 avril 2016
Maria Republica: une grande héroïne d'opéra est née
1. La création de l’opéra de Nantes (première mondiale le 19 avril 2016, meilleure création musicale de l'année) a pour personnage central une orpheline dont les parents furent victimes de la répression franquiste. Née sous la plume du romancier andalou Agustin Gomez-Arcos (roman paru en 1983), Maria Republica devient au théâtre Graslin (Nantes) une magnifique héroïne d’opéra : La partition hypertendue et vénéneuse de François Paris (c'est le premier opéra du compositeur), la mise en scène du jeune Gilles Rico, les voix de Solistes XXI et l’Ensemble orchestral contemporain s’allient dans la construction d’un chef-d’œuvre de notre temps.
« À ceux qui luttent contre tous les fascismes », dit la dédicace du compositeur. En moins de deux heures, l’opéra raconte comment Maria, qui fut contrainte à la prostitution, est jetée dans un couvent franquiste, microcosme de l’État nécrophile. Elle feint d’accepter d’être « régénérée » mais continue d’incarner dans la vie cloîtrée la flamme de la liberté.
Prostituée résistante, elle y croise les âmes damnées d’une religion d’État préposée au lavage des cerveaux. Dans des décors de claustras qui évoquent Goya, portée par une musique intense qui reflète les violences de l’oppression, Maria Republica porte l’étendard des Républicains.
Ceux de 1936.
photo Jef Rabillon, Angers Nantes Opéra |
La "putain rouge" affronte la dictature noire
2. La religion n'est pas ici "le soupir de la créature opprimée" mais un autre masque de l'oppression. Et nous découvrons la réalité de ce couvent imaginé d’après le roman d’Agustin Gomez-Arcos : c’est la dictature noire, primitive, irrationnelle.
Une sœur camée attend ses injections de morphine, pendant que la supérieure joue aux tables tournantes érotiques. Maria est jetée en pâture à un Christ aux outrages à tête de bouc. L’opéra de François Paris (livret de Jean-Claude Fall) prend ses distances avec l’Espagne de Franco, pour mieux nous parler d'aujourd'hui. Au-delà de cet horizon historique, c’est de l'essence du projet totalitaire que traite Maria Republica : L’État, le couvent comme machine à laver les cerveaux, à bénir les armes d’oppression.
Le spectacle installe une puissante emprise sur le public, par une scénographie (Bruno de Lavenère) et des décors de claustras qu’on dirait conçus par un Fritz Lang qui aurait rêvé de Goya. Et jamais on n’a autant voulu aller vérifier dans la fosse d’orchestre quels crotales, quelles systèmes ventilatoires toxiques sont requis pour créer ce flux sonore dont les torsions brusques, les accalmies, les intervalles anxiogènes évoquent autant Wagner qu'un QHS. Et laissent planer les volutes d'un feu couvant qui éclate dans un final assez prodigieux, sans paroxysme mais au contraire joué en demi-teintes crépusculaires.
On regrette quelquefois une lisibilité limitée de la continuité du récit, des épisodes obscurs, des détails inaperçus (comme la main coupée de la sœur gardienne). Cela tient pour partie à la densité d'une œuvre baroque, chargée de signes et de phénomènes sonores mystérieux, comme cette voix des anges inventée par François Paris: un tel spectacle ne s'épuise pas en une vision, une écoute. Epuisé par ses stridences, ses nécromancies et ses délires kitsch, une écriture vocale virtuose, des sons électroniques en temps réel, le spectateur ne s'en réveille pas facilement. Sommes-nous encore dans ce cauchemar : le Couvent des Régénérés de la Très Sainte Droite ?
Si oui, remettons-nous aux pouvoirs de Sophia Burgos, soprano américaine qui prouve ici sa capacité extraordinaire à donner corps et voix à une belle héroïne libertaire, pleinement contemporaine.
Daniel MORVAN.
Jeudi 21, dimanche 24, mardi 26, jeudi 28 avril 2016 au théâtre Graslin. En semaine à 20 h, dimanche à 14 h 30. Théâtre Graslin, rés. www.angers-nantes-opera.com
Pour sa ligne de pont, le bateau-musée figure dans le film Dunkerque
Cher escorteur d’escadre,
Nous t’avions sous-estimé. Trop prompts à t’assimiler à une vieille coque style « port de l’angoisse », pour les touristes. Pour tout dire, nous t’avons considéré comme une épave. Mais c’est là qu’on reconnaît les vrais outsiders : "la vieille dame du quai de la Fosse" était notre Scarlett Johansson, et nous n’en savions rien.
Cher vieil escorteur anti-sous-marin, tu nous as bien snobés au départ du quai de la Fosse. Nous étions là, encore actif parmi la foule des retraités attirés par le spectacle : Le Maillé-Brezé bouge ! Il part à la guerre! La carcasse se meut ! Eux, ils savaient ce que tu avais sous le capot. Pas la puissance, vu que tu as été privé de moteur, mais ce glamour vieille tôle et gris marine, typiquement années 50.
Maintenant, tu vas jouer les vedettes d’un film de guerre tourné par Christopher Nolan: Dunkerque. Un blockbuster financé par la Warner, qui a craché au bassinet pour affréter la bête : on parle de plus deux fois le budget annuel de l’asso qui s’en occupe, ce qui nous fait deux cent mille euros tout rond.
Nous, on reste sur le quai. Le gars de la production n’a même pas voulu nous adresser la parole. Bien fait. Tu as été lancé le 4 mai 1957. On t'a vu devant Alger cette même année mais la presse n'est guère bavarde sur le sujet, rien en archives. Toutes ces décennies, on t’a à peine concédé un regard, bateau-musée! Aujourd’hui, te voilà héros d’un film sur l’évacuation des forces alliées bloquées dans la poche de Dunkerque.
Rapport à ton élégance, qu’ils disent. Au fait que ta ligne de pont fait furieusement sixties.
Si si, ça, on l’avait vue, ta ligne de pont, juré.
Ça doit pouvoir se retrouver dans un vieil article de 1962. Un de Paul Guimard, si ça se trouve, quand il pigeait pour le canard local.
Si tu peux rapporter un autographe de Scarlett Johansson, ça serait cool, cher escorteur Maillé-Brézé. La bise !
DM