lundi 27 février 2017
Cécile Coulon: Trois saisons d’orage
Fabriquer un paradis terrestre à partir d’une carrière de pierre ? C’est possible, grâce à Cécile Coulon. Comme une Sagan qui aurait mangé du Giono, elle s’offre cette fois une saga sur trois générations. Mon premier est un jeune interne en médecine quittant Lyon pour une mission plus haute, en montagne. Mon second est Benedict, son fils qui sera aussi médecin, aux Trois-Gueules, cette « forteresse de falaises » où un village s’étend et prospère. A ma troisième, Bérangère, échoit la part la plus douloureuse. Car cette première dynastie en croise une autre : Maxime et son fils Valère, qui élèvent des vaches. Mon tout forme une tragédie moderne, une histoire qui ferait un excellent scénario de film ou de téléfilm, par ses rebondissements. Tragédie à laquelle la jeune Auvergnate ajoute quelque chose de plus, une tension, une nervosité, un battement de cœur aux portes du paradis. DM
Cécile Coulon : trois saisons d’orage. Viviane Hamy, 265 pages, 19 €.
mercredi 22 février 2017
Nathalie Béasse, Nantes-Venise
Le bruit des arbres qui tombent est la nouvelle création de Nathalie Béasse. Elle est présentée au Théâtre universitaire. Avant la biennale de Venise, qui lui accorde une «carte blanche».
Nathalie Béasse a été remarquée pour un spectacle présenté en 2014 à Paris : Rose, variation libre autour du Richard III de Shakespeare, envisagé par elle comme pâte à modeler du théâtre, de l’imaginaire. La bonne nouvelle est tombée alors que l’Angevine jonglait avec un plan de travail déjà serré : elle fait partie des sept femmes metteuses en scènes sélectionnées dans le volet « art contemporain » de cet événement international, du 25 juillet au 11 août : « Ce qui m’offre une formidable visibilité, dans ce monde du spectacle où il n’est pas si facile de s’imposer quand on est femme et provinciale », se réjouit Nathalie Béasse. Jamais programmée à Avignon, elle a montré ses créations à Marseille, Lyon, Beyrouth, et bénéficié du soutien du CNDC d’Angers, du Théâtre universitaire, du Lieu unique, d’Onyx et du théâtre Bastille à Paris, où quinze représentations du nouveau spectacle sont programmées à la rentrée.
Nathalie Béasse a été remarquée pour un spectacle présenté en 2014 à Paris : Rose, variation libre autour du Richard III de Shakespeare, envisagé par elle comme pâte à modeler du théâtre, de l’imaginaire. La bonne nouvelle est tombée alors que l’Angevine jonglait avec un plan de travail déjà serré : elle fait partie des sept femmes metteuses en scènes sélectionnées dans le volet « art contemporain » de cet événement international, du 25 juillet au 11 août : « Ce qui m’offre une formidable visibilité, dans ce monde du spectacle où il n’est pas si facile de s’imposer quand on est femme et provinciale », se réjouit Nathalie Béasse. Jamais programmée à Avignon, elle a montré ses créations à Marseille, Lyon, Beyrouth, et bénéficié du soutien du CNDC d’Angers, du Théâtre universitaire, du Lieu unique, d’Onyx et du théâtre Bastille à Paris, où quinze représentations du nouveau spectacle sont programmées à la rentrée.
Formée en arts visuels aux Beaux-Arts puis au Conservatoire Art Dramatique d’Angers, Nathalie Béasse a croisé les formes artistiques, à l’image de la « danse théâtre » de Pina Bausch. « Mais je suis orientée cinéma depuis le départ, et envisage mes spectacles sous l’angle du montage, du gros plan, du fondu enchaîné, du travelling… » Il en découle une écriture de plateau spontanée, née dans des décors naturels, car elle aime travailler ses idées en extérieurs. L’extérieur ne nuit pas.
Une exploration de l’intime
Le bruit des arbres qui tombent, tel est le titre : « c’est tiré de mon livre de chevet, Partition rouge, anthologie poétique des Indiens d’Amérique du Nord. On est toujours dans le plaisir de jouer comme des enfants et d’inventer, avec une bûche qui tombe, un son, la chair. » Et ce théâtre d’image, qui travaille à fleur de peau, raconte une histoire en gros plans sur quatre membres d’une famille. Vous n’êtes pas libres pour la prochaine biennale de Venise? Venez donc la découvrir à Nantes.
Daniel Morvan.
Mardi 28 février, mercredi 1er et jeudi 2 mars 2017 à 20 h 30 au TU Nantes. Tél. 02 40 14 55 14. Durée : 1h. 4 €/8 €. Le 24 mars au Cargo de Segré et les 10 et 11 mai au Grand R (La Roche-sur-Yon).
lundi 13 février 2017
La guitare contre le cœur, comme un poignard
Exclusive archive. L'ex-chanteuse de Dolly était en concert le 11 octobre 2019 à Stereolux (Nantes), pour fêter la sortie de deux albums, un solo et un album acoustique. Occasion de plonger dans nos catacombes et d'en exhumer ce papier retour de concert. Dolly nous clonait, Dolly nous déclouait des poteaux indicateurs d'un âge de suie. En guise de bonus, un entretien à l'occasion de la parution du 2e album. magnéto!
Il a le saut de l'ange un peu lourd. Le stage diving depuis la scène se termine en sortie de piste et l'une des groupies du premier rang se prend une rangers dans l'orbite. Tout cela ressemblerait à un samedi soir comme les autres aux confins de la terre. Sauf que ce bout de terre contient Dolly. Lui appartient.
Retour de Dolly dans ses pénates, après une tournée qui a fait du quatuor de Naoned le groupe rock de l'année, avec Louise Attaque. Parmi les centaines de groupes français capables d'en faire autant, Dolly a fabriqué le son de 1997. Un peu de Nirvana, un peu de Niagara. Dolly, c'est chaud et froid, omelette norvégienne. Fusion d'une blonde prophétique et de guitaristes kamikazes.
Les paroles ? Charriées, stroboscopées, criblées en bouillie, hormis un réjouissant «tanké dans le vert» qu'on doit à Jean Fauque. Et bien sûr le titre « Je ne veux pas rester sage » élevé par les fans à l'indignité d'hymne national.
Chez Dolly, tout est dans la tenue des guitares. Dos cassé, le bassiste cale la sienne sur les rotules, faisant ronfler les gros ampli Fender du gras du pouce. Le guitariste tire de sa six-cordes de maladives aurores drapées de sons fuzzés, passant des vibratos hébétés aux sifflements de 747 en tour de chauffe qui laissent pantelantes les enceintes de l'Olympic. Si chez Dolly quelqu'un s'enroule sur le manche (comme on l'a vu oser l'écrire), c'est lui le grateux, surfer lové dans le tube du son. Surplombant ce précipice sonore, Manu, la Manu en robe rouge. Icône rock, madone des flippés fascinés par son oeil, ciel limpide où germent des ouragans. Elle porte sa guitare sur le cœur, comme un poignard. La fille aux yeux pers gifle l'air de ses nattes blondes comme l'une de ces gorgones pétrifiantes de la mythologie grecque.
quelques années plus tard, on retrouvait Manu pour cette interview - tutoyée comme il se doit.
Emmanuelle Monet, « Manu ».
Après une longue période sans jouer, la scène te manque-t-elle ?
Deux ans sans jouer à part quelques dates, ça me manquait énormément. Le besoin de scène s'apparente presque à une déprime. Je finis par me demander si ça vaut encore la peine... Je ne sais pas faire grand-chose d'autre, je n'aime pas voyager, mes vacances, c'est le concert. Oublions, bien sûr, l'horrible quart d'heure de trac avant de monter en scène !
Et sur scène, aimes-tu retrouver le jeu de la fascination et le look rock qui tue, comme du temps de Dolly ?
Question look, on m'a assez critiquée là-dessus dans le passé, mais maintenant je me maquille et je suis très bien entourée de mes musiciens Nirox, Shanka et Ben ! Pour le reste, je ne suis pas la reine de la blague, mais j'aime bien aussi que ça rigole, un mélange de sourire et d'émotion. Et puis Snoïze me fait toujours de très beaux shows lumière, sans aller jusqu'à la cinéscénie d'Eurodisney. La chanson pour Mika, par exemple, est un moment très intense...
Même les rockeuses ont le blues ? Votre premier album, après la mort de votre bassiste Mika en 2005, vous a-t-il aidée à le surmonter ?
Tout s'est écroulé d'un coup, Dolly sortait d'une décennie de succès, symbolisée par notre tube « Je n'veux pas rester sage ». À la mort de Mika, il m'est arrivé ce qui se passe quand on perd tout : je me suis séparée, le groupe s'est arrêté, j'ai eu droit au filet garni d'épreuves. Une belle montagne à soulever... C'est la musique qui m'a sauvée. J'ai mis tout ça dans l'album précédent, Rendez-vous, suivi d'une tournée et d'un album live. Le second disque qui sort est tourné vers les autres, j'ai encore des choses à dire... Une dernière étoile brille.
Comment avez-vous écrit ce second album de chanson rock édité sous votre propre label, La dernière étoile ?
Je suis sortie de ma position autocentrée. J'ai observé les gens et j'ai pris beaucoup de notes, oui, comme un reporter qui regarde. Je pense avoir progressé dans l'écriture. Mes titres chouchous ? « J'attends l'heure » (écrit sur une maison de retraite) et « La dernière étoile ». La tournée qui s'engage est une présentation de l'album, une tournée plus conséquente devrait s'ensuivre. Je chanterai les deux albums, avec des surprises et des inédits de Dolly. Je crois que cette fois, je vais rechanter « Je n'veux pas rester sage ». J'en suis maintenant à nouveau capable.
Il a le saut de l'ange un peu lourd. Le stage diving depuis la scène se termine en sortie de piste et l'une des groupies du premier rang se prend une rangers dans l'orbite. Tout cela ressemblerait à un samedi soir comme les autres aux confins de la terre. Sauf que ce bout de terre contient Dolly. Lui appartient.
Retour de Dolly dans ses pénates, après une tournée qui a fait du quatuor de Naoned le groupe rock de l'année, avec Louise Attaque. Parmi les centaines de groupes français capables d'en faire autant, Dolly a fabriqué le son de 1997. Un peu de Nirvana, un peu de Niagara. Dolly, c'est chaud et froid, omelette norvégienne. Fusion d'une blonde prophétique et de guitaristes kamikazes.
Les paroles ? Charriées, stroboscopées, criblées en bouillie, hormis un réjouissant «tanké dans le vert» qu'on doit à Jean Fauque. Et bien sûr le titre « Je ne veux pas rester sage » élevé par les fans à l'indignité d'hymne national.
Chez Dolly, tout est dans la tenue des guitares. Dos cassé, le bassiste cale la sienne sur les rotules, faisant ronfler les gros ampli Fender du gras du pouce. Le guitariste tire de sa six-cordes de maladives aurores drapées de sons fuzzés, passant des vibratos hébétés aux sifflements de 747 en tour de chauffe qui laissent pantelantes les enceintes de l'Olympic. Si chez Dolly quelqu'un s'enroule sur le manche (comme on l'a vu oser l'écrire), c'est lui le grateux, surfer lové dans le tube du son. Surplombant ce précipice sonore, Manu, la Manu en robe rouge. Icône rock, madone des flippés fascinés par son oeil, ciel limpide où germent des ouragans. Elle porte sa guitare sur le cœur, comme un poignard. La fille aux yeux pers gifle l'air de ses nattes blondes comme l'une de ces gorgones pétrifiantes de la mythologie grecque.
quelques années plus tard, on retrouvait Manu pour cette interview - tutoyée comme il se doit.
Manu était la chanteuse du groupe culte Dolly. L'icône du rock français est en solo au Ferrailleur, des pépites rock plein la besace.
Emmanuelle Monet, « Manu ».
Après une longue période sans jouer, la scène te manque-t-elle ?
Deux ans sans jouer à part quelques dates, ça me manquait énormément. Le besoin de scène s'apparente presque à une déprime. Je finis par me demander si ça vaut encore la peine... Je ne sais pas faire grand-chose d'autre, je n'aime pas voyager, mes vacances, c'est le concert. Oublions, bien sûr, l'horrible quart d'heure de trac avant de monter en scène !
Et sur scène, aimes-tu retrouver le jeu de la fascination et le look rock qui tue, comme du temps de Dolly ?
Question look, on m'a assez critiquée là-dessus dans le passé, mais maintenant je me maquille et je suis très bien entourée de mes musiciens Nirox, Shanka et Ben ! Pour le reste, je ne suis pas la reine de la blague, mais j'aime bien aussi que ça rigole, un mélange de sourire et d'émotion. Et puis Snoïze me fait toujours de très beaux shows lumière, sans aller jusqu'à la cinéscénie d'Eurodisney. La chanson pour Mika, par exemple, est un moment très intense...
Même les rockeuses ont le blues ? Votre premier album, après la mort de votre bassiste Mika en 2005, vous a-t-il aidée à le surmonter ?
Tout s'est écroulé d'un coup, Dolly sortait d'une décennie de succès, symbolisée par notre tube « Je n'veux pas rester sage ». À la mort de Mika, il m'est arrivé ce qui se passe quand on perd tout : je me suis séparée, le groupe s'est arrêté, j'ai eu droit au filet garni d'épreuves. Une belle montagne à soulever... C'est la musique qui m'a sauvée. J'ai mis tout ça dans l'album précédent, Rendez-vous, suivi d'une tournée et d'un album live. Le second disque qui sort est tourné vers les autres, j'ai encore des choses à dire... Une dernière étoile brille.
Comment avez-vous écrit ce second album de chanson rock édité sous votre propre label, La dernière étoile ?
Je suis sortie de ma position autocentrée. J'ai observé les gens et j'ai pris beaucoup de notes, oui, comme un reporter qui regarde. Je pense avoir progressé dans l'écriture. Mes titres chouchous ? « J'attends l'heure » (écrit sur une maison de retraite) et « La dernière étoile ». La tournée qui s'engage est une présentation de l'album, une tournée plus conséquente devrait s'ensuivre. Je chanterai les deux albums, avec des surprises et des inédits de Dolly. Je crois que cette fois, je vais rechanter « Je n'veux pas rester sage ». J'en suis maintenant à nouveau capable.
samedi 11 février 2017
Blandine Rinkel: sa mère, cette héroïne discrète
Blandine Rinkel/©DM |
Son premier livre, L’Abandon des prétentions, est le portrait tendre et amusé de sa mère retraitée. En 65 petits croquis, Blandine Rinkel compose un portrait intime de cette femme qui consacre sa vie aux autres. A travers Jeanine et ses rencontres, ce livre est aussi un tableau de la classe moyenne française.
« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Jeanine a recopié cette question sur un post-it. Collé sur le frigo, à côté d’autres carrés de papier bleus ou rose. Jeanine est à la retraite après avoir enseigné l’anglais au collège. Aujourd’hui, préfère voyager sur place et pratiquer le « goût des autres » sans restriction. Jusqqu’à faire de sa maison un refuge, un lieu d’écoute. C’est le sujet du livre de Blandine Rinkel, sa fille de 25 ans. Une fille unique, dans tous les sens du terme: « Je me suis beaucoup occupée d’elle », murmure-t-elle, dans cette librairie de Nantes où Blandine dédicace son livre. « L’abandon des prétentions », qui devait s’appeler « 65 » (comme son âge et le nombre de chapitres).
« Blandine était une élève très appliquée. L’été, elle dansait et chantait des comédies musicales au centre de vacances, à Fromentine en Vendée. C’est pour cela qu’elle est aussi à l’aise devant les caméras. Adolescente, elle voulait révolutionner l’écriture. Elle disait qu’elle n’aurait pas assez d’une vie pour réaliser ses rêves.»
Jeanine est née dans une famille paysanne pauvre de Lanrivoaré. S’est mariée à un baroudeur flamboyant (aujourd’hui expert de la contrebande d’armes en Afrique), puis divorcée. Fixée à Rezé, au sud de Nantes. Ville que Blandine Rinkel décrit dans son livre comme « un petit monde que le grand ignore, et qui s’organise, hors du temps, autour des ronds-points sans charme et des tramways automatisés ».
Blandine a grandi et filé sur Paris. Sa trajectoire de vie ne passe pas par les concours, malgré un 20/20 au bac de français, mais par l’affirmation d’une écriture: « Je suis une sauvage, j’ai fait mon chemin de pensée en compagnie des livres. Je me situe dans la famille des auteurs comme Pierre Michon. ceux qui questionnent la vie des gens qui semblent n’avoir rien à dire. »
Un master de lettres (sur la notion de journée), de la chanson avec Bertrand Burgalat, de l’activisme au sein du collectif d’artistes Catastrophe, du journalisme branché pour Citizen K ou Le matricule des anges: parcours d’une étoile montante de la scène parisienne. Banal. Sauf que la Parisienne n’a pas oublié sa mère. « J’écris beaucoup tous les jours. Un angle a fini par s’imposer: ma mère dans sa cuisine, s’enivrant de tous les visages croisés. »
Le livre va sidérer la critique. Il part de l’étonnement perpétuel de la fille devant sa mère, cette candide magicienne de la relation humaine. Cette petite bretonne de mère, bloc de bonté dans sa cuisine rose de Rezé, qui perpétue l’amour paysan de l’accueil.
« Je ne savais pas qu’elle m’observait autant, j’en ai eu les larmes aux yeux en lisant le livre », dit Jeanine, qui s’est pomponnée pour la signature en librairie. Je pensais que c’était une étude sur Rezé, pas un livre sur moi.»
C’est le goût maternel de l’effacement que décrit le livre. « Contre la tyrannie des ambitions, écrit-elle, elle a préféré affiner sa part sensible: plutôt que les dîners à plusieurs, elle choisissait les tête-à-tête, au champagne qui frappe préférant le cidre doux; plutôt que de s’inscrire à l’agrégation, elle apprit la peinture (…). »
Jeanine tire de ses origines (l'âpre pays léonard, dans le nord Finistère) une indifférence radicale envers la soif de paraître. Pas dopée à l’ambition, mais électrisée par les rencontres de hasard.
Curiosité dont sa fille a hérité, qui affronte sans ciller les questions, consciente aussi de porter (comme Leïla Slimani) une nouvelle culture féminine: « J’ai grandi dans un monde de paroles confisquées par le père. La littérature est porteuse de valeurs féminines de douceur et de refus du combat viril. L’attention à l’autre est une valeur politique. »
« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Pour Jeanine, c’est faire des crêpes à Moussa, demandeur d’asile de Homs, qui dresse l’inventaire des tortures pratiquées dans les prisons syriennes. C’est accueillir l’univers entier, une madone des camionneurs, des immigrées espagnoles rencontrées au super U, un capitaine de cargo russe (et ancien danseur du bolchoï, elle a le flair pour repérer la grâce secrète des êtres), un salafiste. « Quand j’ai commencé ce livre, tout Paris ne parlait que des réfugiés, c’était le sujet à la mode, mais c’était une guerre d’opinion abstraite. Le concret, je l’ai trouvé chez ma mère. Sans idéologie, elle pratiquait l’accueil de réfugiés. Jeanine est un personnage très contemporain: une femme de la classe moyenne qui accueille des migrants. »
Jeanine relativise: « C’est parce que j’étais divorcée que j’ai pu me faire toutes ces rencontres. Je vais souvent à Emmaüs voir les Arabes, mais c’est intéressé: je veux continuer à pratiquer l’arabe, que j’ai appris sur le tard. Mais me faire traiter d’islamo-gauchiste par la presse parisienne, alors ça! Maintenant, le succès de ma fille me donne des ailes: il faut que je continue à voir du monde pour qu’elle écrive un autre livre. Il faut seulement qu’elle ne se crashe pas en route. »
Et là, le regard tendre et amusé de Blandine sur sa mère dit tout. Il dit: toi, maman, on ne te changera jamais. ta capacité à fabriquer de la gentillesse est infinie.
Daniel MORVAN.
L'Abandon des prétentions. Ed. Fayard, 248 p., 18 €
Le nom secret des choses (2019): La métamorphose pour tous
Dans
son second livre, Blandine Rinkel explore les tâtonnements de l'identité chez une
jeune fille "montée à Paris" qui cherche ses marques dans le Landerneau
germanopratin.
Débarquant
à Paris pour ses études, Océane décide qu'elle ne s'appellera
plus Océane mais Blandine. La raison? "Quand on est grande,
blonde, et qu'on s'appelle Océane, on craint certains
soirs de ne plus faire qu'un avec son propre cliché". Changer
de prénom résoudrait un problème d'image de soi et un complexe de
provinciale honteuse de
ses origines. Cela devrait même lui ouvrir les portes du Landerneau parisien: "A
cette époque, tu peux encore tout à fait te perdre toute la journée
dans Paris, toile d'araignée, piège de soie qui te capture".
Très
remarquée pour "L'abandon des prétentions" (Fayard 2017),
magnifique portrait de sa mère, Blandine Rinkel (née à Rezé, en
Loire-Atlantique)
analyse dans ce second roman (Le nom secret des choses) les vacillements de l'identité, le
glissement dans l'univers risqué du pseudonyme. Cette histoire de
mutation post-adolescente a pour arrière-plan un drame de la
fascination: celle éprouvée par l'ex-Océane pour une amie-miroir,
un coup de foudre d'amitié: Elia. La "métamorphose pour tous"
n'est-elle pas un droit? Pour faire sa place dans le monde, ne
faut-il pas essayer plusieurs versions de soi-même avant de pouvoir
dire "je"? On se laisse porter par l'humour d'un portrait
qui est l'autoportrait d'une romancière aux multiples talents.
Derrière la blonde cérébrale qui s'exposait il y a trois ans en
pleine page du Monde,
se cachait donc une lycéenne "perdue sur le grand échiquier
des postures", et des impostures.
Daniel
Morvan
Blandine
Rinkel: le nom secret des choses, Fayard 2019. 298 pages, 19€
mardi 7 février 2017
Godard, peintre du XXe siècle
Du dimanche 12 au dimanche 26 février 2017, le Cinématographe (Nantes) revisite l'œuvre de Jean-Luc Godard, de la Nouvelle-Vague aux années 2000. Occasion de revoir 34 de ses films, 7 courts-métrages et des cinétracts.
Entretien
Alain Bergala, critique, enseignant, spécialiste de l’œuvre de Godard.
Pourquoi a-t-on tant aimé Godard?
Dans les années 60, les jeunes disaient: lui, il parle de nous. Et aujourd’hui, il renoue avec ça: ce vieux cinéaste est le plus fort pour attraper l’air du temps. Il reste synchrone, alors que le cinéma a toujours dix ans de retard sur son temps. Il sait trouver la forme pour dire le présent.
Où son originalité se situe-t-elle?
La rupture qu’il introduit avec l’économie traditionnelle du cinéma, de sorte que faire un film peut lui prendre un an ou deux jours. Pourquoi? Parce que son modèle est plus proche de la peinture, et qu’il travaille avec le temps.
Mais on cite toujours les mêmes films: A bout de souffle, Pierrot le fou, Le mépris. Et après?
L’après années 60 est aussi importante. Il a sa période militante où il n’est plus vu par personne. Il fait ensuite de la télévision à Grenoble, avant de revenir au cinéma. Il ne refait jamais deux fois le même film, comme Picasso ne refaisait pas ses tableaux. Les entrées ne sont plus son problème; il ne se laisse imposer aucune règle. Et pour un producteur, c’est un honneur absolu, la gloire d’une vie que de produire un Godard, même à perte.
Chantre de « la vérité vingt-quatre fois par seconde », Godard est ensuite devenu le dépositaire de l’histoire du cinéma. Qui est le vrai Godard, selon vous?
Le plus grand cinéaste. Les autres trouvent leur style, lui a créé vingt styles, il est le seul à avoir tout exploré, et son œuvre est sans le moindre doute la plus importante du XXe siècle. Il a payé cher cette liberté en angoisse, il ne mène pas ce qu’on appelle une belle vie, lui qui est né en 1930.
Où vit-il?
Il est revenu à Rolle, sur les bords du lac Léman, où son père médecin avait sa clinique. Il vit dans un petit appartement standard et sans luxe.
Vos trois séquences préférées?
J’adore vraiment la séquence abstraite des corps étendus sur les draps dans Une femme mariée, où il invente une esthétique. Puis la dispute dans l’appartement romain du Mépris, qui résume son cinéma. Et la scène du garage de province dans Film socialisme, qui m’a sidéré.
Vos trois films préférés, que vous emporteriez sur une île déserte?
Le Mépris, qui est le plus achevé. Godard casse ce qu’il fait au montage. Là, il a conservé la perfection de l’objet. Ensuite Pierrot le fou, un objet romantique lui aussi tourné au bord de la Méditerranée. Ce film solaire est le contraire de ce qu’il est. Et enfin Film socialisme, où il sert du cinéma pour faire l’état des lieux de nos vies, nos familles, nos enfants, nos classes sociales.
Le mépris est revenu en salle dans une version restaurée. Et l'Italie va enfin le découvrir?
Mais oui, les Italiens n’ont jamais vu le vrai Mépris. Il est sorti en Italie dans une version charcutée, amputé de 16 minutes et sans la sublime bande originale de Georges Delerue. Le producteur italien lui a préféré la musique d’un jazzman local. Le vrai Mépris va enfin être montré en Italie, et je suis heureux d’aller leur présenter une copie parfaite de ce film.
Recueilli par
Daniel Morvan.
Quinzaine Godard du 12 au 26 février au Cinématographe, 12bis rue des Carmélites, tél.02 40 47 94 80.
Du 12 au 26 février, voir et revoir l'oeuvre de Jean-Luc Godard, au Cinématographe, qui projette 34 films.
Deux ou trois films qu'il faut avoir vus de lui
Le mépris
Les images tournées à Capri, dans le décor de la villa Malaparte, et la musique de Delerue, gravent ce film dans le marbre antique. Scénariste à succès, Paul travaille à une adaptation de L’Odyssée. Paul est marié à Camille. Subitement, Camille le méprise, sans explication. A la fin sereine du cinéma classique incarné par le cinéaste allemand Fritz Lang, s’oppose le début angoissé du cinéma moderne, personnifié par Michel Piccoli. Un film totalement envoûtant, qu’on aime avant de le comprendre. Lundi 13 février à 20 h 30, vendredi 17 à 14 h 30.
Les images tournées à Capri, dans le décor de la villa Malaparte, et la musique de Delerue, gravent ce film dans le marbre antique. Scénariste à succès, Paul travaille à une adaptation de L’Odyssée. Paul est marié à Camille. Subitement, Camille le méprise, sans explication. A la fin sereine du cinéma classique incarné par le cinéaste allemand Fritz Lang, s’oppose le début angoissé du cinéma moderne, personnifié par Michel Piccoli. Un film totalement envoûtant, qu’on aime avant de le comprendre. Lundi 13 février à 20 h 30, vendredi 17 à 14 h 30.
Pierrot le fou
Le grand film cubiste de Godard, bourré de collages et de citations : Balzac, Jules Verne, et les chansons : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours, ô mon amour et Ma ligne de chance de Serge Rezvani. Dans son dixième long métrage (1965), Godard joue avec les couleurs primaires : bleu, jaune, rouge. Il travaille le texte, le mot, à la manière d’un écrivain. Tout oppose l’impulsive Marianne, qui préfère les disques et la danse à l’intellectuel Ferdinand qui préfère la lecture et l’écriture. Cette opposition était déjà celle de Camille et de Paul dans Le Mépris.
Le grand film cubiste de Godard, bourré de collages et de citations : Balzac, Jules Verne, et les chansons : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours, ô mon amour et Ma ligne de chance de Serge Rezvani. Dans son dixième long métrage (1965), Godard joue avec les couleurs primaires : bleu, jaune, rouge. Il travaille le texte, le mot, à la manière d’un écrivain. Tout oppose l’impulsive Marianne, qui préfère les disques et la danse à l’intellectuel Ferdinand qui préfère la lecture et l’écriture. Cette opposition était déjà celle de Camille et de Paul dans Le Mépris.
Histoire(s) du cinéma (1999)
Le cinéma était fait pour penser, dit Godard. Le XXe siècle n’en a pas voulu, le cantonnant à d’autres rôles. Histoires(s) du cinéma raconte toutes les histoires nées du désir mégalomane de leur réalisateur d’être maître du monde. Confronté à ce qu’il aurait pu être, un instrument de pensée, confronté aux lâchetés de la guerre, le cinéma n’est plus que « la monnaie de l’absolu ». Avec le sac à main de Marnie, le chignon de Madeleine dans Vertigo, l’autocar dans le désert de La mort aux trousses, Hitchcock invente une manière de partager les signes mystérieux par un milliard de spectateurs.
vendredi 3 février 2017
Misa Tango, l’émotion en rouge et noir
« Une messe comme ça, c’est tous les dimanches ! » Ce mot en fin de concert, c’est « l’effet misa tango » : prenez une messe, colorez-la en rouge et noir d’Argentine, épicez de bandonéon, ajoutez une voix de mezzo (Corinne Bahuaud) qui vous colle des frissons, et vous obtenez 45 minutes de bonheur. Misa tango : l’eau et le feu. On bat la mesure, on se laisse emporter par les coups d’archets de contrebasse, les nappes des violons polonais. La plainte du bandonéon (Christian Grimault), roi du tango, répond à l’enthousiasme swinguant d’un chœur de chambre (Éclats de voix) plus fiévreux que jamais. Kyrie, gloria et credo passent comme une lettre à la poste de Buenos Aires. On croirait pourtant entendre se tendre une jupe fendue et un couple, front contre front, faire craquer le parquet d’une salle de cabaret. Ce tango-là, interlope et canaille, est une danse de l’âme : c’est un blues et une prière. Il est pétri de cette tristesse qui fait naître des sourires, allez comprendre !
Daniel Morvan
Enregistrement disponible à l’espace disques de La Cité.
Daniel Morvan
Gérard Baconnais dirige Eclats de Voix et l'orchestre de chambre du Sinfonia Varsovia |
La folle journée: Voyage dans un monde timbré
C’est timbré, la musique. Le timbre, c’est la vie du son, l’épaisseur de l’instrument, ce mélange de spectre, de vibrato, de son, de charnu, de boisé, de subtil, un truc indéfinissable. Prenez ce bête triangle, oui, celui de l’Orchestre national de Lettonie. Ne vous égarez pas dans la blondeur et la rousseur des violonistes, oubliez le pont des soupirs et concentrez-vous sur ce triangle. Si fascinant : la pièce la plus petite de l’orchestre, et pourtant… Andris Poga, le chef, a mené la répétition à l’arraché. On révise les raccords, on vérifie le velouté de la clarinette dans le beau tango d’Arturs Maskats, et roulez jeunesse. Ce concert va vous brouiller avec vos repères, mix de Venise (les chevelures), de Budapest (les danses hongroises) et de Buenos Aires. Baladés de Riga à Venise, vous n’aurez bientôt plus qu’un point d’ancrage : le son bien timbré du triangle qui traverse l’auditorium jusqu’à votre tympan. Imperceptible, minuscule, et pourtant, comme il porte la mélodie loin, cet accent aigu !
Avec le quatuor de percussions Esegesi, c’est un autre royaume. Quarante-cinq minutes de batterie : autant dire émotion zéro ? Pas si vite ! Un festival de timbres, là aussi, entre woodblocks, casseroles, chaudrons, marimbas, toms basses, bols tibétains. Partitions de Xenakis, Reich ou Nystedt, le public entassé dans le Lieu unique ne pipe mot : aucun doute, taper comme des dingues sur des tambours, ça peut faire vibrer la fibre humaine aussi.
Ce parcours se terminait sur la Music For Eighteen Musicians de Steve Reich. C’est un peu la Messe en si du minimalisme. Une merveille du XXe siècle, une heure d’immersion dans la rêverie lointaine des années 1970. Un orchestre beau comme le Chrysler Building : quatre pianos à queue, quatre xylophones, métallophones ou marimbas, un violon, un violoncelle, quatre choristes, et deux clarinettes basses qui rebrassent l’incroyable pâte sonore et vous transportent dans d’autres mondes. Par son ampleur et sa puissance, cette œuvre a fait disparaître la notion de « minimalisme » au profit de quelque chose de plus fort, de plus fou. Nous étions partis. En Inde, en Afrique, dans un continent inexploré, dont les timbres dessinaient la carte.
Daniel Morvan
Jérôme Fouquet |
lundi 30 janvier 2017
Catherine Safonoff, le beau patineur et le grand paon-de-nuit
« Rencontre de Jean-Georges, rue des Eaux-Vives. C’était le beau patineur du quai, une guirlande de jeunes filles à ses trousses, le bon Tarzan installateur des balançoires dans les platanes de Baby-Plages ». C'est une musique particulière qui vous pousse, parfois, à entrer dans un livre. Pénétrer en douce dans une œuvre par la porte étroite d’un journal intime: pourquoi pas? Celui-ci vous capte immédiatement, grâce à son élégance d'écriture, cet allant et ce ton venu d'une Suisse sans clichés: c'est le pays de la romancière Catherine Safonoff (Le Mineur et le Canari, paru en 2012).
Son livre galope sur quatre saisons, mêle les souvenirs. Les récits d’une thérapie tendue et émaillée de cris; les lectures passionnées (influences majeures, Ramuz, Proust le temps d’un rhume et Colette à chaque page, comme une sœur lointaine). Les interventions d'auteur en milieu carcéral. Les histoires d’amour (un certain Léon et Z, le psychanalyste) avec chute (en Grèce).
Stylé comme un voilier sous un grain du Léman, l'ouvrage joliment édité par Zoé (Genève) porte un titre pioché chez Pascal Quignard: «la distance de fuite», l’écart que la proie doit maintenir pour échapper à son prédateur et trouver un abri.
C'est aussi la bonne distance à ménager pour laisser le monde venir à soi, comme cette femme sortie de prison et qui sonne à la porte. Pour offrir cette vision divine, comme une séquence oubliée de John Cassavetes: « quand ma visiteuse a tournoyé devant le miroir, ample jupe de soie bleu nuit, étroit corsage jaune, lèvres roses, yeux brillants, cheveux blonds attachés d’un velours noir, je crois qu’un grand Paon-de-nuit est entré un instant dans la chambre. Les papillons se trompent parfois de fleur. »
Daniel Morvan.
Catherine Safonoff: La distance de fuite. Editions Zoé (diffusion Harmonia Mundi). 328 pages, 18,50€.
mercredi 25 janvier 2017
Entretien avec un pluvier doré du marais de Grée
Le pluvier doré, observable sur cette zone humide de 5000 hectares qu'est le marais de Grée |
L’observatoire ornithologique du marais de Grée (Ancenis) ouvre ses portes au public chaque dimanche de février et d'avril. Rencontre avec un hôte de cette zone humide: le pluvier.
Pluvier doré, nous vous découvrons en hivernage sur les eaux du marais de Grée, à Ancenis. Vous avez donc quitté la steppe arctique?
Vous savez, nous autres pluviers, oiseaux nicheurs du grand nord, nous nous répartissons sans difficulté les zones d’hivernage: l’ouest de l’Europe et la Méditerranée, à l’ouest et au sud, là où l’hiver est le plus clément. J’aime prendre mes quartiers d’hiver dans le doux pays d’Ancenis, sur cette basse vallée inondable. Bien que situé vraiment près des routes, pas loin d’une immense usine, nous, pluviers, apprécions les eaux peu profondes, et les anses discrètes, protégées par des arbres, qui offrent leurs abris. Mais je trouve que l’eau est vraiment basse cette année. Vous qui êtes journaliste, vous savez pourquoi?
Faibles précipitations, déficit des eaux de fonte des neiges... Mais vous aller bientôt repartir? Si vite?
Je suis votre hôte depuis octobre, je ne voudrais pas abuser! Certains de mes congénères ont poussé jusqu’en Espagne et au Maroc. Mais en effet, regardez-moi de tous vos yeux, réglez bien vos jumelles: ma migration de retour démarre dans une ou deux semaines, je ne suis pas trop fixé. Certain vanneau huppé de mes amis m’a parlé d’une vague de froid, que nous constatons en effet. S’il gèle, les sites côtiers seront les plus accueillants. J’irai peut-être en baie de Goulven, faire un coucou aux grèbes huppés. Et ensuite je déplie les rémiges, Dar Guer, back home!
Qu’entendez-vous par "home"?
Ecosse, Scandinavie, c’est là que nichent les pluviers. Auparavant, j’aurai quitté mon plumage hivernal, discret, et pris ma livrée nuptiale, qui me vaut mon nom de doré. Vous autres humains avez aussi des Doré, graveurs ou chanteurs, mais aucun d’eux n’a cet appel flûté, plaintif, qui vous donne la chair de poule dans les solitudes arctiques. Nos coups de foudre sont définitifs: On s’aime pour la vie chez les pluviers. Nous choisissons un endroit idéal dans la toundra nordique ou la tourbière écossaise. Je creuse quelques cuvettes au sol et elle en choisit une. Une petite parade nuptiale, et vive le printemps!
Quand vous serez partis, vers qui allons-nous tourner nos regards? Comment imaginer le printemps sans vous, pluvier doré?
Je vois que vous ignorez tout de la vie des oiseaux, comme sans doute de celle des hommes! Le printemps est le moment le plus animé du marais. Il y a tous ceux qui arrivent d’Afrique et observent une halte migratoire chez vous. Le départ des hivernants offre aussi un beau spectacle. Et tous les sédentaires: tadorne de belon, héron cendré, aigrettes, colverts, faucons crécerelles, mais j’arrête de leur faire de la publicité, il le font très bien eux-mêmes. Le marais est aussi une belle frayère à brochets. Et en été, le marais est asséché et redevient un espace de fenaisons et de pâtures: l’été, vous patienterez en observant les magnifiques vaches rouges des prés, et les jumelles seront inutiles...
Quelqu’un m’a parlé d’un certain cygne chanteur...
Je me garde bien de toute ironie, mais le mot « chant » ne me vient pas spontanément à l’idée à propos de ce bruit de cloche fêlée que produit ce confrère nordique. Je me suis laissé dire que c’est un peu l’arlésienne, ce cygne chanteur. Qu’il daigne venir brouter l’herbe de votre marais, et ce sont de grands rassemblements de bipèdes dotés de longues vues. Vous, les médias, on ne vous changera jamais. Mais qui assure le spectacle, tout au long de l’hiver? Pas ces dindes scandinaves, mais nous autres, les hivernants de haut vol. Allons, pas de prise de bec au moment de partir: je ne manquerai pas de vous présenter mes poussins. Allez, grand serin, à l’automne prochain!
Daniel Morvan
Maison du marais de Grée, Ancenis. Ouvert chaque dimanche de janvier (9h30 à 12h et 14h30 à 17h), de février et de mars. Gratuit. réservations visite à l’office du tourisme d’Ancenis, tél. 02 40 83 07 44.
jeudi 19 janvier 2017
Johan van der Keuken, l’homme à la caméra
Le festival documentaire nantais Hors format invite à découvrir l’œuvre d’un géant du documentaire, le néerlandais Johan van der Keuken. Passionné par le réel, il expérimente, explore, reste toujours accessible.
Entretien
Thierry Nouel, spécialiste et ami de Johan van der Keuken. Documentariste, réalisateur de Johan dans l’arrière cour et de Johan van der Keuken.
Quinze ans après sa disparition, quelle est l’influence de JVDK sur le cinéma documentaire ?
Une influence est toujours difficile à mesurer quand on est face à des auteurs d’une telle dimension. Johan van der Keuken réalise de 1957 à 2000 près de 60 films.
Successeur des grands visionnaires hollandais (peintres, architectes) tout en étant contemporain de la Nouvelle vague, il bouleverse (comme Godard pour la fiction) la question du regard, de l’écoute, du montage.
Il a marqué bien au-delà du champ du cinéma, par exemple dans les écoles d’art ou dans le milieu de l’art contemporain ; son approche sociale et politique, les relations poétiques entre mot et image, ce cinéma physique et abstrait questionne : comment voir et entendre ce qui nous entoure ? Qu’est-ce qui touche et nous révolte ?
Quelles sont selon vous les caractéristiques essentielles de son écriture ?
Le cinéma de Keuken procure un choc : celui de la découverte d’un univers intense et vivifiant. Il est un brillant cameraman, un compositeur sonore aux rythmes prenants associé à sa femme Nosh, ingénieuse du son subtile. Keuken est enfin un impitoyable moraliste ; car il peut être à la fois en empathie avec les humbles et lucide sur notre monde jusqu’à la cruauté, tout en restant parfaitement conscient de sa simple place d’homme à la caméra. Et son écriture fait exploser le récit classique en développant des couches d’histoires et des méandres d’émotion comme seuls les grands inventeurs de forme savent le faire.
Quelles sont les conditions qui ont permis à son cinéma de se développer ?
Johan van der Keuken appartient au mouvement progressiste des années 60-70. Il fait d’entrée scandale avec son livre de photos Nous avons 17 ans, puis revivifie le court-métrage (“Beppie” “L’Enfant aveugle 1 et 2”), interroge les mondes en crise avec sa grande Trilogie (“Nord-Sud”), puis avec un film précurseur sur l’écologie (“ La Jungle plate”).
Ensuite Keuken entreprend presque à chaque film un renouvellement de son style : ouverture aux cultures asiatiques, recherches expérimentales, œuvre totale avec Amsterdam global village. Mais curieusement il n’entrera pas tout à fait dans le Panthéon cinéphilique, ignoré d’une critique qui s’est détournée de sa mission, pour préférer les paillettes, dans les années 80-90. Le geste final de “Vacances prolongées” offre une des plus stimulantes méditations sur la vie, ses joies et ses angoisses, en un fascinant final.
Dans son œuvre, qui mériterait d’être bien davantage montrée, Keuken continua jusqu’à la fin de sa vie à explorer le monde, le cinéma et lui-même.
Pourquoi faut-il continuer à montrer et à voir ses films ?
Johan van der Keuken est accessible, transversal, unique. On ne peut le limiter au genre documentaire, car il interroge tous les genres, et les déborde en permanence, dynamitant le film-essai, le film de famille, détournant le film militant. Ou nous donnant des films-mondes puis de superbes films témoignages (“Sarajevo film festival film”) ou pédagogiques (“On animal locomotion”) toujours bourrés d’idées et d’humour. Il disait : Je suis un documentariste entre guillemets, qui se situe surtout du côté des guillemets.
Recueilli par
Daniel MORVAN.
Focus van der Keuken. Mardi 31 janvier 2017 au cinéma Concorde Nantes à 20 h 15 : Vacances prolongées, 2000.
Jeudi 2 février au Dix (Nantes) à partir de 19 h, prix libre : Autour de Johan van der Keuken, un verre à la main : projections et débat animé par Thierry Nouel. Courts métrages : Beppie, 1965, 38 min. Sarajevo Film Festival film, 1993, 14 min. On animal locomotion, 1994, Pays-Bas, 15 min.
Jeudi 2 février au Dix (Nantes) à partir de 19 h, prix libre : Autour de Johan van der Keuken, un verre à la main : projections et débat animé par Thierry Nouel. Courts métrages : Beppie, 1965, 38 min. Sarajevo Film Festival film, 1993, 14 min. On animal locomotion, 1994, Pays-Bas, 15 min.
mercredi 18 janvier 2017
F (l) ammes : Paroles d’un gang de filles
Le Grand T présente F(l)ammes, pièce jouée par des jeunes femmes nées de parents immigrés. Dix filles qui, par la danse, le chant, le récit, font de leur vie une fête.
Maghreb, Caraïbes, Afrique, elles sont toutes un peu Pénélope et un peu polyglotte, un peu sauvages (habitantes de la sylve, la forêt) et très urbaines (Montreuil, Mantes-la-Jolie, Paris, Amiens…). Il y a celle qui se vit en Pénélope, genre forte en thème devenue chic et ironique; celle qui, voilée et mère, se souvient de la cour de récré où elle qui jouait le cheval pour les filles de riches. Celle à qui le karaté a donné la force de tenir tête à son père. Celle qui bouge comme personne, celle qui a une vie ordinaire, celle qui a perdu le 06 du prince charmant, celle qui… On va pas raconter le spectacle.
Ce n’est pas une pièce mais un micro tendu à un gang de filles. Aucune n’est formatée selon les standards. On peut dire « je » en français de mille manières différentes. Celle du petit blanc n’en est qu’une parmi d’autre. Chacune de ces filles est d’une force inouïe, porteuse d’une histoire singulière. On rit, on frémit tellement ça vous prend aux tripes.
Elles n’ont jamais fait de théâtre et n’ont jamais parlé d’elles sur un plateau. Elles ont été choisies parmi la centaine de personnes écoutées par le dramaturge Ahmed Madani. Avec lui, elles incarnent des paroles multiples, dans des textes très construits qui permettent de découvrir des zones inexplorées de l’immigration française.
F (l) ammes est le pendant féminin d’un premier spectacle côté garçons, vu l’an dernier: Illumination(s). Ahmed Adami a formé cette troupe avec dix comédiennes venues des quartiers sensibles. Ce qui est dit sur scène est un intime universel, dont la somme fait apparaître ce qu’il faut appeler contre-culture féminine. Un combat nécessaire : où ailleurs faire entendre ces voix qui nous parlent du corps de la fille de quartiers, de ses problèmes avec ses cheveux, de ce qui se passe quand on n’a pas l’oseille pour payer le club de basket des riches ? Quand elles parlent d’elles, elles parlent de vous, toutes les « filles flammes » en dehors des clous de notre société normée.
Ahmed Madani a été un bon scribe pour ces voix, dans un style « stand up » parfois un peu cliché, un peu « théâtre de témoignage ». Il réussit pourtant à le dépasser, sans se priver d’un bon mot ou d’un joli souvenir d’enfance. Comme Dana qui venant d’Haïti, a cru petite qu’elle était extraterrestre, puisque d’E.T. Un pays dont elles viennent toutes un peu, mais dont elles ont appris à être fières. Elles ont raison : c’est la France.
Daniel Morvan.
Jeudi 19 à 20 h. Vendredi 20 janvier, lundi 23 à 20 h 30. Samedi 21 à 19 h. Mardi 24 à 14 h. Durée : 1 h 35. Au Grand T, 84, rue du Général Buat. Tél. 02 51 88 25 25.
Le 5 août 1944 à Ancenis, ils étaient enfants et virent la mort de près
La réédition un livre sur la libération d’Ancenis était, en janvier 2017, l’occasion de réunir les habitants d'Ancenis autour des derniers témoins d'une journée folle et meurtrière, où cinq Anceniens furent tués: le 5 août 1944.
Pierre Marin avait 17 ans: les deux morts, dans la laiterie
C’est le premier témoin capital de cette journée tragique où trois panzers allemands, lancés à toute blinde sur la N23, fondent sur Ancenis. Ils rejoignent leur base, à Liré. Et tirent sur tout ce qui porte uniforme, arme ou botte militaire. Une route sanglante au cours de laquelle ils se heurtent à une patrouille américaine envoyée en reconnaissance, et qui se termine sous les obus de la chasse alliée.
Une réunion à Saint-Géréon a permis d’entendre Pierre Marin: J’avais perdu six de mes parents dans le bombardement de Nantes, où les miens s’étaient rendus pour faire les courses de la rentrée scolaire au couloir du Sans-pareil, rue du Calvaire. Ils sont allés se faire tuer à Nantes. Le 5 août 1944, les Américains sont arrivés en reconnaissance pour tester la ville, et la déclarer libérée. Le premier char américain est arrivé là où le premier char allemand était arrivé en 1940, place Francis-Robert. Beaucoup d’Allemands étaient stationnés au sud de la Loire. Je vis un attroupement autour de soldats allemands de l’organisation Todt, des hommes sans armes du génie (mur de l’Atlantique). Puis des tirs, provenant d’un char allemand. Et ce fut une envolée de moineaux. Je me suis caché derrière la ferme du père Trichard, à la croix de Mission (Saint-Géréon). J’ai vu un gendarme tomber sous les balles, j’ai continué à fuir.
Je voulais rejoindre ma grand-mère sur l’île Coton. Mais les Allemands avaient la même idée, franchir la Loire, et j’ai fait demi-tour vers la ferme Trichard. C’est le grand-père qui m’a ouvert la porte de la laiterie. J’ai vu là les deux gendarmes morts. Puis c’est le trou noir, je n’ai plus aucun souvenir. Après la perte de ma famille, je suis resté traumatisé des années durant. Je fus pupille de la nation, souffrant de mille misères : tuberculose, otites, traumatisme. J’ai été recueilli dans cet état à l’hospice de Blain. C’est dans cette commune que j’ai rencontré ma femme Marie-Thérèse, et j’y ai construit ma vie avec elle.
Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse |
Annick Burgaud, 10 ans, toujours hantée
J’étais une petite fille alors, cette belle journée d’août très chaude. Un appel de la poste d’Oudon avait prévenu Ancenis : trois chars allemands font route sur vous, ne restez pas dehors. J’étais là quand ils sont arrivés par Saint-Géréon, à la Croix de Mission. Ils ont mitraillé deux gendarmes armés, Jean-Yves Cevaër, un Finistérien, et Eugène Guiheux, de Messac. Les deux hommes ont été amenés au café Amédée. Je me rappelle ce pauvre homme, c’était Eugène Guiheux, baignant dans son sang. Cette image ne m’a jamais quitté, j’en pleure encore : le visage défait de l’homme, son regard fixe, sa gorge ensanglantée et les cris d’effroi de l’assistance. Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse. Tout est devenu gris devant mes yeux, on m’a arrachée de là, pour ne pas que je fasse des cauchemars. Mais cette image continue de me hanter.
Marcel Pleurmeau a vu tomber Marcel Braud
La route mortelle des trois chars allemands se poursuit. Anne-Marie Berthelot, 29 ans, de Mésanger, était venue à la gendarmerie pour se renseigner sur son père, contraint de conduire des soldats vers Angers dans sa carriole à cheval. Elle sort de la gendarmerie, encadrée par les fonctionnaires en armes, au moment où passe un panzer, qui fait feu. Les gendarmes étaient visés, c’est elle qui tombe. Elle sera la première victime civile. Elle est transportée à l’hôpital d’Ancenis, où se trouve son mari blessé. Il n’apprend la vérité que le lendemain.
Au Puits-Ferré, tombe la quatrième victime: Marcel Vételé, 29 ans, chef d’équipe sur la voie ferrée, ciblé parce qu’il portait un brassard et un revolver.
Les chars débouchent ensuite rue Clemenceau où se trouvent les blindés américains. L’industriel Marcel Braud (il a fondé ce qui deviendra l’entreprise Manitou) sort de chez lui. Un témoin, Marcel Pleurmeau, se souvient.
Ce jour-là, âgé de 11 ans, près du passage à niveau, caché derrière un pilier, je vois les chars allemands qui descendent de la rue Clemenceau. Derrière moi, sur la place Francis-Robert, les Anceniens acclament déjà les Américains. Puis j’aperçois sur le trottoir, devant l’ancienne sous-préfecture, Marcel Braud sortant de chez lui avec un fusil. Une rafale est tirée sur lui, il s’effondre au sol. Un soldat allemand sort du char et l’achève: il sera la cinquième victime de cette traversée mortelle d’Ancenis.
"Je n'ai jamais manqué de fer" |
Le blindé allemand poursuit sa route. Jacques Gradara était là, lui aussi. Mitraillé par le char parce qu’il portait des bottes allemandes (provenant d’une caserne) et blessé par la même salve : on lui a ensuite enlevé plusieurs fragments de balles, mais je n’ai jamais manqué de fer, dit-il avec humour.
Puis ce sera la fuite des blindés, harcelés par la chasse alliée. Les équipages abandonnent leurs chars sous un chêne au village de la Chênaie, et disparaissent. Les panzers sont pilonnés et constituent, après la Libération, un but de promenade dominiciale. Criblé d’éclats, le vieux chêne a fini par mourir.
Daniel MORVAN.
samedi 14 janvier 2017
"Denise au Ventoux": Rencontrer l'animal
Michel Jullien © |
Denise est un bouvier de Berne. Jeune et noble bête de quarante-trois kilos, qui s’ennuie en ville et voudrait vivre sa vie de chienne. Elle jette son dévolu sur celui qui sera le plus apte à l'emporter. Elle le suit sur le Ventoux pour quatre jours d'escapade, où elle se trouve elle-même et rencontre l'éternité. Telle est l'histoire poignante contée par Michel Jullien dans Denise au Ventoux.
"Ancienne élève de l'école des chiens d'aveugles de Paris,", recalée pour "couardise urbaine", elle est passée par plusieurs identités, Cooky, Athéna, avant d’être baptisée Denise, parce qu’elle a "une tête à s’appeler Denise", pour "un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule".
Et Paul? Il promène le chien. La routine, l'aliénation pour le chien comme pour son maître. 440 kilomètres annuels avec Denise, à raison de mille sorties par an. Un minimum syndical augmenté d'échappées hors des "cercles carrés du IXe arrondissement", offerts à cette odalisque hybridée de patiente freudienne et d'Albertine assoupie. Chienne ou homme, qui promène qui? A l'une, il ne manquerait que la parole, à l'autre, celle-ci est un supplice quand il s'agit des civilités d'usage. Animal et homme identiquement congédiés de la création, réduits à leurs conditions parcellaires. Face à quoi le Ventoux est un horizon d’espoir.
Elle est d'abord confiée, à titre thérapeutique, à Valentine, sœur dépressive d'une encadreuse. Cependant, Denise n'encadre pas Valentine mais adore Paul, employé de banque qui gravite comme elle dans ce petit monde, relieuse ou bricoleur situationniste de faux décors de foire avec les restes de la chambre de Van Gogh à Auvers-sur-Oise.
Imagine-t-elle qu’il lui permettra de rencontrer l’animal (*)?
Mais le récit diffère à plaisir ce moment de vérité pour explorer l’habitat humain, évoquant alors le Nouveau roman et ses pointilleuses audaces. Michel Jullien appartient à la famille des grands descripteurs, grâce à une acuité de vision totalement inusitée et une syntaxe qui colle de près à l'obsession. Ainsi cette description d'une planchette de l'appartement de Valentine: une vasque "jouxtait une planchette couverte de Vénilia, sa tranche ornée d'un galon recollé jusqu'à l'impatience, qui dut être clouté en suite des décollements, quand on avait encore la foi d'une adhérence. Le ruban bâillait par endroits, laissant apparaître les copeaux de bois agglomérés sur la tranche de l'étagère, sales comme des miettes de pain."
Ce sont, nous dit l'auteur, des natures mortes qui "nous parlent très calmement du vivant que nous sommes". Rencontre improbable de Chardin et de Jack London. Mais la surface triste des choses ne conduit vers aucune révélation, elle est seulement miroir de solitude, comme dans la première page où tout en Denise, cette sleeping beauty, dit le besoin élémentaire de montagne exprimé par la gueule, "une babine s'affaissant sous son propre poids, découvrant une cordilière de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d'aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans - tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes."
Justement : et le Ventoux?
A ce stade du récit, la précision des arrêts sur image, l'écriture haute définition, affinent le trait jusqu'à l'exaspération. Ici, la chienne halète « comme une usine (…) la langue fondue à la manière des montres de Dali », là, dans la travée centrale d’un train, elle se relève «d’un coup de reins comme le font les chameaux du désert ». Michel Jullien use de l’effet de réel pour nous conduire au point où les deux expériences, humaine et animale, convergent en un même idéal: solidaires/solitaires dans leur rapport au monde, alliés de classe. La fine prose tourne comme une horloge. Les observations frappent. Comme dans cette page si touchante où Denise dessine de la truffe un paysage japonais sur la vitre d'une voiture: "C'était joli, le pare-brise arrière était parcouru des lignes de dégivrage horizontales, comme une portée sur laquelle, à mon adresse, Denise écrivait du museau ses idéogrammes de chien."
Mais rien de grand ne se montre encore, et le bouvier bernois dort beaucoup: "Décidément elle dormait, les paupières barbotant, vautrée, ahanant des rêves aphones, avec le tressautement des courses inconséquentes vécues en songe, mimant des écarts impétueux pour le départ d'un trille au détour de la sente, des cavales immobiles, des souffles étranglés." La vraie vie est ailleurs, cela vaut aussi pour les chiens. Denise tirée de ce sommeil proustien, grâce au grelot magique d'un trousseau de clefs, homme et bête se mesurent au Ventoux.
Le western moderne commence.
La montagne. Le monstre de patience et d'attachement sort de son asthénie conditionnée, s'éveille aux odeurs d'autres castes, aux effrois et aux alertes du grand monde: "Il y avait pour Denise du nouveau dans l'animal". Jolie formule qui résume le retentissement initiatique de cette découverte. Symboles de cette révélation, les portes franchies au cours de l'ascension, sas de passage vers le Graal: La jeune Denise rencontre Dyonisos. Les chênes, comiques et semblables à des humains, porteurs "d'un présage à chaque gland comme s'ils sortaient d'un conseil avec Merlin", puis la forêt d'altitude et ses sentiers neigeux conservant les traces de bêtes. Avant la bosse terminale du Ventoux, où se prépare une immense scène finale qu'on ne dévoilera pas. Mise en alerte par des odeurs et des bruits, tout un mélange de "sucs indébrouillables", Denise (ex-Athéna) va rencontrer son destin au détour d'un pierrier. La satire sociale s'efface devant le chant du monde, la fusion déchirante devant la mort, la communion silencieuse des consciences, humaine et animale, et c'est sublime.
Daniel Morvan
Michel Jullien: Denise au Ventoux. Verdier, 138 pages, 16€. Prix Franz Hessel 2018 et 50 millions d'amis 2017.
Lire aussi Les Combarelles, bel essai sur les grottes ornées paru à la rentrée de septembre 2017 à l'Écarquillé.
Lire aussi, à propos du même auteur: L'île aux troncs
* nous empruntons l'expression au festival "Rencontrer l'animal", organisé par le Grand T (Nantes) en mai 2013.
mercredi 4 janvier 2017
Henri Droguet, un poète du temps (archive 2008)
Il a tiré une rhétorique des tempêtes de noroît et des marées d'équinoxe. Comme tous les écrivains « à l'ouest » ? Certainement pas. Son écriture l'écarte d'un laconisme hérité d'Eugène Guillevic. Loin de vouloir réduire la toile, Henri Droguet se veut océanique.
Depuis Ventôse, paru en 1990 chez Champ Vallon, il adopte un point de vue simple, celui des nuages. Il dit chercher « quelque chose d'équivalent, dans l'ordre de la langue, à la météo bretonne ; une écriture aussi démantibulée. » Il en découle une certaine réserve pour tout ce qui relève des sentiments. « Pas de moi je, pas de lyrisme intime. »
Juste une voix extérieure, d'où le titre du recueil, Off. L'écriture déroule une partition du chaos. partition grisée de vents et de mer, verbatim de grêles drues où les virtualités du langage convergent vers une mimétique déréglée.
Comme le confie Henri Droguet (sur le site A la littérature (http://pierre.campion2.free.fr/), « parce que [...] le monde réel m'apparaît toujours comme un chaos discontinu, secoué, instable, angoissant et émerveillant, l'écriture elle-même va, par force, se démantibuler, se farcir d'ellipses [...] de figures qui mettent en crise. Et, pour compenser ce brouillage du sens, c'est le bidouillage sur les sons, les rythmes, les pulsations, qui va, dans sa fécondité sauvage et par des dérapages impitoyablement contrôlés, disposer des jalons, tracer un chemin, produire un semblant de sens. »
Dans ce tohu-bohu, la part de l'homme est mince. On le voit « paillasser dans les eaux », pousser une barrière, constater « l'inachèvement est notre territoire ».
Le tout est écrit « à la va comme je te pousse », du moins le poète l'affirme, avouant son goût pour les lexiques (ornithologique, botanique), les jeux sonores, les écarts de langage (du langage soutenu au parler le plus simple).
On se souvient de Jean-Pierre Abraham (Armen, Ici présent...) et de son dieu caché. En est-il de même pour Droguet ? « Il y a dans certains coins, dans les ombres de cet état de choses (pourquoi ne pas le dire ?), le formidablement discret sourire, le désordre limpide et déchirant de Dieu. »
Ce que le poème intitulé « Usufruit » dit autrement, à propos de ce que l'homme possède : « suffisant maigre avoir somme toute :/ quelque bleu - de l'herbe du matin - deux brins/de laine - et ta peau - ta peau. »
Daniel Morvan
Off, Henri Droguet, Éditions Gallimard, 2008. 138 pages, 15 €.
mercredi 28 décembre 2016
Henri Droguet, borborygmes et soliloques
Tableaux de l'existence aux heures creuses de l'extrême ouest. En huit nouvelles rudes qui se partagent le même décor d'Armorique, le poète Henri Droguet pique sa prose aux ajoncs d'Aleth ou de Fréhel. Cela nous vaut une promenade pas ordinaire dans un univers lunaire, entre Synge et Beckett, sur fond de palaces balnéaires, kiosques à musique et masures croulantes. Dans la vase au pied des stations thermales, quand la tempête a démantelé la falaise « couleur de betterave cuite », un chômeur dort entre des traverses de chemin de fer, ratiocinant sur la fatigue et le travail. Apparaît sur les laisses de mer une espèce de crabe mutant. Un instituteur visionnaire entreprend un cycle romanesque, Comédie humaine des gueux écrite par un Balzac du Samu social. Un vagabond, adorateur de Gagarine, entreprend de reconstruire une cabane, entretient une liaison avec l'aubergiste du coin qui se suicide; il déterre son trésor de pièces d'or et s'en va. D’une nouvelle à l’autre, c'est toujours le même Albert, frère de misère des « messieurs rien de rien, les rois du pétrole », mangeurs de berniques, cohorte christique dont la voix (borborygmes et soliloques) est réunie dans une pulsation moribonde: « On se vautre encore et encore. Le pied gauche d'un arc-en-ciel tombe dans un carré de choux rouges de l'autre côté de la chaussée, plus loin. »
DM
Henri Droguet: Faisez pas les cons! éditions Fario, 98 pages, 14,50€
mardi 20 décembre 2016
Parti pour Avignon, je couvre l’attentat de #Nice
Pour moi, 2016, c’était ça. Le soir de la Fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule. Je venais d’arriver en Avignon, pour le Festival. Je me suis dérouté.
On sait rarement ce qui nous attend quand on part en reportage. Mon agenda de 2016, du 14 au 18 juillet : Festival d’Avignon. Mon premier festival « in » en trente-quatre ans de métier. Dix-sept heures de théâtre au programme, des Damnés à 2666.
Le soir de la Fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 86 personnes. Je venais d’arriver en Avignon quand je reçus l’appel de la rédaction en chef. J’ai barré Avignon sur mon agenda, pour y inscrire : Nice.
J’étais dérouté.
J’ai trouvé là-bas mon camarade reporter Marc Mahuzier. Ultra-efficace. À l’hôtel Univers, aucun problème de réservation, les touristes fuyaient. J’ai marché sur la promenade des Anglais. 2 km de bitume, comme une marelle sanglante. La ville émergeait de vingt-quatre heures d’hébétude sous l’œil des chaînes d’info, posées là au carrefour, devant le public hostile.
Aux terrasses, le vieux Nice faisait semblant de vivre. Mais toutes ces âmes errantes, portant en elles des visions de corps écrasés. Ces cyclistes sillonnant la prom’, comme aveugles, lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Fleurs, fleurs, fleurs. Petits mots. Je parlai avec l’homme qui avait organisé le plan blanc du CHU Pasteur : neuf salles d’op’ ouvertes pour accueillir 80 victimes, 29 urgences vitales la première nuit. De la chirurgie de guerre, à laquelle un exercice les avait préparés, en mai. Ils avaient «appris à être surpris».
Je suis retourné sur la prom’. Je regardais bêtement la Baie des anges, en me disant : tu ne vas pas parler du ciel bleu quand 84 personnes sont mortes. En me demandant si je saurais être surpris. Des gens passaient outre les cordons de police, serviette éponge sur le bras. Et j’ai vu. Quelque chose sans lien apparent avec la tuerie se passait là, dans le ressac des galets. Cette chose, c’était la mer.
Le désir de mer, plus fort que la mort ? Cela faisait cliché : en face d’un article sur la chaîne chirurgicale de survie, un autre sur le déchoquage de Nice aux bains de mer ? Sérieux ? Oui. Je marchai dans les galets. Un plagiste cambodgien avait étendu des blessés sur les chaises du Negresco. Il me dit: après le massacre, il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.
Un jeune couple de Lorient avait loué une semaine. Ils avaient vu le camion «chercher ses victimes», du vrai Stephen King. Ils refaisaient leur marelle de cauchemar, retrouvaient l’endroit où le camion les avait frôlés. Revoir la mer, se baigner « par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Dans le magasin de la place Masséna, les maillots de bain étaient soldés. J’en ai acheté un orange. Une fois les articles livrés, j’ai piqué une tête dans l’indigo pur. À Nice comme ailleurs, la mer est synonyme d’un autre mot en trois lettres : vie. »
Texte et photo: Daniel Morvan.
Courriel : daniel.morvan@ouest-france.fr
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