samedi 12 octobre 2024

Les caravelles

 

Quand on était enfants, retour de la moisson,

le grand jeu était de monter au faîte

de la charretée, et de là-haut toiser

les citadins dans leurs voitures grises.


Sur nos visages tannés la vitesse de la brise

nous faisait sentir, comme sur de grands voiliers,

des gabiers des mousses à la mâture.

Dans leurs autos, qu'est-ce qu'ils nous faisaient pitié


les gens des villes, furax d'être coincés derrière

la lente caravelle revenant de Convenant-Kemper

ramenant la paille des lointaines emblavures


que nous avions du côté de Trémel! Quelle

compassion que la nôtre - et de même la leur,

hilares de nous voir heureux de nos fardeaux!


vendredi 12 juillet 2024

Le mauvais peintre et la fille du cirque de province / Paris Marseille

Un capharnaüm de tableaux, un carnaval de couleurs baignant dans les vapeurs des fixateurs et des siccatifs. Le temps avait en silence œuvré en vue de cette évidence: sous quelque lumière qu'on exposât ces toiles, Marseille, Dunkerque, Paris, j'étais un mauvais peintre. Je n'avais pas su inventer le tour de passe-passe qui m'eût permis, non de trouver un style, ambition stupide, mais simplement de m'arrêter sur une factice unité des toiles, qui ferait dire: ces barbouillages sont de lui. Car le nom d'œuvre est trop fort pour qualifier les simulacres qui ont rendu l'atelier irrespirable. Tel un salon du temps de Théophile Gautier, ma tête (comme ces murs) se saturent de maniérismes, passant du préréalisme au post-pointillisme, ravivant la peinture d'histoire, les vieux sujets répliqués au trentième-sixième degré comme les Soldats jouant aux dés, l'hellénisme pompier des jeunes de 1890 (deux siècles après eux), tout en secouant les mânes flétris de la peinture intimiste, d'un pinceau mourant qui, au fil de mes ennuis, allait d'un archaïsme à l'autre, et d'Hippolyte Flandrin à Gérôme. Quelqu'un entra, sur le visage de qui se lisait la forme anticipée d'une déception, avant même d'être en présence des toiles.  La femme parcourut les trois salles, s'attardant parfois sur un portrait, ou ce qui pourrait passer pour tel. Un fin sourire flottait sur ses lèvres, mi-Botticelli mi-marchande des quatre saisons; on voyait qu'elle aimait torturer les mauvais peintres, mais un reste de pitié animait son regard: du moins ne venait-elle pas se venger d'un mauvais souvenir. D'une séance de pose qui, dans son propre passé, aurait tourné à sa défaveur.  Ces toiles avec des points n'ont aucun sens, dit-elle avec cette voix ironique de fille de directeur de cirque de province, en secouant les oiseaux de papier pris dans sa chevelure. Ils n'ont ni queue ni tête. Pour qui peignez-vous tout cela, si vous appartenez déjà, comme je l'ai entendu dire en plaisanterie, à la République des lettres? Devant cet écrasant mépris qui contenait la nuée proche d'un immense rire, je ne pus rien faire de mieux que de recourir à l'inavouable: Pour ne pas mourir au volant, lui répondis-je, dans un ascenseur en chute libre, l'incendie d'une maison ou l'effondrement d'un tunnel, mais mourir au travail, pinceau à la main.

mercredi 14 février 2024

Quitter la terre: revue de presse


Quitter la terre a paru en 2024 aux éditions Le temps qu'il fait. Il est distribué par Les Belles lettres.

photo© Franck Dubray

Communiqué de presse: Rencontre autour de Quitter la terre

Daniel Morvan évoque ses origines rurales, son enfance paysanne, monde perdu dont il témoigne avec émotion et sincérité. Né dans une famille d’agriculteurs du Finistère nord, Daniel Morvan a vécu les arrachements propres à la modernité : exode d’un terroir à l’autre, promotion de l’enfant boursier jusqu’aux bancs de l’École normale supérieure. "Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière, le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion" (Jean-Claude Lebrun). Quitter la terre raconte, écrit Pierre Michon, "le déchirement entre les deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." "Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui eut lieu au 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, on peut leur adjoindre la voix singulière de Daniel Morvan (Thierry Romagné, Europe).

Ce qu'ils en disent

"Je finis à l'instant ce magnifique livre de mon ami Daniel Morvan. Grande vague d'émotion. Il se présente comme un recueil de poèmes, ce qu'il est aussi, mais c'est surtout le portrait d'enfance d'un petit paysan très pauvre de l'aride Bretagne bretonnante, son goût pour les livres, ses études, et le déchirement entre ses deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." Pierre Michon.

Travailler à l’ineffacement de ceux que l’Histoire s’est employée à effacer, les « célébrer » à rebours de l’arrachement dont ils furent victimes, telle est l’entreprise du livre. Et ce n’est évidemment pas un hasard, s’il s’ouvre, en guise d’épigraphe, par un vers de ce grand oublié que fut Armand Robin : « Les anciennes souches, nul n’a pu me les arracher ». Jean-Claude Pinson (revue Collatéral, 2024).
Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière (les « parcelles imaginaires sur la toile cirée », l’ « infaillible semence des reproducteurs », « ce parler intérieur qui est parole des morts et pain perdu », « la lune citron pâle »), le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion. En un moment intense de littérature et d’attention au monde. Jean-Claude Lebrun
Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui, dans un silence sidérant, eut lieu durant le 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, mais on peut leur adjoindre désormais la voix singulière de Daniel Morvan, qui signe avec Quitter la terre un recueil à la fois personnel et ethnographique sur la paysannerie bretonne, telle qu'elle a existé dans son enfance. Thierry Romagné, Europe n°1141 (mai 2024).
Thrènes grecs, sônes bretons, complaintes et odes empreintes d’une fataliste colère puis, dans les deux dernières sections, somptueux lieds pastoraux plus apaisés (échos du tiers lieu qu’est aujourd’hui Paimbœuf, près de l'estuaire de la Loire), les poèmes de Quitter la terre sont ces « brisis de cristal », ces « éclats de quartz » que la pluie tombée sur les guérets révélait aux yeux de l’enfant, ces preuves que si la terre est l’espace du «plus-jamais », elle n’est jamais non plus entièrement quittée : « regarde ici se trouve/ le trésor qui ne vaut rien/ et que tu ne perdras jamais ». Hervé Lemarié (Sitaudis).
Pour son émotion contenue, sa sincérité, ce recueil me paraît être le plus beau livre de son auteur. Alain Girard-Daudon (303).
Mais il y a loin de quitter à être quitte. L’enfant qui fabriquait son tracteur en bouchon de liège demeure en lui. Dans Quitter la terre, le poète paye sa dette à l’égard des siens, dont il reste un des leurs. Il choisit de le transfigurer dans et par les mots : « désormais le temps est au rêve / aucune des tâches de la terre / ne réclame ta présence ». Il réconcilie, par la grâce du poème, ses deux « côtés », restant fidèle à « l’enfant des campagnes » qui, pour faire plaisir au grand-père, inventait un premier poème et, de l’autre, à celui qui découvrit avec éblouissement en khâgne « Char Bonnefoy Ponge Jaccottet ». Comment dire poétiquement la disparition des gestes, des outils et des pratiques, « l’effacement » d’un monde perdu ? Comment dire l’inconcevable qu’est la perte d’un enfant ? La poésie de haute alliance avec la vie touche ici à l’élégie pure, poignante, toujours sans pathos, parfois fantasque ou radieuse. Ce qui frappe dans ce recueil, c’est la force d’incantation des mots disant le manque, l’absence, la disparition en silence. Et tout autant, en contrepoint, les mots lumineux ouvrant la rêverie, tels « Pierrot », « le mime », « les fées et valets ». Ceux-là mêmes qui étaient la tonalité poétique si forte du roman Lucia Antonia funambule dont j’ai parlé ici dans « Terres de femmes ». Les poèmes de ce conteur merveilleux qu’est Daniel Morvan sont des histoires d’une gravité et d’un onirisme inimitables. Marie-Hélène Prouteau, Terre de femmes
"Un magnifique recueil sur la perte. Cette « terre ferme » déjà. L’identité première, paysanne… et puis cette autre terre… celle du quand le dernier quart de nuit sera là… Une écriture comme un ourlet que l’on défait… avec poignant, humour et tendresse." Jeanne Orient

Une "matière de Bretagne" sur internet


Quitter la terre a commencé ici. Sitôt écrits et postés, quelques écrits recevaient, avec l'immédiateté des réseaux, les premières réactions d'internautes. Cette inédite "matière de Bretagne" pouvait donc intéresser quelques lecteurs. Ainsi est né ce livre. Gratitude à ceux qui ont encouragé ce projet, comme Jean-Claude Pinson, Marielle Macé, Pierre Michon, Alain Girard-Daudon, Pierre Campion, 
Thierry Guidet, Christine Lemaire, Thierry Romagné, Hervé Lemarié, Olivier Mélennec, Marie-Hélène Prouteau; les libraires: La case des Pins à Saint-Brevin-les-Pins (44), L'oiseau-tempête à Saint-Nazaire, Emmanuelle George (Gwalarn à Lannion), Marion et Maël (Vent de soleil à Auray), Mélanie Chenais à la Droguerie de Marine (Saint-Malo), Stéphanie Hanet chez Coiffard (Nantes). Mais aussi les associations et institutions qui ont déjà manifesté leur curiosité à l'endroit de cet ouvrage: L'écrit parle à Saint-Nazaire, le festival la Fabrique du livre à Royan, le Passage Sainte-Croix à Nantes, le centre Joë Bousquet à Carcassonne; les revues en ligne et les blogs; enfin, si rare, la presse écrite (voir les liens ci-dessus); et à tous les miens, ont encouragé cette démarche. Gratitude enfin à Georges Monti et à l'association des Amis du Temps qu'il fait.

Voici les liens des articles cité plus haut:

L'article de Jean-Claude Pinson sur Collatéral

L'article de Jean-Claude Lebrun

L'article de Pierre Campion

L'article d'Hervé Lemarié sur Sitaudis

L'article de Marie-Hélène Prouteau

L'article d'Olivier Mélennec 

L'article de Thierry Romagné (Europe)

L'article de Didier Ayres





mercredi 7 février 2024

Jean-Patrice Courtois, poète de l’anthropocène

Tout langage appelle déchiffrage, tout poème aspire à l’énigme. De même qu’un tableau, une partition envisagée d’un premier regard, un poème engendre, avant même d’être lu et dans son obscurité même, un sentiment du texte. Que nous dit-elle, cette « saisie intuitive », devant le livre de Jean-Patrice Courtois: Descriptions (éditions Nous, 2021)? Des phrases de longueurs variables ne s’appréhendent pas comme des vers, mais des « blocs de prose » découpés, segmentés, offrant le calibre de la « description » proposé dans chacun des poèmes.
Un mouvement de phrase électrique jeté dans une syntaxe tendue: un style. Des poèmes qui travaillent le document, le triturent, le désintègrent. Il y a une physique du texte, une tension, un agencement neuf des significations qui prend de vitesse la compréhension. Cela tient à l’unité de base des textes: ni vers ni prose mais phrase, forme choisie pour l’amplitude de son balayage, sa capacité à emporter la puissance du vers jusque dans la prose et à en multiplier les brisures sans les ruptures et les stations du vers. Cela va très vite, la phrase rebondit sur ses assonances, allitère, parfois l’oreille n’entend plus que des « t », « une pâte à texture égalisant transparence traversable ». Ou bien au contraire des images courent sur la page sans aucune interruption (à cet endroit, une virgule serait de trop), la phrase engendre la phrase et déploie une danse aquatique, « l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle ».
De quoi ça parle? De nature, biologie, météorologie, océans, terre, sol, chimie, mammifères, poissons et amphibiens, installations artistiques, photographie, danse. Des choses qui n’ont rien à voir ensemble, juxtaposées, échantillonnées. Le « rien à voir ensemble » serait donc l’objet même du livre: un rien qui est l’invisible monde? Vous vous demandez si le poète aime écrire ces choses: « Il ne sera jamais beau de raconter les malheurs futurs ». Vous savez que vous faites fausse route, que ce n’est pas du tout ça, qu’il est question d’agriculture, qu’il vous conseille de ne pas utiliser d’engrais chimique, que les plantes parlent aux champignons. Ou qu’il est question de mathématiques, de transmission d’information. Vous ne savez rien, vous nagez, vous nagez dans la poésie.

Vous vous souvenez que vous avez pensé écrire au sujet de ce livre, et, en raison de son opacité, ce projet vous semblait impossible: vous alliez le prouver. Cela prendrait du temps, vous inventeriez quelque théorie de la transe chamanique, du renouvellement du dire poétique aux temps de l’anthropocène.
Vous laisseriez décanter. Vous aménageriez quelques étiers autour des cristallisoirs formés par chaque page, un poème par page, et vous attendriez l’évaporation. Vous constateriez que le livre est composé de phrases-poèmes, ou de poèmes-phrases, ou parfois de poèmes de plusieurs phrases, autant de distillats d’information poétiquement transformés. Vous estimeriez qu’il manque quelque chose comme un mode d’emploi.

Le lecteur devine la présence d’images, de spectacles, du reportage: Comment ces éléments bruts sont-ils transformés pour devenir poème? Y a-t-il d’ailleurs vraiment poème? Que devient la source effacée mais devinable? Vous devinerez des références latentes, de quoi ça parle, sur quoi ça s’appuie. En fin d’ouvrage, des noms pour la plupart inconnus de vous, des artistes (oui, vous connaissez Godard, vous avez vu des danses de Julie Nioche, et Walker Evans, le photographe de la Grande dépression, ça vous parle un peu), de scientifiques (et même Gilles Courtois le mathématicien, frère du poète): Rien de ceci n’offre un code d’accès: manque un index précis renvoyant tel nom à tel poème.

Une méthode d’écriture


Pour vous aider, Jean-Patrice Courtois, à plusieurs reprises, au cours d’entretiens, a décrit sa méthode de travail. Et tout ce qui va suivre sera donc une paraphrase de ces interviewes, une incorporation du propos original: que le lecteur, que le poète lui-même ne nous en tiennent pas rigueur. 

Tout part d’une pratique quotidienne d’extraction des nouvelles du jour, d’un geste très rapide et sans réflexion. Les documents d’origine, dit-il, viennent de la presse écrite.
L’écrivain à sa table de travail. La lecture des journaux est la prière du matin moderne. Des journaux, des ciseaux, un grand cahier où il colle les articles sélectionnés, les photos. Articles découpés, classés, extraits, synthétisés. D’abord dupliquer le document, l’extraire, puis le grand saut, le « saut sans savoir » sur la scène de l’écriture. Une fois collé dans l’album, on laisse reposer la collection de vignettes, on y revient: ça décolle, ça fuse vers ailleurs. Les poèmes de Descriptions s’appuient sur une matière documentée « livrée par la marée du matin ». L’auteur sélectionne à l’instinct, manie les ciseaux. À la base, le triangle des arts, de la science et de l’écologie,  extraits ou spécimen recombinés dans un journal de journaux. Pas de protocole, pas de procédure maniaque. Ces opérations préalables ne sont pas le poème, elle en sont les rites propitiatoires.
Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
Pour mieux comprendre, un exemple: Un article publié par Le Monde en 2014, d’Hubert Prolongeau: « Sur les ponts d’Ispahan ». Il nous semble, en nous appuyant sur quelques indices, que ce reportage pourrait être le document de base du poème de la page 70. L’article décrit les beautés d’Ispahan, dont le fleuve a été détourné vers les champs de pistache du désert. Il commence ainsi: « Quels rêves charriait-elle quand ses flots roulaient encore ? « Avant, je venais souvent ici et je regardais l’eau. Aujourd’hui, j’arrive à peine à l’imaginer. » Ali Hosseini ne rit pas. Il est triste. Au pied du Si-o-se Pol, l’un des plus célèbres ponts d’Ispahan, le lit de la rivière Zayandeh Rud (« le fleuve qui fait naître » en persan), celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert, est à sec. Complètement. Ses trente-trois arches ne sont plus entourées que de galets et de sable. »
Il suffit d’imaginer Tours sans la Loire ou Lyon sans la Saône. L’article poursuit en analysant les causes de cet assèchement, puis vante la douceur de vivre au pays de mollahs, paradoxe classique de l’écriture journalistique. Voici maintenant le texte de Courtois:

« fleuve qui fait naître » son nom de fleuve en langue l’eau n’est plus sur site chaque mètre de tous les lieux liquides n’est plus dans l’eau (le pont: trente-trois arches sèches galets sable l’eau c’est la ville l’ici lié l’eau ville parle en diction d’affluence (« je venais et je regardais l’eau aujourd’hui je ne la vois plus » dit l’habitant qui pense j’ai du mal à imaginer l’eau dans le vide de tout lieu d’eau (trois jours d’eau par an la cent-vingt-et-un virgule soixante-sixième soixante-six six six six etc… partie de cette année l’eau revient chanter sur les galets la 121,66e presque 67e partie l’eau virgule 66/67 coule après la virgule une eau sans bords dit la chanson qui s’arrête pour écouter l'absence de la chanson

Tout cela se dit non pas d’un souffle mais sans rupture, la syntaxe nous porte sans observer de stases. Le passage par le document initial nous permet de dire comment le poète opère: non point en surlignant le tragique de la situation (« on a volé la rivière », dit le journaliste), ni en poétisant le document de départ (au contraire, il le dépoétise), mais par synthèses: « l’eau c’est la ville », la parole de l’habitant conservée (et citée textuellement), et ce calcul arithmétique qui permet, avec un humour glacé, de montrer avec d’absurdes virgules le lit à sec de la rivière Zayandeh Rud. Le décollage du poème à partir du document montre que l’enchaînement de scènes et d’explication qui fait le reportage est rebrassé dans une syntaxe sans suspension. Elle intègre même implicitement un moment clef du reportage, où sous les arches du pont s’élève la voix d’un homme: « Parfois s’élève le chant d’un homme, repris par tous. Moment superbe, dans lequel l’étranger est accueilli sans aucune gêne, et même invité à son tour à entonner un air de chez lui. » Courtois, lui, dissout la scène vue et fait seulement entendre la chanson absente de l’écoulement liquide.
Travail d’une grande finesse puisque l’essentiel de l’opération s’efface, le document réduit et transféré dans le poème. Chaque poème opérant de même sur des documents les plus divers, une opacité de prime abord désoriente le lecteur. Désorientation née de la diversité des discours embarqués, et de la prose qui les embarque sur ses lignes irrégulières.


Théorèmes de la nature et Descriptions (les deux premiers livres d’un triptyque) sont, ainsi, du document transformé comme Madame Bovary ou Crime et Châtiment sont du fait divers transformé. À ceci près que les sources ne sont pas des contemplations de la nature même: il n’y a pas de « lieu de la poésie », pas de gisement du poétique, elle est par essence un agir, une action sur le langage. Un criblage des discours multiples, en un journal-poème qui serait comme les specimen-days (échantillons de jours) du poète américain Walt Whitman. Le point de départ est, on l’a dit, formé de langages issus d’autres systèmes de signification: des discours, des reportages, des œuvres d’art, des analyses scientifiques ou mathématiques. Et les objets sont multiples: L’eau, la mer et la terre, les animaux terrestres et marins, les arts, œuvres, livres, photographies, le désastre écologique travaillé par la photo, les migrants, le village peul cerné par les champs d’huile internationaux, les algues vertes, les déchets radioactifs, le land art, la thermodynamique de l’atmosphère. L’écologie n’est pas le seul langage travaillé, il y a aussi l’archéologie, la paléo-anthropologie, la cosmologie, la neurologie, le cerveau, les tourbillons, le politique, la maladie mentale: tels sont quelques uns des thèmes distillés dans les 143 poèmes.


Explorateur de langages


L’empreinte humaine fait partie désormais du spectacle de la nature: « l'histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire » (Michel Serres, 1). Cette rencontre entre nature et histoire porte le nom d’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’impact des activités humaines sur la planète. Le réchauffement, la pollution par les billes de plastique appartient au même monde qu’une photo de Francesca Woodman. Il existe une mathématique de la manière dont les billes de plastiques s’immiscent dans le vivant. Et l’usage poétique du langage n’est pas une aimable mise en forme de la catastrophe, quelle qu’en soit la version, vers libre standard, expérimental, slam ou poème narratif. Une rhétorique nouvelle ne suffira pas à rendre compte de la destruction de la nature. Elle ne serait encore qu’un ornement, un mensonge publicitaire. Si demeure la conviction absolue que le poème est à même d’embrasser le monde, sa relation traditionnelle avec le « tout » est remise en cause par la mutation anthropocène: au poète d’ordonner ce chaos, et plus que jamais de descendre aux racines des choses mais encore des mots, puisque les questions les plus importantes, comme celle d’une habitation harmonieuse de la terre, sont devenues les plus violentes. Une simple rhétorique n’y suffira pas. Le beau n’existe pas à l’état naturel, on n’y va pas avec sa pelle et son râteau. Il est toujours de la beauté produite dans un langage: ce n’est pas le paysage qui est beau, mais le tableau de Monet. C’est Corot, c’est Courbet qui font voir la beauté. « Des peintres humanisent des paysages dont il se peut que nous comprenions pas tout de suite pourquoi ils nous retiennent, pour le reste de notre vie », écrit Yves Bonnefoy (La longue chaîne de l’ancre, 2008, page 140).  


De plus la beauté n’est plus assimilée à l’idée de nature comme son lieu natif. « Avec la Modernité, écrit Jean-Claude Pinson, le sentiment du beau a connu lui aussi l’exode rural » (Pastoral, Champ Vallon 2020, p. 111). Exilé de ses sites traditionnels, plage, paysage, nature morte, portrait, le beau se trouve identifié, non plus seulement aux formes de l’art, aux multiples langages du corps, de l’image, mais encore aux multiples syntaxes des mutations écologiques, aux formalisations scientifiques dont Courtois fait le matériau de base de sa propre syntaxe. Assumant toutes les médiations de la modernité, il renonce aux épiphanies du spirituel pour traverser les métalangages scientifiques, artistiques. Si l’idée d’une relation directe avec la nature n’est plus, célébrer la nature est désormais explorer tous les langages, sans exception, et prendre les mots à la racine. Parler de la manière dont on parle de la nature, c’est mieux parler d’elle. L’écologie traite des relations (notamment les phénomènes non-visibles) entre êtres vivants et milieu, l’art recherche le langage de cette relation non manifeste. Courtois se situe encore dans une tradition, celle du poète interprète du langage caché du monde. Même si déchiffrer le poème de la terre sans renoncer à la célébration de l’être, de la réalité sensible, ne passe plus par un hymne à Vénus ou à Flore mais par une syntaxe qui découpe dans les documents, s’immerge dans « les syntaxes étagées des relations écologiques » et somme les discours spécialisés de s’expliquer. 


Poésie, langage des langages

Inutile de chercher dans le poème un équivalent sensitif de la nature, une sorte de recréation du temps comme dans le haïku japonais, qui offre à la fois le proche et le lointain dans son type propre d’abstraction sensible. Habiter la nature en poète veut dire habiter le langage. La crise appelle une poétique, parce que « les hommes regardent la terre avec le langage » et dans le langage, « ce qui fait voir c’est la poésie », dit-il en parlant de Michel Deguy (N’était Deguy, revue Critique 887, 2021, p. 329).

les néonicotinoïdes ne sont pas rouges — les terres deviennent rouges — « à empreinte humaine modérée »: seulement 5% des rivières d’un pays ouest-européen— 80 000 hectares d’hévéas seule plante seule industrie ici une seule propriété —le nom de l’ancienne zone la plus pauvre de la ville où des gens habitaient en grand nombre est Cass Corridor    — les 880 bélugas restants barrent encore la route des sables bitumineux rive sud sud du fleuve—les tests génétiques dits « portraiturants » sur le seuil d’entrée —la paraphrase du poème latin dit: quel jour est ce jour sur lequel brisé tout à coup tombe le monde

le poète latin devant qui parle le poète français Courtois, celui-ci lisant à travers Horace les effets de la Mutation anthropocène. La crise écologique évoqué par collage de dépêches d’actualité, auxquelles répond une voix de l’Antiquité romaine, Horace qui évoquait le retour d’un âge de fer à Rome, au lendemain du chaos des guerres civiles. Le poète antique apparaît ici pour clore un poème où cohabitent les mammifères marins en déclin de l’estuaire du Saint-Laurent, la zone la plus déshéritée de la ville de Detroit, l’identification des caractères morphologiques par l’analyse des traces génétiques. Nous sommes loin d’une conception binaire de la machine envahissant le jardin d’Eden. La poésie ne se résout pas en thèses mais propose sa figuration du monde contemporain, laquelle ouvre un angle et un champ pour la réflexion.

Ainsi la poésie ne renonce pas au projet d’habiter la terre: de la mélancolie véhémente du poète, nous avons besoin. Courtois exerce son combat politique sur le terrain de la langue, qu’il juge même comme la plus féroce des batailles (Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, ne déclare-t-il pas la langue comme déjà obsolète?). Les effets du capitalisme mondial néo-libéral sont déjà dénoncé et décrits et documentés, le déferlement du tout-culturel emporte et lamine la poésie. Dans sa capacité à mettre en langage des processus invisibles, complexes, se développant sur des rythmes longs, la poésie a pourtant ce rôle de protection de la nature. Courtois n’est pas un lanceur d’alerte mais un poète. « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », disait René Char. Et son lecteur? Tout le monde, mais pas n’importe qui, disait Duras.

Daniel Morvan


Né en 1954 à Viroflay, en région parisienne, Jean-Patrice Courtois est professeur de littérature à l'Université de Paris 7-Denis Diderot. Il a enseigné dix ans l'esthétique et les arts. Et dirigé pendant six ans un séminaire: « Littérature, esthétique, écologie  ». Le thème de son HDR (habilitation à diriger des recherches): Théorie des climats chez les philosophes des Lumières (travail inédit).
1: Le Contrat naturel, cité par Catherine et Raphaël Larrère (Du bon usage de la nature, Flammarion 2009).

Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
1: Ces renseignements sur la méthode de travail de Courtois sont décrits par lui-même dans plusieurs entretiens qui inspirent très largement la présente analyse, sans être systématiquement cités entre guillemets. Un premier échange avec Emmanuèle Jawad, Matière écologique et matériau poétique, Diacritik 2020. Lien:
https://diacritik.com/2020/04/01/jean-patrice-courtois-matiere-ecologique-et-materiau-poetique/
Le poète s’est également entretenu à propos de Descriptions avec Martin Rueff à la Maison de la Poésie de Paris, dimanche 23 mai 2021. Lien:
https://www.youtube.com/watch?v=UaA3Jf_t_TY
Parmi nos sources librement citées, l’article de Courtois sur Michel Deguy paru dans la revue Critique, n° 887, avril 2021: « L’Éden ici bas, d’une poétique écologique de la pensée ».
Enfin, plusieurs échanges de courriels ont rendu possible la rédaction de ce parcours de lecture qui puise à de nombreuses autres sources, comme l’ouvrage de Jean-Claude Pinson déjà cité, ou « Nos cabanes » de Marielle Macé (Verdier 2019), notamment le chapitre traitant de la poésie: « Un parlement élargi ».

lundi 28 novembre 2022

425. Armand Robin au poste-frontière de Moldavie

J’ai racheté Armand Robin
En Poésie/Gallimard à la librairie Les Idées larges
je me souviens de la joie que me donnaient
ses vers mélancoliques et secoués
les déclamai un jour au poste-frontière
de Moldavie en 1975 où je fus par hasard arrêté
après avoir oublié de descendre du train
avec deux amis étudiants - Le Japonais et Dany Durand

cette vieille souche de poésie gallimarde
je l’ai toujours gardée près de moi mais ne puis
pas plus qu’un vase étrusque ou un vieillard trop la remuer
depuis hier où je passai aux Idées larges
(la librairie de Ludovic Riou à Saint-Nazaire) je détiens l’identique
recueil Ma vie sans moi tout neuf imprimé en 1970
intact et peut-être jamais ouvert

je crois que jamais poète n’écrivit ses vers
si près de ses talus
mais ce semblable livre au premier
ne s’ouvre jamais aux mêmes pages
et c’est un nouveau Robin qui me tient compagnie
sur la route qui va sous sa casquette nouvelle
jusqu’à la frontière moldave

vendredi 12 août 2022

420. La maison du bout du quai



Gilles des brumes est dans sa maison du quai
place Frégate-Aréthuse écoutant sur Spotify Lawrence Zazzo
dans un air d’Attilio Ariosti appelé Freme l’onda
tremble la vague d’atteindre le bout du quai

L’enceinte acoustique en connection UHF Bluetooth© sonne
sous la voûte de planches en forme de barque renversée
torrente che scende chante le contre-ténor — le sopraniste
comme on appelle les chanteurs usant de cette voix
de fausset qui chanterait Ô Loire Ô ma maison

Mais ce n’est pas cela que veulent entendre les passants
ce qu’ils veulent c’est qu’il joue
            
                Little Cascade


Gilles atteint le terme
des fatigues dans sa cabane au plafond
lambrissé de sapin brut de la Drôme
il sent dans ses os le roulement du fleuve comme s’il était
couché au fond d’une barque dans toute cette Loire
qui vient battre sur la cale et y ramène des troncs
Non il n’est plus temps d’aller chercher de l’or
labourer n’est plus de son ressort
ni d’aller sur une monture par les forêts
ou dans les mangroves repoussant du pied les alligators
ni même caresser la tête rousse d’une vache dans les prés de Corsept

il ouvre son répertoire d’airs de cornemuse
Salute on the birth of Rory Mor MacLeod  et The little Cascade
le feuillette comme un jardinier visite ses roses
Gilles est un homme libre et son coeur empli d’airs écossais
ne frappe plus aux portes de l’espace sans portes
son âme ne se heurte plus aux fenêtres condamnées
de la pensée chétive qui agite ses petits drapeaux
ne répond plus aux mots d’ordre c’est un homme neuf désormais
lui qui n’a jamais porté d’arme que la bagpipes d’Écosse lui qui
ne fit jamais geindre qu’une cornemuse McCallum de Kilmarnock
et qui deux ans fut l’hôte de son ami le célèbre peintre DCA
pour Dominique Charles Albert

— de même que le voyageur dans les bois
sombres voit une fumée bleue qui flotte dans une clairière
— n’est-ce pas ici qu’il fallait, fraîchement opéré, faire halte
là où un ami lui avait ménagé une couche sans qu’il fût jamais
question de s’acquitter de quelque loyer — c’est ainsi qu’il
put rééduquer son esprit à sentir sourdre les ondes
matinales et se rendre à lui-même — au vol des aigrettes
se rendre au flux qui a brassé et baigné mille kilomètres de rives
et qui s’atteint lui-même au terme de cet enracinement de l’eau
qu’est un fleuve — à sentir son esprit devenir onde
et à y trouver ses propres onguents ses propres liqueurs
émollientes ses propres baumes dans cette eau qui lui dit:

« Depuis tout le temps que tu n’es pas plus toi que cet extrait jaune
n’est Loire
            des multiples de toi se sont effilochés aux vents
du destin et de la physiologie — sois heureux de disposer de
deux hanches dont l’une intacte et d’un cérébral indolore
qui régente toutes tes douleurs: qu’un rayon de soleil
frappe le PVC de tes volets et te voici gai de vivre
dans l’ombre mais qu’un tronc d’arbre échoue à tes pieds
arraché de quelque prairie où il faisait de l’ombre
à quinze génisses rousses
                    et te voici inquiet de ce qu’il put
advenir du saule et de ses penchants à s’abandonner au cours
de l’eau — le saule est-il encore dans cette souche et suis-je
dans ce tronc?—
    pourtant Ô sonneur toute cette famille de sentiments divers
forme un seul être un Gilles aussi unique que le tuyau de ta cornemuse »

Ainsi parle la Loire à l’enfant qui n’est plus cet enfant mais
en garde le masque et qui
répétait les airs des Hautes Terres
chacun lui semblant être une portion de lui-même à rassembler
dans la maîtrise du bagpipes — vois-le cet homme qui
feuillette de gauche à droite les pages son album
et sculpte dans le papier mâché une tête de rhinocéros
analogue des musiques qu’il tirait de son chanter (la partie où les doigts
du piper se posent)

Les cent méandres de ces reels (principale danse écossaise qui
semble dit-on au quadrille français par son balancé) conduisent
l’homme jusqu’à sa maison — la maison Highlands la maison Loire
— et entre les deux la maison Gilles
là où l’eau brune devient un lac de Sérénité
devant la grande rade des Quatre Amarres là où furent ancrés les
vaisseaux atlantiques sous les molletons d’avril —
la sienne la maison qu’il a choisie non pour s’étendre aux seuils brodés
de la mer
            mais tel un passeur de Loire resté au guichet de son Paradis
délivrant tickets et formule magique rappelant qu'on part à dix
de l'heure courante

comptable des baveries perdurantes que laissent les nuits de juillet

à son perron —
pour demeurer enfin place Frégate-Aréthuse et tenir son poste de guet
tout le temps que peut durer une nuit d’été quand les vitres
laissent passer les fluides et quand les vagues de lumière jouent
l’hymne de la maison du bout du quai demeurer innombrable
mais unique par cet air qu’il place par dessus tout l’air où il se
rassemble tout entier et redevient le Gilles sous son masque d’enfant
— Little cascade

 

 420. Mer 20 juillet 2022. La maison du bout du quai

samedi 9 juillet 2022

418. Enfance des vampires (Ode à Charles le Goffic)

Éboulé collège est le vieux Goffic et son Acropole par-dessus Lannion
Je te salue Charles qui aimas les clairs matins orangés
poète et frère d’univers ça se dit dans le club rimaille
collège 1960 décomposé par les pinces de démolition
à terre aussi le dédale des dortoirs où nous allions taiseux-taisés
se cachant de quelque Minotaure croque-minots
et de Phèdre sa soeur sans le cordon d’Ariane (c’est
à Lannion qu’on a inventé le téléphone sans fil)
Goffic bahut disloqué en blocs de labyrinthe
on entend battre dans le béton la latine pulsation

La hanche de titane de ma mère jamais ne m’y visita
son coeur pleurait aux portes vertes
me souviens de père et sa bonne tête de star du muet
de héros de western MGM
s’en vint un mercredi me promener
eus-je jamais plus longue conversation avec lui
que ce jour-là
— alors le latin ça marche
à quoi ça peut bien servir une langue morte
et toutes ces connaissances inutiles
est-ce que mon cheval je lui cause en latin
mais courage paotr et kenavo la traite des vaches n’attend pas —
il donna cinquante centimes au garçon qui m’avait
dépendu de l’internat pour deux heures
conduit aux grilles
et remis en mains propres à Clark Gable
Mam était à la cure de Trestel en rééducation de sa luxation congénitale
— c’est quand la tête fémorale sort du cotyle et fait boîter
mais pour elle cette opération-là n’a jamais bien marché

je me rappelle la petite monnaie versée à la paume
de rien de plus je ne me souviens sinon
de vivre en du temps écharpé et des secondes tournant
sur elles-mêmes comme amputées de la tête
on regarde un vol d’oies cendrées dans les lucarnes

maintenant je t’ai au bout de la plume Goffic phraseur cartilagineux
nez de pion où je vécus
la masse de démantèlement est la bonne scansion pour une ode
un coup dans l’étage des sixièmes un coup dans celui
des réfectoires et la salle de permanence
un autre dans la tête à Pengam le surgé
qui suait la caserne par tous les pores
que j’ai bien dû appeler fasciste pour
qu’il me le rende en d’aussi belles mandales
(paraît que j’étais cash mais alors sans le savoir)
Charles le Goffic
moustache à Charlot collée sur la colline templière de Brelevenez
préfabriqués nous l’étions nous son contenu humanoïde
volaille de blouses grises sur qui la révolution soixante huit
passa d’un sourire sans faire étape

le collège: composant couleur boîte à oeufs
il semble être le regard du monolithe béton sur le polylithe
des porches d’églises où fusionnent les schistes bleus-verts de Lokireg
les granits roses rouges et bleus les lauzes d’ardoise
il fut conçu par un architecte de porcheries nommé Ar Coeur
qui devait s’y connaître en palpitants qui logea les nôtres
chahutés ou charcutés bâtissant pour eux
un petit reliquaire de ciment afin qu’ils n’en sortissent jamais

Cet Oxford des landes fut dessiné sur mesures
pour les enfants élus du Centre national d’études des télécommunications
qui venait de s’implanter dans la ville
— le CNET plateforme de la téléphonie et pôle spatial
inventeur d’une fusée Véronique qui était aussi l’un des prénoms
en vogue chez les filles d’ingénieurs

notre faible savoir d’internes hagards nous le tenions d’elles
nous qui étions des Yvon des Gilbert des Gilles des Michel
aux allures de séquestrés

sans dec quand t’es interne à le goffic
tu penses le goffic tu macères le goffic
et dedans l’interne ça fait barrière placentaire
entre l’air libre et l’amas coagulé

as-tu osé phraser un bout de rime
qui poétiserait l’expérience pensionnat
non pas — ce morbide vertical campus
gloire des sixties d’armorique

te porte au lyrique comme le chat ses tiques
ai dû baver en marge quelques triolets lugubres
mais sans baisers quelles stances neuves
tirer de sa plume qui ne soient des regrets

prends-toi celle-ci bavent les nazillons à la récré
tripleurs de gnons ils hitlérisent l’ordinaire
et composent des albums perso du 3e Reich
t’as-vu c’est lui avec Eva sur la montagne

Un autre point de vue est celui qu’a des
années goffic mon frère cadet
JJ se vit texto comme un lapin de garenne pris
dans un clapier avec grave ext

inction du vital principe en interne
comme de mourir à feu moindre
étrange comme nous ne vîmes peu
mon frère et moi nous croisant

au hasard des colonnes pensionnaires
Tardif devant et Le Louz derrière
nous saluant de loin
salut semble dire JJ j’étais ton frère dans la
vie extérieure

puis son carnet de notes en baisse tendancielle il
quitta le caisson par rétropédalage
au Collège d’enseignement général
CEG du canton de Plestin où pas
d’ingénieurs ni de filles de
mais tout le reste garenne lapin et gamin

— et j’en reviens aux Albertine de la conquête spatiale
et à l’affligé ton prosi-prosa du départ —

notre faible savoir sur les choses inutiles de la vie moderne
nous le prenions exclusivement des lèvres de Véronique de Gaby
leur savoir était au nôtre ce que la lune est aux betteraves

les filles d’ingénieurs savent tout Pierre Boulez Pierre Henry
la musique électroacoustique Cat Stevens Albert Camus
Henry Miller Sexus Lady d’Arbanville les trous noirs le big bang
hautement la minijupe écossaise
toute la culture du breizh cap canaveral dans nos ciboulots d’artichauts

ce charmant petit bagne où vient battre l’Éros du temps
le voici recyclé en
écoquartier sur les hauteurs de Lannion sorte de parc Borghese
avec vue sur la basilique Saint-Jean-du-Baly
c’en est à en perdre la voix cette voix inemployée
et se songer en sa blouse gémissante
allant dans les dortoirs cherchant qui lui dirait si le jour vient
il est dans ton dos ami tourne sur toi-même et tu
                            verras

arrivé croyant au communisme et à la résurrection des morts
tout à la fois et à tout ce qui pouvait favoriser la fuite
l’ami Cowil dévoilait son plan d’évasion
par voie maritime comme en l’an quarante
il se voyant déjà voguer sur le Brooklyn Ferry
obstiné tu labourais tes rimes pauvres
sur la trace fertile des héros de l’air
croyais suivre la veine de l’aviation
qui puise dans la fraîche substance de l’espace
tu pensais cela que la graine peut lever dans un mur
et passer sans crier gare du passif à l’actif
l’écrire et le dire sur la paroi infinie des ciels orangés

nous avons tant dormi en toi cadavre goffiesque
et tant d’ennui diffusé par tes organes nous a donné
des rêves d’étages en de plus nobles mortiers
qui disaient des lèvres bleues et des
yeux montants à la lampe mourante
des yeux se crevaient aux parois préfabriquées
des mâts jumeaux dressaient les toiles des chapiteaux
on allait par deux sur le sentier de halage
par ricochets la pensée joignait les pointes vives
de ton coeur toi qui menais la licorne aux étables

je fus garçon marchant sur les façades
cherchant la faille par quoi atteindre le coeur du glacier
des glaces kim cône dérober cette folle envie d’où venait-elle
écrivant des romans textuels loués à la journée
pour meubler la grisaille des boxes
les chemins étaient coupés jamais tu n’y marcherais
en chantant cette chanson sans air et sans paroles
qui conte l’enfance des vampires

jeudi 26 mai 2022

401. Poème du Douron *




Le plus dur est fait quatre sacs de poèmes hissés à dos d’homme
au grenier maintenant laissons-nous porter sur les eaux douronnes

jusqu’au temps où parlant de vers libres le professeur de lettres
avait un rictus — l’heureux temps des rimes bienséantes

le temps où les choses étaient comme il faut — comme
des chemises repassées ou comme un poème d’Albert Samain

la rivière la plus proche de la ferme s’appelait Douron
le breton a ce mot-là pour dire l’eau: dour

dour est un mot un peu dur pour parler d’eau
il ressemble au noble Douro qui prend sa source

dans une sierra et les deux — grand d’Espagne petit de Bretagne
ont une même source dans la langue: dubro

le fleuve Douron naît au pays de Scrignac le maquis finistérien
et se jette à Toul an Hery vieux port d’Armorique

et comme dans un poème en vers libres de Valéry Larbaud
la truite douronne et songe comme la vie est douce dans le Douron

tel le saumon qui rejoint les eaux douces de sa naissance
j’aimerais remonter le Douron
pour boire un verre de cidre à Scrignac

25 mai

 

* Je poursuis ici le projet commencé le 2 février 2021 et achevé 365 jours plus tard, mis en forme dans un manuscrit intitulé: "Quitter la terre".

mercredi 29 décembre 2021

Christian Prigent, l'écrivain qui déménage

Jérôme Fouquet


Le pape de l'avant-garde littéraire est plongé dans le dernier best-seller : le catalogue de Brico-Dépôt. Il lui fait aussi des infidélités avec Leroy-Merlin. Ici, à Saint-Brieuc, on dit qu'on va « au roi Merlin ». Il capte ce genre de choses, Christian Prigent. Même en plein déménagement, l'oreille enregistre. Un autre exemple : lorsqu'il cherchait une maison, dans sa ville natale, capitale des Côtes-d'Armor, un agent immobilier lui a fait visiter des demeures dans les « quartiers zuppés ». C'est le versant prolo de la vallée qu'il a choisi. « Rue des cheminots, ça fait CGT. Un copain me l'a dit. » Faire CGT ne le gêne pas le moins du monde. Vu que Christian est fils d'Édouard. Vous ne connaissez pas Édouard ? Un saint laïc ! Fils de petit paysan, agrégé de grammaire, intello communiste, catapulté par l'ascenseur social. Maire de Saint-Brieuc dans les sixties. « Mais si l'on se souvient encore de lui, c'est par la charité de son action municipale, oui, la charité. Il a passé sa vie à payer sa dette. Celle d'avoir été le seul de sa fratrie à sortir de sa condition. » Et de n'être plus de la classe « QuiPorteLesEspoirsDuMonde », la classe laborieuse, comme il l'écrit dans Demain je meurs, consacré à son père. Par un drôle de tourniquet, Christian Prigent atteint avec ce livre une audience élargie. Alors qu'il se replie sur ses bases briochines, jeune retraité, jeune marié (avec Vanda, comédienne), voilà que lui tombe dessus, à 62 ans, un prix littéraire joliment coté. Le prix Louis Guilloux. Guilloux est, avec Alfred Jarry, le grand homme de Saint-Brieuc. Auteur qu'on qualifie à tort de « populiste », copain de papa, qu'il aimait asticoter sur ses contradictions de communiste : Édouard Prigent était le stalinien de Guilloux. « Mais mon père n'était pas un sectaire. C'est lui qui m'a mis James Joyce dans les pattes. »
Allez, on visite la maison chamboulée. « Je n'imagine pas d'autre endroit où vivre. Le matériau de mes livres, il est ici. » Une maison où accrocher tous les tableaux. Où mettre tous les bouquins. Et il en a lu. « J'étais un garçon qui lit. Je savais Une saison en enfer par coeur. » Même pas cap'! Prigent rétorque illico : « J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. » Bien vu : Prigent, c'est oeil bleu, allure gamin, cheveu blanc sans attristement sur l'âge, portant bien le gris perle. La cervelle ? Pas style ronron pousse-café, plutôt rentre-dedans, sale réputation de barbare, agité du bocal et radical excentrique. « Après tout, si on fait de l'art, c'est parce qu'on l'est, excentrique. Quand elle s'efforce d'être inventive, la littérature est marginale. C'est le simple bon sens que de le reconnaître ! Mais l'artiste n'est jamais seul. Autour, il y a des relais. Professeurs, critiques, dont le rôle est de rendre consommable le bizarroïde. » Relais, il le fut aussi, en tant que prof de lettres, après sa prépa au lycée Chateaubriand de Rennes, à Fougères, Melun, au lycée français de Berlin, au Mans et La Ferté-Bernard en fin de parcours. Trajectoire littéraire ? Épique. Démarrage dans le style agit-prop bolchévique, période pro-chinoise. Les maos éclopés sont ramassés par une voiture-balai appelée : TXT, la revue. Légendaire. TXT, c'est le drapeau des jeunes teigneux de 1969 décidés à en finir avec la mièvrerie des slogans de 1968. Objectif : publier des livres « inassimilables aux produits pré-pensés qui encombrent les librairies ». Et rendre compte du chaos de la vraie vie, de l'espace du dedans comme du dehors, dans une langue pas de bois.
Prigent, c'est drôle et, mine de rien, prenant. Il faut s'accrocher : Le moteur du livre, une cellule de cinq syllabes, ne peine jamais. Pas du tout cuit, mieux vaut prévenir. Par exemple, la rencontre entre son père et sa mère, il l'écrit dans la langue de Tristan et Iseult. L'idée d'être lu par un peu plus de gens que d'habitude ? « Ça m'émeut, parce que je n'ai pas écrit pour être lu par beaucoup. » Faudra s'y faire.
Demain je meurs, éditions P.O.L., 382 pages, 19,50 €.
Vendredi 20 juillet à 20 h, Christian Prigent est l'invité du festival Écrivains en bord de mer (du 18 au 22 juillet, chapelle Sainte-Anne à La Baule. Rens. 02 40 69 51 94 ou www.ecrivainsenborddemer.fr)

Christian Prigent, dans sa nouvelle maison de Saint-Brieuc: « Je n'imagine pas d'autre endroit où vivre. Le matériau de mes livres, il est ici. »
Daniel MORVAN.
Photos : Jérôme FOUQUET.

vendredi 26 novembre 2021

295. Tariatara

Ayant oreilles pour ouïr
de ma vie vais-je vous dire
ce qu’entendis en grands sons
qui chacun portaient leçon

j’ai ouï d’une pierre affûtant
la faux et son chuinté
dans la fraîcheur des blés
Ouï aussi couiner un goret
selon Littré rimer goret
signifie irriter l’oïe
tariatara disait la ventoïe

J’ai eu o (ainsi s’est-il dit
laconique le verbe jadis)
un joli bruit c’était celui
de la tarare ou vanneuse
qui vantoisant blés et jupons
de la juponnante Manon
tariatara disait la venteuse


Oi la trieuse à patates
son girotapis était l’exéat
des tubercules secoués
sur une natte à trémulé
vibrante comme tonnerre
tariatara disait la venterre

Les aéronefs en l’air
ont aussi bruyants réacteurs
surtout les Fouga Magister
passant au-dessus des champs
trop vite pour que nos chants
saluent les apprentis pilotes
qui se rient de nous ilotes
tariatara disait la ventôte

et la chanson heureuse
de la tendre écrémeuse
par un doux tintement
elle salue l’avènement
de l’onctueux orpailleur
le joli prince de beurre
tariatara disait la vanteure

J’o des claviers la piaillante
causette des Atari 1040
dans les salles de rédaction
quand débute l’impression
de la première édition du soir
tariatara disait la rotarare

dimanche 21 novembre 2021

Des années où les étudiants maoïstes nous aidèrent aux travaux d'été

Quand les étudiants maoïstes débarquent en mai 69
nous avions déjà tracé une croix
sur les rêves d’une vie harmonieuse
retranchés des solutions universelles et peu enclins
à défaire ce qui s’était fait avec l’accord
des savoirs instinctifs


La nouvelle doctrine entrait dans les faits
on parlait d’un grand bond technologique
ce qui dans tous les pays du monde a le même sens
mécanisation
sélection génétique du bétail
industrialisation de l’élevage
usage des pesticides
remembrement des terres
épuration de la campagne
tous procédés qui feront du paysan
un farmer accompli —

J’ai treize ou quatorze ans et la peine terrienne
née du sentiment d’échec de la génération mutilée de son espace
de l’évacuation planifiée qui gagne
a déjà planté ses griffes sur les épaules des parents
peu disposés à se défaire des intuitions ancestrales
et de la connaissance des échanges substantiels
entre rhizomes et racines

Pourtant nous les aimions ces jeunes gens
amoureux de la liberté et de la tyrannie
Mao leur Baal Hammon et son rival
ce chien de Tchang Kaï-chek
parfois enfants d’ouvriers
ou de bonne bourgeoisie pour nous c’était tout comme
venus nous enseigner la révolution prolétarienne
à nous autres paysandaille enfichée en parcelle
et cousue en terreuse cuirasse

en ce désert où nous étions oblats
et peu ouverts au prêche
ils trouvèrent pourtant à qui parler

C’est qu’ils s’y entendaient les maos à ramasser
en une paire de jours l’hectare de patates
et venant nous parler
égayaient notre solitude

à l’heure de l’angélus
Ils nous faisaient lire La Chine en construction
périodique imprimé sur papier cigarette
nous qui choisissions le livre selon son peu
d’épaisseur et de prix plutôt Vol de nuit que Guerre et Paix
Déversaient sur nous toute la bibliothèque révolutionnaire
À quatorze ans ein bisschen étouffe-croquant — je cite
Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt
De la juste solution des contradictions au sein du peuple
Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine
Questions de stratégie dans la guerre anti-japonaise des partisans
L’Impérialisme stade suprême du capitalisme
Le Marxisme et les problèmes de linguistique
Face au révisionnisme
À propos du bilan de l'exécution des thèses sur la question rurale

— critiquaient la fiction la musique occidentales
tout ça n’est pas la réalité elle est de l’autre côté
de la fenêtre la réalité

ne le savait-on pas assez

Nous eûmes les honneurs
d’une descente de gendarmerie sur le kolkhoze Kervoriou
On apprend de source sûre
que vous hébergez dangereux activistes
prochinois — père alors tenait sa grande scène
Il fut digne d’un tableau de l’opéra de Pékin
torse en avant ses yeux gris-bleus tutoyant le képi
Ces jeunes sont mes hôtes n’y touche point

puis la vague des camarades tarit nous répétions toujours
comme un mantra enfantin ce chien de Chiang Kai-shek
quelques uns les années passant restèrent nos amis
Je me rappelle surtout Béatrice
la dernière garde rouge
la prochinoise apprêtait avec art les meules de paille
et dévalait les charretées
comme dans un film de Sergueï Eisenstein

Béatrice dont les épaules émouvantes
me firent sentir moins longues les journées
dans les champs de pomme de terre

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

vendredi 29 octobre 2021

Nuages



D’un coup d’aile
comme si tu avais
marché aux nuages
à tout considérer
c’est un petit trajet
pour aller saluer René
dans son nouvel appartement
boulevard de la Liberté
à la dernière tentative
pour lui rendre visite un motard
s’était tué sur Cheviré
impossible de passer la Loire
tout le pont bloqué
un poids-lourd l’avait écrasé
le chauffeur en état de choc
me dit René c’était
dans Presse-Océan

Voulais lui remettre
l’aquarelle promise
une vue de chalet suisse
d’après tutoriel vidéo exécutée
à mes débuts dans l’exercice
de la peinture en souvenir
d’un autre chalet qu’il avait
construit acte inconscient
m’en aperçois seulement
maintenant en l’écrivant
tu te débrouilles sacrément bien
j’ai senti qu’il le pensait
et le compliment m’a touché
je lui ai aussi donné le poème
sur sa Nicole celui qui l’avait
fait pigner lui son légionnaire
il m’avait dit au téléphone
Baudelaire n’aurait pas mieux fait
le chalet et le poème allaient rejoindre
la photo souvenir de Nicole au séjour
on a parlé des géraniums
c’est elle qui les rentrait l’hiver
et de la tempête de la nuit passée
et puis de la pose de son épithèse
invisible près de l’oeil
dans sa bonne tête de Belmondo
ça t’en bouche un coin
des fois le soir je l’enlève
ça gêne plus personne maintenant
et je lis le soir plus de télé
un peu de tabac je dis pas et le
vin un peu pas du bordeaux
t’en souviens-tu au temps qu’on a construit
au moment qu’elle fut souffrante
le chalet de ta grande fille

j’avais pas perdu la main
depuis la Mauritanie
et mes gaberneaux de chantier
en bordure du désert
pas un palace pas le lido
un bon petit vin c’était
il filait bien après l’effort
ils en font aussi pour le visage
des marins tapés par le soleil
Ce devait être à la même
époque de l’année deux mille neuf
toute fin octobre
le trente-cinq tonnes avait
bloqué la rue et déchargé ses
planches qu’on a bien rangées
sur la terrasse Elle regardait
pensive sa nouvelle cabane
ses amies l’appelaient Heidi
ce regard pensif me hante
comme une idée de dernier séjour
dans un visage de jeune fille
Je ne reçois plus dit-il que
de rares visites le gamin
oui maintenant il vient
après toutes ces
après tout ce temps d’ombre
on n’en sort pas indemne
et puis la beauté sa petite-fille
cheveux bouclés noirs Semiramis
petit fauve bondissant
épaules de belle tournure
lumière des jours de René

Pris le C1 toujours la même
voix synthétique et pénitentiaire
« le masque est obligatoire »
vis l’exposition sur l’esclavage
le plan de la Marie-Séraphique
avec à l’entrepont
ses esclaves bien rangés afin
que vous puissiez sucrer votre thé
un café au musée d’arts de Nantes
y reconnais la blondeur
boticellienne d’Ambra Senatore
déjeunant avec son équipe
du centre chorégraphique
tordait ses cheveux en parlant
j’ai vu qu’elle donne une pièce
dont le titre est
Il nous faut une secrétaire

le souffle atlantique animait
la rue Joffre où je passai
dire bonjour à la Vie devant soi
depuis si longtemps
Charlotte la libraire embrassai
achetai un livre de Sarah Chiche
Saturne dédié
aux vulnérables et endeuillés
nous nous sommes rappelés
une rencontre autour d’un roman
confidentiel que j’avais rêvé
tous les exemplaires avaient été
vendus cette journée-là
Do m’avait alors dit
on aimerait maintenant
te voir écrire des poèmes
tu as raison ça peut se tenter

un homme entre et dit j’aime
le nouvel Astérix vous voyez bien
qu’il n’est pas utile de viser si haut
nul besoin de vivre dans un phare
pour rencontrer la muse
Le chronobus C1 c’est
mon Guernesey à moi
bel observatoire pour voir
s’écheveler les comètes
Descendis à Chantenay
où nous habitâmes vingt ans
toujours un détour pour ne
pas passer par la rue Garibaldi
vingt ans y vécûmes
ces vingt ans nous ont vaincus
d’ici nous étions bien trop loin
pour entendre la grande voix qui console
pour entendre la mer

 262. Jeudi 21 octobre. Nuages

mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


...

coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

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(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



lundi 4 octobre 2021

Le blues d'Issa au resto des SDF

Toute une ambiance aux Restos ! Issa, ici devant sa barquette, se réchauffe le cœur en soufflant un air d'harmonica

Les Restos du coeur ont lancé, hier <30 novembre 2007> leur 23e campagne d'hiver. Au centre d'accueil de jour des SDF nantais, ils servent 90 repas chaque midi. 
 
 
« Quand on en sera au fromage, il y aura un peu d'Alzheimer ! » C'est Mamie qui passe les barquettes. Elle fait un malheur, Mamie, avec son Leerdamer.
Ici, c'est le centre d'accueil de jour des Restos du coeur. 7, rue de la Galissonnière, à Nantes. Pas difficile à trouver. Il suffit de suivre les grands noms de l'astronomie, Cassini et Copernic. Vous rasez les puissantes voitures garées le long des trottoirs et vous tournez à gauche. Là, à cent mètres, c'est la galaxie SDF.
Issa finit sa Kro posée sur une poubelle. « C'est leur cantine, leur chez eux, alors ils n'aiment pas trop être embêtés », prévient Sylvie Rateau, la présidente des Restos. Profil bas, vous entrez. « Tu peux te mettre là », me dit Gérard, le directeur du lieu. Ça réchauffe le coeur d'être accepté.

« Les keufs m'ont serré »

Il y a donc Mamie, « une vieille des Restos, depuis 1988 », parmi quinze bénévoles. C'est elle qui distribue : « Taboulé ? Carotte ? Macédoine ? » C'est elle qui pigne pour qu'on ramène les gobelets de plastique, et qui les lave. Il y a Mario au micro-ondes, qui tourne à plein régime pour réchauffer les 90 plats du midi.
Parmi les convives, il y a le vieux briscard qui aligne les vannes : « Pourquoi changer ? Pour être plus con ? » Lui, il a son logement. C'est aussi le cas de Salam, qui discute dehors. RMI, logé, mal logé. Il râle. « Les keufs m'ont serré au Champ de Mars. Je vendais des livres sur le trottoir. 20 centimes l'exemplaire, histoire de boucler le mois. »
Il cligne des yeux. Affûté comme un crayon. Un crayon à mine dure, mais cassante. Raconte son appartement insalubre. Les chiottes bouchées pendant deux ans. Le refus du proprio de réparer. « Une formation ? Non, j'ai une dépression. J'ai peur de me retrouver à la rue. Mon appart, je le supporte plus. Le parquet est rongé. Je chope des microbes. »
Issa a fini sa bière et s'assied. Salue ses amis, poings collés, poing au coeur. Eux vivent en squat.

« J'avais un groupe »

Le micro-onde fait sauter le compteur. « Jo-yeux zanni-versaiiire ! » Re-lumière. Entrée sans porc pour Issa, Sénégalais musulman. « Il aime pas le porc, c'est pas un grand voyageur, ah ah ! », plaisante Mario.
À côté du passe-plat, une petite bibliothèque. Thierry cherche de l'index un livre qu'il n'aurait pas encore lu.
Il y a une place libre devant Issa. Il m'y invite : « Il faut communiquer dans la vie. J'espère qu'il a dit vrai Sarko, sur le droit au logement sans caution. Même si on a l'aide de la Caisse des allocations familiales, les propriétaires ne veulent pas nous loger. » 
Issa dort au foyer Saint-Benoît
Ses allers-retours entre Chantenay, les Assedic, la Caf, l'ANPE.  
« Faut être là à dix heures, sinon il te reste les squats. Dans la rue, tu bois pour te réchauffer. Si tu arrives bourré, t'es viré. Au bout de trois fois, viré définitif. Quand t'es à la rue, tu ne cherches même plus de travail. T'as mal dormi. Le gars ne s'en sort que s'il est posé. »
Issa a un brevet hôtellerie. Quelques remplacements à la Mutualité et au Lieu Unique. Trop courts. Il a dévissé le jour où sa meuf « s'est barrée ». Il me laisse son numéro de portable. L'autre objet qui ne le quitte jamais, c'est son harmonica Hohner « marine band » en mi, le même que Dylan. « J'avais un groupe. J'étais bon à l'harmonica. »
Allez Issa, play it for me, joue-le pour moi. Issa joue. S'interrompt pour me dire : « Mais tu ne manges même pas ? »
Thierry a trouvé à lire. 
Un livre qui parle de la planète et des liens entre ses habitants. Comme l'indique son titre : Terre des hommes.
 
Daniel MORVAN.


‎samedi‎ ‎1‎ ‎décembre‎ ‎2007
852 mots
ouest-france