mardi 10 mars 2015

Madeon: ce garçon de 20 ans est une star mondiale

Il a 20 ans et vit encore un peu à Nantes. Les plus grands festivals électro du monde se l’arrachent. À l’heure de son premier album, il aborde serein une tournée américaine. Portrait d’un petit génie qui n'était pas très attiré par les études.
Madeon (photo: Daniel Morvan)



Il a 20 ans, il en fait quinze, et Lady Gaga est sa copine. Le petit prince de la musique électro est Nantais. Encore un peu. Entre deux tournées américaines. Au collège, il faisait le désespoir de ses profs. Il passait pour un geek, un lunaire, un extraterrestre. Parions sur la taille du point d’interrogation des adultes qui ont croisé ce regard profond, tellement sérieux, tellement enfant.
On va énormément parler de lui les jours prochains : il sort son premier album. Hugo Leclercq (alias Madeon) passera alors pour une énigme résolue. On le classera dans les records, les millions de vues de ses vidéos défileront au compteur de Youtube. Mais ce sera faux : Madeon reste une énigme totale. Un mystère.

Lui-même en a-t-il les clefs ? Tout en lui est énigme, à commencer par son allure : comment peut-on être aussi frêle, aussi enfant, et être aussi sûr de soi, de sa vocation ? Hugo vous donne une bribe de réponse : « Mon ambition d’enfant était assez simple : je voulais juste survivre avec la musique. Je n’osais pas espérer être artiste. »
Survivre avec la musique, ça dit beaucoup. Ça dit qu’il n’a jamais rêvé à une réussite comme tout le monde, ses parents par exemple (maman DRH, papa spécialiste du risque immobilier). Très jeune, il cherche sa planche de survie. Un soir, sa jeune tante l’emmène à un concert de Daft Punk. Merci, Tatie, pour cet élément de réponse à la grande question : que faire ?
Hugo Leclercq, singulier enfant peu doué pour l’école, séchant les cours, ne rendant pas ses devoirs, s’accroche à l’ordinateur.

Si tous les enfants sont artistes, les artistes ne sont pas des enfants comme les autres.
« Je me disais : mieux vaut être bon en une seule chose que moyen en tout. » 
Cette seule chose, ce sera la musique. Qu’il commence à fabriquer dans son coin, sur un logiciel belge téléchargé gratuitement. Qu’il fait évoluer selon ses besoins : Ayant flairé le génie, les Belges lui obéissent au doigt et à l’œil.
À l’âge où l’on traîne sur Candy Crush, Hugo commence à avoir « des rêves dans le langage du logiciel. Mon plan, à onze ans, était de devenir professionnel. Je me donnais pour ça jusqu’à mes 18 ans. C’est allé plus vite que prévu. »

En effet, son lycée le renvoie à 16 ans, en 2010. D’urgence, Hugo doit prouver quelque chose à ses parents. Il postule à des concours de disc jockey. Il enregistre 39 morceaux et les mouline sur une tablette avec des boutons lumineux: c'est Pop Culture. 27 millions de vues sur Youtube, les portes de la gloire s’ouvrent. Attaché case au bras, les pontes de Warner sonnent à la porte. Libéré de l’école, Hugo choisit de s’appeler Madeon, signe chez Warner, puis Columbia.
Trop jeune pour être admis en boîte alors qu’il crée les sons du futur, Madeon n’est pas un clone des DJ connus pour leurs shows mussoliniens. Zéro frime, il se fiche des pistes de danse. Son bocal, c’est le studio. Il s’y enferme mode chien cosmonaute dans son spoutnik. Il aime aussi y croiser ses potes, Chris Martin (chanteur de Coldplay) ou Yelle, ou Ellie Goulding. « Ce qui me touche c’est la chanson pop, les Beatles ou Supertramp, reconnaît-t-il. J’aime que les choses soient concrètes, je veux jouer réellement sur scène. »

Madeon devient une bête de scène. Il saute les étapes, zappe les clubs et les prestations DJ (une chose qu’il déteste), sèche les télés, opte pour les grands festivals. Un jour à Lollapalooza (Chicago), un manager américain le contacte. « Quelqu’un aimerait vous avoir en première partie. » Au téléphone, le quelqu’un s’appelle Lady Gaga.
Hugo a bien fait de bosser (seul) son anglais, le courant passe avec l’icône. Il part en tournée avec elle : « Elle m’appelle Madeon et je l’appelle Gaga, c’est tout simple. » Il s’en vante à peine auprès de ses copines de Nantes. « À l’époque, avoue l’une d’elles, on le trouvait juste un peu mytho : une tournée avec Lady Gaga ! Mais on le savait capable de tout. »

Ravi que son pseudo (anagramme de nomade, entre autres) tienne la rampe devant les publics monstres des stades américains, « parce qu’un nom, ça doit se porter longtemps. »
Le disque Adventure ? « Une archive pour m’en souvenir plus tard », assure-t-il, désarmant. Ces 12 titres sont aussi l’ambition réalisée d’un môme de 11 ans. Et maintenant, à 20 ans ? « Maintenant, l’ambition de ma vie est de trouver ma prochaine ambition. Mais le cœur de mes envies, c’est de faire des chansons. » D’ailleurs, sur son premier album, il chante : ça s’appelle Home. L’histoire d’un garçon qui abandonne la musique et rentre à la maison. Qui peut croire à ça ?
Daniel Morvan.
morvandani@gmail.com
Premier album Adventure le 30 mars 2015. Premières dates le 13 mars au Zénith de Paris, le 3 avril à la Gaîté Lyrique. Le 3 juillet à la Nuit de l’Erdre (Nort-sur-Erdre, 44).

mercredi 4 mars 2015

Paul Ariès, objecteur de croissance



Entretien
Paul Ariès, philosophe
Comment le bien-vivre et l’hyper consommation ont-ils été associés dans l’histoire des sociétés ?
Nous sommes collectivement victimes d'un piège sémantique. Nous sommes abusés par ce que je nomme des mots poisons. Le terme de société de consommation nous fait croire qu'il ne s'agirait que de consommer davantage. Toutes les études prouvent que la société de consommation, ce fut d'abord la destruction des cultures populaires, des autres façons de rêver et de vivre.
On est hypnotisé par la question du niveau de vie et on oublie celle du style de vie. Nous sommes passés d'une approche qualitative à une approche strictement quantitative. Le second piège est de confondre le bien vivre avec le bien être à la sauce occidentale. Nous prenons notre situation pour la seule possible et pour l'objectif de 8 milliards d'humains. On a oublié qu'il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. La croissance économique des trente glorieuses ne reviendra pas et c'est tant mieux.
la croissance n'a pas résolu les inégalités sociales et à bousillé les écosystèmes. Il faut donc inventer des réponses en dehors du mythe de la croissance salvatrice? Mon grand espoir tient dans un constat simple : les gens ordinaires ne sont pas des riches auxquels il ne manquerait que l'argent.
On accepte trop la définition des milieux populaires, des gens ordinaires qu'imposent les enrichis.
Une définition uniquement en termes de manque : en économie,; le manque de pouvoir d'achat, en culture, le manque d'éducation, en politique, le manque de participation... Tout cela est en partie vraie mais passe à côté de l'essentiel.
Les gens ordinaires ont un autre rapport au temps, à la nature, à l'espace, au travail, à la consommation, à la maladie, au vieillissement, à la mort donc aussi à la vie. La première richesse des gens du commun ce sont les biens communs, le service public. Ce sont les enrichis qui s'imaginent que les pauvres voudraient vivre comme eux. Les gens ordinaires aspirent simplement à vivre bien... ce qui est tout autre chose.
La gratuité des services publics, des trains, du téléphone et du net est-elle un objectif réaliste ?
La seule chose irréaliste serait de penser qu'on puisse continuer dans la même logique.
La force du système mais aussi sa faiblesse est sa capacité à insécuriser les gens, à nourrir la peur pour eux-mêmes ou pour ses enfants ou ses petits enfants (peur du chômage).
On ne peut faire de la politique que de deux façons soit en jouant sur les peurs et la haine de l'autre et on renforce alors les extrémismes, soit en misant sur l'espoir, sur des Utopies concrètes La France à genoux économiquement en 1945 mais debout politiquement a su instituer la sécurité sociale.
Notre société n'a jamais été aussi riche. Nous devons donc aller encore plus loin..
Je ne crois plus aux lendemains qui chantent parce que je veux chanter au présent.
Le grand combat pour ce début du 21e siècle c'est de défendre et d'étendre la sphère de la gratuité car c'est la meilleure façon de commencer à répondre à l'urgence sociale, écologique, politique et même anthropologique.
La gratuité ce n'est pas le produit ou le service débarrassé du coût mais du prix.
L'école publique est gratuite mais payée par l'impôt.
Il n e' s'agit pas davantage de tout rendre gratuit.
Je suis pour la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage.
Pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ?
ce qui peut valoir pour l'eau peut aussi s'appliquer pour l'en,semble des biens communs.
Il n'y a pas de définition scientifique et encore moins moraliste de ce qu'est un bon usage et un mésusage.
la seule définition est ce que les gens choisissent démocratiquement.
J'aime ces maires qui interpellent la population et qui disent : compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez vous que l'on maintienne la gratuité du stationnement pour les voitures ou qu'on adopte la gratuité de l'eau vitale, des transports en commun, de la restauration scolaire, des services culturels, voire même, comme à Mouans-Sarthoux des services funéraires.
Nous devons nous mettre à l'écoute des expériences mais aussi des propositions.
Il serait ainsi possible de donner à chacun la gratuité d'une certaine quantité de bande passante (correspondant aux usages ordinaires d'internet) plutôt que de rendre délinquants 90 % des jeunes Français qui téléchargent illégalement.
Réfléchissons sur cette base à d'autres modalités de rémunération de la création intellectuelle.
Cette gratuité construite (économiquement, culturellement, politiquement) c'est déjà une façon de commencer à "déséconomiser" nos existence, c'est une façon de renouer avec la logique du don et du contre-don.
C'est une façon d'assurer à chacun de quoi vivre même sans emploi car le plein emploi ne reviendra pas.
Il ne s'agit pas de rendre gratuit les produits et services existants.
On ne va pas rendre gratuit la malbouffe de la restauration collective.
Il faut relocaliser, resaissonnaliser, assurer la biodiversité, faire une cuisine sur place servie à table..
On ne va pas rendre gratuits les réseaux de distribution d'eau avec des pertes d'eau de 30 %.
La gratuité c'est aussi l'occasion de promouvoir des produits et services à forte valeur ajoutée sociale et écologique.
A quelle tradition vous référez-vous en prônant une éthique inverse, celle d’une gourmandise sobre ou d’un bonheur moins associé à la pénurie qu’à un autre mode de consommation ?
La simplicité volontaire est revendiquée depuis des millénaires dans le cadre d'approches religieuses, anthropologiques, politiques, utopiques. Je me sens donc aussi proche d'Epicure que de Paul Lafargue et de son droit à la paresse. il ne s'agit surtout pas d’appeler les gens à se serrer la ceinture un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie. C'est l'idéologie croisanciste qui organise d'ailleurs l'austérité !
C'est elle qui est responsable du chômage, du sentiment d'inutilité, de la misère.
La simplicité volontaire, cette frugalité gourmande, prône la relocalisation contre les délocalisations, le ralentissement contre le culte de la vitesse, l'idée coopérative contre l'esprit de concurrence, etc.
Cette stratégie est un pari....je ne sais pas si nous allons arriver à éviter la catastrophe mais j'ai foi dans l'intelligence collective, j'ai foi dans la possibilité de faire renaitre d'autres façons de vivre.
 Pourquoi les hommes, qui sont en majorité victimes de l’inégalité du partage, ne parviennent-ils pas à renverser cet ordre des choses ?
Je suis un objecteur de croissance amoureux du bien vivre. C'est à ce titre que j'invite les gens à décoloniser leur imaginaire. On restera impuissant tant que les appauvris seront convaincus d'être responsables de leur situation. Les 99 % sont majoritaires et rien ne bouge car nous sortons à peine de la tragédie historique de ce que fut le stalinisme....
Il faudra du temps pour reconstruire un projet, un nouveau langage.
Je suis aujourd'hui très à l'écoute de tous ces nouveaux gros mots qui émergent à l'échelle mondiale pour dire les nouveaux chemins de l'émancipation :
Le "buen vivir" sud-américain le "plus vivre" de la philosophie négro-africaine de l'existence, l'écologie des pauvres en Inde, etc Je fais le pari que les gens ordinaires peuvent aussi chez nous sauver la planète.
Les principaux concepts pour penser la nécessaire transition viennent aussi du sud.
L'anti-extractivisme Sud-américain qui rappelle le refus des grands ""éléphants blancs""
comme les Africains nommaient les méga-projets profitables à une petite minorité.
la lutte contre les Grands Projets Inutiles imposés en est la traduction européenne.
Le système actuel soumet la vivant aux lois de l'économie.
Nous voulons soumettre l'économie aux lois du vivant...

lundi 2 mars 2015

Les Ombres en pleine lumière

 

La violiste Margaux Blanchard, codirectrice des Ombres avec et le flûtiste Sylvain Sartre ©J. Benhamou

 2015: leur première Folle journée. Le jeune ensemble baroque Les Ombres faisait son entrée dans l’arène musicale nantaise. Les Ombres réveillaient des cantates oubliées du répertoire français.

 
Non, ils ne font pas du passé table rase. Quand on est précédé de musiciens comme Jordi Savall, Andreas Scholl ou René Jacobs, se prétendre héritier est déjà viser très haut. "Héritiers est le mot qu’il convient", assurent Margaux Blanchard et Sylvain Sastre. Mais cet assaut de modestie ne doit pas masquer l’originalité de cette formation conçue « comme un collectif, sans chef, une sorte d’orchestre de jazz ».

Formés à la Schola Cantorum de Bâle (le temple de la musique ancienne), le duo a réuni une demi-douzaine de virtuoses. La couleur orchestrale contraste avec le nom de la formation, tant dominent les flûtes, les pimpants flageolets à la Barry Lyndon, le basson qui complète les vents et le hautbois, auxquels s’ajoutent violoncelle, viole de gambe, théorbe, clavecin.

« Nous jouons à la Folle journée sans mise en scène ni travail de lumière : cette formule concert nous permet de nous faire découvrir. » Et quelle découverte, que ce soit à travers le concert « Sémélé », autour de Haendel et Destouches, compositeur oublié qui fait l’objet d’un disque chez Mirare. Ou le concert « Tra le fiamme », opéra de Haendel qui fait valoir toute la générosité de l’ensemble, auquel Mélodie Ruvio et Chantal Santon Jeffery apportent l’éclat de leurs voix d’opéra. Cette première incursion des Ombres dans la Folle journée n’a rien donc de l’exploration d’un trou noir : c’est seulement l’apparition d’une étoile montante du baroque, déjà partenaire privilégié de l’opéra de Montpellier, et que, grâce à Musique et Danse 44, la Loire-Atlantique pourrait aussi découvrir peu après : oui, il n’y aurait bientôt plus aucune zone d’ombre pour la nouvelle vague baroque.
Daniel MORVAN

Irène Duval et Virgil Boutellis dans le tourbillon de la vie

Leur duo, c’est un peu Le tourbillon de la vie : on s’est connus, on s’est reconnus. L’un et l’autre se connaissaient de réputation. De rumeur en légende naissante, à un moment ou un autre, le duel était inévitable : croiser le fer, jouer en duo et sentir le feeling. Coup de chance, ils se sont reconnus et c’est tant mieux pour la musique, car Irène et Virgil forment un beau duo. « C’est mystérieux, quelquefois ça marche, parfois non », résume Virgil, couvant du regard la housse de son instrument et plus encore ce qu’il contient.





D’ailleurs, qui peut prétendre savoir que ça existe, les duos de violonistes ? « C’est vrai, confirme Irène, regard magnétique derrière ses lunettes à monture noire, on ignore souvent qu’il existe un vaste répertoire pour duos de violons, de Jean-Marie Leclerc à Philippe Hersant, en passant par Prokofiev et Chostakovitch ».


Empoigner un concerto de Bach


Mais difficile d’ignorer que ces deux-là, c’est la classe internationale, à ce genre de petite remarque : « Je me suis aperçu que je n’avais jamais pris l’avion sans mon violon dans le coffre à bagages » (Virgil), ou : « j’ai commencé par des cours particuliers à Hong Kong, avant Paris, d’ailleurs je suis à demi-coréenne » (Irène).
Inutile aussi d’avoir sa carte d’abonné à la salle Pleyel pour s’apercevoir qu’ils jouent comme des dieux. Mais pas effleurage d’archet mode Disney channel, non : comme ils vous l’ont empoigné, ce concerto de Bach, avec quel mordant ils en ont fait entendre le saignant et le swing !
À quoi cela tient-il, vous demandez-vous en applaudissant entre les mouvements, ce qui est contraire au code de bonne conduite mais tellement plus cool ?


En dehors du talent, ces deux-là, c’est un peu la mondialisation de l’archet. Étapes du parcours : France, Budapest, Londres, tel Aviv et États-Unis pour lui, Corée, Paris (professeur polonaise) et Crönberg pour elle : « Nous mixons les écoles russe, franco-belge et américaine, observe Virgil, mais à Budapest, j’ai aussi joué dans un club tzigane et Irène joue du tango ».


Un facteur porté sur la bouteille


À quoi cela tient-il ? L’instrument lui-même n’y est pas pour rien. Virgil joue sur un Domenico Montagnana. Il fut joué par Régis Pasquier et a été reconnu hier par de fines oreilles.
« Quand on est soliste, on n’est jamais sonorisé, on doit emplir tout l’espace avec le seul son sorti du violon. Compte-tenu de la valeur des instruments, nous n’en sommes jamais propriétaires. Nous avons donc toujours un rêve : Trouver le mécène qui financera ce rêve. »
Le rêve peut s’appeler Stradivarius. Mais un peu trop facile, tout de même. Un Strad’est tellement idéal qu’il peut façonner votre jeu. Virgil et Irène rêvent encore plus haut : d’un violon qu’on dompterait comme un cheval sauvage. Un farouche, hirsute et sanguin, par exemple un Guarneri del Jesu. « Il a un son plus sombre, il est abrupt, taillé au couteau par un facteur à la réputation de bon buveur. Personne ne sait pourquoi ses violons sont parfaits. »
Les violons ont ce point commun avec les pyramides : un secret jamais dévoilé. Et un charme immarcescible.


Daniel MORVAN.
Irène Duval et Virgil Boutellis, dirigés par Maxim Emelyanychev (Sinfonia Varsovia) : A 22 ans et 29 ans, ils forment un duo à la fois gracieux et vif.
Marc Ollivier

Peut-être Esther, ou la quête des origines


 

L’Ukrainienne Katja Petrowskaja tente de reconstituer sa généalogie familiale. Elle plonge au cœur de l’histoire européenne, de Varsovie à Kiev.



« Dans ma famille, il y avait de tout, un paysan, de nombreux enseignants, un provocateur, un physicien et un poète, mais surtout il y avait des légendes. »
Née en 1970 dans une famille juive, Katja Petrowskaja a grandi dans un immeuble de quatorze étages à Kiev. Aujourd’hui journaliste à Berlin, elle a entrepris une vaste enquête sur sa famille, où il y avait aussi deux « babouchkas » (grand-mères), des tantes, oncles et cousins « à la mode de Bretagne », dit-elle. Ce livre, Peut-être Esther (2014), a été couronné par le prestigieux prix allemand Ingeborg Bachmann.


Une Pénélope ukrainienne


Dans sa famille, on a parlé polonais, russe, allemand, yiddish et même langue des signes. Il y eut des Levi et des Stern « évaporés » dans toutes les directions.
Ce récit familial foisonne d’histoires reliées à l’histoire des Juifs d’Europe au XXe siècle. Tout le contraire d’une famille sans histoires. On y trouve celle d’Ozjel, l’arrière grand-père de Varsovie. Il était directeur d’un pensionnat pour orphelins sourds-muets, appelés des « enfants pogroms », survivants de razzias antisémites.
Celle de Vassili, le prisonnier de guerre que la grand-mère orthophoniste Rosa (sa femme) attendra 41 ans, comme une Pénélope ukrainienne.
Celle de Judas Stern, ce « terroriste soviétique » qui tira sur un diplomate allemand, à Moscou. Un geste qui, un an avant l’arrivée de Hitler, allait provoquer la rupture entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique… Et la seconde guerre mondiale ? « A croire que nous, et je me comprends dans ce nous, sommes responsables du plus grand malheur du vingtième siècle ».
L’histoire la plus pathétique, qui résume le livre et lui donne son titre, est celle d’Esther. Cette arrière-grand-mère, dont le prénom a été happé par l’histoire, s’appelait « peut-être Esther ».


Une babouchka seule dans Kiev

 

Quand la famille quitte Kiev en 1941, fuyant l’armée allemande, la grand-mère impotente décide de rester seule. Katja Petrowskaja reconstitue la scène. Elle étire les derniers instants d’une vie ordinaire, d’une vieille dame trop confiante dans ses bonnes relations avec les Allemands. Une babouchka qui marche très lentement à la rencontre des tueurs.
La scène eut-elle des témoins, « tandis que Peut-être Esther marchait contre le temps » ? Oui, mais elle n’existerait pas sans le travail d’écriture de Katja Petrowskaja. Un travail considérable, tissé de doute, parce que l’histoire des individus est toujours disputée à l’oubli. Le résultat est à la hauteur de la difficulté de l’entreprise, qui rappelle parfois les romans de W.G. Sebald : entre tâtonnements et intuitions, ce livre intense, vibrant d’un humour amer, ressemble à quelques photos sauvées, qu’on aurait punaisées sur une carte de l’Europe ravagée. Une carte où les plus grandes tragédies, comme celle de Babi Yar (« le massacre à la fois le plus court et le plus meurtrier de l’Holocauste »), aura désormais, entre autres visages, celui de cette vieille dame, prénommée peut-être Esther.


Daniel MORVAN.

Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Éditions du Seuil, 377 p., 21 €.

Écrivains de grandes lignes

« Dans la glace d’un hublot, un ciel immense se mire, une mer verte, sombre, sous une menace de pluie, au premier plan, le jaune du mât et des cambuses. C’est dans cet infini, strictement encadré de cuivre, que j’ai baigné un regard profond, comme pour sonder l’avenir. » Blaise Cendrars, Mon voyage en Amérique.

Tourner le dos à la terre
Le voyage en paquebot est pour l’écrivain la chance d’un temps suspendu, une distance prise avec l’ennui et la répétition: tournant le dos à la terre, il s’ouvre aux possibles et à la grandeur, sans se méprendre sur les déceptions de l’accostage. C’est le geste fondateur du suisse Freddy Sauser dans son voyage de 1911 depuis Liepaja (Lettonie), sur le Birma. Il reçoit la révélation des Pâques à New York (son grand poème de 1912) et adopte son nom d’écrivain, Blaise Cendrars. Pour le poète « jamais pressé d’arriver », le paquebot est un havre d’écriture.



Nouveaux champs magnétiques
Chaque tentative de décrire le monde suit les nervures vitales du monde. Et la ville flottante de Jules Verne est un morceau détaché d’Europe, attiré vers de nouveaux champs magnétiques. C’est aussi ce qui se passe un certain jour de 1934, sur le pont du Champlain. Emmitouflée, Jane lit Voyage au bout de la nuit. Un homme l’accoste : "je vois que vous lisez Céline. - C’est l’un des plus grands écrivains du monde ! réplique-t-elle. - Céline, c’est moi." A l’arrivée à New York, la future Janes Bowles (épouse de Paul Bowles) télégraphie à sa mère: « je serai écrivain ».



Une cheminée rouge et noire
Parfois, l’essentiel se joue au fumoir. Dans Le joueur d’échec, Stefan Zweig propose un fascinant face à face entre un champion d’échecs et un ancien prisonnier de la gestapo. Un autre amateur d’échecs associe son nom aux paquebots : Vladimir Nabokov. Fuyant le nazisme, l’écrivain russe embarque avec sa famille à Saint-Nazaire. Ce qu’il aperçoit est, comme pour Hannah Arendt à Lisbonne, et tant d’autres, le signe même de la liberté, le logo des partances : une cheminée rouge et noire (celle qui émet un toooot ! prolongé dans les dessins de Hergé), dans un flash, une épiphanie.



Le voyage des mauvais garçons
Vaurien romantique, Malraux rêve de la ligne semée de temples de l’ancienne Voie Royale. Les pères désespérés par leurs fils dépravés s’en remettent à l’océan pour les sevrer de la corruption urbaine : c’est Baudelaire voguant vers les Mascareignes et ses belles créoles, c’est Malcolm Lowry livré en Rolls à l’échelle de coupée.
Nancy Cunard, l’héritière de la Cunard Line, scelle la complicité entre les grandes lignes et l’écriture, par sa proximité militante avec les surréalistes. Amoureux du crissement nocturne des lampes, Valéry Larbaud et Paul Morand goûtent au plaisir aristocratique d’un temps placé « entre parenthèses ». La déco kitsch (celle du Vice Roy of India) réunit un salon de musique dix-huitième siècle et un fumoir de manoir écossais.



L’élégante au bastingage
Les années 1920 font du voyage un loisir en soi et la silhouette accoudée au bastingage devient un modèle d’élégance, propagée par Helena Rubinstein ou Eddy Kiesler. Première actrice nue du cinéma (Extase), cette dernière se fait engager comme gouvernante sur le Normandie, tape dans l’œil d’un magnat d’Hollywood, devient Eddy Lamarr, star de la MGM. La ville flottante est le royaume des femmes fatales et des beautés transocéaniques, comme l’Ysé du Partage de midi, de Paul Claudel.



L’invention du reportage moderne
Mais revenons à Blaise Cendrars. Il est surtout connu comme reporter, quand il embarque sur le Normandie, béret basque et visage de loup de mer, le 29 mai 1935. Fuyant les "tralalas", Cendrars passe les quatre jours dans les soutes, décrivant le halètement des pistons et les turbo-alternateurs, "éléphants agenouillés". On peut l’entendre en direct, le soir à la TSF. Ce reportage fera date: Cendrars n’a pas seulement donné un sens neuf au mot bourlinguer, il a aussi inventé le reportage moderne.
Daniel MORVAN.

jeudi 19 février 2015

Lucia Antonia, funambule. Entretien avec Marie-Hélène Prouteau



« Lucia Antonia, funambule »:  Rencontre à l'Amphithéâtre Kerneis, Nantes.

Entretien avec Marie-Hélène Prouteau autour du roman paru en 2013 aux éditions Zulma: Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan. Marie-Hélène Prouteau animait la rencontre qui a suivi le 13 février 2015.



Marie-Hélène Prouteau. Daniel Morvan, Lucia Antonia est votre cinquième roman, couronné des prix Fiction Loire-Atlantique de l’académie littéraire de Bretagne et Pays de Loire, et du prix Charles Oulmont de la Fondation de France.
Avec ce livre, qui est d’une beauté singulière, vous emmenez le lecteur dans une presqu’île radieuse où la lumière fait miroiter les marais salants. L’action se passe de nos jours – dans une presqu’île au nom étrange de Lysangée. Là, s’est retirée Lucia Antonia la narratrice, qui est funambule. Elle a choisi de quitter le cirque fondé par son arrière-grand-père, Alcibiade. Depuis la mort de sa partenaire, Arthénice, qui a chuté dans un numéro périlleux où toutes deux avaient l’habitude de se croiser, L-A demeure inconsolable, habitée par la culpabilité de s’être fait remplacer ce jour-là parce que souffrante. 
Ce qu’elle appelle sa faute (p. 39), c’est de ne pas avoir respecté leur pacte : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas ». Elle fait la connaissance d’un groupe de réfugiés africains, relégués dans les salines et en particulier d’Eugénie et de sa fille, Astrée, et également d’un peintre. 
Le roman est constitué de ses carnets intimes que Lucia Antonia consigne, où elle va évoquer d’une part son amie, "double lumineux" d’elle-même mais également la vie de ce cirque depuis plusieurs générations d’artistes.
Dans ce livre, vous parlez de deuil. C’est le point de départ. C’est dire s’il est ancré dans un réel de mort et de douleur. Curieusement, pourtant, c’est toute la magie de votre livre, vous avez écrit une sorte de conte, de fable poétique qui va sublimer la douleur. C’est un livre qui m’a enchantée. Par sa liberté étonnante car vous semblez repousser les genres : c’est un roman, c’est un poème en prose, par moment, cela tient de l’exercice spirituel. 
Et par son rythme, quasi musical, suite de variations, de petites touches impressionnistes enlevées, à l’image de ceux deux jeunes filles que l’on n’oublie pas.
Ces noms que vous avez imaginés pour vos personnages, Arthénice, Alcibiade, Lucia Antonia, Livia ont une couleur merveilleusement antique. Je me suis demandé si vous étiez d’accord avec le propos de Julien Gracq dans Entretiens, qui dit que dans le roman tout, y compris les noms de lieux et de personnages, doit être inventé. Est-ce qu’ils se sont imposés d’emblée à vous ?

Daniel Morvan. La nécessité d'inventer ne vaut pas seulement pour les noms mais pour l'histoire dans son ensemble. La géographie d'un roman puise parfois son inspiration dans le hasard, par exemple celui des panneaux indicateurs.
Il n'y a pas de nom réel dans Lucia Antonia... Sauf celui de Bramabiau, qui contient deux cent mille années géologiques d'érosion, et désigne le gouffre où Arthénice tombe. Puisqu'il se trouve que ce nom de Bramabiau est celui de la mort d'Arthénice. Comme si, en effet, tout l'effort de nommer tendait à la soustraire à cet abîme. Et c'est ce qui est en jeu dans cette histoire, dont les personnages sont désignés sous leurs noms d'artistes, conformément au projet d'un "cirque romain". Ce projet de refondation est une ambition du père. L'arrivée d'Arthénice dans le cirque offre la possibilité d'un numéro de "jumelles funambules".
Les personnages sont intimement attaché au sol qu'ils ont choisi, ces lisières boueuses et faussement désertiques qui semblent les attendre comme une dernière demeure. Il y a un lien organique et sonore entre les noms propres inventés et la fiction, ils sont choisis avant tout pour leur harmonie, avant une éventuelle signification. Dès que c'est inventé, cela porte mieux la fiction. Pourquoi Lysangée? Parce que cela évoque le saut, la mort de l'ange, qu'on retrouve dans la chute de "l'ange de plomb", plus tard dans le livre, mais d'abord pour la sonorité, parce que cela s'harmonise dans l'expression "presqu’île de Lysangée".

M.H. P. Le personnage de Lucia A. suscite la curiosité. Très belle figure de l’amitié. On devine une jeune fille qui savait communier par l’esprit et les gestes du corps avec son amie. Il y a en elle de la gravité, et aussi de la légèreté, un être sans concessions que l’on sent comme une boule de tensions (p 13). C’est un personnage qui semble en recherche. La traversée de ce deuil, pour elle, va prendre la forme d’un parcours initiatique. Pouvez-vous nous en parler ?

D.M. Au départ du livre, avant même l'apparition du funambulisme,  se trouve l'idée d'une substitution des morts: Lucia Antonia juge qu'elle a été échangée par la mort avec Arthénice. Il y a derrière cette idée d'échange un passage des Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, dans la version de Francis Poulenc, vue à Nantes dans la mise en scène de Mireille Delunsch. Voici le passage en question: "Pensez à la mort de notre chère Mère, Soeur Blanche! Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir, qu'elle saurait si mal mourir! On dirait qu'au moment de la lui donner, le bon Dieu s'est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait pas seulement réussir à enfiler les manches..." Cette substitution, Lucia tente de l'inverser en prenant la place d'Arthénice parmi les morts, dans un geste orphique. Et cette traversée se fait par les mots: les noms sont ce qui reste après la mort.

M.H. P. Je voudrais aborder le personnage d’Arthénice. Ce sont des pages merveilleuses, de mystère et de fantaisie... page 78: « Elle dit avoir grandi dans une île appelée Holly (...) C'est là, au milieu de la mer, qu'elle apprit à cultiver l'insouciance et s'inventa une vie mondaine ». Ce qui me frappe, ce sont ces flashbacks où vous semblez tenir la caméra sur elle : il y a la jeune fille qui s’avance sur le fil pour sa première traversée, la jeune fille en robe « Ringspun loves rosy cheeks... », p. 64. Son amie ne rapporte peu ses paroles, sinon pour rappeler son amour de Chostakovitch (page 93) Pourquoi ce parti-pris d'une narration par plans cinématographiques ?

D.M. Oui, le cinéma est recomposition de la vie à partir d'images, il a partie liée avec le deuil (je pense à Susan Sontag). C'est un rêve du temps réversible à partir d'images obsédantes. Mais Lucia évolue dans un monde sans images, les seuls reflets sont ceux de l'eau et les spectateurs sont les hérons. C'est un temps sans durée, qui ne peut composer celle-ci que comme la trace séparant deux éblouissements. Ou bien l'image composée par les fragments d'un vitrail. La "troisième image" que le cinéaste compose avec du son et de l'image.
Puisque vous citez Chostakovitch, qui arrive ici à cause d'une chanson de ma fille aînée, Mathilde... Vous connaissez l'existence d'une communication entre l'Italie rêvée par Lucia Antonia et La Russie romantique: Saint-Petersbourg rêve de Venise. Chostakovitch est un nom prononcé, chuchoté dans une chanson de Mathilde ("Nous remettre au cinéma", dans son album Break A Leg), c'est le mot de passe du (de mon) royaume des morts. De même Ringspun Loves Rosy Cheeks, qui est une marque relevée sur l'étiquette d'une robe indienne... Cet allègement de la vie mondaine et les jeux de Dames Galantes des deux jumelles évoque aussi les soeurs Delphine et Solange des Demoiselles de Rochefort.

MHP. Il faut parler de ces nouvelles amies que se fait Lucia Antonia en la personne de ces femmes peules. D’abord dire qu’elles sont de magnifiques silhouettes que l’on voit travailler dans les marais salants. Lire p. 23 « Mes silencieux voisins... »Et puis Eugénie pousse Lucia Antonia à monter ce petit spectacle (p. 47). Voulez-vous dire que sagesse et humanité se trouvent peut-être chez ces êtres démunis mais pourtant riches ?

D.M. La funambule exécute un saut héroïque dans la mort, un saut victorieux sans regard possible en arrière. Et c'est au printemps que conspire Lucia Antonia, avec ses commensaux, ses soeurs de gouffre et de lisières, la jeune Astrée et sa mère Eugénie. Eugénie a fait partie de l'avalanche saharienne de Mellila, elle a été lanceuse de mannequins d'osier sur les taureaux de Séville, elle a même été surnommée le Mannequin. Elles se coltiné la violence de la survie, le struggle for live des migrants. Elles travaillent ensemble à une métamorphose du monde. Nous vivions déjà (au moment où le livre s'est écrit) le moment de la libération de la parole antisémite, raciste, qui envahissait toute la place publique autour de la présence sur le sol français de la communauté Rom. Par contraste, le livre voudrait évoquer l'âge d'or de la mythologie, une synchronie avec le temps animal et le temps végétal, le temps de la nature, des étoiles... Dans la mythologie, Astrée est la dernière des immortels à vivre avec les humains pendant l'âge d'or, ce qui nous renvoie au roman d'Honoré d'Urfé, le premier roman fleuve de l'histoire... 

MHP. Le monde que vous créez dans ce roman est très dépaysant. C’est le nôtre et ce n’est pas le nôtre. Vous imaginez une sorte de microcosme, de communauté sur cette presqu’île. par ex, Les objets de la modernité sont quasi absents. Vous semblez repousser tout ce qui peut rappeler notre époque. Et préférer un vieux moulin, la Chapelle de la Clarté, la voilerie. Pareil pour cette presqu’île qui est peut-celle celle de Guérande mais qui prend un nom décalé de Lysangée : pourquoi ce choix de l’écart poétique ?

D.M. Deux objets "modernes" sont là pour dire que ce monde rêvé est le nôtre: le smartphone contenant une guirlande de SMS, et l'agrafeuse qui permet de fixer aux arbres les affiches du cirque. J'y ajoute le camion Man, qui sort presque d'un vieux film noir et blanc même si Man est une firme bien contemporaine. Le temps du livre est celui d'un cycle de métamorphoses qui permettrait aux danses paysannes de se muer en danses raffinées (et tel est le projet d'Arthénice, de recréer le salon bleu de madame de Rambouillet), et aux marais abandonnés de retrouver leur usage. Si les objets modernes sont bien là, ils sont comme fondus dans ce cycle tendu, non pas vers un avenir radieux d'objets magiques, mais vers l'autre soi-même, la part d'ombre et la jumelle des abîmes. 


MHP. Et l’imaginaire attaché au cirque depuis toujours, en peinture, en littérature, au cinéma y est pour beaucoup. Avec ces jongleries, ces monstres, ces nains, ces tireuses de cartes. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce fil, à la fois physique et symbolique qui traverse tout le livre ?

DM. Oui, il y a La Strada, Zampano le briseur de chaînes et Gelsomina la petite trompettiste. Les monstres du Freaks de Tod Browning, tout cet univers du cirque, des monstres de foire et du music-hall, comme une promesse de bonheur plus sensible que l'art pur et abstrait qu'offre le grave Pierrot.

MHP. A propos du cirque, plus précisément, les termes utilisés ont un pouvoir poétique manifeste, les guirlandes pour dire une forme acrobatique, l'Alcibiade (le nom du justaucorps), les mâts chinois. Toutes choses qui, là encore dépaysent. Pouvez-nous dire comment vous avez travaillé, comment vous vous êtes documenté ?

DM. Je me suis documenté auprès d'une trapéziste, Colyne Rigot, la fille d'Antoine et d'Agathe Rigot, tous deux issus de l'école nationale du cirque Annie Fratellini, et fondateurs de la compagnie des Colporteurs. Lysangée participe quelque peu du cadre où je les ai découverts, à Lausanne. Par ailleurs, Antoine Rigot, paraplégique et funambule, a également inspiré l'histoire: Lucia Antonia n'est peut-être qu'une proposition de numéro de voltige. Pour le reste, peu de documents à vrai dire: les Mémoires de Jules Léotard, le premier des trapézistes en 1860, inventeur du trapèze volant, du justaucorps appelé le léotard, un acrobate adulé en son temps. Succès au cirque de l'Impératrice et à celui du Cirque-Napoléon. Les guirlandes rimbaldiennes proviennent de la guirlande d'Arthénice, qui est la "guirlande de Julie". Tel est le titre donné à la suite de madrigaux composés par le duc de Montausier et son entourage en l'honneur de Julie d'Angennes, dite "l'incomparable Julie", fille de la marquise Catherine de Rambouillet. C'est l'un des plus beaux manuscrits du XVIIe siècle français.

MHP. Le roman procède par fragments en 171 moments. Lucia Antonia dresse des listes de choses à faire sur le mode de l’infinitif. Manière à elle de canaliser sa douleur. Cela m’a fait penser à cette poétesse du Japon de l’an mille, Seï Shonagon qui a écrit des Notes de chevet. Mais peut-être vous êtes-vous inspiré d’autres choses ? Pour quelles raisons avez-vous privilégié un genre narratif très fragmenté ?

 DM. L'écriture du livre, c'est d'abord mes propres notes après la mort de ma fille. Les Notes de chevet de Sei Shonagon? Non pas une source directe mais une réminiscence à travers la belle réinterprétation qu'en proposa Pascal Quignard. Mais le séquençage du texte en fragment a une origine directe: ce fut d'abord une pièce de théâtre. Lucia n'est la copie d'aucun de ses voisines dans la nébuleuse du récit par fragments, il dialogue avec elles. Enfin, l'écriture fragmentée était la seule envisageable, à ce moment de ma vie où le deuil ne permettait pas de longs développements mais des notes brèves à l'instar du Journal de deuil de Barthes. Ces fragments furent composés en marge d'un travail théâtral commencé du vivant de Mathilde: Traces de khôl. Le fragment va avec le deuil, il exprime sa finitude, mais il crée aussi une certaine continuité en faisant entrer le silence dans sa partition. 


MHP. Sur la jeune disparue, sur la mort plus largement, vous ménagez des moments de méditation solitaire de Lucia Antonia. puis des discussions vives entre elle et le peintre amateur. Pouvez-vous nous parler de celui que vous nommez Pierrot et qui semble croiser plusieurs références ?

DM. Pierrot est déjà en soi un personnage pictural, à travers le Pierrot de Watteau. Un personnage de théâtre de foire, le Pierrot de Molière dans Don Juan. c'est un bouffon de la peinture, qui révèle à Lucia une vie cachée d'Arthénice comme modèle d'atelier. C'est une histoire de jalousie posthume qui se déroule là, d'amour pour une personne qui n'est plus.

MHP. Avec ce roman, vous n’êtes pas dans une démarche théorique sur la mort ni dans une déploration, genre « tombeau » ou chant funèbre. Cette dimension profonde sur le thème: où vont les morts? est très forte est extraordinairement sensible chez vous. Cela m’a fait penser à la mort de Chloé dans l’Écume des jours de Boris Vian. Comment définiriez-vous la démarche du livre sur ce plan ?

DM. Arthénice n'a rien d'un pur esprit. Le sous-texte est La mort de Didon (lire: le fragment "L'animal le plus extraordinaire", p. 74).

MHP. Ce livre relève une communion très forte avec la nature, aussi bien chez Lucia Antonia que chez les femmes et des hommes venus d’Afrique qui apportent leurs légendes, leur vision des choses. Et cela se retrouve dans le choix des mots. Vous travaillez à les détourner de leur sens, ce qui est la marque même de la littérature. Exemple du registre géologique, vous parlez de « pertes » (p 36). Cette beauté de la nature, peut-on dire qu’elle est un élément de la sublimation possible dans le roman ?


DM. L'univers du cirque renoue avec une géologie imaginaire faite de gouffres et d'abîmes, comme dans les tableaux de nature mythologique (Poussin, par exemple). Une géographie semée de noms prophétiques comme "la seconde perte du Bonheur", expression désignant l'endroit où la rivière Bonheur disparaît dans le causse de Bramabiau: cela fait rire Arthénice, qui ne sait pas que son destin est écrit dans ces mots-là. Comme nous ignorons tous que notre destin est déjà écrit dans le hasard des combinaisons de mots.

MHP. Le dernier chapitre s’appelle « Fondation d’un cirque ». Le terme de « fondation » ouvre un espace de sens multiples. Avec cette vision d’un petit cirque en route vers Rome – que de sens ouverts, là aussi ! - la fin est lumineuse, enveloppée d’une sérénité qui irradie la page. Est-ce aussi l’impression que vous avez ressentie en l’écrivant ?

DM. Oui, la fondation du cirque renvoie à la fondation de Rome, et donc encore à Didon. La fin est une résolution de tous les conflits, puisque la représentation d'Arthénice a été détruite et que Lucia peut accomplir son projet symbolique, rejoindre son amie dans la mort. Lucia s'enfonce dans la nuit vers sa partenaire,  dans l'unité retrouvée des jumelles funambules, c'est aussi le point de départ d'une nouvelle histoire. Peut-être un autre moment du deuil pour celui qui écrit. Peut-être le sentiment d'avoir franchi tous les gouffres pour Lucia Antonia?

jeudi 22 janvier 2015

Nantes: vue de la marche républicaine du samedi 10 janvier 2015




Une marche républicaine se tient dimanche 11 janvier à Paris entre la place de la République et la place de la Nation. La veille une marche a lieu à Nantes, environ 100 000 personnes (notre photo) au départ de la place du Commerce.

mardi 24 septembre 2013

Lucia Antonia, funambule: tombé du ciel (Hubert Artus dans Lire)


Daniel Morvan: tombé du ciel

Par , publié le

Lucia Antonia, funambule, par Daniel Morvan: lors d'un spectacle, une funambule chute et se tue. Sa partenaire quitte la troupe et doit apprendre à vivre avec ce souvenir.



C'est un livre court, le récit de deuil, et il vous envoie dans les étoiles. Celles que voient les funambules, ces artistes de la chorégraphie et de la suspension. Celles où demeurera toujours la lueur des personnes qui vous ont été chères. Arthénice était le "double lumineux" de Lucia Antonia. Leur "numéro de jumelles" était le clou du spectacle de la troupe, fondée il y a longtemps par le grand-père de Lucia. Mais un jour, lors d'une tournée en Italie, Arthénice tomba, et se tua.

Sur la piste aux étoiles de Daniel Morvan, la vie tournoie

Depuis, la survivante est une "saltimbanque sans cirque, invisible parmi le peuple des oiseaux". Elle a quitté la troupe et est restée en Italie, d'où elle écrit les "carnets" qui composent ce livre: "Les pensées que j'ai d'Arthénice me sont dictées par elle depuis son séjour dans les limbes des équilibristes. Je les laisse donc venir sans honte et les consigne ici malgré la promesse faite à mon père de ne rien écrire. [...] J'écris pour me taire et ne penser à rien." Notre équilibriste n'a plus de fil, et évoquera dans un ordre aléatoire son pacte avec la défunte, l'histoire de la troupe, les personnes rencontrées durant l'écriture des carnets, ou encore l'art qu'elle pratique: "Le funambulisme m'a appris à observer du point de vue le plus élevé, celui de l'effraie sur sa proie nocturne, de l'orage sur l'étang." Et, bien sûr, l'accident.
Cette façon de jongler avec les thèmes, de les prendre, les lâcher, les retrouver ensuite, permet à Morvan de parvenir jusqu'à l'âme même de son sujet: comment marche la mémoire de quelqu'un qui passe sa vie en l'air, en équilibre, avec mission de ne pas chuter à terre? Comment fonctionne la psyché d'une femme qui vit dans un monde parallèle et féerique, au milieu de déguisements, de clowns, de jongleurs, de saltimbanques? Daniel Morvan a lui-même perdu un enfant, et on saluera la pudeur d'une fiction tournée vers le dehors de soi. Porté par une écriture minimaliste et visuelle, Lucia Antonia, funambule prend de l'envergure au fil de la lecture, et devient une réflexion tournoyante et poétique. Après quatre romans publiés dans des éditions régionales (Ouest-France, Coop Breizh), voici celui qui devrait apporter à Morvan une autre place, entre les lettres et les étoiles.
Lucia Antonia, funambule, par Daniel Morvan. Zulma, 142 p., 16,50 euros.

En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/daniel-morvan-tombe-du-ciel_1284431.html#j5mRCp6hZQbzQjyK.99

dimanche 8 septembre 2013

Lucia Antonia, funambule, par Olivia Mauriac (Le Figaro madame)




Lucia Antonia, funambule dans Le Matricule des anges


Lucia Antonia, funambule: l'article de Jean-Claude Pinson



Chant funambule contre l’oubli

 


Grâce inquiète et gravité légère, tels sont les mots en forme d’oxymore qui me viennent à l’esprit après la lecture de Lucia Antonia, funambule, le beau et singulier roman que propose en cette rentrée littéraire Daniel Morvan. À mi-chemin du conte et du thrène (du chant funèbre), il appartient à ces œuvres qui laissent une profonde empreinte parce qu’elles touchent au nœud même de l’existence, alors qu’elles sont très éloignées des conventions de l’ordinaire réalisme. En ce sens, inventant son langage, le livre est parent de ces films de Jacques Demy où l’artifice de la vie mise en chansons sonne plus juste que bien des représentations soucieuses d’en mimer la simple prose. Le clin d’œil à l’univers de Demy est d’ailleurs explicite : c’est à Rochefort que se rencontrent les deux jumelles de cœur et de corde qui sont les protagonistes du livre.
L’argument du récit est aussi simple qu’en sont subtiles et vibrantes, émouvantes, les harmoniques. Sous forme de carnets, Lucia Antonia, la narratrice, y évoque sa partenaire de cirque, l’inoubliable Arthénice, tombée un jour où Lucia, souffrante, a dû se faire remplacer pour un numéro périlleux où les deux funambules doivent se croiser sur le fil. Hantée par une sourde culpabilité, inconsolable, Lucia se reproche de n’avoir pas respecté leur pacte de jumelles funambules : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas. »
Dès lors, elle n’a de cesse de vouloir retrouver sa « sœur éparpillée dans l’abîme », rêvant même de chuter à son tour pour la rejoindre et ne faire enfin plus qu’une avec elle. Geste orphique, sans doute. Mais si Arthénice est, comme Euridyce, un nom de nymphe, nulle illusion de ramener des Enfers sa jumelle : la chambre du néant, « qui est la maison unique de tous les morts », est sans appel. Cependant, si Lucia accepte que soit morte sa jumelle, pas question d’effacement et d’oubli : je refuse, écrit-elle, qu’elle « devienne du vide » ; je veux au contraire qu’elle soit « toujours elle dans le néant ».
D’emblée, l’univers dans lequel s’inscrit le récit, celui du cirque, nous invite à faire un pas de côté, à emprunter des chemins à l’écart. En l’occurrence, c’est dans la zone la plus reculée d’un pays de marais salants, que Lucia Antonia et les siens installent leur chapiteau. Aux marges du monde ordinaire, les circassiens y côtoient des réfugiés qui n’ont trouvé d’autre abri que celui des roseaux. Mais, lieu de relégation, les salines, miroir entre terre et ciel, sont aussi un lieu propice au rêve, à la légende, à l’enchantement dont le cirque est synonyme. Et c’est bien ce à quoi s’emploie le roman : inventer un espace où les lois de la pesanteur semblent s’effacer pour faire place à une musique où la gravité du chant funèbre jamais ne pèse ni ne cède au moindre pathos. On pense alors à tel poème d’Apollinaire, tel tableau de Chagall, à moins que ne vienne à l’esprit une Gymnopédie de Satie.
Procédant par petites touches et phrases courtes, par fragments incisifs qui sont parfois comme autant de petits poèmes en prose, le roman emprunte au conte sa simplicité d’allure. Cependant, c’est une vraie méditation, sur la mort et l’image notamment, qu’il nous offre en ses tréfonds. Que gardons-nous des défunts ? Comment faire pour que leur image elle-même n’en vienne à s’effacer ? Telles sont les questions qui taraudent la narratrice – et tout autant cet homme porteur d’un « grand chagrin » qui se présente à Lucia et à ses amies comme peintre de son état.  Par elles surnommé Pierrot (« un nom de clown sérieux ») il campe une figure de « clown blanc » à la Watteau, qui n’est pas sans évoquer (Daniel Morvan n’a pas pu ne pas y penser) un autre Pierrot ayant beaucoup écrit sur la mélancolie de la peinture, Pierre Michon.
Mais le personnage du peintre ayant perdu son modèle est ici d’abord une sorte de double de l’auteur. « Les peintres prennent un modèle, l’aiment et le peignent ; ils pleurent le départ de leur modèle et s’en consolent avec le tableau où ce modèle est représenté. Puis ils se séparent aussi du tableau. Ils ont possédé le modèle, puis son image, puis rien. » À l’instar des portraits romains du Fayoum, « les images sont des tombeaux » d’où le modèle s’est absenté. D’ailleurs, « même les tombes finissent par périr ». Et c’est seulement par le truchement d’un portrait d’elle que Pierrot offre aux flammes, par la grâce en somme d’un tableau devenant, d’avoir été à moitié brûlé, en quelque sorte « abstrait », que Lucia pourra croire entrevoir, comme au milieu des ruines de Rome, « réunies dans la même image », les deux silhouettes de sa jumelle et d’elle-même, marchant l’une vers l’autre sur un fil. « Non pas une image du passé, mais du futur ».
Quant au portrait d’Arthénice peint par Pierrot, Lucia Antonia finit par le dérober dans le lieu (on supposera un musée) où il est conservé, le découpant avant de le disperser « comme les cendres d’une urne funéraire » dans la forêt où elle va ensuite se perdre pour donner le visage de son amie « aux feuilles des bois ». Ainsi « dé-peinte » la défunte peut-elle être rejointe par sa jumelle dans le pays invisible qu’elle gouverne : « Arthénice avait été ma sœur, elle devint mon pays ». La seule image qui soit vraie est ainsi une non-image, une image « étoilée », dispersée, fragmentée.
Si je résume ainsi trop lourdement ce qui est raconté avec infiniment plus de grâce et de légèreté par l’auteur, c’est qu’il me semble que ce schème narratif livre toute la poétique du roman. Une poétique très moderne et très cinématographique en ce qu’elle repose sur la double opération du cut-up, du découpage en séquences, en fragments, et du montage. Eisenstein faisait de Dionysos l’emblème de ces techniques. Découpé en morceaux comme en autant de rushes par l’opération du montage, le dieu errant recommence à la faveur de l’œuvre d’art, nous dit en substance Eisenstein, à danser, à se mouvoir et à nous émouvoir. Roman par fragments, procédant d’une poétique de la notation mêlant la puissance visionnaire du rêve et la netteté épiphanique de la sensation, Lucia Antonia, funambule assemble des blocs de pure présence. Comme tel, il relève bien, comme le « cinéma de poésie » voulu par Pasolini,  d’un art de la survivance (pour reprendre un mot cher à Georges Didi-Huberman).

« In memoriam Mathilde en Juillet », l’inscription figurant au seuil du roman indique que les carnets de Lucia Antonia,  par-delà la fiction qu’ils inventent, valent, à travers ce thrène qu’ils composent, comme un tombeau à la mémoire de cette artiste talentueuse, chanteuse et comédienne, que fut la fille de Daniel Morvan, Mathilde, emportée à vingt-cinq par un cancer quand un avenir prometteur s’ouvrait à elle (nul n’a oublié le dernier concert qu’elle donna, au Pannonica, le 14 décembre 2009, très peu de temps avant sa mort).
Le tombeau est un genre littéraire difficile en ce qu’il est constamment guetté par le pathos. L’écriture de Daniel Morvan, dépouillée, toute en ruptures et pointillés, a su en éviter tous les écueils. Rien qui pèse dans ce livre qui a su trouver la forme adéquate et la bonne longueur d’onde pour émettre son chant. Toujours un air vif circule entre les lignes de cette histoire « aérienne » sans être jamais éthérée.
« Elle aimait amoureusement, note Lucia à propos de sa jumelle, le nom Chostakovitch. Elle me disait à l’oreille : Chos-ta-ko-vitch ». Si elle est plus souvent qu’à son tour de tonalité funèbre, la musique du compositeur russe sait aussi, jusque dans la gravité, avancer à pas légers, sans bavardage, sans pompe romantique. Ainsi avance, toujours sobre, la phrase de Daniel Morvan.  Art du bref et de l’ellipse, de l’énigme (« Le fil ou la marée montante qui envahissait les herbiers : lequel me portait ? ») ; art de l’aphorisme (« Eviter les bains de mer après la pierre ponce »). Mais aussi art de phraser, d’enchaîner, où l’écriture, portée par la scansion des titres de fragments, « décolle » et s’élance vibrante, sur un rythme staccato, comme s’élève vers la syllabe finale qui le couronne le nom de Chostakovitch. Art des images, de leurs collisions favorisant la démultiplication des points de vue et des plans. Sans cesse l’écriture fait ainsi lever des lointains et confère au roman une profondeur stéréoscopique, le nimbant d’une dimension auratique qui éloigne le propos de toute effusion comme de tout naturalisme.
Teinté d’une mélancolie toute nervalienne, un désir d’Italie traverse tout le livre, ajoutant à la distance historique (le cirque est fondé sur un modèle antique) une distance géographique : « Nous irons à Rome porter son nom ». Et quant à l’écriture, au style, c’est du côté de l’Italie aussi qu’on est enclin à chercher des points de comparaison. On pense à Erri de Luca, à sa phrase sobre, à sa façon de décrire les gestes les plus simples comme s’ils étaient empreints de sacralité, tandis que la composition sous forme de carnets fait songer au Quignard des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia (qui se présente comme le journal d’une patricienne romaine). « J’hésite pourtant, note Lucia Antonia, à utiliser les chiffres romains dans ce carnet : cela fait dame romaine. » Mais, ajoute-t-elle aussitôt, leur emploi « m’incite aussi à méditer ce que je j’écris, comme s’ils étaient gravés dans le marbre ou le buis d’une tablette ».
Ecrire comme l’on grave, mais sans emphase ni componction. Ecrire contre l’oubli un vivant tombeau, élever un chant funambule, aérien, tel est le pari superbement tenu par un livre promis, parions-le, à un tout autre destin que cet oubli qui est le lot logique de la plupart des romans de la rentrée littéraire.

Jean-Claude Pinson (revue Place Publique)

Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule, Zulma, 16, 50 €





mardi 20 août 2013

Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule

Chroniques d'une apprentie libraire

dimanche 4 août 2013

Lucia Antonia, funambule - Daniel Morvan

Rien de nouveau par ici... Le manque de temps, surtout. C'est long, d'écrire des chroniques. Peut-être devrais-je me contenter de deux-trois notes, sans faire de longues critiques. J'ai déménagé, je travaille dans une nouvelle librairie où je vais faire mon apprentissage et j'ai commencé à lire les romans de la rentrée littéraire.

A ce propos, le prochain Zulma, Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan est un petit bijou. C'est un court roman très poétique, aérien, délicat, qui raconte l'histoire d'une funambule dont l'âme sœur, l'amie, la partenaire Arthénice est morte en tombant dans d'un précipice. Le récit alterne les souvenirs dédiés à Arthénice et la vie actuelle de Lucia Antonia, qui tente de se reconstruire sur une île en Bretagne, au fil des rencontres. C'est doux, c'est beau, un peu hors du temps et contemplatif. A découvrir le 22 août.

« Nous avons su qu'il n'était pas nécessaire de montrer les animaux les plus extraordinaires quand Arthénice est entrée en piste. Une bande de flanelle lui entourait le genou gauche. Elle tenait un livre à la main et le feuilletait. Elle a enlevé ses espadrilles et elle a gardé le livre. Distraitement, elle est montée sur le trapèze et s'est élancée, après avoir fini de lire une phrase. Le temps d'un clignement d'yeux, elle était là-haut, avec son livre. Un autre clignement d'yeux, j'entendis le froissement du trapèze dans mes oreilles. Le visage à l'envers d'Arthénice était face au mien, elle disait : tu es belle comme ça, tiens mon livre, et le trapèze l'emportait à nouveau à l'autre extrêmité du chapiteau.
De l'autre extrêmité, elle n'est pas revenue. »

Si j'ai un moment, j'essaierai de vous parler des derniers romans que j'ai aimés, notamment A moi seul bien des personnages, de John Irving, La Pendue de Londres, de Didier Decoin et Œuvres I, de Guillaume Dustan, que j'ai bientôt terminé.

Zulma, 16€50, 144 pages.
Lectures & Co: Lucia Antonia, funambule - Daniel Morva