lundi 25 avril 2016

Jacques Demy 2010

Se promenant dans l’univers incertain des visages féminins, Demy assure ses titubements d’un charme à un autre en élevant des intérieurs extravagants...


« C’est à Nantes que j’ai tourné, disait Jacques Demy, parce que j’y suis né et que je connais bien cette ville folle et très belle ». Né en 1931 à Pontchâteau, Jacques Demy acheta sa première caméra en 1945, dans une boutique du passage Pommeraye.

Ses premiers films de marionnettes en papier découpé, image par image (Attaque nocturne, La Ballerine), vont le conduire à l’école de cinéma Vaugirard à Paris. Son film de fin d'études, Les horizons morts, dans lequel il apparaît, est marqué par une esthétique doloriste et bressonienne. Puis il réalise deux courts métrages majeurs (vidéo: Le sabotier du Val de Loire, 1955, chef d’œuvre du cinéma documentaire et méditation sur la mort, et le road-movie îlien Ars)...


... avant de réaliser en 1960 Lola. Un film-comète porté par la Nouvelle vague (et son producteur Georges de Beauregard), mais qui se singularise par son intensité fiévreuse, sa pellicule ultra-sensible et ses cœurs surexposés, son goût des chassés-croisés et des rencontres de hasard, des filles-mères mélancoliques et des amours  socialement ou moralement interdites (entre la petite Cécile et Frankie le marin, unis dans la délicieuse et sinueuse obscurité d'une chenille de fête foraine, sur la musique du Clavier bien tempéré: vidéo).

C’est la singularité de cet univers qu’explore le livre Jacques Demy, alors que les salles de Nantes projettent ses films. Ils sont également disponibles en DVD, avec une nouvelle restauration des Demoiselles de Rochefort, à partir du négatif original de 1966, dont chaque image (le film en compte exactement 179 010) a été numérisée.



« Jacques Demy est un des rares inventeurs de formes du cinéma français, avec Robert Bresson et Jacques Tati, souligne Olivier Père, directeur du festival de Locarno et co-auteur de l’ouvrage. Il fut le seul à travailler en France à l’intérieur d’un genre bien codifié, la comédie musicale, qu’il a entièrement repensé et révolutionné. Ses films non musicaux relèvent aussi d’une stylisation originale à tous les niveaux : décors, image et son, mais aussi dialogues et interprétation. Un film comme Les Parapluies de Cherbourg n’a pas d’équivalent dans le cinéma mondial. Lola, malgré son style très Nouvelle Vague, se différencie fortement des films de Chabrol, Godard, Truffaut et Rivette par une poésie et une mélancolie très personnelles. »



1963 marquera la consécration mondiale pour ce film de tous les risques, où Demy intègre avec force le matériau esthétique qu’il a constitué dès l’enfance, à commencer par l’opérette et l’opéra qu’il découvre au théâtre Graslin. Demy veut en effet un cinéma qui soit aussi « total » que l’art lyrique, qui magnifie la voix humaine et la parole la plus quotidienne, placée dans un registre de pur tragique. En ce sens Demy n’invente pas un monde idéal, platement démarqué de la comédie musicale américaine, mais porte à incandescence des émotions qu’il prélève du registre réaliste et transplante dans un lyrisme généralisé, auquel concourent la gestuelle, la diction et le chant, les décors, tous codifiés avec rigueur.


Des décors flashy des Parapluies de Cherbourg à la Porsche cabriolet repeinte aux couleurs flower power de Model Shop, on relèvera dans tous les films ce goût pour les « signes du temps ». On pourrait opposer le cinéma euphorique de Demy, plein de signes, à celui d’un Wim Wenders (à qui le Cinématographe de Nantes a consacré une rétrospective), dysphorique et chargé de l’inquiétude propre au « jeune cinéma allemand ».
Les adieux poignants de Geneviève à Guy, à la gare de Cherbourg, semblent répondre à la scène non moins admirable des trains parallèles dans Faux Mouvement.


Dans ce film de 1975, le Trans-Europ-Express emporte Hanna Shygulla vers Milan, loin des yeux et du cœur de Rüdiger Vögler. Le cinéma de Demy ressortit au roman de mœurs à la Balzac quand Wenders creuse le sillon du roman d’apprentissage de Goethe (Wilhem Meister).
Mais chacun fait, à sa manière, parler paysages et décors là où s’arrête la voix humaine, soit par le poids des conventions qui feront le malheur d’un jeune couple d’amoureux, soit par le mutisme pur et simple de la jongleuse incarnée par Nastassja Kinski.
Demy et Wenders s’installent chacun dans une convention romanesque et lyrique pour la faire exploser, soit en montrant la vacuité métaphysique de l’héritage des anciens, soit par exaspération chromatique de l’univers petit-bourgeois de la France d’après l’Algérie.
Dans les deux cas, la résolution esthétique vient d’une « révolution » formelle, Wenders conjuguant la grande rigueur du cadrage et l’atmosphère pétrifiée d’un road-movie sans réelle action, Demy donnant au futur garagiste de Cherbourg la pompe des héros de Verdi, mais avec ses propres mots… et son papier peint ! Car il n’est pas de profondeur métaphysique chez Demy qui ne s’appuie sur une gourmandise insensée des décors.


Se promenant dans l’univers incertain des visages féminins (vidéo: Lola), Demy assure ses titubements d’un charme à un autre en dressant des intérieurs extravagants, comme s’ils pouvaient le protéger lui-même. Le décorateur Bernard Evein a témoigné des exigences particulières du cinéaste, dont le mauvais goût maniaque et assumé atteint une sorte de perversité, à la hauteur du défi : faire du mélodrame dans la France des sixties (Une chambre en ville: vidéo).


Olivier Père et Marie Colmant ont même consacré un chapitre thématique au seul papier peint, et montrent comment le réalisateur charge les décors de significations : ainsi le « papier aubergine aux lourds motifs mordorés » des Parapluies suggère la fantaisie cachée de Mme Emery, mère de Geneviève. Sans parler de la robe de future mère de cette dernière, assortie de manière quasi-hallucinatoire au papier peint bleu et rose de sa chambre.


Le livre s’attache de cette manière aux grands thèmes demyesques : l’androgynie du confidentiel Lady Oscar (inspiré par le manga Rose of Versailles), les filles-mères, l’inceste, les forains, musiciens errants et bateleurs, chers au cœur du cinéaste, la guerre d’Algérie, « trauma majeur des jeunes nés pendant la guerre ». Et la lutte des classes, réduite par les auteurs à un « vieux concept » hérité de Marx, et n’ayant à leurs yeux de vertus que dramaturgiques, dans Une chambre en ville. Cet affadissement de la vision critique peut conduire à s’interroger sur l’héritage d’un cinéaste encore associé par malentendu au cinéma « enchanté » promu par la publicité des Parapluies. Il nous semble aujourd’hui porter non seulement les couleurs de son époque, mais prêter aux suivantes sa gaîté désenchantée.



En 2010, le 20e anniversaire aura permis à Nantes de revendiquer à nouveau son grand cinéaste, comme l’avait fait Rochefort-sur-Mer quand cette ville avait célébré les 25 ans des Demoiselles. Deux villes dont Demy a révélé la cinégénie, sachant les percer à jour comme il le fait des comédiennes, pour en faire de grandes actrices de cinéma. Cet anniversaire nous aura aussi valu la réapparition d’Anouk Aimée, « miraculeuse de beauté préservée comme une Belle au bois dormant revenue sur ses pas », écrit dans son blog (1) le nantais Luc Douillard, qui a su voir tourner en Lola "la roue du monde des occasions manquées, si véridique et si poétique, la roue qui tourne pour nous tous, par nous tous, malgré nous et à cause de nous". La parution de l’intégrale Demy en 12 DVD avait aussi permis de combler les « blancs cinéphiliques » entre les chefs d’œuvre, de découvrir les petits films de l’adolescence. 

Dépliant en main, Nantes marche maintenant sur les traces de Demy (l'ancien garage Demy, allée des Tanneurs, sur le cours des 50 Otages, ou l'appartement de la colonelle d'Une chambre en ville, rue du Roi Albert, où le père de Jacques avait lui-même pris une chambre à son arrivée à Nantes), ou sur l'absence de traces : disparu, l'escalier et la fameuse rampe de la rue de l'Abreuvoir, où Frankie se laisse glisser, et où se trouve l'appartement si désordre de Lola, a été remplacé par l'escalator de la tour Bretagne.

Enfin, la très belle exposition Un Nantais nommé Jacques Demy (commissaire : Marie-Vianneytte Moulin) faisait ressentir le « frémissement des images qui se réveillent » (Bresson) grâce à un dispositif de cabine de projection. Après une entrée toute en couleurs acidulées sur plexiglas, rappel des sixties, le visiteur pouvait, tel un projectionniste, sélectionner des extraits de film qui défilent sur grand écran. On trouvait aussi tout le minutieux bric-à-brac de l’adolescent passionné, élève des cours du soir aux Beaux-arts de Nantes, qui manipule les premières pellicules Pathé-Baby de l’après-guerre, les scénarii, les figurines découpées, tout ce qui montre qu’avant d’être industrie, le cinéma est un artisanat, et que pour faire de beaux films, il faut d’abord aimer la pellicule, déraisonnablement.

Daniel Morvan.


 1 : http://lucky.blog.lemonde.fr/

Jacques Demy, par Olivier Père et Marie Colmant, publié aux éditions de La Martinière (280 p., 45 €). En vente à la boutique du cinéma Katorza et dans l’exposition de la Médiathèque Jacques Demy et dans les maisons de la presse : le dossier Demy de Place Publique (160 p., 10 €).

Les DVD : Intégrale Demy en 12 DVD, 2008 (toujours disponible). Ciné-Tamaris et Arte Éditions rééditent séparément Lola, La Baie des Anges, L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort.

Archives: Cinéma en Bretagne [2006]


Des premiers spectacles de Termajis (lanterne magique) aux films récemment tournés en Bretagne comme L’équipier de Philippe Lioret (2004) ou Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet (2004), la Bretagne tient une grande place dans le cinéma. Parmi les 250 longs métrages de fiction qui y ont été tournés, leurs auteurs figurent parmi les plus grands : Epstein, Grémillon, Tavernier, Demy, Poirier… Il manquait un ouvrage synthétique recensant tous ces films, hollywoodiens ou militants, navets et films d’auteurs, policiers ou de cape et d’épée. Le cinéma en Bretagne a maintenant sa Bible, et son évangéliste se nomme Tangui Perron. Cet ancien élève de l’historien Jean-Pierre Berthomé, fondateur d’un cycle « Bretagne et cinéma » à Bobigny, a réussi un véritable tour de force avec cet ouvrage, dont l’iconographie est exceptionnelle. Image : « Ne regardez pas la caméra, priez ! » exhorte une pancarte tendue aux pèlerins de Lourdes lors du tournage de Lourdes et ses miracles, de Georges Rouquier, dont l’assistant réalisateur était Jacques Demy. Ce dernier fit de la Loire-Atlantique un poste avancé de l’avant-garde, allant retrouver à Nantes et dans le passage Pommeraye la poétique urbaine chère aux surréalistes : loin des rudesses granitiques de convention, Demy tourne le dos aux couleurs locales. « Cet enchantement de la ville tant arpentée, souligne l’auteur, on le doit aussi au décorateur Bernard Evein, nazairien d’origine et fidèle compagnon du cinéaste ». Bernard Evein, dont l’épouse Jacqueline Moreau dessina les costumes de Deneuve, a quitté ce monde au cours de l’été 2006. Le groupe de créateurs que Perron appelle « l’école nantaise du cinéma», définit une esthétique propre à laquelle répond poétiquement, sur sa « côte au vent », sa façade maritime, celle de Jean Epstein, dont le vibrant Finis Terrae (1929) tourné avec les goémoniers des îles, annonce Man of Aran de Flaherty (1934). L’ouvrage de Tangui Perron peut se lire de diverses façons : dans son ordre chronologique, le plus simple, qui dégage les grandes figures historiques (Marie de Kerstrat, pionnière du cinéma en Amérique, Salomon Kétorza, fondateur du Katorza à Nantes, Louis Le Bourhis, qui inaugure l’Odet-Palace en 1922) ; les réalisateurs qui surent le mieux transcender le pittoresque, tel Jean Grémillon (Remorques, 1941) ; la puissante séduction des paysages et des villes closes bretonnes qui attirèrent tant de cinéastes, comme Les Vikings de Richard Fleischer (tourné à Fort la Latte) ou La belle espionne, de Raoul Walsh, avec l’hypnotique Yvonne de Carlo (tourné à Concarneau, photographiée par Pierre Le Grand). Jusqu’aux réalisations les plus récentes. Mais le parcours le plus naturel est celui du regard qui vagabonde d’une image à l’autre, s’ouvrant ses propres chemins de traverse dans le cinéma des Bretons (de René Vauthier à Marie Hélia, d’Alain Resnais le vannetais à Pierre Trividic, scénariste de Pascale Ferran), et de ceux qui ont capté l’esprit des lieux et des habitants (comme Manuel Poirier, inventeur du road movie breton, ou Claude Chabrol, qui a tourné sept films en Bretagne).Vues de tournage, images de films, portraits de stars, affiches permettent à chacun de faire son propre casting imaginaire avec Vanessa Paradis (Elisa de Jean Becker), Jacques Tati (Les vacances de Monsieur Hulot, tourné en 1951 à Saint Marc sur Mer), ou cet Alain Delon vintage courant sur une plage de Belle-île (Traitement de choc). Sans oublier les indispensables nanars au premier ou au vingt-cinquième degré que sont l’atroce Frisée aux lardons, avec Bernard Menez, et le cultissime Les galettes de Pont-Aven… Le cinéma n’est pas la plus mauvaise façon de revisiter la Bretagne !
Daniel Morvan
Tangui Perron : Le cinéma en Bretagne, éditions Palantines. 240 pages, 300 illustrations, 3 index, 65 €.

Archives: Dialogues avec le visible [2005, poètes bretons] #perros #keineg


« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux.

En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ».

L’album publié par les éditions bordelaises Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. »

Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Georges Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque.
On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une certaine idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg: là et pas là



Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ».
On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule bien frappée : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. »
Paol Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »

Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ».
Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres :
« Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. »
Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.

Daniel Morvan.

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitudes & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.

Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros. 

Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.

Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.

Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.

jeudi 21 avril 2016

Maria Republica: une grande héroïne d'opéra est née


1. La création de l’opéra de Nantes (première mondiale le 19 avril 2016, meilleure création musicale de l'année) a pour personnage central une orpheline dont les parents furent victimes de la répression franquiste. Née sous la plume du romancier andalou Agustin Gomez-Arcos (roman paru en 1983), Maria Republica devient au théâtre Graslin (Nantes) une magnifique héroïne d’opéra : La partition hypertendue et vénéneuse de François Paris (c'est le premier opéra du compositeur), la mise en scène du jeune Gilles Rico, les voix de Solistes XXI et l’Ensemble orchestral contemporain s’allient dans la construction d’un chef-d’œuvre de notre temps.
« À ceux qui luttent contre tous les fascismes », dit la dédicace du compositeur. En moins de deux heures, l’opéra raconte comment Maria, qui fut contrainte à la prostitution, est jetée dans un couvent franquiste, microcosme de l’État nécrophile. Elle feint d’accepter d’être « régénérée » mais continue d’incarner dans la vie cloîtrée la flamme de la liberté.
Prostituée résistante, elle y croise les âmes damnées d’une religion d’État préposée au lavage des cerveaux. Dans des décors de claustras qui évoquent Goya, portée par une musique intense qui reflète les violences de l’oppression, Maria Republica porte l’étendard des Républicains.
Ceux de 1936.


photo Jef Rabillon, Angers Nantes Opéra

La "putain rouge" affronte la dictature noire



2. La religion n'est pas ici "le soupir de la créature opprimée" mais un autre masque de l'oppression. Et nous découvrons la réalité de ce couvent imaginé d’après le roman d’Agustin Gomez-Arcos : c’est la dictature noire, primitive, irrationnelle.
Une sœur camée attend ses injections de morphine, pendant que la supérieure joue aux tables tournantes érotiques. Maria est jetée en pâture à un Christ aux outrages à tête de bouc. L’opéra de François Paris (livret de Jean-Claude Fall) prend ses distances avec l’Espagne de Franco, pour mieux nous parler d'aujourd'hui. Au-delà de cet horizon historique, c’est de l'essence du projet totalitaire que traite Maria Republica : L’État, le couvent comme machine à laver les cerveaux, à bénir les armes d’oppression.
Le spectacle installe une puissante emprise sur le public, par une scénographie (Bruno de Lavenère) et des décors de claustras qu’on dirait conçus par un Fritz Lang qui aurait rêvé de Goya. Et jamais on n’a autant voulu aller vérifier dans la fosse d’orchestre quels crotales, quelles systèmes ventilatoires toxiques sont requis pour créer ce flux sonore dont les torsions brusques, les accalmies, les intervalles anxiogènes évoquent autant Wagner qu'un QHS. Et laissent planer les volutes d'un feu couvant qui éclate dans un final assez prodigieux, sans paroxysme mais au contraire joué en demi-teintes crépusculaires.

On regrette quelquefois une lisibilité limitée de la continuité du récit, des épisodes obscurs, des détails inaperçus (comme la main coupée de la sœur gardienne). Cela tient pour partie à la densité d'une œuvre baroque, chargée de signes et de phénomènes sonores mystérieux, comme cette voix des anges inventée par François Paris: un tel spectacle ne s'épuise pas en une vision, une écoute. Epuisé par ses stridences, ses nécromancies et ses délires kitsch, une écriture vocale virtuose, des sons électroniques en temps réel, le spectateur ne s'en réveille pas facilement. Sommes-nous encore dans ce cauchemar : le Couvent des Régénérés de la Très Sainte Droite ?
Si oui, remettons-nous aux pouvoirs de Sophia Burgos, soprano américaine qui prouve ici sa capacité extraordinaire à donner corps et voix à une belle héroïne libertaire, pleinement contemporaine.
Daniel MORVAN.
Jeudi 21, dimanche 24, mardi 26, jeudi 28 avril 2016 au théâtre Graslin. En semaine à 20 h, dimanche à 14 h 30. Théâtre Graslin, rés. www.angers-nantes-opera.com

Pour sa ligne de pont, le bateau-musée figure dans le film Dunkerque





Cher escorteur d’escadre,
Nous t’avions sous-estimé. Trop prompts à t’assimiler à une vieille coque style « port de l’angoisse », pour les touristes. Pour tout dire, nous t’avons considéré comme une épave. Mais c’est là qu’on reconnaît les vrais outsiders : "la vieille dame du quai de la Fosse" était notre Scarlett Johansson, et nous n’en savions rien.
Cher vieil escorteur anti-sous-marin, tu nous as bien snobés au départ du quai de la Fosse. Nous étions là, encore actif parmi la foule des retraités attirés par le spectacle : Le Maillé-Brezé bouge ! Il part à la guerre! La carcasse se meut ! Eux, ils savaient ce que tu avais sous le capot. Pas la puissance, vu que tu as été privé de moteur, mais ce glamour vieille tôle et gris marine, typiquement années 50.
Maintenant, tu vas jouer les vedettes d’un film de guerre tourné par Christopher Nolan: Dunkerque. Un blockbuster financé par la Warner, qui a craché au bassinet pour affréter la bête : on parle de plus deux fois le budget annuel de l’asso qui s’en occupe, ce qui nous fait deux cent mille euros tout rond.
Nous, on reste sur le quai. Le gars de la production n’a même pas voulu nous adresser la parole. Bien fait. Tu as été lancé le 4 mai 1957. On t'a vu devant Alger cette même année mais la presse n'est guère bavarde sur le sujet, rien en archives. Toutes ces décennies, on t’a à peine concédé un regard, bateau-musée! Aujourd’hui, te voilà héros d’un film sur l’évacuation des forces alliées bloquées dans la poche de Dunkerque.
Rapport à ton élégance, qu’ils disent. Au fait que ta ligne de pont fait furieusement sixties.
Si si, ça, on l’avait vue, ta ligne de pont, juré.
Ça doit pouvoir se retrouver dans un vieil article de 1962. Un de Paul Guimard, si ça se trouve, quand il pigeait pour le canard local.
Si tu peux rapporter un autographe de Scarlett Johansson, ça serait cool, cher escorteur Maillé-Brézé. La bise !
DM


lundi 18 avril 2016

Extrait de "Mai 69"


Efflam, le fils d’Effig, le bourrelier sur l’âne duquel Blanche-Neige était arrivée au bourg, veut devenir musicien. Ils se sont enrichis avec de la bière de labeur, celle qui se boit aux champs, et par de menus travaux annexes (un peu de fossoyage, une main donnée aux vêlages difficiles) qui, les unes ajoutées aux autres, ont pu produire ce miracle dans la tête effervescente d’Efflam : devenir autre par l’acquisition d’une guitare électrique.

J’invite Judith, un dimanche matin donc, à visiter la merveille. Efflam a la classe d’un casseur de banques, qu’il ne tient pas de son père, coureur à l’ancienne, Casanova rural, moustache en guidon de vélo et œil qui frise. Nous sommes juste après la messe du dimanche matin, et trois enfants de chœur se sont précipités aux carillonnements aigus et incisifs de la Stratocaster : ce tableau s’offre à nos yeux des enfants en aube blanche, debout devant Efflam qui, dans son costume du dimanche, fait hurler une Fender sunburnt branchée sur un ampli noir. Celui-ci est posé sur les stocks de peaux. Efflam joue, et sur ce point la mémoire ne peut faire défaut, Carol. Ou bien quelque chose de Creedence Clearwater revival, il aimait bien ce côté rock du bayou et chemises à carreaux. Carol : L’un des hymnes de sa génération. Engouée de la nouveauté, la marmaille en surplis, sous le regard du père qui finit d’emplir un collier de bourre, divinise la Telecaster.
Une révolution, la guitare fauve entre les mains du fils de bourrelier : par Efflam, l’esprit de 68 est entré dans la dernière boutique du dernier village du bout du monde.

(...)

Et la nouvelle survient : Celui qu’on appelle Grande Muraille a été découvert au lit un soir avec la fille de Stoub. Le forfait a été commis sous le toit du fermier. Une belle métairie située de l’autre côté de la grande route, juste au pied des petites montagnes. De ce côté-là c’est rouge vif depuis le roi Soleil. Pire encore, ils se trouvaient dans une position érotique bourgeoise, non révolutionnaire, en formant le chiffre de l’année 1969.

« Nous périssons en tout par l’impunité, enrage Giap, des roulements à bille dans le regard. Il faut qu’il soit livré aux abîmes des ténèbres, l’ange qui a péché. »

Il s’occupera lui-même de la besogne. « Châtier l’impie, comme furent détruites Sodome et Gomorrhe, dit-il entre ses dents. Le vrai marxiste doit être brutal. »

Judith sait de quoi sont capables les camarades. Elle m’entraîne en me prenant la main, nous nous cachons dans un réduit du hangar, près de l’écurie où dort la vieille jument. « Nous ne devons plus, me dit-elle à l’oreille, nous ne devons plus, ou alors faisons-le. »
(...)




Giap ressasse Mao tous les soirs. Son emprise sur la maison est celle d’un Tartuffe, qui maintenant fouille pour dénicher la culture bourgeoise camouflée, sous forme de disques, d’illustrés ou de billes en terre, que Ki-Mao dévore comme des croquettes.


Les jeunes intellectuels, dit Giap en me toisant, la pipe à la main, sont enclins à l’individualisme : Dans les moments critiques, une partie d’entre eux abandonne les rangs de la révolution et versent dans la passivité ; certains deviennent même des ennemis de la révolution.

Je suis le suspect personnel de Giap.


(...)


Quand y arriverons-nous, au bout de nos griffures, de nos écorchures entretenues et regrattées, de nos cicatrices regriffées et capitalisées, des sillons rouges que nous rouvrons en haut des jambes, dans les plis cachés sous les shorts, que nous réenflammons en allant dans les ronciers, au cœur des épines, en nous prenant les mains, juste les mains et les cicatrices, sans rien dire au milieu des mûres dont le sang se mêle au nôtre ? Combien en faudra-t-il, de ces égratignures, pour que s’ouvre la cage, la prison désirée ?


*


La campagne nous prémunit contre une gaieté spontanée, et comme rien de ce qui touche au corps n’est seulement évoqué devant la marmaille, nous devrions être de petits saints tristes. Le puritanisme maoïste aggrave le cas. C’est passé les fêtes de battages et ça ne reviendra plus, nevermore, dit une poésie. Sur la campagne plane l’ange du nevermore et celui du pas encore, qui est le désir d’un garçon de serrer une taille entre ses mains, d’en sentir la souplesse dans un bal du samedi soir. L’été, les jeunes filles du collège sont hors de vue, de sorte qu’aucune de ces visions féminines qui sont le combustible exclusif de l’adolescent ne vient gêner le travail – et je veux dire par travail la vie ordinaire, carencée, en manque, cuisson en vieille marmite fêlée de 1970, la vie sans les jeunes filles.

Je croyais cela : que par là-bas, sur la Côte de granit rose (la mode était à ces appellations, le moindre coin perdu se voulait côte de ou pays de quand ce n’était pas royaume de quelque chose, la moindre terre gaste érigée en principauté touristique, mais cette côte n’était pas un coin perdu, et méritait peut-être qu’on la nomme, avait droit à ce ridicule-là), cette Côte de granit rose où se tournaient quelquefois des films, des comédies dans le vrai style populaire, sur les rivages, s’écoulait une vie sans rapport avec notre vie. Plus belle.


*


Les manuels de littérature et la couverture des ouvrages de poésie multiplient des visions de Judith odalisque sur des sofas, déployée sur les ondes comme un nénuphar, altière Olympia ou dormeuse Baudelaire entre les bras de l’amie. Non, pas de lits profonds ni de sous-bois Chatterley, ni une plage déserte à l’extrême pointe du monde, ni un bruit de sources à travers les prés ; depuis le début, nous savons qu’il n’est qu’un lieu, la paille.

lundi 11 avril 2016

Katerine revient aux sources de la chanson française



Intime et drôle, le nouvel album de Katerine arrive! Une manière de voyage à la Charles Trenet, pimenté de chants d’enfants, de bruits... Un grand cru qui marque le vrai retour du chanteur en 2016.





Entretien



Entretien
Philippe Katerine.
Voici un nouvel album très intime, minimaliste, un film sonore, avec juste un piano et vous… Vous n’aimez plus regarder danser les gens ?
J’adorais regarder et faire danser les gens ! Ce nouveau disque raconte une autre histoire : quelqu’un rentre chez lui après un long voyage. Cet album est un journal intime, moi, mon piano et quelques bruitages… J’ai aussi une envie folle de revenir sur scène, ça me brûle ! Une grande envie de visages inconnus.
Quel écart entre votre tube Louxor et cet album fait à la maison… Quel musicien êtes-vous, cher Katerine ?
Je suis le musicien des autres musiciens. Ceux que j’ai rencontrés comme le guitariste Philippe Eveno, ou le saxophoniste François Ripoche avec qui j’avais fait 52 reprises de chansons connues, tout ça m’a décanté !
Et à Nantes, où vous êtes passé, il y a aussi Dominique A…
C’est quelqu’un contre qui j’aime me blottir. Il est né deux mois avant moi, il est beaucoup plus mature. C’est un roc, un autre père.
Justement, vous chantez sur votre père disparu. Qui était-il ?
Un homme qui se déplaçait lentement, souverainement, et doué d’une fantaisie inouïe, avec son mélange de patois vendéen et d’imagination débordante. Je chantais l’une de ses chansons avec mon premier groupe, les Tics, à Chantonnay. Il avait ses tubes, mon papa, et j’aime les chanter.
Vous parlez des objets qu’on garde. Je vous ai vu avec des pulls déments découpés aux coudes. Vous êtes plutôt vintage, n’est-ce pas ?
Je ne porte que de l’occasion. Et je vais absolument jusqu’au bout de mes pulls.
Et jusqu’au bout de vos pulsions ?
Comme c’est beau, de savoir assumer ses fantasmes !
Il y a chez vous un côté « petit conservatoire de Mireille », Bourvil, Trénet, l’amour de la chansonnette bien troussée…
Comme Bourvil, je suis très rural. Et j’adore Mireille, c’est une référence qui compte dans cet album que j’ai appelé Le Film, mais qui est un film sans cinéma. Tu te lèves le matin et tu regardes la vie qui va, c’est ça, cet album. Un documentaire sur comment je vois la vie. J’aime quand ça reste léger, la voix la plus légère l’emporte toujours sur le grave, chez moi.
C’est aussi, sur ce dixième album, une manière de retour aux sources, un hymne à l’enfance, à l’émerveillement, au « petit jardin », à la France de « Jours de fête », de Jacques Tati ?
« C’était un petit jardin »… Je suis content de voir les plantes pousser dans mon jardin de curé de la banlieue parisienne. Je découvre la nature, je suis un jasmin qui pousse, j’aime rester avec la même plante et la voir grandir, comme mes deux enfants.
Recueilli par Daniel Morvan.
Katerine : Le Film (Wagram). Nouvel album, le 8 avril 2016.



samedi 26 mars 2016

John James Audubon a dessiné l'un des plus beaux livres du monde

Dans un ouvrage de grande ampleur (un roman graphique de 174 pages), Fabien Grolleau (texte) et Jérémie Royer (dessin) retracent les grandes étapes de la carrière du naturaliste: Kentucky, Mississippi, New Orleans, Grande Bretagne, Missouri. Autant de jalons dans une vie vouée à une mission, l'inventaire dessiné des oiseaux d'Amérique. La dernière des 435 planches des Oiseaux d'Amérique, en grand format dit "double éléphant folio" gravées et colorées, représentant les oiseaux grandeur nature, sortira des ateliers de son graveur à Londres en 1839. 
C'est l'un des plus beaux livres du monde. 
Pour arriver à ce résultat, il aura fallu trente années d'une vie dans les bois et les montagnes, avec les trappeurs et les indiens. Les deux auteurs nous font partager cette existence extraordinaire, en s'inspirant des écrits d'Audubon, notamment ses Scènes de la nature dans les Etats-Unis et le nord de l'Amérique.
...
Le lecteur aimera la grande variété des planches, qui permettent de suivre sans monotonie les étapes d'une vie où se révèle et s'affirme le génie monomaniaque et rêveur du héros. Les planches dessinées, magnifiques, savent parfois rejoindre l'émotion d'une séquence cinématographique bien dialoguée. Nous voici dans les forêts du Kentucky, observant des moqueurs roux mettant un reptile en déroute, affrontant un grizzli. Audubon va défendre, face au naturaliste Wilson, qui fait autorité, une manière personnelle de représenter la nature. On le juge trop romantique, avec ses oiseaux qui semblent sortir du cadre? "Oui, je représente mon faucon piaillant, hurlant, fouillant les entrailles encore chaudes du canard! Dévorant sa chair, le bec ensanglanté!" Audubon dessine l'état de nature, et pour ce faire abat nombre d'oiseaux, les vide, les remplume avec de la filasse avant de leur "rendre la vie" en s'aidant de fil et d'épingles. Et à nouveau, le sens du dialogue: "Quand rentre-t-il?, s'enquiert Mrs Percy, chez qui madame Audubon est préceptrice. Il rentrera quand il aura fini de dessiner les oiseaux d'Amérique, madame. - Quels oiseaux d'Amérique? - Tous, madame."
...
Fabien Grolleau et Jérémie Royer se sont hissé à la hauteur du mythe, avec la démesure et le souffle nécessaires, au fil d'un dessin raffiné et contrasté. Sans imiter les dessins d'Aubudon, le graphiste sait aussi se donner des ailes et nous transporter dans le monde coloré de ce Français inconnu des Français, et célébré par les Américains, né à Saint-Domingue d'un capitaine de Paimboeuf et élevé à Couëron (près de Nantes, France), John James Audubon.

Daniel Morvan

Fabien Grolleau et Jérémie Royer: Sur les ailes du monde, Audubon. Dargaud. 174 pages, 21€.

vendredi 25 mars 2016

Quand Katerine se fait son "Film"

"Le Film", nouvel album de Katerine, est un disque touchant, minimaliste et intime. 16 chansons qu'il a improvisées au volant de sa voiture, avant de les enregistrer en studio, comme autant de scènes d'un film sonore... Au générique, Katerine au piano, accompagné de son complice Julien Baer. Sortie le 8 avril 2016, et une tournée piano-voix dans la foulée.


Dans votre album, une chanson sur votre père disparu. Qui était-il?
Un homme qui se déplaçait lentement, souverainement, et doué d’une fantaisie inouïe, avec son mélange de patois vendéen et d’imagination débordante. je chantais l’une de ses chansons avec mon premier groupe, les Tics, à Chantonnay.

Vous parlez des objets qu’on garde. Vous êtes très vintage, côté fringues?
Je vais jusqu’au bout de mes pulls.

Mais en même temps, ce disque parfois grave reste toujours sur sa note joyeuse, on pense au petit conservatoire de Mireille, à Bourvil...
Comme Bourvil, je suis très rural. Et j’adore Mireille, c’est une référence qui compte dans cet album que j’ai appelé le Film, mais qui est un film sans cinéma. Plutôt un documentaire avec les chansons dans l’ordre où elle viennent, le tout en deux ou trois mois. Tu te lèves le matin et tu regardes la vie qui va, c’est ça, cet album. j’aime quand ça reste léger, la voix la plus légère l’emporte toujours chez moi.
...

mardi 22 mars 2016

La guerre d'Espagne à l'opéra de Nantes (France)

« Un opéra, ça part souvent d’une conversation avec un artiste, confie Jean-Paul Davois, directeur d’Angers Nantes Opéra. C’est Daniel Kawka, directeur de l’Ensemble orchestral contemporain, qui m’avait suggéré de lire Maria Republica, roman d’Agustín Gómez-Arcos. Cette lecture m’a beaucoup touché, j’en ai parlé au compositeur François Paris. L’idée d’en tirer un opéra l’a passionné.»
La suite, c’est cinq ans de travail avec une formation de 13 musiciens, sept chanteurs et un outil électronique.



Copyright Daniel Morvan
©daniel morvan

Maria Republica est un opéra adapté du roman d’Agustín Gómez-Arco, auteur dans la veine du «réalisme magique». Maria Republica est la fille d’incendiaires d’église fusillés en 1939, en Espagne. Prostituée et syphilitique, elle simule la repentance dans un couvent pour ravager le système honni de l’intérieur.
Comme un vêtement ajusté par un couturier sur le modèle, cet opéra est composé « sur mesures » pour l’Ensemble Orchestral Contemporain et l’ensemble Solistes XXI.
Le projet fédère des partenaires de tous les horizons : l’EOC, ensemble orchestral contemporain (Lyon) ; le CIRM (centre national de création musicale) de Nice ; Solistes XXI de Rachid Safir (Paris). Et le Centre Voce de Pigna (Haute-Corse), où l’œuvre a été travaillée pendant une semaine.
950 000 €, c’est le coût de cette production, soit autant que pour Don Giovanni, dans la récente mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser.


Sophia Burgos © daniel morvan


Gilles Rico ©daniel morvan

Maria Republica, création mondiale au théâtre Graslin: Mardi 19 avril. Et jeudi 21, Mardi 26, Jeudi 28 avril 2016 à 20h - Dimanche 24 avril à 14h30
Opéra de François Paris pour 7 chanteurs, ensemble de 15 musiciens (1) et électronique.
Livret de Jean-Claude Fall, d’après le roman Maria Republica de Agustín Gómez-Arcos.
Direction musicale: Daniel Kawka
Mise en scène: Gilles Rico
Préparation des chanteurs: Rachid Safir
Scénographie: Bruno de Lavenère
Costumes: Violaine Thel
Lumière: Bertrand Couderc
Vidéo: Etienne Guiol
Maria Republica : Sophia Burgos
La révérende Mère : Noa Frenkel
Solistes XXI, direction Rachid Safir
© daniel morvan

1: Effectif détaillé: flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, piano, harpe, percussion, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse

jeudi 17 mars 2016

Il a dessiné la vie du photographe Robert Capa


C'est en lisant la biographie de Gerda Taro, compagne de Capa, que Florent Silloray (né dans la région de Nantes, aujourd'hui rochellois) a eu l'idée d'une BD consacrée à Robert Capa (publiée chez Casterman, 96 pages, 2016, 17€). Il fut l'auteur de "la Joconde" du photo-reportage, Mort d’un soldat républicain, devenue un symbole de la guerre d’Espagne. C’est l’une des photos les plus célèbres de tous les temps.
Capa fut aussi le seul photographe embarqué, avec le 116e régiment d’infanterie américaine, le jour du D Day.
Une biographie dessinée remarquable, dans les tons sépia, qui retrace les événements essentiels de la vie de Capa, à partir de sa rencontre avec Gerda Taro, qui le révéla à lui-même et lui trouva son "nom de guerre", jusqu'à sa mort en Corée.
Au cours de la même rencontre, Fabien Grolleau et Jérémie Royer présentent de leur côté leur magnifique ouvrage Sur les ailes du monde, Audubon (Dargaud). En 1810, le Couëronnais John James Audubon s’embarque sur le Mississippi pour son premier voyage dans l’Amérique du début du XIXe siècle. L’histoire vraie du Nantais qui fut le premier scientifique américain. Là aussi, un travail magnifique.

Samedi 19 mars 2016 à 15 h, Librairie Aladin, 8, rue Mercœur, Nantes. Tél. 02 40 20 39 23. L’auteur dédicacera aussi « Le carnet de Roger ».

mercredi 16 mars 2016

Faim de cinéma? Dévorez Les Ogres


Ils vont de ville en ville, lancés sur les routes avec caravanes et chapiteau : Ce sont les Ogres. Avec ce grand film tourné à Port-la-Nouvelle (Aude), c'est une tornade qui va traverser le cinéma français!



Entretien avec
Léa Fehner, née en 1981 à Toulouse.


Quel est le projet initial des Ogres ?
J’avais une ambition très immodeste : je voulais un film qui donne envie de danser, faire la fête, s’embrasser !

Quand le film est-il né ?
Au 20e anniversaire de la compagnie L’Agit Théâtre, la compagnie de mes parents François Fehner et Marion Bouvarel, où l’un des comédiens venait de perdre son fils de 18 ans. Mais dehors la mort, dehors les larmes ! ce fut une belle fête, et j’ai voulu un film à cette image.

D’où le titre ! Les ogres…
Ce titre parle de l’appétit de vivre, de l’outrance, de la démesure des comédiens itinérants qui ont à cœur que la vie reste un jeu. Et comment grandir à côté des ogres!

Tourner un film avec ses parents comédiens, pour une « enfant de la balle » comme vous, est-ce si facile ?
Ma chance est qu’ils ont chevillée au corps l’idée de mouvement, qui dissipe les nuages : le lendemain est un autre jour. Et ce n’est pas un cinéma de psychodrame. Je ne suis pas capable de ça.

Marc Barbé, dans le rôle de M. Déloyal, est formidable aux côtés d’Adèle Haenel…
Il a été charpentier, marin-pêcheur, il a le goût du geste et du corps. Il se dit « ouvrier de joie ». C’est un grand embobineur, un virtuose des masques. Adèle est naïve mais solaire et puissante, il me fallait ça pour qu’on comprenne ce goût de l’amusement qui la lie à Déloyal, malgré l’écart d’âge. Nous avons choisi Adèle avant le succès des Combattants, elle fait les choses sur son désir profond, avec le goût politique de défendre cette liberté-là.

Cette force égale des personnages explique-t-elle aussi la durée du film (2 h 24) ?
La longueur ne me gêne pas, on supporte bien des James Bond de 2 h 30 ! Je voulais sortir d’un format étriqué pour renouer avec le panache et la flamboyance d’une histoire forte, des personnages qu’on a envie de serrer dans ses bras. Et tous les films que j’aime, ceux de Téchiné ou Despleschin, ont cette densité des œuvres où l’on rencontre des êtres.

Vous avez constitué une troupe spéciale pour le film, faite de comédiens de cinéma et de théâtre. Comment avez-vous travaillé ?
Le plateau était considéré comme un lieu de bataille et d’inconfort. Les choses se sont construites à partir d’un scénario solide, et sur l’adrénaline de l’imprévu : on répétait, on tournait, on coupait, on retournait, et tout à coup on sentait la présence, et on ne coupait plus. Les gens du cinéma et ceux du théâtre s’enseignaient mutuellement des trucs de métier. La seule chose que les théâtreux n’ont jamais saisie, c’est qu’il ne faut pas manger tout le couscous dès la première prise. Parce qu’il y en aura quinze autres à tourner !

Vous avez été élève de la formation Ciné Sup à Nantes. Qu’en avez-vous retiré?
Oui, j’étais de la promotion 1999, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est prolifique, sur une classe de 20, neuf enfants sont déjà nés! J'ai ensuite été élève de la Fémis mais Cinésup est le moment décisif de ma formation. Je me souviens des découvertes du Festival des Trois Continents, des rencontres avec Royal de Luxe, que mes parents connaissent bien à Toulouse. Oui, cela m’a élargi le regard.

Recueilli par Daniel Morvan.

Sortie en salles ce mercredi 16 mars.

dimanche 13 mars 2016

Cinéma: Les Ogres, vorace et lumineux



La réalisatrice Léa Fehner a grandi dans le milieu dont parle son film, le théâtre itinérant. Elle a partagé l’aventure de la troupe avec ses parents, lancés avec ses caravanes hors d’âge et chapiteau sur les routes de France. Une vie inconfortable mais intense, où l’on grandit très vite. « Je voulais, explique l’ancienne étudiante de Cinésup Nantes, sortir d’un format étriqué pour renouer avec le panache et la flamboyance d’une histoire forte, des personnages qu’on a envie de serrer dans ses bras. » Loin d'une chronique tiède, Les Ogres est un film romantique et âpre sur la vie d’une troupe itinérante, éprouvée et pourtant portée par la grâce. Le spectateur est transporté par la poésie des coulisses du chapiteau, la beauté des personnages (Adèle Haenel à nouveau prodigieuse), le mélange de comique et de tragique. On peut évoquer Kusturica pour la poésie foraine, Fellini pour le côté solaire et baroque, Tchekhov pour la désespérance ironique... Mais ce film, qui est un hymne au collectif, sans quitter l’intime des amours et des blessures, est simplement un pur chef d’œuvre qui vous reste longtemps au cœur.
Daniel Morvan

Sorti le 16 mars 2016



vendredi 11 mars 2016

Lucia Antonia, funambule, "comme une figure de Bergman"


Lucia Antonia, funambule.
Ces carnets d'une artiste privée de sa partenaire de cirque, tombée pendant son numéro, forment au fil des pages le récit poignant d'une perte irréparable. Arthénice était la jumelle funambule, l'exquise, la lumineuse. Plus que l'amie, plus que la soeur, le double de Lucia Antonia, elle a été avalée par l'abîme et l'insupportable est de vivre encore après elle.

À petites touches l'auteur dessine cette figure d'une infinie délicatesse, voilant de silence les émotions trop intenses. Il faut toute sa maîtrise de l'écriture et sa puissance d'évocation pour se glisser ainsi dans les carnets de la jeune femme, pour s'effacer derrière son personnage. « Elle s'est imposée, confie l'auteur. C'est comme un ange qui vous fait la grâce d'être présent. On lui dit bonjour et on écrit ! » La forme des fragments permet un jeu d'écriture subtil qui laisse au lecteur une grande liberté d'imagination.
Sur une saline abandonnée, Lucia Antonia, qui a quitté le cirque, flotte entre culpabilité d'être vivante et espoir malgré tout. Belle comme une figure de Bergman, tout comme Arthénice la disparue, la funambule Lucia Antonia emmène son lecteur très loin.


Lucia Antonia, funambule. Zulma, 129 p., 16,50 €.

(Presse Océan, sept. 2013)

mercredi 9 mars 2016

Ex-taulard, chômeur, mais surtout acteur!

C’est une jolie surprise du cinéma français en ce début d’année 2016 : Dieumerci !


Devant et derrière la caméra, Lucien Jean-Baptiste raconte comment un Antillais (prénommé Dieumerci) sortant de prison réalise son rêve : devenir comédien. Prêt à tout, il tape à la porte du cours le plus huppé de la capitale. Un brin décalé parmi ses condisciples branchés, il forme tandem avec son exact contraire, un jeune bourgeois dilettante (l’excellent Baptiste Lecaplain). Choc des cultures : Pour présenter leur examen d’entrée, les deux apprentis comédiens doivent préparer une scène de… Roméo et Juliette ! Le couple improbable va devoir apprendre à se connaître, et révéler ses blessures profondes, pour en triompher.
Déjà remarqué pour La première étoile (l’histoire de ses premiers sports d’hiver), Lucien Jean-Baptiste sait conjuguer la profondeur du propos et une légèreté qui laisse le spectateur entre rires et larmes, pris par l’humanité de personnages comiques autant qu’émouvants. S’y ajoutent de beaux personnages secondaires, comme Jean-François Balmer, Michel Jonasz, l’épatante Delphine Théodore en secrétaire stressée ou Firmine Richard en mère courage. Ce cocktail de rires et de frissons ne s’oublie pas de sitôt : c’est qu’il se nourrit de la vie de son auteur.
« J’ai mis ma propre vie dans ce film, explique le pétulant Lucien Jean-Baptiste, qui est aussi la voix française de Will Smith. Jusqu’à mes 30 ans, j’ai travaillé dans la pub. Un malheur immense est arrivé dans ma vie. J’ai sombré. Au fond du trou, j’ai décidé de réaliser un rêve de gosse : devenir comédien. Je me suis inscrit au cours Florent. C’est la vie qui m’a appris qu’il faut toujours faire ce qu’on aime. Nos plaisirs sont nos puissances. »


Daniel MORVAN.
Sur les écrans le 9 mars 2016.

mardi 8 mars 2016

Cinéma: Les Ogres, de Léa Fehner




Pour son second film, l'enfant de la balle Léa Fehner, ancienne étudiante de la formation Cinésup de Nantes, et de la Femis de Paris, réussit un coup de maître. Oubliez l'idée de "petit film français": nous voici dans un territoire peu exploré par les réalisateurs hexagonaux, celui de la fresque baroque et ambitieuse, du roadmovie exubérant à la Kusturica, avec des personnages démesurés, "incapables d'être raisonnables", une histoire forte animée d'une énergie solaire, où théâtre et vie s'interpénètrent. Léa Fehner s'inspire de la troupe de théâtre de ses parents, et du milieu tumultueux et passionné des compagnies itinérantes. Loin d'en faire une chronique tiède aux marges du documentaire, la réalisatrice en tire une histoire romanesque à souhait, et même fort romantique: les couples de baladins se déchirent, entre cruauté et tendresse, cachant parfois une douleur indicible sous le masque de la comédie. Le film (2h24) prend le temps d'approfondir chaque personnage, composant autour de chaque individualité, chaque complexité, chaque ego (et ils peuvent être énormes) un véritable hymne au collectif. Adèle Haenel, lumineuse et puissante, avait été choisie par Léa Fehner avant le succès des Combattants, parmi de nombreuses comédiennes. Elle s'inscrit parfaitement dans une distribution qui réunit comédiens de théâtre et acteurs de cinéma. En toute harmonie!
Daniel Morvan

Sortie nationale le mercredi 16 mars


Léa Fehner






lundi 7 mars 2016

Dans "Nos Serments", la bande à Julie planche sur l’esprit de 68

Après Fragments d’un discours amoureux, Julie Duclos poursuit avec Nos Serments son enquête sur le désir. Un film de 1973 a servi d’impulsion : La Maman et la Putain, de Jean Eustache.

Entretien
Julie Duclos, metteure en scène et comédienne formée au CNSAD de Paris. A fondé la compagnie L’In-Quarto, qui présente Nos serments au Lieu unique en mars 2016.
Copyright Calypso Baquey



Nos serments est une pièce inspirée d’un film, La Maman et la Putain. Est-ce une pièce sur le cinéma, ou d’après le cinéma ?
Je suis fascinée par le cinéma, le noir et blanc, les rues de Paris après 1968, le café des Deux Magots, Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, toute cette poésie urbaine, et j’ai aussi le goût du montage cinéma. Mais c’est moins le film que le scénario du film qui nous a aidés à impulser des improvisations. J’ai travaillé avec un scénariste de cinéma, Guy-Patrick Sainderichin, qui a composé la trame et écrit les dialogues de Nos serments.



Tout est donc parti d’improvisations ?
C’est tout un processus de travail avec une même bande d’acteurs, la compagnie In Quarto. Cette méthode est faite d’improvisation, de montage, d’autofiction : On est peu habitué à cette façon de travailler en France, j’ai appris ça avec Philippe Garrel, mon prof au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. C’est lui qui m’a fait découvrir La Maman et la Putain. Tout ceci m’a conduite à une méthode où l’acteur crée le personnage. Après, on cherche à retrouver cet effet troublant où les choses ont l’air d’avoir lieu pour la première fois. Je pense aussi souvent au cinéaste américain John Cassavetes, où tout est écrit et tout semble improvisé.



Mais franchement, mai 68, vous vous en moquez un peu ?
Mai 68 c’est mes parents, pas moi. je pars d’un scénario de 68, qui porte un modèle amoureux risqué. La pièce est un laboratoire d’humanité, on regarde comment ça se déplie dans un couple, cette histoire de triangle amoureux.



Vous sentez-vous « nouvelle vague »?
Oui et non, j’aime que les formes bougent, mais Eustache, Truffaut et Godard ne se sont pas concertés pour dire : aujourd’hui on lance la Nouvelle vague. Je nous trouve très isolés dans le milieu théâtral, en même temps on parle beaucoup de « notre génération ». On ne saisira l’événement qu’après !



La pièce dure 2 h 40. C’est justifié ?
On n’a pas décidé de faire une pièce longue et chiante, c’est juste le développement du jeu des acteurs qui appelle cette durée. En même temps il y a un entracte, vous verrez, ça ne semble pas si long !



Recueilli par Daniel Morvan.
Lundi 7, mardi 8 et mercredi 9 mars 2016 à 20 h 30 au Lieu Unique. Durée : 2 h 40.

20 questions impertinentes sur la musique

photo marc ollivier


Un violoncelle, c’est un gros violon ?
Oui, ces deux instruments sont de la même famille des cordes. En gros, ça grince et ça va du plus aigu au plus grave. En dessous, il y a la contrebasse.

Pourquoi ne peut-on pas applaudir entre les mouvements ?
Le mélomane bien élevé n’applaudit qu’à la fin, et pas entre ou pendant les mouvements. Encore faut-il les repérer. Mais en Italie, c’est chic d’applaudir le soliste après un air réussi.

Un chef-d’œuvre, c’est quoi ?
Ce n’est pas forcément marqué dessus, mais un chef-d’œuvre est ce qui traverse le temps et dépasse son époque. Un chef-d’œuvre rompt avec le passé. Debussy invente un nouveau langage.

Musicien pas connu = pas bon ?
Erreur. Si c’était vrai, Patrick Sébastien (auteur des Sardines) serait plus fort que Schubert (et sa pauvre Truite).

Tous les compositeurs sont-ils morts ?
Non, ils sont nombreux à continuer de composer. Tout ne s’est pas arrêté après Beethoven et Verdi. Boulez fut, avant sa mort, un contemporain.

Sans la pub, ils n’auraient rien fait ?
On entend dire que Mozart a copié la musique de la pub des yaourts La Laitière. Rétablissons la vérité : La Flûte enchantée, œuvre de Mozart, existait avant. Et celui qui a fait la pub Opium n’est pas davantage l’auteur du Requiem de Mozart.

Le rythme, c’est quoi ?
Un phénomène qui se répète. Mais le principe du rythme est qu’il est irrégulier, comme les vagues. Contrairement à la pulsation, qui elle est régulière.

Baroque, c’est du classique ?
Le classique n’est qu’une des époques de l’histoire de la musique. Les voici : Moyen Âge (époque du musicien Guillaume de Machaut). Renaissance (Clément Janequin). Baroque (Vivaldi, Bach). Classique (Mozart, Haydn). Romantique (Beethoven, Verdi, Bizet). Moderne (Debussy, Ravel). Contemporain (Boulez, Dusapin).

Les musiciens sont-ils payés ?
Oui, c’est un métier, avec convention collective et grille des salaires. On peut d’ailleurs en vivre, même si on n'est pas connu.

C'est bien connu: les musiciens n'ont pas de vie privée ?
C’est sans doute un métier prenant, mais cela n’empêche pas les jeunes violonistes, hautboïstes et harpistes d'avoir une vraie vie, de tomber amoureux, de faire du shopping et d’avoir une vie de famille.

La musique, c’est de la chanson ?
Toute musique n’est pas chanson : pour faire une chanson, il faut un texte.

Le style, c’est le genre ?
Justement non. Le style est lié à une époque, le genre, lui, voyage dans le temps. Vivaldi est un musicien de style baroque, qui écrit dans le genre concerto.

Toutes les femmes sont-elles soprano ?
Non, et tous les ténors ne sont pas des castrats.

Boulez, vous écoutez ça chez vous ?
La musique n’est pas uniquement d’agrément. Le « Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima », de Penderecki, ça ne se fredonne pas : c’est une musique pour ne pas oublier le cataclysme de l’arme atomique.

Delpech, aussi fort que Boulez ?
L’un et l’autre sont bons dans leur domaine. Comparaison : Boulez, c’est le roi du fleuret, Delpech, l’as de la pétanque.

Chœur et chorale, quelle différence ?
Le chœur désigne un ensemble de choristes professionnels (chœur d’opéra) ou de haut niveau. La chorale, elle, désigne simplement une formation d’amateurs réunis autour de l’amour du chant.

Music ou musique ?
Tendance forte : angliciser musique en music. Mais en français, l’art d’assembler les sons s’écrit toujours musique.

Symphonie, concerto, c’est pareil ?
Concerto vient de « concertare », qui veut dire « converser ». Désigne donc le dialogue entre un soliste et un orchestre. Symphonie est une œuvre orchestrale complexe, constituée de plusieurs mouvements sur des tempos différents. Mais rien n’est simple, Mahler utilise des voix solistes.

Un opéra, c’est quoi ?
Une pièce de théâtre pour voix non amplifiées.

Pourquoi font-ils de drôles de têtes ?
On rit parfois des mimiques des chanteurs lyriques, leur côté « cul-de-poule ». La prouesse technique passe avant le look : au moment du penalty, le buteur ne pense pas trop à sa trombine. Mais ça se perd: à l’opéra, ils sont mignons tout le temps, même dans les passages difficiles.

Racine, le supermarché du chagrin d’amour



Entretien avec Nathalie Azoulai, récompensée par le prix Médicis 2015 pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L). Invitée du festival Atlantide Nantes.

Vous dites dans votre roman que Racine est le supermarché du chagrin d’amour : c’est ainsi que vous le pratiquez vous-même, ou c’est juste votre personnage ?
C’est mon personnage. Mais au-delà, je pense que chaque lecteur français de Racine peut trouver dans ses tirades de quoi exprimer sa douleur, sa jalousie, son sentiment d’abandon, son désespoir, sa rage. Tout y est, avec l’aplomb que donne l’alexandrin, la dimension autoritaire d’un chagrin qui fait force de loi universelle.

Quel bénéfice tirez-vous de ce commerce particulier avec Racine ?
Une grande joie à lire cette langue classique, à la fois si lointaine et si capable de nous émouvoir encore. Beaucoup d’émotion aussi face à une œuvre qui n’enjolive rien, ne calme pas la violence des hommes, ne tait pas leurs ambiguïtés, au contraire.

L’avez-vous remercié pour le Médicis ?
Oui, bien sûr. En retour, il devrait aussi me remercier car les libraires ont vendu plus de Bérénice ces derniers temps et j’en suis très heureuse. D’ailleurs, la plupart des lecteurs me disent qu’ils se sont remis à lire Racine et en sont ravis.

Titus n’aimait pas Bérénice : La raison d’État (Rome) n’était qu’un prétexte pour plaquer Bérénice ? Nos profs nous ont pourtant affirmé qu’ils se quittent « malgré lui, malgré elle » ?
Je crois que Bérénice a servi à Titus à atteindre le pouvoir impérial, qu’il s’est certainement beaucoup attaché à elle mais qu’elle ne lui permet pas de s’accomplir comme homme glorieux. Or c’est là que va sa préférence. Quant à ce qu’on nous a enseigné, ne jetons la pierre à personne : on préfère tous penser qu’ils se sont aimés et que l’amour est plus fort que tout, que Titus et Bérénice, c’est comme Roméo et Juliette. Mais c’est Titus qui a la main et qui éloigne Bérénice de Rome.

Bérénice qui aime Titus qui aime Bérénice : la seule chose qui n’arrivera jamais ?
En tout cas pas chez Racine et quand ça arrive, il y a un empêchement qui vient de l’extérieur. Regardez Britannicus et Junie, ils auraient pu s’aimer s’il n’y avait pas eu Néron mais il y a Néron. Soit la contrainte est interne soit elle est externe mais elle est toujours là. Comme dans la vie, je crois. L’absolue réciprocité arrive mais a du mal à résister à l’environnement, aux désirs concurrents, à la durée, etc. C’est un miracle et Racine préfère mettre en scène les infinis décalages du désir : nous sommes des êtres pris dans des temporalités singulières et des déphasages constants, c’est notre lot ! Il y a cependant des visions du monde plus optimistes que celle des jansénistes, j’en conviens. Mais je suis plutôt assez d’accord avec leur pessimisme. Ça n’empêche ni d’aimer ni d’écrire sur l’amour, au contraire.

Vos vers préférés de Racine ?
« Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? »
Des vers sublimes de Phèdre : Pas l’once d’une pompe et toute la rage de la jalousie.


Recueilli par Daniel Morvan.
Jeudi 10 mars 2016, à 18 h : Nathalie Azoulai invitée de la librairie Durance.
Vendredi 11 à 15 h 30 au Lieu unique : Nathalie Azoulai participe à la conversation sur le thème « Seuls au monde », avec Sigolène Vinson et Nicolas Dickner.

samedi 5 mars 2016

Don Giovanni sous cocaïne à Nantes





La tradition ne nous avait pas préparé à un Mozart junkie, ni à un Don Giovanni sex addict, sniffant de la coke et se shootant à l'héro: c'est pourtant ce personnage que Patrice Caurier et Moshe Leiser parviennent à imposer dans leur version trash mais chic de cet opéra (leur 130e création, en mars 2016 à l'opéra de Nantes). Faire jouer Mozart en costumes d'époque, c'est faire du Watteau et du Fragonard: on ne s'y risque plus.
Prenant le contrepied, la mise en scène tentée à Nantes offre au remarquable baryton américain John Chest un rôle à la Brad Pitt des quartiers, qui surligne sans lourdeur les principaux traits du personnage: absence de surmoi, séduction et toute puissance d'un petit chef de bande, le plaisir comme seul moteur, Eros et Thanatos sur la même ligne de départ. Don Juan, c'est le désir-roi transposé par cette mise en scène dans l'univers glacial de notre société libérale. L'apostrophe métaphysique associée à Don Juan? Désolé, la maison ne fait plus cet article.
Mais ce collectionneur de femmes est parfaitement crédible dans des décors de hall d'immeuble, garage souterrain, se promenant en caddy de supérette et mangeant des sandwiches avec son valet de pied. Même si ce dépouillement déteint sur la musique de Mozart, en tirant l'opéra vers la traque urbaine, vers une sorte de nihilisme lyrique. Ce n'est certes pas la première fois qu'on habille l'opéra en jogging à capuche. Ce choix permet de rendre contemporain ce personnage caméléon, en montrant le pathétique de sa solitude et la course suicidaire où il est engagé. Performance partagée avec le sympathique baryton suisse Ruben Drole, abonné aux rôles de valet (il était déjà un parfait Papageno dans La Flûte enchantée) et tenant la scène dans un combat inégal avec son mauvais maître dont il est, sans ambiguïté, amoureux.

On n'éventera pas les jolies trouvailles qui projettent Don Giovanni ("grand seigneur, méchant homme", chez Molière) dans notre univers surconnecté, mais voir apparaître le séducteur mythique dans un monde de Smartphones, de lecteurs CD et de digicodes est l'un des plaisirs de cette production. L'œuvre commence (comme dans un thriller) par un viol suivi d'un meurtre. Une tache de sang au mur rappelle que les "mille e tre" conquêtes de Don Juan sont jalonnées de malheur. Un malheur sur fond de béton et de grisaille urbaine (décors de Christian Fenouillat). Presque trop ressemblantes entre elles, Gabrielle Philiponet (Donna Anna) et Rinat Shaham (Elvira) emportent pourtant la conviction sur les hits universels que sont La ci darem la mano ou la lamentation de l'épouse trahie, Ah, taci ingiusto core: Rinat Shaham seule devant le rideau offre un moment sublime. Plus en retrait, Zerlina est séduite lors de son mariage, qui sait user de séduction (Batti, batti O bel Mazetto) et Elodie Kimmel se montre délicieuse dans l'air de l'apothicaire (Vedrai carino).


copyright photo Jef Rabillon
Pour cette première création mozartienne du tandem Leiser-Caurier, avec Mark Shanahan à la baguette, l'invention est donc au rendez-vous: l'audace frappe juste car elle est tenue de part en part sans fléchir, et la sincérité de jeunes et beaux interprètes jette une lumière crue sur une œuvre où les merveilles musicales ruissellent comme autant de diamants sur une robe de deuil. Le spectateur partage les sentiments de Leporello, qui ne sait s'il échappera à cette tempête, alors que s'approche la mort de Don Giovanni, une mort de petit dealer coursé par la milice populaire. Se conjuguent le shoot final et la vision d'un Commandeur que certains auront pu juger petit bras, mais il ne faut plus compter sur les Commandeurs à la Moïse. Quoi qu'il en soit, cette lecture "sexe, drogues et baroque" possède un double mérite: elle est cohérente et lisible dans ses décors et costumes sans une once de surcharge. Les quelques huées du dernier carré des wagnériens nantais (visant les décors et la mise en scène) contresignent la réussite de cette production qui semble toucher une partie du public nantais, et déconcerter l'autre, sans dissiper le mystère: qui est vraiment Don Giovanni?
Daniel Morvan



Patrice Caurier et Moshe Leiser à la première de leur Don Giovanni
Copyright Daniel Morvan



vendredi 4 mars 2016

Alphabet cyrillique, le voyage de Jean-Claude Pinson en Soviétorussie

"Se perdre, s'oublier. Fatigués de tourner en rond entre Nantes et Tharon. De caboter entre soi et soi-même en pays sot breton/ se perdre, s'enfoncer en Sibérie. L'intérieure, celle qu'on porte en soi. Pays mongol et monotone où l'on broie jour et nuit du noir. Et la vraie, l'extérieure, la glaciale et très loin de Montmartre, où l'on peut encore respirer de grands bols d'air soviétique. Celle qu'on a vue avec les yeux du corps: à Novossibirsk, à Irkoutsk. Et même Oulan-Oudé, qui est en Bouriatie, au bord de la Mongolie Extérieure."

Cet abécédaire d’allure enfantine nous mène de Α (comme Alissa, petite-fille du narrateur) à Я (ia comme Yanka) en passant par Ж (jé comme Jénia) et Ю (iou comme Ioulia). Un livre dont ne fait pas aisément le tour, comme son objet,  la "Soviétorussie" (selon le mot de Marina Tsvétaïeva), ou encore "Cyrillie", à la fois pays réel et univers imaginaire de lettres. Une sorte de méthode Assimil à la manière de Jean-Claude Pinson: comment apprendre "à converser en russe sans peine au coin du feu en 70 leçons".

Jean-Claude Pinson confie avoir décidé d'écrire cet alphabet le jour où il donnait ses derniers cours de philosophie à la faculté de Nantes, devenant ainsi "maître de conférences honoraire", le 24 mai 2008, le jour de la fête de l'écriture. Un livre né de l'amour du russe, de l'alphabet, de la couleur rouge ("la couleur des couleurs"), du tac-tac ferroviaire à 5 ou 7 temps des trains lancés à travers la steppe, quand fume au bout du compartiment l'imposant samovar, surveillé par une gardienne à casquette, la maîtresse du thé. Comme un souvenir de Michel Strogoff... Ce livre est à la fois syllabaire, récit de voyage, micro-fictions, poème en prose citant des poèmes en vers, autobiographie, méditation sur la mort, bestiaire et, à la manière de Victor Hugo, roman familial où l'auteur s'exerce à l'art d’être grand-père, en compagnie de la charmante Alissa.

Le lecteur non averti devra d'abord assimiler le dispositif très particulier du livre: plusieurs voix se croisent et se répondent, comme sur une scène imaginaire. Jean-Claude Pinson fait entendre, outre lui-même, la voix du poète Lermontov (tué en duel à 27 ans, dans la ville d'eaux de Piatigorsk), et celles d’autres revenants qui viennent donner la réplique (un sosie du poète italien Leopardi ; un double du philosophe français Kojève, un faux B(e)audelaire…). Jean-Claude Pinson s'y entend pour brouiller les pistes, faire proliférer les métaphores, déjouer une lecture qui réduirait l'ouvrage à une linéaire autobiographie. Celle-ci est pourtant bien le fil rouge qui nous conduit, à travers cet abécédaire amoureux, au fil des pérégrinations du narrateur et de ses acolytes jusqu’à Vladivostok.

Un récit de voyage? "C’est bien plutôt une relation d’errances, tant géographiques que linguistiques", nous dit l'auteur. Nous lirons de belles pages sur l'expérience ferroviaire du temps: "Pas mieux que le train pour une première expérience de l'espace et du temps russes. Tranche de vie garantie et tranche d'histoire aussi. Car c'est encore la Russie d'autrefois, ses chemins de terre en allés au milieu des champs, ses villages et hameaux semés de guingois au bord des rivières et des bois, qu'on n'en finit pas de découvrir par-dessus les rideaux qui ornent les fenêtres du couloir où l'on en vient fumer pour tuer le temps. Tandis que soviétiques encore sont les petites villes de province dont on entrevoit au lever du jour, depuis les quais des gares où le train fait de longs arrêts, l'architecture à colonnades et l'inévitable grand-place avec statue d'un Lénine musculeux et prolétarien." On rêve presque du roman de voyage que ce livre pourrait être, et qu'il contient. Alphabet cyrillique ne peut pas se réduire à cette dimension: la matière du langage est toujours le point de départ de la méditation. Ainsi, à la lettre Ж, qui est l'initiale de jaloba, plainte: la consonne Ж "est toujours une consonne dure", évoquant "non pas les simples jérémiades perso, mais la grande plainte de l'immensité russe, où très vite se trouvent engloutis, points minuscules dans la steppe enneigée, les je qui peu à peu s'effacent".
"L'intention" de ce livre? Certainement pas un inventaire des décombres du projet soviétique, ni une psycho-géographie désabusée: Le poète ne propose pas des objets calibrés pour un lecteur contemporain, mais fonctionne davantage sur l'intuition angoissée du post-moderne, un peu à la façon d'Antoine Volodine. Sa Russie est inouïe, à la fois passée et encore à venir. C'est la rencontre des deux chaos qui fonde l'harmonie de cet ouvrage - ni simplement Russie, ni uniquement Pinson, mais collision d'un intime et d'un "extime", d'une intériorité à la fois douloureuse, par le deuil, et heureuse, par l'amour, et de cette extériorité inépuisable qu'est la Russie.

Pinson illustre son pessimisme dans le double sens du mot "mir", à la fois monde et paix. "Voyager en Russie n'aura été qu'un leurre, une illusion (certes belle). Coupés du monde on est restés. (...) Et pas davantage la paix n'est revenue dans nos cœurs. Inapaisés on est restés. Très remontés contre le cours indigne, affreux, débilitant, réfrigérant, du monde". Poète sans illusions, l'auteur cherche en l’autre Russie, la secrète, éloignée du Kremlin, un empire de signes où se dissipent les perceptions trop sûres. Il cherche à dépayser son propre réel au contact des découpages et des images proposés par le russe. Il pratique le « nécessaire abandon à l’espièglerie des mots » que recommandait Novalis, tous les jeux étant bons à prendre : ainsi liess (forêt, en russe) est-il objet de liesse : « grande joie que c’est/ liesse en été/ d’y aller, en forêt, bien nommée, faire griller des chachliks, des brochettes de mouton ».

Mais à quoi bon, aujourd’hui, rêver d’une russification de la poésie? "Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche"... Œuvre de projection dans l'espace, cet Alphabet travaille un pur espace de signes. Il existe même une page où le caractère cède la place à l'élégante courbe d'une lettre qui évoque une piscine, rêve d'idéogramme slave. C’est d’ailleurs à cet endroit que la Russie de l'ex-maoïste Jean-Claude Pinson est très différente de la Chine désenchantée de Roland Barthes, découverte lors d'un voyage fameux avec Philippe Sollers. On aime au contraire observer le narrateur seul en Russie comme « dans la forêt ensorcelée des femmes», se laissant éblouir au musée de l’Ermitage par un portrait de Matisse, ou recherchant le secret alchimique des beautés russes sur la perspective Nevski : "tous les mélanges imaginables: sibéro-caucasiens, kazakho-ukrainiens, birobidjano-lettoniens"… La "mèche lente de la Russie" continue de brûler dans ces lignes, puisque la poésie est encore le meilleur moyen d'approcher les mystères russes, ceux qu'on porte aussi en soi.
Daniel Morvan

Jean-Claude Pinson: Alphabet cyrillique. Champ Vallon, 360 pages, 24€.