mardi 13 mars 2018

Jean-Claude Schneider: rencontrer la couleur

Vitrail de Bazaine © dr


Jean-Claude Schneider, né en 1936, est l'un des premiers traducteurs de Paul Celan. Il a également entretenu un compagnonnage d'artiste avec le peintre Jean Bazaine (1904-2001) depuis 1965. Le poète et critique publiait en 1994 « Habiter la lumière, regards sur la peinture de Bazaine» chez Deyrolle. Cette parution m'offrit l'occasion d'une rencontre avec l'écrivain, chez lui dans le sud Finistère.

Chaque année, aux vacances scolaires, il se retire avec son épouse dans sa maison de Tréguennec. Un lieu propice à l'écriture, où il aime retrouver « l'éphémère perpétuel, la mouvance de l'atmosphère. La Bretagne est le contraire de la Grèce, où tout est fixe, ciel bleu et colonnes des temples. Ici tout est lié à l'heure et au passage. » C'est donc ici qu'il travaille. D'abord connu comme traducteur (« Les romantiques allemands » en Pléiade, Kleist, Holderlin, Hoffmanstahl et même le russe Mandelstam), il écrit sur la peinture et il est poète. Son livre intitulé « Habiter la lumière » est une suite de textes s'étalant sur une vingtaine d'années, organisés de façon à varier les approches, entre la réponse lyrique aux couleurs et le commentaire refléchi. « J'ai rencontré Bazaine pour la première fois en 1963. Je lui ai demandé d'illustrer un premier recueil de poèmes et une monographie chez Maeght. Bazaine est à la jonction de la figure et de l'abstraction. Il a dit lui-même : « La forme me fuit ». Plus que les formes, ce sont les forces qu'il exprime, ce qui habite le rocher, la vague ou le vent. Mais mon émotion esthétique n'est jamais si forte que lorsque je reconnais la forme ! »


Pour avoir pratiqué tous les éditeurs, grands et petits, il apprécie la relation avec ces derniers : « le petit s'occupe beaucoup mieux de vous, c'est un rapport de personnes, l'auteur participe directement à la fabrication, il le suit pas à pas. » La faible audience de la poésie ? « Je dois avoir 200 lecteurs, mais les livres passent de main en main, ils ont une vie intense. La poésie circule sans bruit, c'est une activité clandestine. Baudelaire ne disait-il pas : « Ah, si j'avais 500 lecteurs ! » La chance de la poésie est qu'elle ne soit pas une matière marchande, qu'elle n'ait pas de valeur. C'est ce dont la peinture souffre. » Une récente étude réalisée en Angleterre prouve que la poésie est une bonne alliée du psychiatre dans les soins aux dépressifs. « Nommer la douleur la lève », affirme Claude Beausoleil. 


Pour Jean-Claude Schneider, « la poésie n'a pas d'efficacité immédiate, mais un rescapé des camps de Sibérie a dit : « la poésie est ce qui reste quand il ne reste plus rien. » Plus de poème après Auschwitz? Sûrement pas ! Il est vrai que les Russes ont sur nous l'avantage d'une grande culture de la poésie, entretenue par la mémoire. Là-bas, l'ouvrier lit de la poésie dans le tramway. Nous n'avons pas la mémoire. » Jean-Claude Schneider est tout de même capable de réciter les premiers vers de « Prélude à l'après-midi d'un faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer... » 

Il aime aussi Mandelstam, chez qui la poésie est comme Cassandre, l'hirondelle dont on ne comprend pas tout de suite le chant. « Un jour, Guillevic m'a dit : « C'est clair, ce que j'écris, n'est-ce pas ? » Je lui ai cité des passages toujours obscurs. Et qui comprend toutes les « Illuminations » de Rimbaud ? Et pourtant, cela reste beau. Et efficace. Il ne faut pas traduire la poésie. »

Jean-Claude Schneider, traducteur des romantiques allemands, vient de publier « Habiter la lumière», un recueil de textes sur le peintre Bazaine, chez Deyrolle.

dimanche 11 mars 2018

Sylvain Prudhomme: la performance, stade suprême de l'art mondialisé

Sylvain Prudhomme: réédition d'un de ses premiers textes,
et parution en Folio de son roman "Légende"
 © Catherine Hélie/Gallimard

"Une nuit de novembre, le Furtif prit le large. Dans le silence du port de Lisbonne endormi, on le vit larguer les amarres et se faufiler tous feux éteints entre les bateaux à quai." Ainsi débute L'affaire Furtif. Un peu à la manière d'un roman colonial de Georges Simenon, ou d'une histoire maritime dans le style Gustave Toudouze. Rien ne permet au lecteur de deviner qu'il s'engage dans une histoire d'art contemporain.
Et ce qui peut d'abord passer pour la réponse d'un équipage de marins à l'appel du large prend vite les allures d'une rupture d'avec la société: alors que cette course vers le sud est suivie par des "millions de téléspectateurs", le skipper détruit la caméra qui permettait un lien permanent avec la terre. L'affaire Furtif (tel est le nom du bateau) commence, sous l'oeil des caméras survolant le voilier dans sa route vers le sud, et l'identité de trois des six membres de l'équipage est révélée: il s'agit de Jo Di Bembo, plasticien contemporain, Alma Fitzpatrick, photographe, et Toyo Sôseki, botaniste. Le bateau se dirige vers un archipel de l'Antarctique, les îles Heywood, où il dépose les équipiers, qui le sabordent. La découverte d'une énorme bouée en peau de phoque, puis d'un ballon tout aussi dadaïste, ouvre le champ à de nouvelles hypothèses: L'affaire Furtif revient sur le tapis, et une mission de recherche est envoyée sur les lieux, qui recueille sur les lieux divers documents sonores ou écrits laissés par les naufragés. 
On découvre ainsi, sur les îlots occupés séparément par les membres d'équipage, l'appareil photographique d'Alma Fitzpatrick, dont on parvient à tirer des clichés pâlis, cadrés au ras du sol, "vingt-deux regards de l'artiste, peut-être ses tout derniers, sur un monde désormais réduit pour elle à ces rochers étroits". Les critiques, les étudiants d'art s'emparent de la découverte la commenter "la puissance dramatique" de ces images. Troisième objet après les bouées et les photographies, un journal de bord tenu par le botaniste, publié sous le titre "Journal de Toyo Sôseki", établi non selon le calendrier grégorien mais par le simple décompte des jours passés sur l'île, dans lequel on voit une rupture bouleversante dans le rapport de l'homme au temps, et même une "immersion absolue dans l'instant". 
Quatrième découverte, des feuilles manuscrites de l'architecte Youri Spassky, contenue dans des bouteilles. Il y développe les principes d'une "anarchitecture", dont la pierre d'angle est le cocon, destiné à "ramener la maison de l'homme à des proportions plus justes". 
La découverte d'un enregistrement de la musicienne irlandaise Emily Evans parachève cette sécession dans les arts - sculpture, photographie, littérature, architecture et musique. En s'essayant au mariage de deux genres parfaitement étrangers l'un à l'autre, le roman d'aventures et le commentaire burlesque d'oeuvres hermétiques et "ouvertes aux interprétations" (comme un mélange de Jules Verne et de Catherine Millet), Sylvain Prudhomme s'est amusé à inventer un groupe d'artistes élitaires qui, brûlant ses vaisseaux, rompt avec la civilisation pour "faire oeuvre" à l'échelle planétaire (dans une sorte de muséification globale). 
L'oeuvre est trace d'une survie, testament d'architecte ou ultime chant d'une musicienne, dernier message aux humains lancé par des artistes qui sont allés jusqu'au bout de leur exigence, jusqu'à se couper du monde sur des îlots déserts, y faire oeuvre tout en y mourant - voire même faire oeuvre de leur propre mort. Mais (et reconnaissons que cette vision de l'art contemporain n'a rien de nouveau, c'est même un poncif que l'art dévoré par le discours porté sur lui) les objets qui en résultent vont alimenter la même logomachie critique, et s'effacer devant elle. 
Dans cette pochade, l'humour de l'écrivain tient dans le fait de substituer au récit "réel" de la survie des dissidents les diverses élucubrations critiques autour de leurs "gestes artistiques": le jour de la fin du monde, il y aura un critique d'art contemporain pour discuter des intentions de l'artiste. Reste le mythe d'un art qui embrasserait le monde comme une robinsonade, le concept de performance s'étant lui-même mondialisé jusqu'à prendre la planète pour décor.

Daniel Morvan

Sylvain Prudhomme: L'affaire Furtif. L'arbalète Gallimard, 126 pages, 10,50€.  À cette occasion, la collection Folio/Gallimard réédite en poche son roman "Légende": un western contemporain dans le far-west camarguais où l'auteur ausculte une jeunesse des années 1980 avide de "vivre vite". 

mercredi 14 février 2018

L'homme qui mangea le monde: grandeur et misère de la classe moyenne

Yvon Lapous et Hervé Guilloteau dans "L'homme qui mangea le monde". ©DR
Lorsque le rideau se lève (manière de parler puisque de rideau point dans cette belle salle du nouveau Studio théâtre, rue du Ballet à Nantes), le public sait déjà que tout est perdu. La pièce s'ouvre sur un passé traumatique inconnu. On a perdu le courage de finir ses phrases, de briller, on est comme ces sphinx qui contemplent le désert et qui s'ennuient dans les vestiges écroulés d'une civilisation morte.
Nous savons pourtant que nous avons affaire aux doubles décolorés de personnes qui de leur vivant savaient captiver, fasciner et plaire. Pourtant tous ont gardé une trace de l'enjouement de l'époque où ils étaient pleins d'espoir et réussissaient. 
Des membres de cette famille de la classe moyenne pétrifiée par l'échec, un seul peut avancer l'excuse des ans, avec cette cette bonté inutile des vieillards cernés par la méchanceté d'enfants gâtés qui ont tout détruit. C'est le père, qui apparaît au début de la pièce, tel un vieux roi de contes de fées, frappé de gâtisme et tremblotant de tous ses maux. Il s'est mordu la langue, brûlé la main, il souffre de grippe mais travaille encore. Chez qui vient-il demander secours? Chez son fils aîné et adulé, le rejeton sous le coup d'un licenciement brutal dont nous ignorerons les causes (insubordination, insultes?).
Avant d'aller plus avant dans cette pièce, faite de répliques interrompues, de propos hachés et crachés, de colères subites, de coups de téléphones qui s'entrecroisent nerveusement, peut-être faut-il présenter du tandem Hervé Guilloteau et Yvon Lapous. Ce dernier revient sur la scène de ses débuts, comme une figure du temps retrouvé, des années épiques où il faisait ses débuts sur cette même scène, ce studio théâtre d'où peut-être sortirait un jour (mais ne sortirait effectivement pas) le centre dramatique de Nantes. Mais par une ironie de l'histoire c'est donc en vieux père malade qu'apparaît maintenant un Yvon Lapous devant l'un de ceux qui reprennent le flambeau: Hervé Guilloteau, dans le rôle d'un fils indigne, d'un père absent et d'un maltraiteur de vieillard.
La pièce est admirable, d'un auteur allemand qui fut distingué comme "jeune dramaturge de l'année 2010" par les critiques du journal Theater Heute. Elle met donc en présence un homme qui, en pleine crise, désire s'arracher au "bourbier des responsabilités" pour crier: Je suis libre! Il ne voit plus ses enfants, sa femme Lisa l'a quitté pour son meilleur ami Ulf (Bertrand Ducher), "connard de capitaliste" qui continue de le fréquenter au nom de leur vieille amitié, et lui assène ses quatre vérités. Son frère cadet Philipp, faute d'égaler un aîné admiré, sombre dans la marginalité, mais tente encore de répondre à ses demandes d'argent en inventoriant un misérable pécule de petit dealer. Car l'aîné veut "se mettre à son compte", projet fumeux comme il semble en avoir la spécialité. Lisa (Florence Bourgès) se mure dans une dignité pathétique, partagée entre la honte d'être "regardée avec une petite pointe de pitié" partout où elle va, la tristesse d'avoir perdu le génie protecteur de sa famille et avec lui son rêve de vie conjugale.
C'est tout? Oui, c'est tout. Des personnages comme on peut en connaître dans la vie, des phrases inachevées comme on en entend chez les gens qui craquent, une histoire que l'on prend à sa fin en ignorant le début, tout cela ensemble nous mène à cette pièce qui s'achemine lentement et sûrement vers le pire. Un pire qui s'avance sur des patins de feutre, avec cette démarche un peu biaisée qui est celle du fils: nous le verrons soumettre le vieux père, tiré nu du placard où il se terre avec sa soupe de lentilles et s'automutile, à une séance de torture morale difficile à entendre. Puis, entre deux douleurs féminines étouffées, l'effondrement du cadet, puisque c'est la maladie qui, tôt ou tard, vient empocher les mises. C'est avec des rêves que l'on fabrique le désespoir. Ces personnages nous sont présentés d'emblée dans leur détresse, se déchirant et détruisant toutes les promesses. L'auteur de cette pièce n'a eu qu'une délicatesse, laisser planer un doute sur la possible euthanasie qui clôt ce tableau de moeurs contemporaines.
On ne peut que se réjouir de retrouver Hervé Guilloteau dans cette proposition du théâtre du Loup, arraché à ses propres routines et ses provocations, humblement comédien au service d'un texte fort, inédit en France. Le texte de Nis-Momme Stockmann (né en 1981) agit comme un bain révélateur, plongeant les corps dans un catalyseur qui produit un théâtre âpre, où le réalisme social se joue sur la partition des crises sans fin, des pleurs ravalés au bout du fil et des égoïsmes inatteignables. La sobriété de la scénographie est liée aux conditions de la création, mais elle convient bien à cette tragédie du déclassement, la pauvreté au pas de la porte, à portée d'une main brûlée, d'une gifle.
Daniel Morvan

Une pièce présentée par les éditions de l'Arche. 
Production Théâtre du Loup et Le Grand T avec le soutien de la ville de Nantes.
Théâtre du Loup, 27 av. de la gare Saint-Joseph, 44300 Nantes. Tél. 02 40 84 31 52.
theatreduloup@wanadoo.fr

jeudi 8 février 2018

Hybris: la cruauté sied aux belles âmes


"... comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés..." 
© Bastien Capela

Hybris, du grec ancien démesure: c'est le titre du spectacle écrit et joué au théâtre universitaire de Nantes (février 2018) par ce couple d'acteurs, Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian (tous deux issus de la classe d'art dramatique du Théâtre national de Bretagne). C'est en effet de démesure qu'il faut parler, de férocité et de douceur, de symbiose et d'incompréhension, de qu'on s'envoie dans la figure au gré de la météo tourmentée d'un couple à la Cassavetes. Un peu de cruauté sied aux grandes âmes. Lui est poète, un héros amoureux, aux prises avec un "moi" enténébré, représenté ici avec une rudesse homérique et sans égard pour les codes de la galanterie théâtrale. Elle s’appelle Mathilde, Julie, Lennie… Elle ajoute par le jeu et la diction quelque chose qui participe à la fois du naturel contemporain et des traits génériques de l'amoureuse tragique.
Mais ce n'est pas vraiment pour le vérisme des scènes sentimentales et violentes que le spectacle tout entier vous empoigne avec une force presque racinienne: c'est plutôt par cette façon de condenser des époques très lointaines de cette vie commune, des âges reculés de l'amour et les blessures encore ouvertes, que ce spectacle écrit et joué à deux réussit une sorte de tour de force. Oui, c'est ce jeu sur le temps, sur les facettes d'un sentiment qui renvoie sur son objet les éclats les plus lointains comme les plus immédiats, qui donne sa valeur à ce spectacle écrit (dirait-on) au cours d'un été d'accalmie dans les intervalles d'une vie passionnée. Aussi s'accroche-t-on à ce qui ressemble aux instants de bonheur, puisque tout, même l'idylle la plus touchante, engendre des éclairs de colère: "cependant leur amour est pire que leur haine", dit le tragédien. Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian ont réussi à rétablir le sentiment du tragique dans un univers d'idéaux déçus, de rêves galants, de fantasmes héroïques. 

Une musique implacable et sombre


"Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus." Je ne suis pas certain de citer la phrase dite, que Manuel Garcie-Kilian tire d'un livre qu'il tient à la main (celui-là même que je lisais lorsque je suis allé voir cette pièce: Le temps retrouvé); et voici que déjà le livre tombe au sol. S'élève une musique implacable et sombre (Seilman Bellinsky) qui semble renforcer la confusion entre les rêves qui s'effacent et les lectures qui s'y mêlent: telle est la condition de spectateur que, lorsque les mots se mêlent à ses propres rêves, il en vient à douter de leur réalité. La musique, justement, ne vint qu'à point nommé et sans esprit d'habillage, en évitant la surenchère d'effets qu'il est si facile de produire avec la puissance du rock, comme on l'a encore vu récemment chez Vincent Macaigne. La musique de Seilman Bellinsky vient au contraire comme doucher la logorrhée incessante du couple, cette parole répétitive qui forme parfois des boucles musicales superposées d'une manière virtuose. Un mélange de Schubert et d'Eli et Jacno, nous dit Jonathan Seilman. Quelque chose de solennel et de romantique en fin de partie.
Je sortis de ce spectacle mal réveillé, sans avoir rien noté, ni songé une seconde à une quelconque attente critique, comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés, tâchant de recouvrer au plus vite le sentiment ordinaire de la réalité. Et maintenant, comme ce mélomane qui ne sait plus depuis longtemps pourquoi il aimait la musique, je ne saurais que balbutier mécaniquement: oui, ces deux comédiens ont une classe extraordinaire.

Daniel Morvan


Durée: 1 h 45. Production Fitorio Théâtre.

mardi 6 février 2018

Jackson C. Franck, héros oublié de la musique folk

Jackson C Franck rencontre Presley à Graceland

Jackson C. Franck est l'un des plus inconnus des musiciens culte. Ce chanteur folk est pourtant l'auteur d'au moins deux "standards" de la musique folk, Blues run the game et My name is carnival. Jackson C. Franck y inventait une certaine forme de mélancolie, lui donnait ses couleurs personnelles de braise et un certain mouvement de mer, et cette application d'artisan qui le distingue de Bob Dylan. Après son premier livre, un essai rêvé autour du géographe Elisée Reclus, Thomas Giraud met en oeuvre la même méthode personnelle, ni biographie ni essai historique, pour tenter de comprendre l'apparition et le retrait de Jackson C. Franck. Pourquoi lui? "J'envisageais d'abord de traiter du silence, à partir d'une oeuvre de John Cage, 4'33", souvent considérée comme 4'33" de silence, mais en fait constituée des bruits environnants. J'ai ensuite considéré que l'existence d'un fort corpus théorique de Cage risquait d'affaiblir mon propos. Et j'ai pensé à Jackson C. Franck, dont je possédais l'unique album." Né à Buffalo en 1943, Jackson C. Frank grandit dans la petite ville de Cheektowaga, non loin des chutes du Niagara. Quand son école brûle, faisant de nombreuses victimes parmi les élèves, il fait partie des survivants. Une guitare offerte par l’un de ses professeurs vient éclairer sa douloureuse convalescence. C'est l'époque où Elvis Presley devient le king: Pour fêter le retour à la maison, la mère de Jackson offre à son fils une visite à Graceland. En cette résidence royale, l'incroyable rencontre (fortuite) a lieu entre l'enfant brûlé et la jeune star, qui passe quatre heures avec lui et sa guitare. Commence la période bénie du jeune musicien, que Thomas Giraud sait analyser de cette manière quasi médiumnique qui avait déjà fait merveille à propos d'Elisée Reclus. L'essentiel de son analyse, si elle met en mouvement des blocs de biographie bien identifiés, tient dans une sorte d'empathie imaginative avec ce personnage aux couleurs pastel.
Devant un tableau de Rothko, couleur peau et Bétadine, il découvre "la nécessité d'une forme géométrique pour encadrer et rassurer ses chansons". L'auteur nous fait entrer dans la vision interne du musicien, repérant sa fixation objectale sur ce morceau de peau qu'il a greffé au front et qu'il semble fixer de l'intérieur... Un artiste ne naît pas au monde sans ce fin ajustage de ses capteurs sensoriels, de ses infirmités, de ses blessures sur ce grand tout qu'il s'apprête à chanter. Mais voici que l'argent de l'assurance tombe. Fortuné et fou de voitures, Jackson file à la concession londonienne de Bentley. Fixant une sorte de losange hallucinatoire apparu mentalement, il écrit ses premières chansons. Cela sonne comme du Pete Seeger. Il se glisse dans l'universel folk, avec son look de séminariste, son air "d'échassier égaré". Nous nous l'étions peut-être imaginé enfant noir? Voici que Thomas Giraud nous le montre, "blond comme les blés, beau comme un astre (...) qui boîte et se balade en automobile de luxe". 
Son chemin croise celui de Paul Simon, déjà en route pour la gloire. Paul lui loue un studio encore tout chaud des traces d'un "jeune loup frisé" appelé Dylan. Paul sait le dorloter, l'enfermer dans un cocon de paravents pour qu'il accouche de son album. C'est magnifique, Blues run the game sort de sa gangue, Jackson se coule dans le swinging London, claque sa fortune, et puis sans prévenir, c'est l'échec. L'album sorti en décembre 1965 fait un flop. La critique flingue le chanteur à la Bentley. Diagnostic? Thomas Giraud: "Il y a une promesse de choses en mouvement que l'on ne sent pas chez Jackson alors que tout le monde n'attend que ça. Jackson ne secoue pas vraiment, il est une brise légère". La comparaison peut sembler cruelle entre les deux méthodes de travail. Celle de Dylan, la puissance créatrice à l'oeuvre, indomptable improvisateur, progressant au fil d'une "narration audacieuse et aventureuse", et celle de Jackson C. Franck, plus méticuleux, dans un "juste milieu entre le folk anglais et américain", dont les morceaux "sont terminés comme pris dans le ciment". Cette observation cruelle de Thomas Giraud: "Jackson avait dit en 1960 après avoir vu Dylan sur scène, pourtant médusé par autant de talent, Je pourrais faire aussi bien, je ferai mieux. C'est raté. Il est en retard. Il a 22 ans en 1965. À 22 ans, Dylan avait déjà au moins 30 ans." 
Il faut aussi réussir à coïncider avec son époque, être son propre contemporain. On se souvient du film des frères Cohen sur un thème semblable, Inside Llewyn Davis, où le balladin occidental renoue avec les épreuves de Lancelot sur la quête du Graal: de Rimbaud à Charlot, l'échec serait-il plus beau que le succès? Jackson oublie les chansons, les voitures, reprend l'avion pour le village près des chutes, se clochardise. Il fait tout ce qu'on peut faire quand on est pas Dylan, et c'est aussi redoutable que si ça avait marché.
Daniel Morvan
Thomas Giraud: La ballade silencieuse de Jackson C. Franck. La Contre Allée, 165 pages, 17€.

mardi 30 janvier 2018

Max Jacob, 2. Un corps déboîté dans un monde déboîté



En 1994, Le cinquantenaire de la mort de Max Jacob. 2 : Le brillant lauréat du concours général renonce à ses rêves d'Orient pour la misère à Montmartre. Il rencontre Picasso.



Les succès scolaires de Max Jacob lui ouvrent une carrière brillante à laquelle il se dérobe. Entré à l'École coloniale, il la quitte bien vite pour suivre sa vocation artistique. Il vit misérablement à Montmartre. Trente six métiers, trente six misères et deux coups de foudre : l'un pour une jeune femme, l'autre pour Pablo Picasso.

En 1894, Max Jacob est le premier élève du jeune lycée de La Tour d'Auvergne à décrocher un accessit au concours général de philosophie. Au cours d'une distribution solennelle, le nom de Jacob est acclamé par Quimper. Sa carrière est toute tracée. Pourtant, Max éprouve l'impérieux désir d'être un autre. « Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge », lui dit son Blaise Pascal. Et l'homme est selon le même Pascal un « monstre incompréhensible » : Max dira lui-même : « une personnalité n'est qu'une erreur persistante 
». 
Bien qu'il dise être « né triste », Max s'est par bonheur reconnu artiste, et « la poésie est une vertu comme la gaîté ». Une vertu qui sauve d'une « belle époque » creuse. Quand le monde dérive, tourne encore, à plein régime, la mécanique langagière.

Un bavard timide


Ses parents le verraient bien normalien. Mais la pédagogie ne le tente pas. « Sujet d'examen : est-ce que l'oeuf vole ? », ironise-t-il. Au grand étonnement de son entourage, il opte pour l'École coloniale. Etre un autre... Poussé par quels rêves orientaux ? « Je pense que mon ange gardien me désignait par là que ma vie devait se faire dans une autre patrie que celle qui était la mienne, j'entends une patrie morale. » Projet de courte durée. Il se laisse recaler en seconde année, puis se fait réformer : « Je n'ai jamais pu être militaire/ Étant moitié fil de fer et coton. » Quimper ne lui pardonnera pas. 


Ses retours réguliers, chaque année, au 8 rue du Parc à Quimper, sont émaillés de vexations. On lui reproche son manque d'ambition, ses bouffonneries : Le « besoin de plaire » mêlé à une « timidité qu'il violente » fait de lui un « insupportable bavard » (« La défense de Tartufe »). La honte qu'inspire la disgrâce physique (1), maintenant officielle, va obséder sa poésie : «Je suis le coq beurré, je suis la poule tiède», quand ce n'est pas « foetus sans alcool, grenouille du préau ». 

Puis, en 1901...


 « Comment engager ce corps déboîté dans ce monde déboîté ? » résumait, dans une conférence donnée récemment au théâtre, le professeur Michel Quesnel. Or Max, comme la grenouille du préau, atteint 1901. Il l'a annoncé à sa famille : je serai artiste. Malaise du père, drame familial. Ayant dérobé quelques sous, Max s'éclipse. Une période difficile s'ouvre. A Montmartre, Max vit un temps de ses piges de critique pour « Le moniteur des arts » - dix-sept articles encore inédits, sous le nom de Léon David. 
Critique ? « Tu ferais mieux d'apprendre à écrire », lui conseille son rédacteur en chef. « J'avais été étudiant chic, précepteur, employé de commerce, critique d'art dans les revues officielles, puis balayeur, puis jeune homme riche, puis lauréat et amateur de coulisses. » 
Un certain jour de 1901, lors d'une visite à la galerie d'Ambroise Vollard, l'oeil de Max se fixe. Ce n'est pas un reflet insaisissable dans une glace, mais un « autre lui-même » bien réel : Pablo Picasso. 

Daniel Morvan. 
‎samedi‎ ‎18‎ ‎juin‎ ‎1994
738 mots

(1) Disgrâce physique, mais fort magnétisme personnel : « Je ne connais rien de plus beau que les yeux de Max Jacob. Il est presque normal que le monde se fasse poème après avoir traversé des yeux pareils, comme drapés autour du visage » (Jean Cocteau).

dimanche 28 janvier 2018

En 1993, la rencontre entre Yves Prigent et Charles Juliet



Le psychiatre breton Yves Prigent rencontrait en 1993 l'écrivain Charles Juliet.

Entre Yves Prigent et Charles Juliet, la communauté d'esprit débouche sur une rencontre et sur un livre à deux voix. Le premier, neurologue et psychiatre de formation psychanalytique, s'intéresse au langage, au fait que « nous sommes une usine à créer du langage, des images, des fantasmes, des significations, des choix, des orientations ». Il a consacré plusieurs essais à la découverte de soi et à «l'expérience dépressive ». Le second, révélé par « L'année de l'éveil », récit porté au cinéma, a publié un journal, des entretiens, des études sur des artistes.

Les mots qui manquent


« L'exploration par l'écriture » (éditions Calligrammes) rapporte les grandes lignes d'une conversation où Charles Juliet pose les questions. L'écriture et la lecture, exercices de santé pychique ? Pour Yves Prigent, un livre est « la proposition généreuse à autrui de quelques mots qui parfois lui manquent. Il y a des gens qui sont parfois en panne, faute de quelques mots. Je sais bien telle ou telle phrase qui pour vous ne dirait peut-être rien, mais qui m'a permis de cheminer dans une autre direction, ou de poursuivre un chemin où je m'étais arrêté. » 


 Le pouvoir d'ébranlement de la littérature est d'autant plus vital qu'aujourd'hui, estime Yves Prigent, notre société fabrique des personnalités tristement efficaces et sans « états d'âmes ». Le constat est banal, mais conduit la psychanalyse à se remettre en cause : finies les belles névroses d'antan, place aux effondrements psychiques sans cause, sans souffrance et sans rêves. 

 Plus que jamais, l'écrivain est investi d'un rôle « d'ouvreur d'espace psychique », d'éveilleur des désirs enfouis. « L'écriture est un cas particulier du fonctionnement psychique, lequel est en grande partie involontaire (...). Un livre est « écrit » en ce sens qu'il n'est pas entièrement maîtrisé. » 


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎jeudi‎ ‎23‎ ‎septembre‎ ‎1993

452 mots

Malanga, l'ethnographe de la culture pop

Gérard Malanga, ici coiffé par Edie Sedgwick pour le film © Haircut


Assistant de Warhol, il a photographié le New York des années 1960-1970

Malanga, en chair et en os, comme arraché vivant de ces clichés où il côtoie l'oiseau de nuit halluciné qui inventa le pop art, dans une usine désaffectée, un phalanstère urbain aux senteurs de soufre. Et dire que ce père tranquille est celui qui a sérigraphié Marylin ! Quand les films de Warhol, comme «Chelsea Girl », sortirent en Europe, Malanga devint une superstar. Sa personne signifiait glamour, célébrité et beauté de la jeunesse.

Iggy, Patti, Mick, Keith... Malanga fut, dit le New York Times, « l'associé le plus important d'Andy Warhol. » Grâce à sa formation de sérigraphe, c'est lui qui réalise pour le pape du pop art les photos agrandies et colisées devenues célèbres : Elisabeth Taylor, Marylin Monroe, Elvis Presley deviennent dans ses mains les icônes de la société de consommation, idoles vidées de chair et de substance par la reproduction de l'image. Les images de Malanga sont tout le contraire. Elles pourraient s'appeler : «Jours paisibles à New York», tant est perceptible la grande familiarité entre le photographe et ses sujets.

Fascinants portraits où Malanga nous montre les stars dans leur vérité quotidienne. On voit Iggy Pop nu, plus près de l'ethnographie que du glamour. On voit Patti Smith, étrange indienne, la bouche de Mick Jagger, Keith Richards dans son jardin en friche, Andy Warhol, des tas de jolies filles, des drôles de garçons. New York est alors en train de gagner la troisième guerre mondiale, celle qui va imposer les jean's, le Coca et la musique pop sur toute la planète. Malanga nous montre les redoutables généraux en chef de cette guerre.

Gérard Malanga n'est guère bavard sur ses années passées avec Warhol de 1963 à 1970. « C'est juste un petit moment dans ma vie, prétend-il. Juste sept années qui ont révolutionné l'art. A croire que l'éphèbe des films expérimentaux n'était que la petite main de l'artiste. Andy ? Un petit garçon ! Il est vrai que Malanga s'émancipera de l'esthétique de la Factory pour créer son propre langage de poète et photographe.

De Warhol, il dit qu'il était « un petit garçon. Et comme les adultes aiment offrir des cadeaux aux petits garçons, il était heureux comme un gamin. » A propos de ces images : « Ces photos, je vis avec. Je les range dans des boîtes et de temps à autre, je les partage. C'est ma propre vie que je partage ainsi. La raison d'être de la photographie, c'est d'être l'outil de la mémoire. Et je suis toujours surpris d'avoir pu faire de telles images, où il n'y a que des stars. J'aurais également pu en faire à Paris, mais je n'étais pas dans mon élément et je n'ai pas osé photographier Duras, Balthus ou Godard. L'image qui m'émeut le plus ? Celle de William Burroughs, qui était un bon ami. Je n'aurai plus jamais l'occasion de le photographier. Mais l'amitié se prolonge au-delà de la mort. » 

Daniel MORVAN.

samedi 30 décembre 2017

Max Jacob. Un coeur gardé comme une amphore (retraite et mort)



1944-1994 : Le cinquantenaire de la mort de Max jacob

La retraite à Saint-Benoît-sur-Loire et la mort en déportation  



En 1921, après avoir été renversé par une voiture, Max a besoin de s'isoler. Il s'installe entre Beauce et Sologne, au presbytère de Saint-Benoît-sur-Loire, un haut-lieu de la chrétienté bénédictine.

A l'ombre de la basilique, avec « un coeur d'adolescent gardé comme une amphore », il roulera le tabac gris entre ses bons gros doigts en écoutant l'angelus. Il fera ses stations du Christ à haute voix, comme un vieux rabbin, et méditera la plume à la main. Ses amis parisiens avivent l'émolliente Loire : Michel Leiris son « élève », Jean Grenier, Dubuffet, Béalu, Charles Trenet, Jean Marais, et même Picasso, un premier janvier, avec chauffeur en livrée et nouvelle maîtresse... L'amazone Liane de Pougy, épouse du prince Ghika et dédicataire de l'édition définitive du « Cornet à dés », lui adresse de l'argent pour ses pauvres. Max lui répond : « Mes pauvres, c'est moi. »

Au Paradis ?

Trouve-t-il la sérénité dans son jardin de curé, se partageant entre la peinture alimentaire, une correspondance-fleuve, ses visites guidées de la basilique ? Les « Visions infernales » nous le montrent obsédé par la faute, hanté par la peur de l'enfer, et dans « Les pénitents en maillots roses » (quel titre !), son corps est un « boulevard aux démons ». Comme disait sa concierge de la rue Ravignan : « Alors, monsieur Jacob, la messe le matin et la noce le soir ? » La quête mystique contredit l'entreprise libératrice de la poésie : « Obéir, moi, quand j'ai passé ma vie à désobéir à tous et à tout ! » Le fervent ne s'écoute pas, il écoute la Parole. Parler à Dieu n'est pas jouer sur les mots. Ou plutôt si, puisqu'être poète est s'éprouver misérable, et que Jacob cultive la dérision comme saint François entretenait ses plaies : « J'aimerais l'angine, l'obstruction de la gorge/ et l'empêchement de parler/ Plutôt que le gloussement de poulet/ Qui fait pendant à tel hoquet de volaille. » Il ne se départit jamais de son humour, même devant Dieu : « Me voici au Paradis ! Moi, maigre potiron noir ? Au Paradis ? »

Visage d'ange

De 1927 à 1936, il revient vivre dans la capitale, puis passe le reste de ses jours à Saint-Benoît, ce « coffret dans l'herbe », ne doutant pourtant pas du sort que le destin lui réserve : Le 20 février à la basilique de Saint-Benoît, il note sur le livre d'or : « Max Jacob, 1921-1944 » - dates de sa retraite. Le 24 à 11 h, un violent coup de freins sous sa fenêtre : l'auto noire de la gestapo est là. Max met quelques affaires dans une valise, dont son feutre noir, et coiffe un béret. Un ami lui offre son caleçon de laine. Avant de monter, il serre la main aux habitants présents. Trois jours en prison à Orléans, et le train pour Drancy. Un gendarme lui poste une lettre à un ami : « Je t'écris dans le wagon qui mène à Drancy. Les gendarmes sont charmants. Max. » 

Le 5 mars, Max meurt à Drancy des suites d'une pneumonie. « Il n'eut pas une révolte, pas un reproche, pas d'agonie, assure un médecin juif du camp de transit. Il avait déjà dépassé toute lutte. Il paraissait heureux. » Derrière les yeux de Max, des arbres défilent, qu'il tente d'attraper en lançant les mains en avant. Ses dernières paroles sont pour un médecin qui se penche vers lui : « Vous avez un visage d'ange. » L'ordre de le maintenir à Drancy, obtenu par Cocteau, parvint le lendemain. Le convoi vers Auschwitz partit le mardi 7, emportant 1 501 personnes dont 170 enfants. 1 311 furent gazés dès leur arrivée. A Drancy, à partir du 6 mars, un simple d'esprit porta un feutre noir. 

Daniel MORVAN.



Jean Moulin était, par l'intermédiaire du docteur Tuset, un ami de Max Jacob. Au nom de cette amitié, il prit Max pour nom de résistant. Cette photo servit de modèle au docteur Tuset pour le médaillon de la stèle Jean Moulin à Béziers (coll. part. Jean Tuset).  

mercredi 20 décembre 2017

Pierre Pachet. Devant ma mère

Pierre Pachet est un des écrivains qui ont le plus renouvelé l'écriture intime, autobiographique, à l'instar de Michel Leiris.

Essai autobiographique. Pendant des années, Pierre Pachet a rendu visite à sa mère très âgée,
qui souffrait de sénilité. Paru en 2007, « Devant ma mère » parle de ce lien de fidélité. Je republie ici l'article de presse paru à la sortie de ce récit.


Depuis des années, il rend visite à sa mère, Ginda. Elle n'a plus sa tête. Elle a plus de 101 ans. Quand il est là, elle ne le sait pas. Elle ne sait pas non plus qu'il est son fils. Ou bien elle dit : « Mon fils s'appelle Pierre. Si tu es mon fils, tu t'appelles Pierre ? » Pourquoi va-t-il la voir ? Parce que c'est son devoir de fils. Parce que malgré sa mémoire désintégrée, elle est sa mère, qu'il aime. Et qui le passionne. En faire un livre ? Personne n'y songerait. Sauf Pierre Pachet.
La tentation est de dire : elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Tout le projet consiste à trouver l'âme de la personne dans la dislocation même, que l'auteur compare à celle de l'ordinateur démantelé pièce par pièce à la fin du film de Stanley Kubrick, 2001 Odyssée de l'espace. Sans doute tient-il ce désir de la vigilance anxieuse de son père, qui était au centre d'un autre livre, Autobiographie de mon père. Aujourd'hui, c'est la mère qui parle. Elle se parle et s'écoute, comme une radio intérieure. En russe, « la langue de sa solitude », en français et en yiddish.
Et le livre n'est pas une litanie de maux, ni un journal des visites. Il est le développement d'une exigence morale. Celle d'un fils qui cherche sa mère dans sa mère, humaine en tant que corps à respecter religieusement, et elle-même à travers lui, qui se souvient d'elle. « Malgré notre connivence humoristique de toujours, à présent presque totalement détruite, je me sens comme devant une figure très ancienne, une statue faiblement animée mais puissante, monumentale. » Il s'obstine à parler, à lui rafraîchir la mémoire, « comme pour l'honneur, le sien, le mien, l'honneur de la réalité ». Il nous donne un très beau portrait de Ginda, la Lituanienne aux yeux bleus qui dit aujourd'hui : « J'étais une jolie jeune fille, et je ne sais plus qui je suis. » C'est maintenant dans le fils que se trouve l'humanité de la mère. Le fils qui reçoit comme une bouffée de bonheur le miracle d'une phrase juste : « Tu as bonne mine ce soir ».

Daniel MORVAN.

Devant ma mère, Gallimard 2007, 192 pages, 16,50 €.


Julia Kerninon ou la fureur d’écrire


Depuis toute petite, Julia Kerninon a la fureur d’écrire. Elle s’est fait un nom en publiant Buvard (Le Rouergue, 2014), prix Françoise Sagan, puis Le dernier amour d’Attila Kiss, histoire d’un ouvrier hongrois de 50 ans amoureux d’une jeune femme de 26 ans. Avec son visage d’indienne maya, la Nantaise en vogue offre le profil type d’une romancière promise au succès. Elle offre dans son nouveau (court) texte, Une activité respectable, un autoportrait en mangeuse de livres. « Ma vie je la passe à lire des livres pour remettre les choses en place, pour me déplier, et c’est comme chanter tout bas à ma propre oreille. » Kerninon raconte son parcours d’auteure. Sa décision de s’y mettre pour de bon, en appliquant le conseil de Gertrude Stein : « si vous ne travaillez pas très dur quand vous avez vingt ans, personne ne vous aimera quand vous en aurez trente. » Son départ à Budapest où, « bornée et butée comme une vieille Bretonne », elle s’enferme un an dans une chambre pour écrire deux romans. Ses victoires, ses prix littéraires, la chance d’avoir des parents aimant des livres, et fiers d’elle. Ce livre rythmé comme une partie de squash vous colle des frissons : Kerninon va dévorer le monde, c’est sûr.
Daniel MORVAN.
Une activité respectable. Éditions du Rouergue, janvier 2017, 64 pages, 9,80 €.

mercredi 6 décembre 2017

Mémoire sur la librairie (mélanges pour célébrer La vie devant soi)

errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet...


 LIBRAIRIE (li-brê-rie), sf. 1° Autrefois, bibliothèque. Lieu où conserver et lire les livres. "Ceulx dont la suffisance loge en leurs somptueuses librairies", Mont. I, 144. 2° Aujourd'hui, magasin d'un libraire. "Rien n'est plus sculptural, de plus grec, qu'une jeune fille qui lit debout dans une librairie", Rod., carnets. "De toutes les librairies de France, La vie devant soi est la plus émouvante", XXIe s. E.: Du lat. libraria, qui vient de liber, livre.


1. Le tourniquet Bardot. La campagne dans le siège vélo derrière ma mère, puis la librairie du bourg de Plougasnou. Les couvertures dessinées voisinent avec les boîtes de tapioca, de nouilles, de café, de moulins à café, de batteurs Moulinex: une librairie comme au temps du muet, cabane de foire, promesse de vies multiples, temple d'images et de voix. A l'entrée, le tourniquet du présentoir de la collection Rouge et Or voisine avec un présentoir à cartes postales, pouvant aussi être tiré à l'abri de la pluie. On aperçoit une tour à livres semblable sur le perron de la librairie de Brigitte Bardot (dans Et Dieu créa la femme).
Le tourniquet à livres de Saint-Tropez

Tourniquet et robe Bardot sont pour l'enfant des images de rotations idéales, et l'invitent à faire bouger le totem: lire et faire danser sont deux facettes semblables d'un goût unique pour les phrases et les silhouettes bien tournées. Une mère vous a posé dans un panier à l'arrière d'un vélo, et vous vous envolez vers ce carrousel en robe vichy qu'on appelle le Livre.

Jean-Louis Duquesnoy, librairie du Môle à Saint-Malo @Ouest-France


2. La folie libraire. Aucune librairie n'exposa avec autant de pureté sa nature claustrale, érémétique, que la librairie du Môle, à Saint-Malo. C'est l'un de ces lieux en forme de terrier, de loge au fond de laquelle se tient une sybille, un grillon, un libraire. Celui-là semble un contemporain breton de Malesherbes (auteur d'un Mémoire sur la librairie) et Chateaubriand. Il a des problèmes avec sa voiture, ses yeux myopes sont bleus et son visage est complètement Artaud. Monsieur Duquesnoy aligne des colonnes de chiffres, écrits à la main, le visage collé sur l'écran d'un ordinateur antique. Souvent, la conversation dévie sur une histoire de carburateur, de voiture vétuste, selon la police qui se divertit à l'arrêter. Mon libraire malouin a des conversations d'écrivain: il aime à dévier sur autre chose que les livres, on pourrait le brancher football. On reconnaît sa belle âme à ce que rien ne le rend plus fier que ce qu'il a lu. De même, certains lecteurs se reconnaissent entre eux par leur goût des blancs. Ne parler de rien en se dissimulant derrière un éventail de signes, noyer son goût du silence dans des mots. Mais plutôt devrais-je évoquer, à propos de ces librairies coraliennes où l'on évolue comme dans une grotte sous-marine, un temple qui secrète autour de lui une jungle de lianes et de racines. Et au centre de tout cela, l'absolu du livre, sa folie.

La lectrice @ dm


3. La lectrice de librairie. Elle surpasse toute autre beauté par la grâce de sa nuque ployée et ce regard qui n'est pour personne. L'équilibre spontané rejoint les idéaux de la sculpture, par mimétisme avec la beauté des choses lues. Le livre remédie au souci de soi, et ne conserve de nos singularités que les beautés les plus touchantes car les moins calculées, quand elles se vérifient dans l'eau verte du texte. Plus ouvrier, plus compagnon, le garçon qui lit a des élégances de funambule. Il pourrait porter un bleu de travail, car il est le premier vérificateur du livre. Sentiment mixte d'un atelier où s'affairent mécanos et ajusteurs, et crainte sacrée à l'égard de ces objets aisément ouvrables, certes, mais dont le sens dépend profondément de ma lecture, qui ne sauraient se déployer sans moi.

Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique

4. La librairie comme maison d'opium. Le rapprochement entre cinéma et opium proposé par Sergio Leone dans Il était une fois en Amérique est possible avec la librairie. L'oubli du temps et l'hypnose est le mode clandestin de cette toxicomanie. Participent à ce rêve vénéneux les libraires affairées. Lever les yeux d'un livre compulsé, et croiser les yeux fous d'une libraire surbookée, offre une vision panique, celle d'une crise de manque, comme celle d'une mercière en quête d'une pièce de satin bleu.

A l'aube, un mur d'acier se dressa devant l'étrave du voilier...


5. Le lecteur comme naufragé. Il m'est arrivé, alors que je dérivais au large de l'île Maurice, et bientôt de Rodrigues, au cours d'une traversée qu'une rupture de barre avait transformée en naufrage, de songer au lieu sûr et abrité où j'eusse tant désiré être. Je savais déjà nombre d'îles saintes, je connaissais des forêts de chênes sacrés et j'avais imaginé les nécropoles d'Aran, contemplé le jardin sacré du bouddhiste et le péristyle grec. Mais, au seuil d'une mort si prématurée, c'est la librairie qui devint dans ma mémoire le lieu électif du séjour terrestre. Sans librairie sur l'Océan où se mêlent des images séduisantes et trompeuses, et ne disposant que des quelques ouvrages emportés au hasard, qui se trouvaient être des romans de science-fiction en collection J'ai lu (Quatre cent milliards d'étoiles, La Faune de l'espace), je pris vite ceux-ci en grippe. Je ne rêvai que de sous-bois, de douves, de chasses primitives. J'étais Raboliot, le Grand Meaulnes. Cette librairie imaginaire, entrevue dans le délire du naufrage, était desservie par des libraires perchées sur des échelles, comme Bulle Ogier dans La Salamandre. Je l'invoquais en pensée et lui demandais un livre que je n'avais pas encore lu - par exemple Ursule Mirouet ou Le Maître et Marguerite. A l'aube, un mur d'acier se dressa devant l'étrave du voilier, flanc de cargo sur lequel il devait se briser. Je ressentis la cruauté d'une mort liquide, silencieuse, une chute misérable loin des rayonnages.
Les unes priant dans le carré, les autres choquant la bôme pour faire abattre le voilier de quelques degrés, nous évitâmes le vraquier soviétique à quelques mètres près. Jamais je ne vis d'aussi près la faucille et le marteau. Staline en personne alluma les rampes lumineuses et déversa sur nous un flot d'invectives.

Je n'ai depuis jamais ouvert un livre de science-fiction.

Je ne pénètre pas dans une librairie sans revoir cette muraille de fer. Elle continue, dans ma mémoire, de partager ma vie entre deux sortes de livres: ceux que j'aurais eu le temps de lire avant de mourir et les autres, qui étaient la vie continuante de la lecture sans moi. Etre mort, c'est errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet.

Rêve d'enfant: rencontrer un jour Enid Blyton


6. Enid Blyton et moi. Longtemps j'ai douté de l'existence d'Enid Blyton. Puis je crus qu'elle était un homme. J'ai songé qu'elle était dieu. Enfant, feuilletant ses livres, je songeais: il existe là-bas, quelque part en Angleterre, une divinité nommée Enid Blyton, mais pourtant dotée d'un corps charnel, qui prend le thé en méditant son prochain Club des Cinq. Est-ce bien vrai? Enid Blyton n'était pas la figure de l'auteur, mais le livre en ce qu'il a de plus fou.
Aux Nourritures terrestres, à Rennes, la présence de vraies photos d'écrivains laissait deviner que tout allait devenir possible: non seulement le livre allait abonder, mais on se rapprochait sensiblement d'Enid Blyton, quelle que fût son apparence, Virginia Woolf ou Michel Foucault. En naïf khâgneux de province, je pensai d'abord que les deux sœurs libraires, avec leurs faux airs de modèles de Diane Arbus, prenaient elles-mêmes les photographies au cours d'une garden party avec les romanciers.

Yvette Bertho avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier

Elles avaient d'ailleurs des noms d'actrices de la nouvelle vague, Yvette Bertho et Jeanne Denieul, et participaient de la religion du livre comme Anna Karina et Juliet Berto à celle du cinéma. Yvette avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier avant d'ouvrir boutique rue Hoche. Tout était donc possible, même de rencontrer un jour Enid Blyton. Mais jamais, aux Nourritures Terrestres, je ne vis sa photographie.

Adjani en personne lisait à deux tables de moi

7. Chasser l'auteur à vue. Implacables dans leur rythme, d'une stupéfiante prodigalité, les prescriptions professorales poussaient chaque semaine les pouilleux bas-bretons vers les deux Sybilles de Rennes, libraires siamoises, synchrones avec les programmes du concours qui faisaient pleuvoir les flèches et la poix brûlante sur nos têtes de crétins ruraux. L'année suivante, grâce à l'indulgence du jury de l'ENS de Saint-Cloud, nous chassions l'Auteur à vue et sans chien dans les librairies de Saint-Germain-des-Prés. Un arôme de célébrité me faisait lever le nez d'un livre: Isabelle Adjani en personne à deux tables de moi, et Mick Jagger, David Bowie, Isabelle Huppert. Un jour, quelqu'un me dit, personnellement: je vous conseille ce livre, et regardez comme on l'a en main. En effet, l'ouvrage (quelque traité de philosophie confucéenne) se distinguait par son onctuosité. Le monsieur en imperméable était, à n'en pas douter, un Auteur. Un collègue d'Enid Blyton. Nous nous connaissions de vue, j'avais assisté à ses cours. Me revint alors, suscité par tant d'opulence, le parfum de cannelle et de chou de mes librairies d'enfance. C'était Roland Barthes.

A la caisse de la Hune, en payant, je vérifiai que j'avais bien reconnu le Grand homme. "Barthes? C'est vrai qu'il y a une petite ressemblance. Mais non, c'est le bedeau de Saint-Germain, ce petit monsieur en imperméable. Il fait souvent cette farce aux jeunes nouveaux, faut dire qu'il est un peu zinzin."


Daniel Morvan

Texte paru dans le recueil collectif saluant le premier anniversaire de la libraire nantaise La vie devant soi, 76 rue du Maréchal Joffre à Nantes

samedi 4 novembre 2017

La beauté vociférante du cinéma de Macaigne



L'histoire. Pauline et Pascal ont hérité du domaine familial où ils ont grandi. Ils ont préféré courir le monde. Quinze ans plus tard, les deux cigales reviennent pour vendre leur domaine grevé de dettes. Ils retrouvent leurs amis d’enfance. Telle est la trame de "Pour le réconfort", premier film du metteur en scène Vincent Macaigne.

La petite histoire. L'acteur et metteur en scène de théâtre Vincent Macaigne est devenu l'une des figures de la "nouvelle nouvelle vague" française. Ce film âpre et rugueux est à l'origine un travail d'acteurs, un montage de vidéos tournées sans aide financière lors d'un séjour à la campagne, près d'Orléans. Par delà les contingences du tournage et les à peu près du montage, une écriture forte s'est dégagée de cette suite de variations contemporaines autour de La Cerisaie de Tchekhov, en phase avec la crise de la "France oubliée" et vouée aux maisons de retraite. Au terme d'une quarantaine d'heures de vidéo, tournées à coup de répliques écrites sur le vif et taillées au couteau, puis suggérées aux comédiens qui s'en saisissent immédiatement (à la Cassavetes), le projet a pris corps. Ce travail au long cours (quatre années et 80 heures de rushes) a dégagé sa cohérence formelle à partir du travail sur la vocifération, malgré et grâce à son côté nature. "Les comédiens sont venus habillés comme ils l'étaient, et on a décidé que ce serait ça le costume du personnage." Un film "pour rien", donc, sans espoir de gratification, de salaire ou de gloire, juste "pour le réconfort" qu'il apporte à ceux qui l'ont fait, et à ses spectateurs.

Pourquoi faut-il aller le voir? C'est d'abord un film sur la France clivée, la France de "ceux qui ne sont rien" chers à Emmanuel Macron, face à la gentry hédoniste et mondialisée. L'aisance des jeunes aristocrates Pauline et Pascal est une insulte à leurs copains qui, eux (patron de BTP ou pépiniériste), ont travaillé dur. Le rachat du domaine aux enchères, pour une bouchée de pain, constitue une revanche de classe pour ces copains minés par le ressentiment. 
Mais finalement tout le monde s'y retrouve, sauf l'amie paysagiste, une femme douce qui rêvait de voir grandir une forêt sur les terres prêtées par Pauline et Pascal. 
Le film est constitué de plans fixes et de travellings à bord d'automobiles. 
De véritables tunnels de parole, de retour du refoulé social et de rancoeur qui explose en colères hurlées sur un registre théâtral et violent. C'est la partie la plus voyante du film, où s'affirme la signature Macaigne. Le réalisme social a rarement été traité avec autant de conviction sur un tel sujet de "sociologie française". 
On retient pourtant davantage une diatribe amère et calme de la soeur (Pauline Lorillard), magnifique de cinégénie, constat glacial de nullité existentielle adressée à son frère. La référence nouvelle vague s'impose aussi par la désinvolture affichée du montage, par certains plans d'une beauté picturale abstraite (les captures de skype depuis New York au début du film, une scène de nightclub, la procession sévillane filmée à l'Iphone et importée en douce dans l'univers des fêtes johanniques d'Orléans). C'est un film low cost tourné en dehors des clous (il a fallu se battre pour en imposer la légalité au regard des conventions collectives), qui possède tout le charme des oeuvres savamment improvisées et touchées par la grâce. Il faut voir Pour le réconfort, pour sa beauté et sa modernité, malgré le pessimisme d'une fin assez cruelle.
D Morvan

Pour le réconfort, de Vincent Macaigne
avec : Emmanuel Matte, Pascal Reneric, Laure Calamy, Pauline Lorillard, Joséphine de Meaux, Laurent Papot…

Michon et Pinson: "Ecrire avec les mots d'un ouvrier du BTP"


Jean-Claude Pinson
#PierreMichon



C'était à l'occasion du prix décembre 2002, décerné à Pierre Michon pour Abbés et Corps du roi (éditions Verdier). La veille d'une rencontre au Lieu unique de Nantes, j'avais réuni les deux frères de plume, Michon et le poète Jean-Claude Pinson.


Le monde, la zone

« Quand je lis Pierre Michon, dit Pinson, je m'intéresse beaucoup moins à l'intrigue qu'à l'intensité de la langue, et cela me permet de sortir de la poésie, de son afféterie. »
Écrivains de la grandeur déchue, des idéaux brisés, du ratage magnifique, tous deux confient à l'écriture le soin de « sauver » l'humain. Pour Pinson, "il y a le poème imprimé et le poème non-imprimé, qui est la vie, pouvant se concevoir comme un poème. » Conception qui n'est pas celle de Michon, pour qui l'absolu littéraire ne peut engendrer aucune prescription de vie : «Je laisse faire ma vie comme je peux et j'en tire ce que je peux. J'admire l'exigence morale, mais je ne suis pas un être moral. Le monde, c'est la zone, mais en l'écrivant, on en fait un réel aussi beau que le réel archéologique ».
Tous deux ont connu les années 70 où, entre mort de Dieu et maoïsme, de Blanchot à Sollers, il fallait oser pour écrire en dehors des clous. « Ils ont tout bloqué, et c'est tant mieux, ironise Michon. Déjà, ça en faisait moins sur le marché, car pour survivre comme écrivain, il fallait un solide bagage. »

Pinson, lui, parle de sa découverte des Vies minuscules comme d'une bouffée d'oxygène. Il était donc encore permis d'être inspiré et de produire de l'inouï, d'ignorer les nouvelles religions littéraires pour s'en remettre à sa propre vérité, à ces « moments de grâce où tu as l'impression que le vent te pousse dans le dos, avec l'idée qu'on peut faire si bien son nid dans le langage qu'il fera son travail tout seul ».

Lyrisme pas mort. Écrire avec du souffle, et qu'on entende « battre le pouls de l'expérience », dans une langue que tout le monde puisse comprendre. Un rêve ? « Je n'en suis pas encore capable, dit Michon. J'aimerais écrire des textes où il n'y ait pas un mot à chercher dans le dictionnaire. Comme Hugo : les gens du peuple peuvent le lire et c'est de la sur-littérature. J'aimerais pouvoir écrire sur Beckett avec les mots d'un ouvrier des travaux publics. »
 
Daniel Morvan




‎jeudi‎ ‎21‎ ‎novembre‎ ‎2002
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