Une journée d’études saluait en octobre 2016, à Nantes, le centenaire de la rencontre entre André Breton et Jacques Vaché à Nantes, dans les locaux du lycée Guist’hau. Plusieurs manifestations s’emploient d’octobre à décembre à rendre hommage à cet événement fondateur, et d’en rendre sensible la mémoire sur les lieux mêmes de son avènement. Entretien avec le maître d'oeuvre de ce centenaire nantais, avec quelques vidéos YT sur Vaché, Breton et le surréalisme.
RMN |
coll. perrin |
Entretien
Thierry Brigandat, professeur de lettres.
André Breton et Jacques Vaché se sont rencontrés à Nantes. Dans quelles circonstances?
Breton, après avoir fait ses classes à Pontivy, est affecté à Nantes. Il occupe la fonction d’ « interne provisoire » à l’Ambulance Municipale n° 103 bis, 2 bis rue du Boccage. Il y restera de juin 1915 à juillet 1916.
Jacques Vaché, blessé sur le front en septembre 1915, est rapatrié sur Nantes en novembre 1915. Est en convalescence rue du Boccage jusqu’en février 1916.
C’est donc entre fin 1915 et début 1916 que Breton fait la rencontre de Vaché. Nous présenterons lors de l’exposition qui se tiendra à partir du 3 novembre des documents inédits sur le séjour de Vaché au lycée Guist’hau.
En quoi cette rencontre est-elle décisive?
Breton a toujours présenté, jusque dans ses derniers textes, cette rencontre comme capitale, d’où la phrase de Breton placée en exergue pour notre journée d’études : « sans lui, j’aurais peut-être été un poète ».
Cette rencontre amène André Breton à revoir toutes ses admirations littéraires et tout l’héritage dans lequel il entendait se fondre. Vaché oblige Breton à décaper sa perception de la poésie et de la création artistique, en général, à réévaluer ses fascinations pour Mallarmé, Rimbaud, Valéry, Apollinaire même.
Seuls existent aux yeux de Vaché Jarry et son humour dévastateur. Il est en cela la préfiguration de l’esprit Dada avec lequel Breton entrera proprement en contact début 1919.
Sans cet ébranlement, à Nantes, de tout ce à quoi croyait Breton en matière de poésie, l’esthétique du surréalisme n’aurait peut-être pas pris aussi vite après la guerre cet essor.
Le surréalisme est-il né à Nantes?
Le surréalisme n’est PAS né à Nantes. Le surréalisme est une aventure collective, qui ne peut naître qu’avec le concours de Reverdy, Soupault, Aragon, puis Eluard, Desnos, Peret, à Paris.
Mais il y a à Nantes une conjonction frappante, un élan qui tient à la rencontre en un même lieu – l’hôpital militaire – de Vaché, d’André Breton et de Théodore Fraenkel, un copain de lycée de Breton, avec qui il a commencé ses études de médecine, affecté lui aussi rue du Boccage, amoureux de poésie et passionné de Jarry, compagnon de route, en retrait, mais efficace, du surréalisme des débuts.
De même, la fréquentation de ce qu’on a appelé le « groupe de Nantes » a amené Breton à infléchir ses conceptions littéraires et artistiques.
Difficile dans ces circonstances de ne pas penser au « hasard objectif » que Breton évoque dans Nadja.
Surtout, quand on sait que Vaché meurt – début 1919 – au moment même où Tzara s’apprête à rencontrer Breton ; rencontre que Breton avait acceptée avec l’idée d’associer Vaché à ce qui s’annonçait comme la promesse de la mise en œuvre d’une démarche artistique radicalement nouvelle.
On a coutume de dire que le surréalisme est directement issu des convulsions de la Première guerre mondiale. Le surréalisme est peut-être aussi né d’une mort qui s’est jouée à Nantes dans une chambre d’hôtel de la place Graslin. Le surréalisme est peut-être le fruit d’un deuil impossible, celui de l’ami, à qui Breton restera fidèle sa vie durant.
Ce centenaire est-il l’occasion d’une réévaluation du rôle de Vaché, malgré l'absence d'œuvre ?
Ce centenaire s’emploie à raviver une mémoire. D’abord, à faire prendre conscience aux lycéens qui viennent tous les jours au lycée Guist’hau que ces murs ont une histoire, et que, dans une période où on revisite le souvenir de la Grande guerre, ce souvenir peut être convoqué dans l’espace même qui leur est le plus quotidien.
Ce centenaire s’emploie aussi à rappeler que Nantes est une ville littéraire, qu’on s’y est passionné, qu’on s’y passionne pour la littérature.
Pas de réévaluation, donc, car pas d’œuvre, au sens véritable du terme, de Jacques Vaché, mais le retour vers le moment des fondations, ce moment où tout est encore en germe, en fermentation… (Ce centenaire va permettre néanmoins de réévaluer, autour des universitaires spécialistes de Vaché et Breton, la part du mythe dans la construction de la légende Vaché, et la part de la réalité, notamment autour de la biographie de Vaché, en préparation, qui entend présenter l’homme au-delà de la légende, autour de nombreux documents inédits).
L'historiographie locale n'a guère les moyens ni le désir d'analyser le fait littéraire; elle n'a rien apporté de décisif non plus sur les faits. Que sait-on vraiment de cette rencontre, au-delà des images d'Epinal?
Peu de choses, tributaires que nous sommes de notre presque unique source : André Breton. Je ne vois quant à moi vraiment pas de quoi bâtir une image d’Epinal. Tout sent ici, sinon le soufre, du moins l’anticonformisme le plus assumé, dans ce qui vient mettre à mal les valeurs et l’ordre bourgeois. Jacques Vaché est un fils d’officier, d’une famille honorablement connue à Nantes, qui, en commençant des études aux Beaux-Arts, se prend de passion pour le dessin de mode, affecte un dandysme outrancier, pratique la dérision systématique à l’égard de toutes les valeurs établies – y compris la gloire littéraire – tout en choisissant de s’engager volontairement dans le premier conflit mondial. Sa mort précoce – « dernière fourberie drôle », selon les mots d’André Breton – est un défi aux bonnes mœurs : consommation d’opium et soupçon d’homosexualité…
Difficile de tisser le récit édifiant susceptible d’alimenter les rubriques d’une histoire locale sans heurts.
Lit-on encore les surréalistes?
Je serais tenté de répondre : tout le monde aujourd’hui lit les surréalistes. Dès lors qu’on lit un des auteurs importants du XXe siècle, on court le risque d’aborder un auteur qui a été lié à un moment ou à un autre au surréalisme : lire Aragon, c’est lire un surréaliste, lire Gracq tout autant, lire Leiris, lire René Char, Eluard, Yves Bonnefoy. Tout le monde ne se cantonne pas à Sartre et Camus, adversaires résolus du surréalisme… Plus grand mouvement littéraire du XXe siècle, puisqu’il court de la fin années 1910’ à la fin des années 1960’, il fait toujours l’objet aujourd’hui de recherches universitaires, de thèses, de découvertes. Nombre d’écrivains contemporains continuent de s’inscrire dans le sillage du mouvement qui voulait « changer la vie ».
Recueilli par Daniel Morvan.
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