À ce stade plutôt que des bribes éparses
ne vous fendriez-vous pas d’une vraie note biographique
si cela ne vous coûte pas — cela me coûte
— mais si la bio ne vaut rien la graphie la rachète
et vous savez que le sujet
— comme on dit sujet de sa majesté ou mauvais sujet —
est placé haut en littérature
— vous l’aurez voulu
le temps de brancher le Dictaphone moteur ça tourne
Bord Manche cultivateurs modestes
on gratte le sol de la ceinture dorée
on trait la vache sacrée
achetée par ticket gagnant à la loterie des Gueules Cassées
retour du père soldat d’Algérie
tu nais à l’esprit en te plongeant
dans ses ouvrages d’agronomie
lecture nécessaire pour décrocher les prêts du Crédit
Entre vous et le Livre
se noue l’éternel commerce des tracés
Vous devenez entre les mains de votre mère
une lampe d’Aladin qu’elle manie à plaisir
afin d’en voir surgir tous les contes de fées
de la vie moderne
sans savoir — faites donnez la lyre — que
la lampe merveilleuse est seulement dans sa pupille
— Enfin l’écrit vous agrippe vous formez un trésor babillard
pêché dans le dictionnaire offert par cousine parisienne
dont la mère connaît quelqu’un chez Gallimard
Apoustiak l’esquimau Le capitaine Fracasse
l’internat Charles le Goffic n’est pas fracasse
fragment de campagne détaché de son système
ton nom celte aboyé dernier maillon d’une chaîne de
synonymes — bouseux péquenaud rustre plouc
tu respires le même air que les filles d’ingénieurs
nymphes d’écritoire de cette capitale des télécommunications
Dans la nuit parquetée du dortoir se coule l’anxiété
rejeton des haies ne tient pas en boîte
un bouillonnement espiègle trouve son affre
viré en quatrième te voici demi-penco
autocar matinal le nez dans Crime et châtiment
viennent en fin de cycle de la principale
les excuses officielles pour l’excessive rigueur
Au déboulé du collège te voici attendant le Paris-Brest
destination l’hypokhâgne du lycée Châteaubriand
quittant le chagrin d’amour qui t’embrasse
une dernière fois sur le quai de la gare de Plouaret
par la grâce du professeur Pierre Campion que je salue
tu découvres Char Bonnefoy Ponge Jaccotet
Sommes tous enfants de néant
avec chacun son excentricité
un fils de garagiste entiché de porcelaine de Sèvres
— tout nous oppose nous resterons fidèles amis —
Un autre de magistrat — Ô Ellien à toi cet encens —
déclame nu Le Cimetière marin
qui t’aura tout appris
que rien n’est ficelé d’avance
rien qui ne puisse être saisi par l’expérience
dans la rencontre avec l’imprévisible et l’illimité
au bout de nos balbutiements — et tutti quanti
pour te délier de cet univers morbide tu aurais signé
n’importe quel papier tu te serais fait moine ou soldat
Au déjuché de la khâgne sans y avoir prétendu
bombardé normale supérien
encombré de ses pulls marins et de ses mains
amorce de timides études du chic parisien
cependant que s’enfonce la ferme de Plestin
jusqu’à la ligne de flottaison
mère prend le parti du lait dans le sens de l’histoire
père peu enclin à l’étable en tient pour le chou
— mais vache pour vache ne sont-elles pas
les plus heureuses elles —
l’herbe désœuvre le mouron paternel
conflit entre deux options économiques divergentes
la peine malmène sévèrement leurs corps assaillis
Cloud m’est pesante victoire qui paraphe le désastre
quand au pays sans un pleur
galaxie paysanne se dissout dans les brumes et personne
pour entendre la voix de ses douleurs ni le silence
de ma mère qui dans sa cuisine regarde courir les poules
après leur poignée de grain
Elle sent monter une houle c’est bientôt la nuit
dont tu ne sais rien
dans l’espace des champs novembre le fidèle
seul connaît son cœur
Mortel séjour que la résidence Pozzo di Borgo
autrefois clinique de luxe pour lettrés opiomanes
Cocteau en détox y mena grand train
Pozzo nous purge des campagnes
on dit mondainement Pozzo on dit
Tu loges où à Pozzo ou en ville à Saint-Cloud
j’ai pris une carrée près du parc
n’ai rien vu à Montretout ni les ormes les tilleuls
le métaséquoïa de Chine ni le virgilier à pois jaunes
tu aimes l’énergie barbare du centre Pompidou
mais où sont les barricades
où sont les huit millions cent vingt cinq mille pavés
utilisés pour élever les quatre mille cinquante quatre
retranchements de la révolution de mille huit cent trente
et puis on coupe hébété les trottoirs de Paname
Trop lunatique pour la grande école
trop agricole pour l’urbaine attitude
hybride de yak et de zébu — zopiok
Sur la colline aux fortunés l’étiquette impose hobby
tu pourrais bachoter entregenter réseauter
Quiconque né dans la basse-cour se doit de
faire antichambre — mais rétif à l’intrigue
et manque de bagout phobie trouble panique
Dans la honte du désoeuvrement tu te verrais bien
contrebassiste très peu de notes à lire
ça se joue pas swing comme Artie Shaw mais plus
sauvage comme Charlie Mingus
plus tenté par le free jazz que par les colloques
avec les double six les cadors à grosse tourte
colonnes émettrices d’hiéroglyphes
marxistes d’ambassade et structuralistes d’état-major
Cerisy-la-Salle ça vous décortique le roman minimal
l’absence du réel dans l’écrit est le dernier cri
— allez tu n’es qu’un zopiok à Pozzo
Satellite désorbité à vide autour de Terre
sous couvert de s’en tenir à l’adage
qu’il faut juger l’homme par lui-même et non
par ses atours — c’est chez Montaigne
tu en oublierais l’usage du peigne
Le pianiste léniniste tendance sadique t’éjecte
dans la tourmente le salut se nomme Marcel Proust
Combray sauvera les ploucs
Immersion dans les décors fortuny
au mur de ta chambre rue Coutureau le poster d’Eddie Sedgwick
l’égérie de Warhol en sa factory
et les leçons inaugurales du Collège de France
enfin de quoi admirer
Roland Barthes le bonze magnifique
et la cinémathèque époque Langlois
en espace urbain tu n’existes qu’en
noir et blanc tu changes pas d’optique
Dans les films de Johann van der Keuken
tu reconnais un langage intérieur
Mûrit dans l’éther de Pozzo un projet noir et blanc
qui rende justice à un désir maternel
—Elle toujours là-bas à l’ouest au bout des fondrières
et des champs et des seuils qu’elle te fit franchir —
Tu appelle ta mère pour lui proposer d’être dans un film
elle qui se voile la face à la vue d’un Kodak
pas demain qu’elle jouera à Kim Novak
Un manitou du docu dit banco pour quelques décamètres
de pellicule occase rêvée de me justifier
aux yeux de Christiane qui me voyait déjà professer en Sorbonne
— il s’attelle à la table de montage comme à sa charrue
est-il commenté —
Dans ce bout d’essai une seule séquence à sauver
mais vu la rareté quasi de postérité
celle du paysan Paul Laudrein
qui narre son chemin dans la ténèbre des manants
Au terme de ton bardo tu rencontres Eddie en vrai
embrassement vacillement Sonny Rollins
Connais-tu Ivri Gitlis
et toi connais-tu Ben Webster
Et Coco Taylor tu connais
Joyce l’as-tu lu
Et Loti aussi
et puis la vie
ça s’écrit pas coupez le magnéto c’est privé
encore un détail j’ai vu plus tard en personne
Philippe Pozzo di Borgo rendu populaire par
le film qui raconte sa vie brisée
Les Intouchables
on s’est regardés un moment
respect
chacun a suivi sa route
Voilà un "je " qui est mieux qu'un bon sujet. J'aime de plus en plus ta façon de faire poète, cher Daniel. J.-Cl.
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