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jeudi 21 février 2019

Poésie ou théâtre? Mettre Stéphane Bouquet en scène

Mårion Dønier (régie), Ludivine Anberrée, Kevin Martos et Romain Lallement

C'est le retour de Ludivine Anberrée: la comédienne partage la scène avec Kevin Martos (également metteur en scène et scénographe). Romain Lallement (Lenparrot) assure toute la partie musicale au plateau, dans la pièce «Vie commune, laissez on meurt», d’après le recueil du poète contemporain Stéphane Bouquet. Projet ambitieux dont la phase la plus aboutie est présentée cette semaine au Nouveau studio théâtre, 5 rue du Ballet à Nantes. 
"Les récits de Bouquet sont fabuleux, explique le critique Vianney Lacombe à propos de "Vie commune" : il est permis à tous les personnages de se transformer, de devenir des morceaux choisis de la douleur, de l’angoisse, du plaisir et de l’absence, avec de nombreux visages qui ne sont pas toujours celui de Bouquet : il lui est possible désormais de parler de lui comme s’il avait existé dans ces personnages, ce qui est une définition de la fiction, mais nourrie de présences, de souvenirs et de sensations."
Ainsi posé, le passage du papier et du poème à la fiction à la scène semble possible; reste que cette écriture est "rêche": Kevin Martos tente d'en faciliter l'accès, dans une ouverture virtuose où, sur la musique de Charles Mingus (Fables of Faubus), Ludivine Anberrée se livre à une action chorégraphique, mêlant l'énergie de la comédie musicale et l'audace de la performance, où femme et homme échangent leurs rôles. Cette approche très physique de la poésie contemporaine (la coach chorégraphique Layal Younesse y a mis sa touche), à travers un mélange des rôles et un échange des genres, propose une relecture politique de la comédie romantique, sur fond de réchauffement climatique et de villes occupées, dans une atmosphère pop que Lenparrot diffuse comme un oiseleur inspiré. Ses musiques et voix apportent une intensité autre, plus sensible, un contrepoint et une clarté nécessaires. L'opacité apparente du texte n'en est que relative; une décantation légère du texte suffit pour que, relu, la teneur en semble limpide: "Qu'est-ce que vivre? Cette fois l'étymologie ne va pas nous aider. En indo-européen vivre voulait déjà dire vivre semble-t-il, et rien d'autre. C'est à nouveau le début, peut-être qu'il suffit d'accumuler un tas de gestes et on verra bien le sens à la fin." C'est tout ce qu'on souhaite à ce travail qui se poursuit en résidence à la Fabrique de Chantenay avant de trouver sa forme définitive, au terme d'une maturation dont on attend beaucoup et qui gagnerait peut-être, comme le suggère un simple spectateur, à se donner ouvertement comme la projection scénique d'un livre de poésie.

Daniel Morvan


Jeudi 21, vendredi 22 et samedi 23 février à 20h30. 5, rue du Ballet à Nantes.

mardi 19 février 2019

Goncourt du premier roman: "Court vêtue", la nymphe et le garçon



Lui stagiaire de quatorze ans, robuste apprenti qu'elle appelle le Garçon, elle Gil, pour Gilberte, "courant d'ait blond doré, porté par des jambes nues et blanches". Lance à goudron et râteau en main, il suit son stage de cantonier sur les routes; elle, chaussée de Scholl blanches, travaille à la supérette du village dont le gérant, un Jacky portant gourmette, l'entreprend dans la réserve. Félix est hébergé par son patron et partage la maison du cantonnier avec Gil. Le père est un homme à briquet qui ne voit rien des aventures de Gil avec des hommes mûrs qu'elle aimerait bien épouser. Elle le considère un peu comme son petit frère, sans imaginer qu'il l'épie dans son bain, guette ses retours du bal ou la scrute dans ses rendez-vous en bord de rivière. "Pour lui la douceur du jour c'était ça: vivre au même moment dans la même maison". Du moins jusqu'au jour où, au bord de la piscine, où Gil ne nage pas très bien, elle s'avise du fait que Félix est en train de devenir un homme: l'intérêt pour l'autre devient mutuel. Ils remplissent ensemble le questionnaire de stage du garçon, surexcités et la tête ailleurs. Lui déchiffre le mode d'emploi d'une cafetière électrique gagnée par Gil en collectionnant ses points, et découvre le pouvoir des mots, qu'il aime écrire et donner à la fille, sur un papier froissé. Naissance de l'écriture et de l'amour dans un moment suspendu dans un village de bord de nationale, près des feux rouges. Ils vont au cinéma qui semble abandonné, elle continue de vivre dangereusement, sur les bords de rivière, jusqu'à s'y perdre. Le petit capital de jours d'été qu'ils partagent s'épuise vite, à s'observer de cette façon, à se noyer dans la contemplation, la saisie des corps vite évaporés avec la chaleur de l'été. Et le lecteur voit avec inquiétude la fin approcher, qui sera aussi la fin de ce petit miracle d'écriture. Marie Gauthier offre ici un premier roman merveilleux, balancé comme comme une chanson de Charles Trenet, triste comme la France contemporaine, d'une écriture impassible, tendue et frémissante, qui raconte l'échouage des rêves.

Daniel Morvan
Marie Gauthier: Court vêtue. 112 pages, 12,50€ 

samedi 5 janvier 2019

La Commune de Paris en polar, comment faire du noir avec du rouge



Mai 1871. Depuis deux semaines l'armée régulière du gouvernement Thiers pilonne Paris au canon de marine, l’assaut final se prépare contre la Commune. "L'heure de la lutte approche, car Versailles a décidé de punir Paris et son peuple de tant d'impudence". Dans l'ombre du brasier est le nouveau polar historique de Hervé Le Corre, publié chez Rivages/Noir, et suite de L'homme aux lèvres de saphir. Comment faire du noir avec du rouge...
Pendant les dix derniers jours de la Commune, des femmes disparaissent. Caroline, l'amoureuse de Nicolas Bellec, communard de Saint-Pabu, est happée par un mystérieux fiacre. Antoine Roques, commissaire de police, s'obstine à traquer le criminel, qui séquestre les femmes afin de les livrer à la prostitution.
Telle est la contradiction qui résume le personnage, homme de l'ordre dans une capitale dévastée. Ni dieu ni maître, mais même la Commune a besoin d'un bon policier. Pour libérer une captive, et nous ouvrir à sa suite un passage de souris par quoi nous nous faufilons jusqu'au centre du brasier, dans l'oeil du cyclone. Avec à la clef l'espoir secret d'apprendre que les méchants n'ont pas gagné, ou seulement provisoirement?
Ce ravisseur de femmes, n’est-il pas Versailles incarnée en monstre, la cruauté de la bourgeoisie condensée en ce minotaure "lâché dans les rues avant que n'y déferlent les assassins autorisés et assermentés par les nantis et les riches"?

Dans l’ombre du brasier est un roman hugolien, imprégné des odeurs âcres d'infirmerie, des hurlements d'amputation, de poudre à canon, porté par un héros « positif », par la sympathie pour l'idéal des Fédérés, que la Commune aura porté pendant ses 72 jours de vie :

"C'est pour ça qu'on doit rester vivants, nom de Dieu. Parce que de toutes les façons ils ne pourront pas nous tuer tous. Il faudra oublier la terreur, retrouver des raisons de vivre, regagner des forces, de la volonté. Nous tous, du pauvre monde, on est plus nombreux qu'eux. C'est impossible qu'ils arrivent à nous tenir sous leur talon encore longtemps. Ce qu'on a essayé de faire, ça servira de modèle et ce qu'on a raté ça servira de leçon". 

Cette fresque épique mêle la guerre civile et le polar, Sherlock Holmes et Eugène Varlin, dans une hybridation qui offre à l'enquête un décor dantesque sans réduire la Commune à une toile de fond. Les images sont puissantes, les "scènes vues" de Paris en état de siège témoignent du travail documentaire, la conjonction du crime crapuleux et du massacre à grande échelle saisissante. Et à chaque instant, la voix du canon qui ponctue l'histoire.
On doit s’interroger sur la justification d’une enquête policière située dans un contexte autrement plus vaste, et d’un enjeu plus universel. Certes, l'intrigue et son cadre historique sont intimement liés. Mais en quoi cela enrichit-il notre compréhension de l'événement ?
Plusieurs motifs viennent répondre à cette question. La convention du "polar" favorise la rédemption des figures négatives de l’histoire, et c'est le cas du kidnappeur dépravé Pujols, dont on a déjà pu mesurer la finesse de tir. Le romancier fait jouer le principe de neutralité en faisant évoluer ses personnages de manière exemplaire, indiquant aussi par là ce que l'Histoire peut faire bouger dans les individus. Un retournement romanesque permet ainsi au ravisseur de se mettre lui aussi à la recherche de la disparue de la rue des Missions, présumée enfouie dans les décombres d’un immeuble, vivante peut-être, derrière les lignes versaillaises. Interpellé par une combattante fédérée, le commissaire Roques embarque dans sa quête Clovis, le sombre cocher défiguré, et Pujols, serial killer qui se mue en traqueur de snipers:

« … même toute cette débauche à laquelle il s’invitait souvent, rien de ce qui n’était que des sailliers brusques parmi les frasques de quelques libertins ne lui a procuré la tension qui ramasse en ce moment tout son corps, toute sa force en un bloc de densité extrême situé au milieu de sa poitrine comme un poing commandant chacun de ses gestes, jusqu’aux battements ralentis de son coeur. »

Si le commissaire Roques est souvent amené à se justifier (et d’abord aux yeux du lecteur) pour sa quête particulière qui l’écarte du combat collectif, c’est aussi qu’il semble porteur de l’esprit "messianique" de la Commune: Antoine Roques est le héros positif qui vient sauver l’esprit de l’insurrection bientôt vaincue, afin qu’au terme de l’histoire, toutes lignes traversées, Caroline puisse se retourner une dernière fois vers Paris embrasée et lui promettre de revenir.

« Ils pourraient tous rentrer chez eux et écouter, leurs volets clos, défiler les troupes de Versailles. Ils auraient probablement la vie sauve. Ils verraient grandir leurs enfants, ils vieilliraient tranquilles, chacun chez soi, le soir devant son assiette de soupe. Et pourtant, ils restent là. Ils attendent l’assaut. Je ne sais pas s’ils sont courageux ou fous. (…) Ils savent l’issue, Ils connaissent la fin. Mais ils ont l’espoir. De vaincre. D’en sortir vivants. Persuadés, sinon, de ne pas mourir pour rien. Voilà ce qui nous mène, nous autres. Ce n’est certainement pas raisonnable. »

Ce roman s'inscrit aussi dans un "désir d'épopée", jouant sur la puissance d'éclairage de l'événement projeté sur les destins individuels, de la même manière que la tragédie classique ou le cinéma hollywoodien peuvent "sublimer" des histoires de boudoir. L'effet épique ne joue, bien entendu, que si les deux dimensions se rejoignent. Il se peut même que le particulier renseigne l'universel sur son propre sens, dans un renversement dialectique où l'action, perdue dans le vacarme de la canonnade, trouverait sa signification dans ces moments morts, ces rêveries de soldat accoudé devant un bock, pensant à ses enfants, ces calmes trompeurs qui anticipent sur l'après. Telle est la possible alliance entre la mission d'Antoine Roques et la débâcle annoncée de la Commune: toutes ces pages ne tendent qu'à rendre possible les deux mots prononcés par Caroline: "On reviendra".
Ce roman propose aussi une immersion historique dans l'ouest parisien barricadé de mai 1871. Pour ne pas être totalement désespérante, l'histoire ménage ses moments de paix furtive et d'espoir, ses conversations à voix basse dans le salon d'une maison effondrée ou autour d'un brasero, ses émouvantes professions de foi murmurées dans la lueur de l'incendie, comme on aime en trouver dans les westerns de John Ford: "Les soldats de la Commune n'étaient plus à ce moment qu'une escouade de murmures, un bataillon de fatigues encore debout." 
Et peu à peu, alors que les puissances de l'argent reprennent les commandes, écrasant l'insurrection, le lecteur comprend que c'est elle que le commissaire recherchait sous les décombres, et qu'elle avait les traits de l'indomptable Caroline: l'esprit de la Commune.

Daniel Morvan

Hervé Le Corre: Dans l'ombre du brasier, Rivages/Noir, 492 pages, 22,50€.

samedi 22 décembre 2018

Fosbury, l'homme qui voulait "juste passer la barre"

Un livre inspiré par cette image de Dick Fosbury aux JO de 1968. L'une des pépites de la rentrée de janvier


Fanny Wallendorf ("L'Appel") est sélectionnée pour le Prix Senghor du premier roman francophone et francophile 2019.

Blasphème, hérésie: le sport était déjà une religion lorsque Dick Fosbury imagina de sauter en hauteur non en ciseaux, ni sur le ventre, mais sur le dos. L'appel, de Fanny Wallendorf, est et n'est pas l'histoire de ce champion, le seul à avoir donné son nom à une technique. Elle est celle, imaginée, de Richard, un gamin de Portland pour qui la compétition n'a jamais été un problème ni une obsession. Il aime "l'odeur du gymnase et celle des copeaux de bois". Qu'importe s'il plafonne à 1,50 mètre. Un dégingandé désinvolte et un brin dilettante, voilà ce qu'est Richard avant d'inventer cette chose incroyable. En 1968 à Mexico, le jeune Américain prend ses marques. Souffle dans ses mains. Bluffe la planète en effaçant l'obstacle sur le dos. Contre l'orthodoxe rouleau ventral. Le public mexicain a la barre, mais le flop de Fosbury triomphe. Une révolution en sautoir.
"Avant d'entamer les trois dernières foulées en suivant la courbe imaginaire, il sent son corps changer d'axe, son dos s'incliner au maximum, il accélère, et au lieu de lancer sa jambe d'appel pour attaquer la barre de côté, il pivote à cent-quatre-vingt degrés, engage son épaule gauche, élève son bassin, et passe la barre sur le dos." 

En préambule, Fanny Wallendorf explique que tout est parti d'une photo de Fosbury aux JO de 1968. "La main sur la bouche, il est tout entier dans ce qu'il regarde, c'est-à-dire dans la vision du saut qu'il s'apprête à accomplir et qui le couronnera". Cette image est la marque initiale qui permet à la romancière de s'élancer dans l'écriture, d'imaginer la vie d'un garçon qui s'emmêlait les crayons au saut, jusqu'à trouver cette manière radicalement neuve de prendre de la hauteur. 
Richard expliquera sa technique par un laconique "je voulais juste passer la barre". Et la barre y va. Avec force traumatismes à la colonne, à la nuque, liés à sa manière de passer, dans le dos des entraîneurs.
Cette manière transparente d'effacer l'obstacle fait de lui une sorte de poète gravitationnel brut. Il dispose pour toute philosophie d'une phrase culte de son père: "le bon moment c'est maintenant". 
Fanny Wallendorf décline cette équation mystérieuse qui relie la vie intérieure d'un jeune homme et le monde extérieur, manifesté par le scepticisme général, les quolibets et le soupçon de sorcellerie. 
D'une frustration à l'autre, Richard devra admettre que le bon moment "n'est pas maintenant", passer sous les fourches caudines de l'université, affronter la menace d'un enrôlement au Viet-Nam, convaincre les entraîneurs sceptiques, braver les rires, imposer son style: effacer la barre ne suffit plus, "il lui incombe aussi de créer et de défendre les circonstances qui lui permettront de s'exercer".
De record en record, Fanny Wallendorf réussit elle aussi un tour de magie dans ce roman qui est l'une des pépites de la rentrée de janvier. Un roman du saut qui mêle amours adolescentes, initiation au monde adulte et beauté d'un élan surnaturel: a-t-on jamais aussi bien rêvé le sport, comme grâce et comme appel ?
Daniel Morvan
Fanny Wallendorf: L'appel. Finitudes, 346 pages, 22€.

mercredi 19 décembre 2018

Erwan Desplanques: ce père fou d'Amérique



"Ils nous avaient sauvés. Des Allemands, de la ruine, de la mort rapide comme de la mort lente. Ils nous avaient apporté le jazz et l'argent, le bon et le mauvais goût." Ils, ce sont les Américains. Et celui dont les pensées sont rapportées, c'est le père. Un crazy-dingue des USA, le père d'Erwan Desplanques. Ce personnage étonnant, animé d'une passion impossible, car située dans un temps révolu, participe du comique et du tragique. Et ce tragique déborde sur toute la famille, de même que les tumultes d'une vie de couple à la Burton & Taylor. Comment grandir dans l'ombre d'un père qui, entre maquettes de F16, chaussettes de la Maison Blanche et stand de tir, semble une "parodie de GI égarée dans la Marne"?

Autour de ce personnage excessif, Erwan Desplanques raconte sa découverte de la relativité: le monde ne ressemble pas exactement à l'Amérique fantasmée de son père. L'histoire de vies qui se croisent, maladie de l'un, paternité à venir de l'autre, conserve toujours une sorte de tendre modération, le regard amusé ne va donc jamais jusqu'au portrait-charge : Erwan Desplanques nous raconte aussi comment, de cette démesure, est née l'exacte mesure qui guide sa plume bien tempérée. Et la fluidité classique de ce récit n'a d'égale que le sentiment de vérité qui se dégage de ses analyses: "Mon grand-père maternel s'était engagé dans l'armée à dix-neuf ans, mon père à dix-huit. La premier avait été autant marqué par la guerre que le second par son absence. Ma famille s'était bâtie sur cette double fêlure, celle d'une guerre subie et d'une guerre réclamée, et je me voyais comme un dommage collatéral, conscient d'avoir devant lui un écheveau à résoudre et une mémoire à porter." 
Dans cette histoire d'héritage pesant, on rencontre un grand-père psychiatre, qui rencontre sa femme dans un camp de prisonniers, un fils chanteur de rock (feu Sarah W. Papsun), journaliste à Télérama, et un enfant à naître. Le père sera enterré sous le drapeau étoilé, sur l'hymne américain chanté par une inconnue: "Il s'agissait d'Helen Patton, la petite-fille du célèbre général (...). Sa plaisanterie avait fonctionné: les États-Unis s'étaient invités à ses obsèques qu'ils couronnaient de leur exubérance." 
L'histoire, elle poursuit son cours et ensevelit les passions les plus folles, laissant l'Amérique derrière soi pour laisser place à la vie qui survient, à une envie de forêt: un livre qu'on commence à lire avec le sourire et qui vous prend comme une nostalgie, lorsque que les morts sont enterrés et qu'il faut sortir du rêve pour vivre en vrai, en dehors des fables éteintes.
Un livre dont on aime la voix juste et bien placée, situé dans l'après dont on goûte l'amertume et la douceur, cette manière légère de raconter la tristesse et le bonheur, quand les couleurs de l'après-guerre, de l'après-père s'effacent.

Daniel Morvan

Erwan Desplanques: L'Amérique derrière moi. Editions de l'Olivier, 176 pages, 16€. Parution janvier 2019.


Du temps de Sarah W. Papsun © DR

mardi 18 décembre 2018

"Mais leurs yeux dardaient sur Dieu", roman américain en langue française

Zora Neale Hurston (1891-1960) est aujourd'hui reconnue aux Etats-Unis. Sa ville d'Eatonville la célèbre au cours d'un événement culturel, le Zora! festival.



Premier roman écrit par une africaine-américaine, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu (Their eyes were watching god) est devenu un classique pour les lecteurs anglo-saxons. Il reparaît en format poche chez son éditeur français, Zulma.

Contemporaine de William Faulkner, figure brillante de la Harlem Renaissance (mouvement artistique du New York des années 1920), l'anthropologue et romancière Zora Neale Hurston est encore peu connue en France. Une seconde traduction de ce roman vient de paraître chez Zulma, sous la plume de Sika Fakambi. Il s'agit de la recréation d'une parole puissante et inventive, telle qu'elle naquit dans la première ville noire libre d'Amérique, Eatonville. Une grande traduction.

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu raconte l'histoire d'une jeune fille rebelle qui brave les soumissions patriarcales et se déclare maîtresse de sa vie: "Moi ce que je veux c'est utiliser tout mon moi-même". Le lecteur doit d'abord se familiariser avec la langue de Zora Neale, ou plutôt les deux langues: le parler rural de la Floride du sud, qui est la voix de l'héroïne et des grands dialogues du livre. Et la langue de la narration, d'une poésie intense. Une fois passé ce premier cap, la lecture trouve ses bons réglages de voile, nous voici embarqués avec Janie Mae Crawford, être poétique guidé par sa quête d'absolu et de liberté.

"Elle était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée de contralto des abeilles visiteurs et l'or du soleil et le souffle pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint à elle. (...) Ah, être un poirier - ou n'importe lequel de ces arbres en fleurs! Sous les baisers des abeilles tandis qu'elles chantent le commencement du monde! Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d'éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober."

Scène idyllique d'ouverture, qui introduit au premier dialogue du livre, entre Janie et sa grandmaa Nanny, première de ces délicieuses "disputes" dont la mélodie forme un chant du monde dans la langue des abeilles, des anciennes esclaves et de leurs jeunes filles en fleurs. Et Nanny trace une ligne de vie à Janie: pas question pour sa fille d'être la servante d'un homme. "La femme nègue c'est elle la mule du monde, pour tout ce que j'en ai vu. Et j'en ai dit des prières, pour que ça soye pas pareil pour toi. Loawd, Loawd, Loawd!"
Janie devra se marier trois fois, subir les quolibets de la foule, devenir la veuve la plus courtisée de la Floride du sud, s’expatrier jusqu’aux confins des Everglades, se mêler aux travailleurs bahaméens, suivre Tea Cake, l'homme de sa vie, jusqu'au coeur des ouragans.


Le flux passionné d'une langue


S'il faut parler, pour le public français, de redécouverte, c'est en raison de cette traduction qui forge son propre vocabulaire, portée par le souffle du texte et elle-même porteuse d'une verve inventive, bien au-delà de la transposition. Sans être initié aux arcanes, on devine le travail dans le vif de la langue parlée et de la liberté politique à conquérir, d'un féminisme noir à inventer, bien plus que dans un embaumement en français pittoresque. Ce qui happe le lecteur sans le lâcher, c'est le flux passionné d'une langue et d'une pensée qui semblent s'inventer à mesure, entre scat, joute verbale et prêche, comme dans cette exhortation de la grand-mère en faveur de l'émancipation de sa fille, sa tite bèbe

"Moi j'avais idée de prêcher un beau sermon sur les femmes de couleur qui se posent là-haut, mais y avait pas aucune chaire dressée pour moi. La liberté elle m'a trouvé avec ma tite bèbe aux bras, alors j'ai dit m'en vais prendre un balai et une marmite et lui ouvrir grand la route au milieu de la broussaille. (...) fait que ça fait un long boutte que j'attends, Janie, mais rien de tout ça que j'ai eu enduré sera jamais de trop si tant que tu te tiens toujours haute sur la terre comme j'ai rêvé."

Quelle est la langue d'origine du roman? Hurston propose une recréation littéraire de l'accent du sud de la Floride, un état si imprégné de la culture noire que blanc ou noir, tout le monde là-bas lui emprunte tournures et scansions. C'est la langue des "conteurs de vérandas", dans cette ville "avec rien que des gens de couleur" qu'est Eatonville, où les contes sont comme "des agrandissements au crayon de la vie"
La langue d'arrivée est celle d'un écrivain traducteur, Sika Fakambi. Elle fait sienne la profession de foi d'un autre traducteur, Jacques Ancet, pour qui traduire est "s'ouvrir à une intensité analogue à celle qui a débordé l'auteur et lui a fait écrire ce qu'il ne savait pas qu'il écrivait." Cette intensité tient à l'oralité, qui "se tisse dans l'épaisseur à la fois la plus physique et la plus culturelle de la langue. " 
Traduire de cette façon n'est pas s'effacer devant un texte, ni se limiter à transmettre l'information, en acceptant d'être inférieur à la création originale. Plus le traducteur s'engage comme écrivain, plus il est fidèle, pourrait-on dire. On lit d'ailleurs en page de titre: "Roman américain traduit par Sika Fakambi", et non "roman traduit de l'américain", ce qui indique bien qu'il s'agit d'autre chose que le transvasement d'information d'une langue dans l'autre. Le roman reste américain dans sa traduction française.


Fakambi confie avoir longtemps hésité devant ce défi, "car il me semblait impossible, ce miracle d'inventer en français la voix noire américaine des années quarante en Floride. J'ai dit oui dans un moment d'euphorie qui venait du fait que j'étais en train de traduire le poète Langston Hughes, l'âme soeur de Zora Neale Hurston. Et puis on ne dit pas non à Zora."
Cette entreprise implique des contraintes, comme le refus de l'élision des pronoms qui constitue une réduction de la parole noire, ravalée au "petit nègre": "L'élision diminue la personne qui parle", explique Sika Fakambi, qui est allée vérifier ses propres intuitions dans les dictionnaires de créole cajun (le français d'Amérique), mais a aussi capté des mots chez Gainsbourg (l'anamour), Bobby Lapointe ou Prévert. Elle peut oser un "protolapsus de ma doublure cutanaire" ("chair de poule"?), expliquant: "Il existe une sur-correction de la langue noire, on déforme un mot recherché pour énormiser la chose, je me suis beaucoup amusée avec ça!"

"Ce que je peux savoir du français d'Amérique"


Mais leurs yeux dardaient sur Dieu réinvente en français la voix noire en ancrant l'écriture propre de la traductrice-écrivain dans ce qu'elle "peut savoir du français d'Amérique". Parfois aussi le mot reste tel quel, ainsi "la muck", qu'on traduirait par "la gadoue", mais qui possède dans le texte une dimension cosmique. La mise en contact de la culture noire américaine et du français nourri de parler populaire de Louisiane ouvre aux néologismes humoristiques comme "gentlemagnifique", aux restitutions du parler de Floride comme "aoow naaan", aux recréations sonores comme "shugga" (sugar) ou "Loawd" (Lord). Mais le travail ne se limite pas aux unités de sens, mot, phrase, mais à l'ensemble du texte, à sa pulsion, son énergie, sa signifiance et son rythme.
Si la traductrice navigue avec grâce entre deux mondes, c'est aussi le cas du texte original, qui participe de deux traditions, celle des conteurs populaires d'Eatonville, et celle de la littérature occidentale. "La langue de Zora Neale Hurston est difficile même pour les anglophones, mais elle plonge le lecteur dans cette langue, et sait qu'il sera vite emporté par elle. Ce roman a été écrit en sept semaines à Haïti, où elle menait une enquête anthopologique. Possible prolongement de l'enquête, le livre ne fut pas compris par ses frères de lutte, mais immédiatement perçu comme un chef d'oeuvre par les critiques blancs."
Mal jugé par le marxiste Richard Wright qui y voyait une oeuvre "sans thème, sans message, sans pensée". Célébrer la vie autonome des noirs semblait une trahison, et faire entendre le dialecte, un obscurantisme. L'univers de Hurston exclut les archétypes du blanc cruel et du noir accablé. Mais l'artiste est politique par ses oeuvres, non par ses déclarations: Hurston ne cédait pas à cette obligation d'une posture politique, jugeant "les Noirs trop intelligents pour céder à la formule d'esclavage moderne de Joe Staline".

Zora à Eatonville

Queen Zora is here!

Janie constituant un double de l'auteur, elle nous ouvre aussi à la vision du monde d'une fille née en Alabama et grandie dans la première ville noire d'Amérique, à qui sa mère avait insufflé la fierté de ses origines, jusqu'à lui dire: "Saute jusqu'au soleil" (Jump at the sun!). Le livre de Hurston vous ouvre les portes d'un monde: Eatonville, ville romanesque et bien réelle, l'une des premières communautés d'esclaves affranchis à s'être formées après la proclamation d'indépendance de 1863, déclarant libre tout esclave sur le territoire de la confédération sudiste. Étudiante passée par l'université, elle s'annonçait elle-même dans les réceptions newyorkaises en clamant: "Queen Zora is here!" 

Atteinte par une campagne de diffamation, elle retourna dans son pays, où elle se fit employer comme domestique dans de grandes maisons blanches. En 1950, en lisant le Saturday Evening Post, une patronne blanche découvrit que sa bonne de 59 ans, qui époussetait ses étagères, était un écrivain de premier plan. Zora mourut d'une attaque cardiaque. Sa réhabilitation posthume est l'oeuvre d'Alice Walker, l'écrivaine et militante féministe, qui retrouva en 1973 sa tombe nue et fit graver ces mots: Zora Neale Hurston, a genius of the South, novelist, folklorist, anthropologist, 1901-1960.

En 2019, Eatonville fêtait le trentenaire de la mort de Hurston au cours du Zora! festival qui lui est dédié. Zora ne connut pas de son vivant le déplacement de gravité qui la fit passer du statut d'artiste jugée "trop peu politique" à celui de grand écrivain de la cause noire. Mais il nous est donné aujourd'hui de visiter cette merveilleuse Eatonville, terre promise de la liberté noire, à travers ce roman qui en porte tout l'esprit, l'humour et la vision prophétique.

Daniel Morvan

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, par Zora Neale Hurston (format poche: 2020). Traduit de l’anglais Sika Fakambi. Editions Zulma, 336 pages, 9,95

Sika Fakambi © Vincent Hild

mercredi 28 novembre 2018

Gabriella Zalapì: Mourir d'ennui à Palerme

La révélation de la rentrée de janvier 2019: Emma Bovary dans les décors du Guépard



Périr d'ennui à Palerme, est-ce possible? C'est ce qu'affirme la voix qui s'élève de ce roman, une voix blanche de colère. Celle d'une jeune femme des années 1960 vivant dans la société huppée de Palerme, narratrice du livre de Gabriella Zalapi: Antonia. Coup de coeur de cette rentrée de janvier 2019.

Mère d'un jeune enfant, Antonia sent qu'il lui échappe, et que se reproduit là une constante familiale. S'appuyant sur un carton d'archives léguées par sa grand-mère, elle entreprend une enquête personnelle, qu'elle consigne dans la forme dense d'un journal intime. Sa fonction est claire: écrire pourrait lui permettre de retrouver le monde, la vie réelle, en contestant la manière dont elle les subit. Le projet de la narratrice n'est pas de broder un joli carnet intime, ni d'offrir le spectacle complaisant d'une femme de la bonne société, mais de faire éclater l'inertie d'un milieu qui la brime.
Dans cette voix nouée, se mêlent les accents de Palerme, cadre du récit, de Vienne, ville d'origine de la branche maternelle de la famille d'Antonia, de Londres où se réfugièrent ses parents, pour fuir l'antisémitisme nazi. Ceux de Genève et Paris, où elle grandit et souffre. Comment s'émanciper d'un monde figé, comment s'extraire d'un roncier d'égoïsmes, s'arracher aux griffes d'une mère hostile, de grands parents tout à leurs obsessions, des moeurs sautillantes de la jet set, telle est la question que se pose Antonia depuis son adolescence. C'est ce qui fait la matière de ce premier roman édité en Suisse, incisif et cruel, construit comme une enquête policière, éclairé de façon troublante par des photographies de famille qui lui offrent une allure de fiction documentaire. Avec pour sous-titres possibles: Les besoins de l'âme et la volonté de savoir.

Sous son costume de perfect house wife


Sur la jeune femme confinée dans une rage froide, ces lettres et photographies ont un effet électrique. Antonia, à genoux dans son grenier, objective le roman familial et en recoud les pièces, dans une contemplation mélancolique mais acérée des vestiges du passé :

"Je me perds dans l'observation des voilages, des robes, des chapeaux "crème chantilly", des chaussures de satin, des mains, de ces visages qui ne sont plus et qui me regardent. L'usure, le contraste des noirs et blancs participent au caractère onirique, organique des images"

- images parmi lesquelles la narratrice (à qui la romancière a donné son goût moderne pour les "clichés-accidents", les images ratées), isole les plus mystérieuses (on pense à Sebald), les photos écartées, ceux d'enfants seuls dans des hamacs en pleine forêt, dont le rêve semble nous capter, et dans le même mouvement s'écroulent les hautes figures de la dynastie.
Sous son costume de "perfect house wife" de 1965, Antonia vit avec un mari indifférent et détesté, élevant son fils sous la surveillance d'une nurse vindicative, à la Daphné du Maurier. La compulsion des archives réveille le souvenir des grands parents "aux passions totalitaires": les touchants Vati, collectionneur de peinture flamande, et Mutti, la pianiste, sur lesquels le regard de la narratrice n'est guère plus complaisant.
Une lettre nous apprend qu'Eléonor (mère d'Antonia) fut elle aussi, déjà, une jeune fille effacée, qui a grandi "en marge des occupations qui nous dévoraient", avoue le grand-père Vati. Puis la jeune viennoise affirme sa personnalité de musicienne:

"Mutti commença à la regarder vraiment. Elle découvrit avec enchantement qu'elle avait une fille indépendante d'esprit et de surcroît une pianiste prometteuse. Elle présenta Eleonor à toute la société viennoise, jusqu'au jour où Mutti sentit que sa propre fille prenait trop de place, qu'elle lui faisait de l'ombre".

Eleonor vit claustrée entre ses professeurs de danse et de piano: "Son père répétait que Vienne était devenue irrespirable pour les Juifs, et qu'il fallait à tout prix soustraire maman aux humiliations du dehors." Jusqu'à la rencontre d'Eléonore avec Henry, un jeune aristocrate britannique avec qui elle s'exile. Catastrophique, le retour à Vienne après-guerre, où Henry questionne son épouse:

"Comment as-tu pu me cacher que tu es juive?" Où allons-nous habiter? As-tu vu l'état de cette ville? Comment allons-nous faire avec les enfants?" Maman: "Je ne sais pas, je ne sais pas." Dans mon sommeil, sa voix ressemblait à la plainte rauque d'un animal à l'agonie, et c'est alors que je décidai de me lever."

Nassau, Vienne, Kitzbühel dans le Tyrol... Eleonor est désormais appelée "my jewish wife" par Henry (et on voudrait lui retourner la question: comment a-t-il pu l'ignorer?). Délaissée, la fillette sera vite confiée à sa grand-mère paternelle Nonna. Quand elle se marie, sa mère la félicite ainsi: "Ma pauvre Antonia, tu as vraiment un physique ingrat. Dieu merci, tu as trouvé un mari."

Le grand monde a un coeur de pierre


L'histoire semble se répéter avec Franco, mari d'Antonia, qui lui adresse d'incessants reproches, par exemple d'avoir été "excessivement spontanée" à une soirée. En l'absence d'un amour réel qui aurait bravé le mécanisme de répétition, la rupture est inévitable. L'écriture lui ouvre la possibilité d'une sécession silencieuse d'avec cette vie d'assignée à domicile où elle n'aime personne :

"Comment est-il possible qu'Arturo soit mon fils? Oui, je l'ai bien mis au monde. Oui, c'est bien toi sa mère. Mais subsiste cette étrangeté: Dès lors que je ne vois pas Arturo, je ne pense plus à lui. (...) Je lui parle en italien, mais ce n'est pas ma langue (quelle est ma langue?). Quand je lui dis Good night, il me réponde: "Parle italien. Ici on parle italien." Je me sens une étrangère avec lui. C'est comme si Arturo était né dans mon dos. Suis-je une mauvaise mère?"

En termes de fiction, Antonia s'écarte des codes de la saga familiale par l'absence de sentimentalisme: de Palerme à Vienne, le grand monde d'Antonia a un coeur de pierre. Elle le lui rend bien, non sans tomber dans le piège de la détestation universelle. Oui, la jeune femme passe pour un monstre moral, version féminine de l'Etranger. Emma Bovary dans les décors du Guépard. Il n'est pas jusqu'à l'absence d'apparat littéraire manifeste, dans ce livre aiguisé et concis, qui ne participe à cette cassure que la narratrice s'emploie à approfondir. La sécession est d'ailleurs ouverte, comme nous le révèle encore la page du 25 septembre 1065, où Antonia affronte le rigorisme et la loi patriarcale, selon laquelle "c'est la femme qui doit contenir la désorganisation d'un couple (...). À ce moment-là je n'ai pu me contenir: La femme peut-elle être le détonateur de la désorganisation, ou vous seuls avez ce privilège?"
Dans cet univers de spectres, reste un principe actif de fiction : la paranoïa hitchcockienne de la femme surveillée, qui déchiffre sa propre énigme dans les photos de familles, les lettres, les petites découvertes émouvantes comme cette photo de la narratrice enfant, au bord de la chute. L'espoir pour Antonia d'élucider les mécanismes d'échec qui minent sa famille, porte le lecteur jusqu'au terme prévisible, après une dernière révélation qui, cette fois, nous rapproche de Christine Angot.

Daniel Morvan
Gabriella Zalapi: Antonia, journal 1965-1966. Éditions Zoé (diff. Harmonia Mundi), 112 pages, 12,50€. Paru le 3 janvier 2019, sélectionné pour le prix Cazes-Lipp 2019. 


Née à Milan, Gabriella Zalapi est artiste plasticienne © DR

vendredi 12 octobre 2018

L'amour dans les sixties: de l'esquisse à l'épreuve d'artiste

© DR Hervé Jaouen revient sur un manuscrit de jeunesse

"Il m'est arrivé, raconte Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur: c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié". Ce retour sur esquisse est aussi ce qui arrive dans L'amour dans les sixties, nouveau livre d'Hervé Jaouen. L'histoire? Un roman oublié est remis sur l'ouvrage par son auteur, qui en voit sa vie changée. L'auteur breton s'est fait un nom au sein du néopolar, courant littéraire qui a importé la critique politique dans le roman noir. Mais le présent texte révèle la première grande influence du jeune Hervé Jaouen: le Nouveau roman.
Tapé à l'Underwood, le récit inachevé avait pour titre possible "Lov, Thalie & Cie", sous le signe fécond d'amours croisées et entremêlées, selon le modèle inversé de Jules et Jim. Le thème (très ancien, puisqu'on le trouve dans les romans médiévaux) du manuscrit retrouvé implique souvent l'effacement de l'auteur, à la faveur duquel le texte existe enfin de manière autonome. Ici, rien de cela: c'est un auteur vivant qui reprend possession de son projet ancien, reflet (autobiographique, peut-on présumer) de sa jeunesse passée, de ses premiers essais littéraires et de sa vie amoureuse d'alors. Ecrire est réécrire. Révéler le point aveugle de ce qui fut écrit mais non lu par son auteur - à la façon d'une enquête policière ou d'une psychanalyse. Avec cette belle idée sous-jacente qu'il n'est pas de vie réussie qui n'accomplisse pas le rêve qui se trouve à son origine, la fiction qui la fonde. On peut se passer de romans? Autant qu'on peut se passer de rêves.

Comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie

Un si beau projet valait bien un permis (littéraire) d'exhumer, et c'est un brasier d'images et de fulgurances qui accompagne la réouverture du livre, enchâssé (comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie) dans un nouveau roman qu'on voit s'écrire.
L'histoire: Etienne Deville a "raté le coche" littéraire. Auteur trop vite découragé, il s'est tourné vers le journalisme local. Pourtant, à l'occasion de ses noces d'or avec Louise, l'ancien reporter décide de reprendre le dossier. Au point où il l'avait laissé: mort.
Comme on feuillette un album photos, Hervé Jaouen décide de "revisiter ce texte qui, peut-être, s'il l'avait travaillé, lui aurait valu la reconnaissance éditoriale d'un talent précoce, et un chemin de vie moins prosaïque". Il ne lui reste qu'une version papier d'un premier jet "compact, indigeste, rebutant", qu'il entreprend de ressaisir sur ordinateur, dans une police de caractères "typewriting" (à la manière de certains textes de Stephen King).
Ce faisant Hervé Jaouen se livre à la plus grande autocitation de son oeuvre. Procédé rhétorique qui permet de retrouver la primeur de son inspiration, et tout le style années soixante qui s'y trouve attaché. Le prénom Muriel, comme le film de Resnais, la Simca Océane bleu, le Prisunic devant lequel on se donne rendez-vous, la boîte de nuit où l'on joue Petite Fleur de Sidney Béchet, ces signes d'époque nous renvoient à l'univers des trente glorieuses, aux films de Vadim et Bardot, au romantisme godardien. Et c'est avant tout cette atmosphère éblouie des sixties, cette sensation de visiter le palais des dieux de la jeunesse, qui dès les premières lignes enchante le lecteur. Et le captive, en même temps qu'il observe avec fascination l'écrivain pris en défaut, d'abord parce qu'il a renoncé à son art pour le galvauder, jeté le gant au moment où tout était possible. Mais aussi qu'il n'a pas su comprendre un événement essentiel de son existence, pourtant écrit là, en toutes lettres.

Un roman et trois amours


Dans le livre dans le livre, le garçon s'appelle Lov (chemise ouverte, cigarette au coin des lèvres, séducteur posant devant sa machine). Ce jeune Rubempré mène de front un roman et trois amours: Muriel (brune aux yeux noisette, bachelière littéraire), Thalie (infirmière en robe à fleurs, accroche-coeurs sur les joues, aventure parallèle avec un interne en médecine) et Livia (pure apparition façon Antonioni, parle anglais et demande à Lov de ne pas "aller trop loin"). 
Ultime maniérisme: le roman parle d'un roman dont le héros écrit un roman. Autrement plus sombre, celui-ci, qui se situe pendant la guerre d'Algérie. Un intellectuel d'extrême-gauche nommé sergent est chargé du "nettoyage" des djebels. Bataille d'Alger. Attentat. Envers du décor des années soixante, sale guerre dont Lov se lave en écrivant des proses poétiques, flottant sur l'amertume existentielle: "Il était grand temps de te fondre dans le troupeau, cerveau blanchi, juste capable d'appréhender tes minuscules néants tangibles: le journal, les chiens écrasés, lignes fastidieuses, ton cabriolet Simca, l'aventure nervalienne avec Livia, la brève coucherie avec Muriel, la pauvre Muriel qui t'expédiait de Brest des cartes postales pornographiques (...)". Quand le roman "à la noix" s'épuise comme son auteur, la guerre amoureuse cavale en un récit qui juxtapose les voix et les regards. Ce déploiement de points de vues organisés en facettes, aurait-il vraiment pu signer la fin prématurée d'une carrière littéraire? Le récit de l'échec est une réussite: cette immersion dans l'imaginaire d'un jeune écrivain qui donne de ses premières nouvelles est en soi une belle expérience de lecture.

Un acte final d'opéra


Louise et Etienne forment un "vieux couple idéal", mais lui seul se souvient encore (parce qu'il l'a écrite) de la manière dont Thalie organisa une sorte de "flirt sacrificiel" et de duel entre l'Interne, son amant, et Lov. Quel était l'enjeu, le secret de cette mise en scène? Ce sera un Graal amoureux que l'écrivain a pour désir de révéler, à mesure qu'il réécrit le livre-source pour l'interpréter. Au chapitre suivant, nous les trouvons retraités, mots croisés, whisky ou cherry au coin du feu, lorsque la scène finale d'affrontement entre Etienne et son rival, dont la toujours belle Louise prétend avoir tout oublié, revient à la mémoire d'Etienne. Le voici, le point aveugle. Si seulement Louise s'en souvenait, ils pourraient purger le passé, en reconnectant l'ardeur amoureuse avec sa source ancienne, presque sa douleur originaire. Etienne propose une promenade sur les lieux, dans un village des Montagnes noires. Route de nuit vers le village des coeurs brisés, bal du 14 juillet, dancing des Glycines, acte final opératique sur la musique de La Traviata, l'enregistrement craque comme la mémoire; révélation d'un secret jamais avoué, purgation des passions... On ne sait quel Hervé Jaouen, quelle version de lui-même annonçait ce roman d'apprentissage, et qui s'est redistribuée avec succès dans le roman noir. Mais cette manière de reprendre son propre héritage, de remettre en circulation les histoires de coeurs pour les faire battre à nouveau, est plus émouvante qu'un simple jeu d'écriture: quelque chose attendait d'être écrit dans ce roman de jeunesse, et c'était simplement le roman de l'amour réuni au Temps.

Daniel Morvan

Hervé Jaouen: L'amour dans les sixties. Diabase, 154 pages, 16€. Parution le 15 octobre.
et sur le site de l'éditeur Diabase

vendredi 14 septembre 2018

Ma dévotion: portrait de l'artiste avec sa muse

Julia Kerninon: Henry James relu par Agatha Christie © D. Morvan


Ayant grandi ensemble dans les couloirs d'ambassade, Frank et Helen nouent une complicité qui leur permet d'envisager une vie commune loin de leurs familles détestées.
Franck ne sait que faire de sa vie, mais Helen a son idée. Qui, de l'artiste bientôt adulé ou de sa muse, mènera le jeu? C'est la question de cette histoire d'amitié amoureuse qui, de Rome à Amsterdam, raconte l'ascension d'un dilettante. Et le pur sacrifice de son amie, amante intermittente, servante, esclave, piédestal, femme-ascenseur, reine secrète.
"Aucun homme n'est un héros pour sa meilleure amie", résume Helen dans une formule qui condense le style de la romancière: lapidaire, scandé comme un slam, art où la nantaise Julia Kerninon a forgé son style de fines morsures et de punchlines acérées. Cette histoire chargée de haine et de vengeance frôle parfois les intensités d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui joue sur les non-dits de la vie créative, avivant les angles de ce roman délicieusement cruel.

L'art contemporain est un conte de Grimm


Julia Kerninon ravive la "peinture de milieu" en réunissant deux personnages typiques du roman naturaliste: celui du dilettante international, cynique, inhumain, et celui de la muse balzacienne. Le premier événement du livre est un crime d'inceste, qui provoque la fuite. Ce commencement semble sortir d'un conte de fées où Hélène/Peau d'âne (qui porte son prénom "comme un diadème trop pesant" et craint sa mère, "châtelaine médiévale") fuit les visées de ses frères monstrueux, en se donnant à son meilleur ami Frank. Tout bénéfice pour ce velléitaire qui cherche un but dans la vie. L'histoire contée a pour enjeu une vérité jamais dite, qu'il faudra cracher en pleine rue et en pleine face: "Tu es un vieil homme, aujourd’hui, Frank. Avec moi, il ne t’arrivait pas d’accident. Toujours ma prudence et toujours ton mépris. Si je ne t’avais pas accompagné plus de la moitié de ta vie, tu serais mort, voilà la vérité. Aucun homme, Frank, n’est un héros pour sa meilleure amie."

Le livre déroule en chapitres courts la vie de Frank et Helen: leur rencontre dans les ors de la villa Wolkonsky, "où Nikolaï Gogol avait écrit Les Âmes Mortes, et qui, à l’époque où nous y vivions, abritait l’ambassade romaine de Grande-Bretagne. Mon père était l’ambassadeur. Ton père était le premier conseiller. Et c’est là que tu m’avais dit cette première phrase, en levant une épaule en direction des doubles portes de votre salle à manger: – Toi aussi, tu détestes ta famille ? Oh, Frank – je m’en souviens comme de la première phrase sensée que j’ai entendue de toute ma vie."
Cette "haine sidérale" à l'égard de leur milieu ("leurs bons mots et leur mauvais coeur") va souder les deux amis. Lorsque Helen devient la proie de ses frères, le jeune couple obtient l'inscription dans un cours privé en Hollande. "Amsterdam: Tu n’avais pas de plan B, tu avais simplement prévu d’être un génie". Le plan A fonctionne, Frank Appledore devient un peintre célèbre, Helen découvre qu'elle en est amoureuse. La célébrité gâte le peintre mais non son talent. Il fait sienne la forte devise de Modigliani: Les gens n’existent que dans la mesure où je peux boire avec eux." Il adopte le mode de vie de sa nouvelle classe sociale. 
Helen? "J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait. (...) Moi, Helen, j’étais bel et bien arrivée la première dans ta vie, et pourtant j’étais destinée à errer des années avant que l’objet de mon amour ne me voie."

Cet objet sera un enfant. Pas celui d'Helen, et à peine celui de Frank qui ne le reconnaît pas. Le jeune garçon vient demander à Helen, "d’une voix minuscule : – Est-ce que tu es ma maman ?"
Comme dans les films à gros budget où l'on ne lésine pas sur les décors et les déplacements, nous voici maintenant en Normandie. Lorsque rien ne bouge dans les coeurs, on transporte les corps. Après Rome, Amsterdam, Boston, ce sont de merveilleuses retrouvailles dans une maison centenaire, cette fin heureuse à laquelle on ne rêvait plus: "Et puis ta peau, l’odeur de tes cheveux quand tu m’as soulevée pour me porter jusqu’au lit à bras-le-corps. C’était toi. C’était toi, Frank Appledore, mon meilleur ami, mon cœur. Il y avait presque vingt ans que nous n’avions pas fait l’amour ensemble, et c’était comme si le temps s’était arrêté." 
Helen aime aussi que dans le village on l'appelle madame Appledore. Comme pomme d'or, qui dans un conte de Grimm permet à une grenouille de devenir un beau jeune homme. Mais une fin comme dans les contes, cela ne fera jamais une fin à la Julia Kerninon.
On ne dévoilera pas la fin de l'histoire chargée de haine et de vengeance, frôlant parfois les intensités mélodramatiques d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui avive les angles de ce roman cruel.
Daniel Morvan
Ed. du Rouergue, coll. La Brune, 304 p., 20 €.



mercredi 5 septembre 2018

Les Freaks de Staline: L'île aux troncs, de Michel Jullien


Michel Jullien a bâti son nouveau récit, L'île aux troncs (sélection prix Wepler 2018), sur un épisode peu connu de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la déportation de soldats soviétiques mutilés, raflés avec tous les mendiants improductifs et expédiés à Valaam, "l'île aux troncs, l'île aux remords du pouvoir soviétique".
Note de lecture à lire sur le site de Pierre Campion:  Site de Pierre Campion: à la littérature



dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre

Et, ci-dessous, la note de lecture parue dans la revue EUROPE (numéro de janvier 2019):


L'île aux troncs, de Michel Jullien: Le mutilé russe est une personne

Il est des livres tendus comme des frondes, dès les premières lignes, où c'est le bruit même de l'histoire qui fait vibrer l'oreille. C'est le cas de L'île aux troncs, dernier ouvrage de Michel Jullien, dont le titre intrigue: quels troncs? L'image en bandeau de couverture vous renseigne, explicite: Dessin à la mine d'un homme épuisé, le visage raviné, accroché à sa béquille d'invalide, croulant de médailles. Au revers, vous apprenez qu'il s'agit d'un dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre. Un homme-tronc.
L'île aux troncs impose par la force des images un sujet aussi puissant qu'ignoré: l'existence, après 1945, d'une colonie de mutilés de guerre de l'Armée rouge sur l'île de Valaam, à l'extrême nord du lac Ladoga. Le texte qu'on va lire procède donc d'une quête documentaire dont Michel Jullien résume, dans un appendice, les difficultés. Il existe bien un livre de témoignages qui mentionne de façon sibylline "l'affaire de cette île carélienne de Valaam où, en 1950, pour ne pas gâcher le paysage des villes soviétiques, ont été déportés tous les samovary, les anciens soldats sans jambes et sans bras. Une grande partie de ces hommes-troncs sont morts pendant le premier hiver, dans des conditions sanitaires effroyables, sans électricité et sans chauffage." Peu de choses. Et l'on confondrait vite cette relégation insulaire des "samovars" (ainsi désignés par ressemblance avec l'ustensile traditionnel russe, sans guère de pieds) avec les purges et le goulag. Mais rien n'étaie la version d'une déportation planifiée des vétérans invalides.
Partant d'un tel flou documentaire, un écrivain peut-il raconter Valaam? Oui, s'il sait imaginer. La terrible perfection de l'injustice produit un renversement des valeurs où survivre est une provocation jetée à la face du pouvoir. Michel Jullien pouvait décrire les efforts de ses deux héros de manière purement objective. Mais lobjectivité, c'est le néant et la mort; le malheur ne parle pas. Un second point de vue s'imposait, qui puisse réfléchir l'événement. Non dans une distance intellectuelle ou une omniscience feinte, mais avec cette ironie constante qui porte le lecteur tout au long des 124 pages du texte, dans une prose de diamantaire, convertissant la boue et la souffrance décrites en une compassion heureuse. Comme si nous partagions à l'autre bout de la chaîne la même ambition de survivre que ces "hommes-ampoules" niés par le pouvoir même qui en avait fait des héros. Voici donc Piotr le nageur immobile (souvenir des cours de natation dans la Volga, avant d'être écourté par un hauban de pont) et Kotik l'unijambiste, comme sortis du tableau de Brueghel cité dans le texte, Les Mendiants, image et emblème de cette paire d'infortune - l'un dans le souvenir de bottes perdues, l'autre se berçant d'une "vie prochaine auprès d'une épouse".
Kotik, seul homme en pied dans les cahutes de Valaam, deviné dans une photographie de 1951: "trois estropiés l'entourent qui font les pendules, hissés sur leurs bras, le bassin en lévitation à une vingtaine de centimètres du sol grâce au concours des paumes et des poignets mis à l'équerre (...) Kotik au centre, beau comme un rayon, debout comme un pied de nez, harnaché à son chevalement de renfort, son étrier de bazar." Deux anti-héros, unis par dix ans d'amitié, une stricte identité d'aspiration tramée sur cette idée bizarre "qu'il est beaucoup plus simple de se mettre à la place d'une nation que d'une personne". Nation, parce qu'elle soude le binôme autour d'un idéal commun: "tout boire!" Tout boire, y compris les médailles, qu'ils ont déjà vendues à l'encan, lorsqu'ils mendiaient sur les trottoirs de Moscou:
"Alors il fallut s'y résoudre (...), brader le titre, la ferronnerie tocarde, leur oscar des boucheries de 42 pour quelques roubles et kopecks. Ainsi le prix d'une guerre inouïe venait d'être transmué en une poignée de saucisses, des pirojki froids, trois paquets de papirossi de calibre 7 - du gros gris - et six litres de samogon rectifié dans quoi entraient des exhausteurs d'alcool, le tout sacrifié à Natalia, l'icône, la morasse en papier journal (...)."
Si l’on tient à part le vaillant compagnon qui maintient au sol ces deux hommes, l’alcool, Natalia est le troisième personnage de ce roman russe, par qui les deux héros deviennent des personnes.  Leur soif, les deux estropiés vont la dédier à l'aviatrice Natalia Mekline (1922-2005). La photo découpée de l'héroïne de guerre, qui terrorisait les lignes allemandes depuis son biplan en toile Polikarpov, ils la portent sous l'aisselle et l'épinglent sur une vieille souche, sombrant dans l'adoration éthylique. Emerge ce projet fou, un périple en Ukraine pour rencontrer Natalia, en arrimant des patins au fauteuil roulant qu'ils viennent de mettre au point. Quitter Valaam et "parcourir au plus court les trente verstes du lac dur en allant tout droit, plein nord jusqu'aux berges de l'ancienne Finlande". Palabres et libations accouchent d'une tentative qui mute en un "ballet héloicoïdal" sur le lac gelé - "On aurait dit une télègue menée par un uhlan, un picador à ses trousses vêtu d'un kimono, deux jojos". On ne dévoile pas la fin de l'équipée lacustre, on salue seulement le retour des homoncules dérisoires dans la réalité névrotique de l'URSS stalinienne. Fin de partie pour l'utopie communiste. Piotr et Kotik en connaissent déjà l'envers, rêveurs d'épouse mystique en cet âge de plomb. Reste, dans l'oreille du lecteur, un persistant murmure humoristique, qui est la signature même de ce livre.

Daniel Morvan
Michel Jullien: L'île aux troncs. Editions Verdier, 124 pages, 14€.


Natalia Mekline, icône soviétique au centre du récit de Michel Jullien

vendredi 15 juin 2018

Baudelaire, ce walking dead

Baudelaire (daguerréotype, 1850)

La rue de Rivoli à l'heure des soldes. Sur le trottoir, un homme meurt dans l'indifférence d'une foule rivée à ses smartphones et à son pouvoir d'achat. Personne ne peut reconnaître le poète maudit du Spleen de Paris. Revenu parmi nous, non en dandy mais en vagabond, sans abri, mort-vivant ou "walking dead" de série TV, Charles Baudelaire? C'est la drôle d'idée d'Eric Chauvier: déplacer le poète dans le décor qu'il a lui-même prophétisé, en poète de la vie moderne, de la rue libérale, du règne de la marchandise, de ses passantes. 
Baudelaire n'est pas seulement le théoricien de la modernité artistique, mais aussi le sociologue de la société industrielle. Né dans une capitale encore terrorisée par les épidémies de choléra, il est un grand témoin du Paris d'Haussmann, érigé par les puissances de cette révolution rapide à laquelle la ville doit sa découpe en arrondissements, ses places en étoile, ses boulevards, ses halles, ses ponts, ses jardins, ses égouts et son éclairage. 
Abreuvé de toutes ces métamorphoses, Baudelaire saura fondre toutes ces expériences dans un formidable élan transgresseur, réunissant dans le même creuset poétique les femmes, la mort et Paris, comme le dit Walter Benjamin cité en exergue. Cet homme qui gît sur le trottoir a, nous dit Chauvier, "dans une langue qu'aucune sociologie n'égalera jamais en pouvoir d'analyse", inventé le concept de flânerie. "Il en a quasiment conçu le slogan: "Jouir de la foule est un art".
D.M.

Éric Chauvier: Le revenant. Allia, 2018. 78 pages, 7,50€.

mercredi 11 avril 2018

Ecritures politiques d'aujourd'hui: Marielle Macé, Éric Pessan

Marielle Macé

"Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant": il y eut en 2006 "les enfants de Don Quichotte", qui installèrent au coeur des villes des campements de sans-abri, pour proclamer le droit au logement pour tous. Voici maintenant un Don Quichotte du 21e siècle, hissé par Eric Pessan sur sa Rossinante, clamant: Debout les forçats de la terre! Ce livre est la somme des indignations d'un romancier qui sort de ses gonds, et se met dans la peau du héros de Cervantès, afin de pourfendre l'étendue des injustices contemporaines. Le chevalier à la triste figure se jette à l'assaut des moulins, fond de pension ou paradis fiscal panaméen: image d'un retour ironique du mythe littéraire de Quichotte, ce "mélancolique qui décide de se mesurer au monde". Cet élan chevaleresque est aussi l'image de la condition de l'écrivain dont chaque ligne l'expose au sarcasme public, mais qui conserve "l'espoir imbécile qu'un livre peut changer le monde". Du moins aura-t-il honoré le contrat moral qu'Albert Camus rappelait en 1957 dans son discours du prix Nobel: "Nous (écrivains) nous devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens pour ceux qui ne peuvent le faire."
Don Quichotte, mètre étalon du héros, déboule avec son compagnon auprès des migrants et des laissés-pour-compte. "Je n'ai plus aucune foi en la politique, en le progrès, en la capacité de l'homme à améliorer sa condition, explique l'auteur au fantôme de Cervantès. Mois après mois, la société m'est devenue de plus en plus irrespirable. Alors j'avais envie d'écrire contre tout ce qui nous empêche. Il me reste la vie, l'amour et la littérature." Dans cette épopée scandée par le compte des héroïsmes quotidiens, plusieurs scènes où le chevalier consigne les souffrances: resquilleur menotté, femme de ménage expulsable, et la foule de ceux qui ont quitté leur pays en guerre, mille bouches formant une épopée de souffrance déposée aux pieds du chevalier errant. Essai, pamphlet ou roman? Tout à la fois, sans doute, tout à sa foi en une fiction qui renoue les solidarités, armé d'amour et de littérature: "nous logeons un sans-abri, nous nourrissons un sans repas. (...) Quichotte nous invite à faire. Et nous faisons."
Cette écriture politique nous invite donc, en pleine crise des migrants, à reinvestir la notion d'hospitalité. C'est aussi ce que propose Marielle Macé dans Sidérer, considérer, conférence publiée chez Verdier. L'historienne née à Paimboeuf (son essai "Styles" a été un événement en 2016) invite à s'arracher à la pétrification impuissante devant la pauvreté pour prendre en considération chacune des vies des contemporains qui arrivent - rêveurs extraordinaires, bâtisseurs d'espoir précaire, inventeurs d'une "nouvelle centralité de la marge urbaine", pour parler technocrate. Dans les cassures de l'espace urbain, ses "bords en plein centre", ces héros bâtisseurs tentent la création d'une école, d'un restaurant au sein même d'une jungle de Calais. Ils déploient l'humour imaginatif du taudis qui prouve l'existence d'une vie positive au sein du délaissement (n'est-ce pas aussi ce qui se tente dans la Zad de Notre-Dame des Landes?). Ils apportent, conclut l'historienne, la "preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement".
Daniel Morvan
Eric Pessan: Quichotte, autoportrait chevaleresque. Fayard, 420 pages, 20€.
Marielle Macé: Sidérer, considérer. Verdier, 68 pages, 6,50€.

lundi 9 avril 2018

Julien Gracq, dernier des Mohicans (archive)

Julien Gracq © DR

Solitaire, inflexible, rare, secret, discret : c'est ce qu'on a dit de Julien Gracq, mort à 97 ans, le 22 décembre 2007 à Angers. Il était simplement un romantique. Le dernier des romantiques.
Il était aussi un pamphlétaire. Dans La littérature à l'estomac, il rentrait dans le chou de la littérature dominante, militante, et faisait l'éloge d'une lecture secrète. Pour cette raison, il avait refusé l'édition de ses livres en format poche.
« C'était un roi. C'était le dernier des Mohicans, résume l'écrivain Pierre Michon. Le dernier des contemplatifs. Il avait écrit ceci, qui me trotte dans la tête : Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler. »
Ce regard a disparu, à 97 ans. « Il n'a pas bouleversé la littérature mais il a laissé des choses parfaites, comme Alain-Fournier, comme Gérard de Nerval », dit encore Pierre Michon.
Que reste-t-il de lui ? Un nom. L'un des plus beaux. Julien Gracq, pseudonyme de Louis Poirier, professeur agrégé d'histoire et géographie à Nantes, Quimper, Paris qui à 27 ans publie son premier ouvrage, Au château d'Argol. À compte d'auteur, chez José Corti, après avoir été refusé par Gallimard. Il restera fidèle à cette petite maison jusqu'à son dernier livre, Entretiens, en 2002.
Son premier roman, Au château d'Argol, a lieu dans une Bretagne mystique et arthurienne. Le rivage des Syrtes évoque Venise et la Libye, Un balcon en forêt a pour cadre les Ardennes. « Je ne suis pas du tout un écrivain régionaliste, je suis un écrivain français. Ma région est la langue française. »
On se souvient aussi d'un jeu de mots de Raymond Queneau, président du prix Goncourt, qui annonce en 1951 : « Le prix Goncourt est attribué à Julien Green pour Les ravages de Sartre ». À farceur, farceur et demi : Julien Gracq, auteur des Rivage des Syrtes, fait scandale en refusant le Goncourt. Ainsi, il écartait les mirages de la célébrité et de l'importance accidentelle.
On le rattache à André Breton, qu'il a rencontré en 1939 à Nantes. Héritier de Chateaubriand, Gracq est aussi un compagnon des surréalistes : La Nadja d'André Breton est sa vraie muse. Mais peut-on oublier Sur les falaises de marbre, de Ernst Jünger, son grand ami, mort à 102 ans en 1998 ? Et peut-on omettre Jules Verne, qu'il appelait « mon primitif à moi » ?
Julien Gracq excellait dans les cahiers, carnets, notes, impressions de voyages. Son écriture est une ligne droite partant des romantiques allemands et traversant le surréalisme, l'a conduit vers une pratique du fragment.
Il était peut-être l'écrivain français le plus visité, alors qu'il avait choisi le retrait. Les plus grands ont poussé la porte de sa maison, à Saint-Florent-Le-Vieil, au bord de la Loire.
Retiré ? « La Loire ne retire pas les hommes, elle les réfléchit », corrige l'écrivain nantais Michel Chaillou, admirateur de Gracq. Il était accueillant. Assis à contre-jour, il servait volontiers le muscadet maison et commentait le dernier match de foot à la télévision.
Toujours rebelle, il s'étonnait de la place démesurée de Paris dans le monde des lettres. « Lorsqu'on vit à Saint-Florent, on passe pour un marginal. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les écrivains vivent loin des centres médiatiques et cela ne les gêne pas. »
Les heures blanches et vides de la Loire alimentaient ses rêveries. Mais il se refusait pourtant à être le "Giono de l'Anjou". L'esprit des lieux, il le capte souverainement, en grand écrivain de la Nature. « Saint-Florent et la Loire, disait-il, j'y suis habitué comme un vieux vêtement. »
Mais Julien Gracq n'est pas l'auteur d'un seul paysage. Combien de lecteurs ont arpenté les landes d'Argol, cherchant une clef dans son absence de château, les lagunes de Venise, les marais de Guérande, les rues de Nantes, avant de comprendre qu'il avait tout inventé ?

Daniel MORVAN.