Sika Fakambi, traductrice littéraire, lauréate des prix
Baudelaire et Laure Bataillon 2014 pour sa traduction de Notre quelque part du ghanéen Nii Ayikwei Parkes.
Entretien
Le métier de traducteur est rarement mis en lumière. Deux
prix prestigieux pour votre deuxième traduction de roman, cela change votre
vie ?
C’est toujours un peu irréel, sans doute, même
si cela me ravit et m’honore. Et cela augmente un peu la pression, peut-être.
Par exemple, je crois bien que je suis maintenant censée accélérer le rythme
dans mon travail : jusqu’ici, puisque j’ai toujours choisi de concentrer
mon activité de traduction sur des projets qui me tenaient à cœur, et qu’à
chaque fois il s’agissait d’auteurs inconnus en France… d’une certaine manière
« personne ne m’attendait »… et de ce fait je pouvais passer des
mois, voire des années, sur un texte, sans être jamais sûre qu’il serait un
jour accepté par un éditeur. Comme pour le roman de Nii Ayikwei Parkes, dont
j’avais envoyé le premier chapitre traduit à différentes maisons dès 2008, sans
que rien ne se passe… jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Zulma en 2012.
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Comment avez-vous découvert ce livre?
Depuis le début, je traduis de la poésie, et
c’est en faisant des recherches autour du poète de la Barbade Kamau Brathwaite
que j’ai « rencontré » Nii Ayikwei Parkes. Il venait d’éditer une
anthologie où figurait un poème de Brathwaite, à la mémoire de l’écrivain
nigérian Ken Saro-Wiwa, auteur d’un très beau roman intitulé Sozaboy. J’ai tendu l’oreille, j’ai tiré
le fil, j’ai voulu savoir de qui Nii Ayikwei Parkes était le nom, en quelque
sorte, et j’ai découvert là un jeune écrivain ghanéen, poète primé, déclamant
certains de ses poèmes dans la veine du spoken
word, et qui achevait l’écriture de ce premier roman, Tail of the Blue Bird. Je lui ai écrit, il m’a envoyé le premier
chapitre de son roman, que j’ai tout de suite eu envie de traduire. Autour de
ce projet, sans savoir s’il allait ou non aboutir à une publication en
français, nous avons correspondu pendant quelques années, avant de nous
rencontrer finalement en 2012 au salon du livre de Paris, sur le stand de
Zulma, à qui j’avais envoyé le texte quelques mois
auparavant et qui avait décidé de le publier. Il est vrai que j’ai un sentiment
de connivence avec les écritures du Nigeria et du Ghana, pays proches du Bénin
où j’ai grandi, mais mes premières explorations littéraires m’ont plutôt portée
très loin des deux univers qui sont les miens au départ, l’Afrique de l’Ouest
et l’Europe : et le premier auteur que j’ai voulu traduire a été
l’Australienne Gail Jones. Puis j’ai entamé un cursus d’études canadiennes, et
peu à peu cette exploration intuitive des « marges » de la
littérature anglophone (par opposition aux « centres » que seraient
la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, largement prépondérants, me semble-t-il,
dans les départements d’études anglophones des universités françaises que j’ai
fréquentées), m’a ramenée vers l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement
vers les auteurs émergents de l’aire anglophone.
Votre « quelque part » linguistique, quel
est-il ? Quel est le déclic qui vous décide à traduire un livre ?
Quelles ont été les difficultés de cette traduction ?
Il y a d’abord la jubilation et la fascination
devant le texte. La principale difficulté était probablement de rendre en
français les différentes langues qui imprègnent le roman : entre autres,
le pidgin des policiers d’Accra, qui pour aller vite pourrait être décrit comme
un anglais créolisé ; la langue imaginaire et imagée du chasseur Yao
Poku ; les paroles de sagesse ancestrale portées par les proverbes… Et
chacune des langues qui tissent ce récit raconte un monde, une vision du
monde. En même temps, je dois dire que cette question des difficultés du
texte me met toujours un peu dans l’embarras : d’abord parce que je me
rends compte que j’ai du mal à « parler » de ma traduction, à
expliquer, par des mots qui ne seraient pas ceux du texte, comment j’ai traduit ceci ou cela, car le geste de traduire est
pour moi quelque chose d’assez « organique », difficile à verbaliser.
En rendre compte serait, idéalement, de lire le texte traduit en duo avec
l’auteur lisant l’original ! Il y a aussi que cette question des difficultés,
pour le roman de Nii Parkes, me fait prendre conscience du fait qu’avant tout
cette traduction a été un immense plaisir, comme si j’attendais depuis
longtemps un texte comme celui-ci, qui me ferait replonger dans cette
réjouissante mixture de langues qui a été, qui est pour toujours « mon
quelque part » linguistique.
Comment y êtes-vous parvenue ?
En faisant confiance à mon oreille
d’« enfant du Bénin debout », peut-être… Je plaisante, et c’est
curieux que cette expression me vienne comme ça : ce sont les premiers
mots de l’hymne béninois, qu’au temps de Kérékou, qui a dirigé le pays pendant
17 ans de « marxisme léninisme », il nous fallait chanter, au
garde-à-vous, tous les jours en chœur, toutes les classes de l’école primaire
de Ouidah rassemblées devant le drapeau planté au milieu de la cour… Souvenir très
ambigu, à la fois oppressant et exaltant, mais à la réflexion ça fait sens, ce
surgissement, comme un lapsus, d’une des réminiscences les plus lointaines
et pourtant saillantes de mon enfance, parce que cette époque, c’est aussi
celle où j’ai pris conscience que je pouvais parler différentes langues et
différents français — selon que je m’adressais en français à mon frère, ma
sœur ou mes parents (un couple mixte), en mina à ma grand-mère paternelle (qui
vivait avec nous), en français de France
à mes cousins parisiens lorsqu’ils venaient nous rendre visite ou que nous
allions les voir, en fon ou en « français fongbétisé » à mes cousins et copains de Ouidah et Cotonou,
en fon aux vendeuses de rue ou aux ouvriers de l’atelier de menuiserie que nous
avions au fond du jardin, en fon très simplifié aux bouviers peuhls menant leur
vaches dans les champs derrière la maison... Traduire, pour moi, disons que
tout s’est sans doute décidé là-bas, dans ce Golfe du Bénin où j’ai grandi,
cette enfance entre les langues et les cultures, dont j’ai aimé précisément
ça : « être entre ». Pour traduire Notre quelque part, c’est sûrement de cela aussi que je me suis
servi.
La façon dont vous traduisez le titre original, Tail of the Blue Bird, en est un
exemple ?
Le choix du titre définitif se fait toujours en
concertation avec l’éditeur. Le titre original du roman, Tail of the Blue Bird, n’est d’ailleurs pas celui qu’avait choisi
l’auteur avant d’envoyer le livre à son éditeur anglais. Il l’avait d’abord
intitulé Afterbirth, un mot qui en
anglais signifie « placenta »… Toute l’intrigue du roman démarre
après la découverte, au milieu d’une case dans un village reculé du Ghana, de
restes organiques manifestement humains que les premiers policiers dépêchés sur
la scène du « crime » prennent tout d’abord pour de la matière
placentaire.
Quand l’éditrice cherchait un
titre pour le livre traduit, Nii Parkes et moi avons à sa demande proposé
quelques fragments du texte à partir desquels travailler. Cette expression de
Yao Poku, « nous étions à notre quelque part », est la traduction littérale
d’une expression courante en twi, une parole d’accueil évoquant, de manière
plutôt métaphysique, un état de bien-être et de tranquillité. Une journaliste,
Salomé Kiner, y a d’ailleurs reconnu le lentus
in umbra (« nonchalant sous l’ombrage ») de Virgile, dans les Bucoliques, et j’ai pensé que c’était
une belle lecture de ce fragment, qui est un leitmotiv du récit de Yao Poku. En
tout cas, l’expression nous a paru intéressante aussi parce qu’elle fait quelque chose à la langue — en
français comme en anglais. De cette expression, nous avons extrait « notre
quelque part », avec le sentiment que ce titre donnerait au livre en
français toute son ampleur — à la fois linguistique, politique, et aussi
poétique, car il est en soi très évocateur. « Notre quelque part »,
cela pourrait être bien des choses pour le lecteur. Ce pourrait être par
exemple la langue au sens plein —
celle qui fait de nous des êtres humains. Et maintenant que j’y songe, cela
pourrait aussi évoquer un univers placentaire...
Avez-vous rencontré en France l’équivalent de cette diversité
linguistique ? Que pensez-vous de ce que la France fait de ses
langues ? De sa langue ?
Il m’est arrivé d’entendre parfois des gens,
qui par ailleurs se disent grands lecteurs, y compris de littérature étrangère,
tenir des propos particulièrement pédants sur les parlers régionaux de France
ou de la francophonie, des gens qui, notamment, ont travaillé à gommer leur
propre accent régional, et surtout qui affirment ne plus supporter d’entendre,
lorsqu’ils reviennent visiter leur région natale, tel accent trop prononcé ou
tel parler dialectal… C’est une chose que je n’arrive pas à comprendre, cette
forme d’aveuglement, de surdité, devant l’immensité des possibles de la langue
française, hors des rigidités académiques. Adolescente, je m’émerveillais
d’entendre dans la cour de mon collège-lycée, à Cotonou, toutes les formes que
pouvait prendre le français dans nos bouches d’élèves venus d’un peu partout :
métis aux origines diverses, jeunes « expats » français ou venus
d’autres pays d’Europe, du Québec parfois, ou encore jeunes Béninois, Libanais,
Syriens, Indiens… Je me souviens d’ailleurs que je m’amusais à écrire de petits
textes dialogués pour essayer de capturer ces parlers « caméléons » que
j’entendais autour de moi, dans la rue ou la cour de l’école, où le français
populaire d’Abidjan était en vogue, mélangé au verlan qui nous arrivait des
banlieues françaises, et aux expressions directement calquées sur le fon de
Cotonou...
Le paysage de l’édition française ne laisse pas une grande
place aux écritures « multiculturelles »… pensez-vous que vous
puissiez contribuer à le faire évoluer ?
J’espère que cela est en train de bouger,
justement, grâce à des maisons comme Zulma, entre autres, et parce que je veux
croire que l’idée que l’on se fait de la littérature traduite est en train de
changer, en même temps que changent les pratiques des traducteurs et celles des
lecteurs de textes traduits — peut-être de plus en plus attentifs au fait même
qu’ils lisent un texte « étranger », même s’il est écrit en
français ? Et j’ai l’impression, oui, que c’est aussi cela, la tâche du
traducteur. S’il n’y avait pas eu la réflexion de traducteurs-penseurs tels que
Antoine Berman ou Henri Meschonnic, et aussi André Markowicz, ou Laure
Bataillon, dont l’essai Traduire, écrire,
un petit livre d’entretiens, textes critiques et correspondances, m’a également
marquée, j’aurais évidemment eu une tout autre vision de ce métier, de sa
pratique, et peut-être que j’aurais écouté moins longtemps que je ne l’ai fait
cette petite voix intérieure qui, au fil des années, me disait : continue
de traduire. Ces traducteurs ont montré, par leur pratique et leur réflexion,
que traduire, cela peut aussi être augmenter le français, « étranger le
français ». Faire entendre un français plus vaste qu’on ne nous le fait
croire ou qu’on ne veut bien l’admettre : un français qui peut contenir
des multitudes.
A quel moment savez-vous que vous avez réussi à traduire un
texte ?
Quand je lis le poème ou le paragraphe de prose
traduit en français, et qu’il me semble retrouver le souffle, la voix de
l’auteur, celle que j’ai perçue au moment de ma lecture de l’original.
Existe-t-il des textes intraduisibles ?
Devant pareille question je me sens toute
petite. Je préfère donc m’en remettre à cette possible réponse faite par le
poète Adonis qui, invité aux Assises de la traduction littéraire à Arles, en
2003, disait : « La métaphore
agit dans le poème comme le feraient des fleuves souterrains. Elle déborde la
limite des mots. Par elle, le langage s’ouvre à l’infini. Et si nous ajoutons
que les mots dans chaque langue passent par différents âges liés à la culture,
à la politique, à l’histoire, aux mythes, nous comprenons l’impossibilité de la
fidélité et de l’exactitude en traduction. Les mots dans le poème sont comme
des ponts : on ne les traduit pas seulement en tant que tels, mais pour
l’espace qu’ils parcourent. A quoi sert de traduire le nuage, si on ne traduit
pas l’eau qu’il porte en lui ? De même, on ne traduit pas la tige de la
rose, ni ses feuilles : on traduit son parfum. »
« L’inspiration » ou « la grâce »
existent-elles lorsque l’on traduit, à quoi les reconnaissez-vous ?
Difficile de me reconnaître dans cette terminologie mais,
lorsque je traduis, il peut arriver que je me sente « traversée » par
le texte qui s’écrit : je dirais presque comme par une fièvre. Surtout en
poésie. C’est ce qui a pu se passer, par exemple, pour ma traduction du poème Georgia d’Andrew Zawacki, ou pour Negus de Kamau Brathwaite, et même pour
certains passages du récit de Yao Poku, dans Notre quelque part. Je n’appelle pas cela « inspiration »
ou « grâce », d’ailleurs je n’ai pas vraiment de mot pour décrire ce
qui me traverse dans ces moments, mais j’en sors comme on sort d’une lecture
bouleversante, et souvent le texte qui résulte d’un « premier jet »
écrit dans cette sorte d’euphorie ne bouge pas tant que cela ensuite.
Recueilli par Daniel Morvan