jeudi 30 mars 2017

Les bleus passés de la Madeleine (1305 mots)

‎vendredi‎ ‎7‎ ‎mai‎ ‎1999
1305 mots


Chaussée de la Madeleine, des arches perdues attendent leurs aventuriers. Chez Robert, il y a Madeleine. Une jeune femme moderne qui allait bien avec les trolleys et va toujours très bien avec la Madeleine. Et des disciples de Jah Rastafari Haile Selassie I, qui brisent les chaînes de l'esclavage mental.

L'épouse de Robert se prénomme Madeleine, comme son quartier. Un beau visage à la Simone de Beauvoir, une distinction qui émane de toute sa personne. On l'imagine sans peine, la jolie môme de Vertou, dans son trolleybus jaune ou sur sa bicyclette bleue, à la veille de la guerre, la tête pleine de rêves. Ses mémoires de jeune fille rangée ? « On devait paraître olé olé à l'époque, s'amuse-t-elle. Les gens se couchaient tôt, vous savez, et il n'y avait pas la télévision. C'est pourquoi ils avaient beaucoup d'enfants. »
Robert et Madeleine se marient très jeunes, à 20 ans (encore mineurs), pour éviter le STO (Service du travail obligatoire, imposé par le régime nazi aux populations d'Europe). Madeleine est secrétaire dans une armurerie.
C'est un couple moderne, qui consacre tous ses loisirs au sport et au tourisme : « Nous, c'est l'aviron et le patin à roulettes qui nous a conservés ! Nous avons fait le tour de Bretagne à vélo. Notre endroit préféré ? Bénodet, Sainte-Marine et Concarneau. »

Ce qui allait de soi de la part de ces personnes de goût. Et puis un beau jour de 1968, le grand saut vers les Baléares : « Notre premier grand voyage sans le vélo ! » 

La chaussée de la Madeleine marque la limite sud-ouest du quartier. Plusieurs passages sont encore ouverts, révélant les dessous enchevêtrés du faubourg, où luisent les vieux pavés, où les matous ont des indifférences d'aristochats sur leurs toitures de fibrociment, où se démantibulent des ruines et se planquent belles maisons rénovées.
Au fond d'un passage bordé de platanes anarchiques, des râteliers encore en place laissent imaginer des piaffements d'écuries. L'un des projets de Nantes Aménagement est de rénover ces passages, de remettre au jour des arches d'entrée dissimulées derrière des façades et de retrouver l'alignement du XVIIIe siècle. A l'angle, là où Aimé Delrue (l'amuseur public de Nantes) contemple l'éternité sur sa plaque de bronze, sous une immense toile représentant un toucan (signée Alain Thomas), Patrice Nicolas a installé sa menuiserie. « Un emplacement remarquable, proche du centre et du périphérique. » 
L'atelier du bois emploie trois salariés. Un vaste local de 500 m2, odoriférant et clair, entièrement dédié au meuble en pin brut ou teinté. Armoires à croisillons ou à grillages, bibliothèques blanchies façon céruse pour des maisons qu'on n'aura jamais : l'atelier sur cour oscille entre la tendance déco océanique et le sur-mesure pour cadres en jet-lag. Certes, l'Atelier sur cour ne pratique pas les prix d'Ikea, mais le prix n'est peut-être pas ici la donnée première. « Nous sommes intéressants sur les gros volumes, explique Patrick Nicolas. Le rapport à l'artisanat est affaire de culture. Seules viennent nous voir les personnes qui ont une idée précise du meuble désiré. Celui qui achète un meuble dans une grande surface aurait peur, ici, de ne pas savoir ce qu'il veut. C'est pourquoi notre clientèle est très bourgeoise. » 
Dans ce coin de la Madeleine, on trouve de très beaux bleus passés. Par exemple, au no 10 de la rue Columelle, une maison ornée de carreaux de mosaïque, qui a sûrement une sœur au Portugal.

Rue Marmontel, balisée à l'angle par le pochoir de l'Hydropath, un autre bel immeuble à balcons bleus, où pendent des blue jeans en loques ; dans la cour, un entrepôt, lui aussi en loques. La maison des rastas En face, c'est l'Usure, un squatt en état de décomposition avancée, où un jeune sculpteur s'acharne sur une poutre de chêne fendue mais d'un bois dense, pour en tirer une sorte de Neptune joufflu.

C'est le versant presque clandestin de la Madeleine des artistes ; la rue Pélisson, où se trouvent les ateliers des élèves des Beaux-Arts et le gratin du « post-diplôme », étant sa partie officielle. Pour entrer dans la « Maison des rastas », rue Marmontel, il faut montrer patte blanche, prouver qu'on n'est pas de la police. 
A l'arrière de l'ancienne droguerie Delrue, jouxtant les ateliers d'artistes (un bunker à interphones), l'entrée se signale par une peinture murale, quelques coupures de presse sur la dépénalisation du haschisch et une affichette : « Ne pas fumer ». Allons bon ! Ras Préco, le vice-président, explique : culture rasta, la cuisine végétarienne pratiquée comme un art, désignée sous le terme générique de I-tal (20 francs la part pour les adhérents, 30 pour les autres), qu'il s'agisse de riz parfumé au coco ou de boulettes de soja. Le local, sur deux étages, propose un lieu d'exposition, une bibliothèque et vidéothèque, et, sous les toits, un studio d'enregistrement - le repaire des dix membres actifs, les seuls autorisés à fumer des cigarettes. « Le reggae, rasta, hip hop, c'est la grande tendance aujourd'hui, explique le « natty boy ».

Ici, quand on a ouvert la Maison des rastas, on a failli se trouver débordés. Nous regroupons aujourd'hui 30 groupes et artistes solo. C'est même un problème, car ces groupes se plaignent que l'Olympic et Trempolino ne fassent rien pour eux, alors qu'ils sont maintenant la culture musicale dominante. On a vu passer Elmer Food Beat, Dominique A, Dolly and Co, et nous, rien ! » Pas tout à fait quand même : l'association utilise souvent les salons Mauduit pour ses concerts. « C'est pour nous calmer, rétorque Ras Preco. Et c'est pas ce qu'on a demandé : une vraie salle de concert, d'expos et de danse pour la culture rasta. Nous, on n'a pas envie de laisser les autres faire à notre place, on veut faire nous-mêmes. »
Tous Martiniquais, les fondateurs de la Maison des Rastas représentent une vraie force, celle du reggae et de la black music. La Madeleine, dans tout ça ? « Etre rasta, c'est un mode de vie. Il concerne les vêtements, l'alimentation, l'abstinence de boissons alcooliques par exemple, mais c'est avant tout un travail sur la conscience. Le travail, on le fait sur nous-mêmes, avant de parler de l'envi ronnement. On tâche d'être le plus positif possible. » La Maison des Rastas est maintenant l'une des têtes de pont françaises de la culture rasta pour des Martiniquais comme Wakad el Shabbazz, musicien, et tous les « frères » qui recherchent un point de chute.
Daniel Morvan

mercredi 29 mars 2017

Jérémie Gindre: Nouvelles impressions d'Amérique

Au Manitoba, l’horizon a conservé assez de champ pour accueillir un musée des grands espaces canadiens. Enfant à part dans une communauté de pionniers et de cultivateurs, le jeune Donald découvre une machine à remonter le temps : une vallée riche en fossiles et pointes de flèches. Cette faille temporelle recèle aussi bien des vestiges préhistoriques que les ruines, vestiges ferroviaires et squelettes de l’âge de la conquête.
Lorsqu’on lui confie la décoration d’un nouveau café de la ville d’Eastend, Donald trouve sa vocation: peindre un panorama de la Prairie, commençant par une chasse au bison et se terminant par la vision futuriste d'un pick-up rouge en route vers des gratte-ciel. Ainsi prend naissance ce petit musée de la Prairie, parc à thème né de l’imagination de l’auteur suisse Jérémie Gindre. Le plus extraordinaire de ce livre, qui semble un pur produit de la « nature writing » américaine, est qu’il est une œuvre certes documentée mais aussi largement imaginaire. Jérémie Gindre revisite avec la passion d’un ethnologue le folklore western, les calendriers de pierre des Indiens des Plaines, les rituels chamanes, l'archéologie du wild west ou les stratocumulus du Manitoba: "Le stroboscope des éclairs diffus annonçait le spectacle. Ils culminaient par un feu d'artifice intranuageux, un corail de foudre qui se déchaînait en altitude sans jamais rejoindre le sol, éclatant sans bruit".
À lire comme on remonte un canyon à cheval, le regard perdu au loin, là où se forment les grands orages stratosphériques qui punissent les enfants trop curieux…
Daniel Morvan
Jérémie Gindre : Pas d’éclairs sans tonnerre. Zoé (Suisse), 240 p., 17 €. Dist. Harmonia Mundi.

jeudi 23 mars 2017

Théâtre. Dieudonné Niangouna ou la fureur de dire




L’auteur de théâtre congolais Dieudonné Niangouna présente à Nantes une pièce-fleuve : Nkenguegi, voyage à travers les migrations… À l’affiche du Grand T du 26 au 28 avril 2017.



« C’est l’histoire d’une troupe de théâtre qui répète une version contemporaine du Radeau de la Méduse. C’est l’histoire d’une fille debout à sa fenêtre qui se voit passer dans la rue… » Il y a bien des histoires dans cette pièce intitulée Nkenguegi, écrite et mise en scène par Dieudonné Niangouna.
Dernier volet d’une trilogie (Le Socle des vertiges), Nkenguegi a été créée au festival d’automne de Paris en 2016, puis montrée à Lausanne, Saint-Denis, Francfort. Avec sa troupe de onze comédiens, le metteur en scène né à Brazzaville en 1976 mêle palabre provocatrice et pamphlet politique, dans un bazar débridé de situations gravitant autour d’une image : une tribu d’affamés errants au milieu des eaux, les naufragés du Radeau de la Méduse, peints par Théodore Géricault.


« C’est un télescopage d’espaces, Paris, Brazzaville, le radeau, autour d’un personnage de fou du village. Autour de lui, je dessine la carte d’une république bananière en pleine décomposition », analyse le fougueux congolais.
Est-il représentant d’un « théâtre africain », lui dont le parcours se construit en Europe, d’Avignon à Amsterdam et de Limoges à Francfort ? « J’ai été formé dans la lecture systématique de toutes les cultures et toutes les formes d’expression. Me définir comme auteur africain serait obéir à ce qu’est écrire africainement. L’histoire totale du théâtre et de la littérature dépasse la géographie. »
Poète, acteur, dramaturge et metteur en scène exilé de son pays, Dieudonné Niangouna fut artiste associé du Festival d’Avignon 2013. On l’associe à la notion de « théâtre de texte », à une rage d’expression à la hauteur du continent noir et de son besoin d’une parole libre. Catherine Blondeau, directrice du Grand T, rappelle qu’il est l’héritier de Sony Labou Tansi, « un écrivain d’une envergure comparable à Gabriel Garcia Marquez, même s’il n’a pas eu sa célébrité ».


Issu du vivier théâtral de Brazzaville, ancienne capitale de l’Afrique équatoriale française, le bouillant Dieudonné hérite donc d’une tradition flamboyante à la gloire du texte et de la langue française. « Mon père était grammairien, raconte-t-il, il recevait Léopold Sédar Senghor à la maison, et avec lui, il pouvait passer des heures autour d’un simple mot ».
Niangouna aura aussi su tirer parti des enseignements théâtraux les plus divers, au sein des troupes de la capitale congolaise, associant politique et poétique, en jouant avec la censure. Son théâtre n’est pas celui d’une classe sociale privilégiée, mais un théâtre de la rue, jouant la démesure et le choc verbal. Nkenguegi est (pour ceux qui ont déjà vu cette pièce) à l’image de ces origines, sans égard pour les conventions, comme une divagation entre sud et nord, entre jeunesses sacrifiées et rage de vivre.
« Sur les planches de Vidy, lisait-on en novembre dernier dans Le Temps (Lausanne), c’est cette apocalypse qui remonte en torrent, portée par Dieudonné lui-même et une bande d’acteurs et de musiciens admirables. Ce Nkenguégi a ses faiblesses, ses nids-de-poule qui vous jettent dans le fossé, mais il est animé d’une fureur contagieuse ».
Daniel Morvan.
Mercredi 26 avril et jeudi 27 avril à 20 h ; vendredi 28 avril à 20 h 30. Au Grand T, 84, rue du général Buat. Durée : 3 heures. Tél. 02 51 88 25 25.

Punk is dead: Il y a 40 ans, Eudeline allumait sa mèche



Le punk a 40 ans, et plus toutes ses dents. Pour rendre compte de ce mouvement musico-social, Stereolux sort le grand jeu : expo, films et concerts. Invité spécial, une figure du punk français, Patrick Eudeline.

Entretien
Patrick Eudeline, écrivain.

Vous souvenez-vous des années punk ?
« Ceux qui y étaient ne peuvent pas s’en souvenir », vous connaissez la phrase célèbre. Mais j’étais bel et bien là, cette année 1976 qui vu naître le punk. Je suis même le seul survivant du groupe Asphalt Jungle, l’un des premiers groupes punks français. Vous savez, en France cela n’a duré qu’un an, un an et demi maximum. Du moins avions-nous le sentiment aigu de vivre un moment bref, mais dont on parlerait très longtemps. Et le slogan de l’époque : No future ! reste valable aujourd’hui.

No future, ça voulait dire quoi en français ?
Ça voulait dire la même chose que partout : le rêve hippie était fini. Adieu l’âge du Verseau, le bonheur éternel et toutes ces fadaises de babas cool. Dream is over, disait Lennon : le rêve est terminé. Le punk est venu clore le cycle des années 50, la prospérité, les trente glorieuses…

Et vous, Eudeline, qu’est-ce qui a clashé en vous ?
J’étais un petit-bourgeois parisien, et j’ai rencontré le rock vers 12 ans. Les choses sont allées très vite : j’ai découvert les écrivains décadents français, les Huysmans, Villiers de l’Isle Adam, tout explosait : à 19 ans, j’ai rencontré William Burroughs, croisé Blondie dans le métro. J’ai écrit dans le magazine Best, vu et écrit sur Lou Reed et le Velvet Underground, les Flamin’ Groovies, les Sex Pistols. C’était incandescent.

Vous aviez le temps de regarder la France, à l’époque ? Et Paris ?
Nous étions les derniers des Mohicans dans cette France profonde. Mais Paris, Paris… Les Kinks, c’est Londres, et le Velvet Underground, c’est New York. Paris était ma ville, plus dangereuse qu’aujourd’hui mais plus belle. Pas de gauche caviard ni de bobos à l’époque, on avait encore les loyers de 1948, pas chers. Les punks, ont relancé le Marais, Belleville et le 14e arrondissement. C’est le boulot des artistes, de porter une vision sociale et de faire aimer les parties mal aimées d’une ville.

Ça ressemblait à quoi, un punk français de l’époque ?
Ça ressemblait à un punk mais en plus fort : nous avions les cheveux plus dressés que Sid Vicious, le cuir plus clouté que les New York Dolls, les jean’s plus déchirés qu’Iggy Pop. Tout ça grâce à Vivienne Westwood, cette styliste anglaise qui piquait ses idées dans la rue. Quand on a vu apparaître les épingles à nourrice en or, on a su que c’était mort.

Vos influences profondes, c’était qui ? Les Stones ou Françoise Hardy ?
Hardy, bien sûr. Les Stones n’étaient déjà plus de ce monde, rien qu’une machine commerciale, après leur dernier bel effort d’Exile on the main street (album de 1973). Nous avions une tendresse infinie pour Serge Gainsbourg, Polnareff et Hardy. On les reprenait sur scène, à contre-courant de la tendance qui consistait à dénigrer la langue française.

Vos idoles d’alors le sont toujours ?
À l’époque, on s’est tous pris le premier album des Clash en pleine gueule, c’est le plus fort. Strummer était l’icône de la révolte anti-Thatcher, du combat sandiniste. Mais notre Maître à tous est Paul McCartney. Plus grand que Dylan et tous les autres.

Comme lui, vous observez une stricte hygiène de vie ?
J’ai stoppé les drogues, et moins d’alcool. Autre question ?

Quelques conseils diététiques pour nos lecteurs ?
À l’époque, nous étions tous fast-food, on mangeait n’importe quoi. Aujourd’hui, beaucoup de punks sont vegan. Je suis seulement végétarien, mais de stricte obédience.

Recueilli par Daniel Morvan.

Samedi 25 mars à 16 h, table ronde : Tranches de vies, London-Paris 1976-1978, deux histoires punk, avec Patrick Eudeline et bruno Blum. Stereolux maxi, entrée libre et gratuite. Stereolux, 4 bd Léon Bureau, Nantes.
Du 23 au 29 mars, Fils de punk 1977-2017 : expos, concerts, projections, ateliers. Programme :
www.stereolux.org

mercredi 8 mars 2017

Deux ampoules sur cinq: Poète russe à la lampe de poche

photo Pascal Victor


À l’entrée du Salon de musique, Anna Akhmatova vous tend une lampe de poche. Puisque vous êtes au premier rang, vous ferez partie des éclairagistes du spectacle. Belle responsabilité que d’éclairer le visage d’Isabelle Lafon, qui joue Anna Akhmatova, la grande poétesse russe aux cinq « a » dans son nom. Et celui de Johanna Korthals Altes, dans le rôle de son amie Lydia.
1938, les purges staliniennes balaient l’URSS. Akhmatova était une poétesse célèbre, une aristo du vers. Jusqu’à son interdiction, puis sa radiation de l’Union des écrivains, considérée comme « à demi-nonne, à demi-pute ». Elle reçoit Lydia Tchoukovskaïa, femme de lettres dont le mari, comme le fils d’Anna, est emprisonné. Ainsi débutent 25 ans de compagnonnage féminin, pour libérer les proches et parler littérature.
Le modeste appartement communautaire d’Anna se remplit du murmure de cette conversation intime. Ça vole haut, ou bas. On se permet de dire que le grand Stanislavski a « une gueule de singe », que Pasternak n’est qu’un égoïste, que les personnages de Tchekhov sont minables. Akhmatova, est une femme svelte et belle, qui adore les bains de mer et reste comme une « icône de la souffrance russe ». La Russie est ce pays où on reconnaît un poète dans la rue. Un jour de 1937 (1), dans la file qui s’allonge devant la prison de Leningrad, une « femme aux lèvres bleuies?» lui dit : «?Et ça, vous pouvez le décrire ??» Anna dit: «Oui, je peux». Juste pour voir naître «un sourire sur ce qui autrefois avait été son visage».
Daniel Morvan.
Jusqu’à samedi à 20 h 30, salon de musique du Lieu unique, quai Ferdinand Favre. 1 h 20. Tél. 02 40 12 14 34.
1 : Lire Le Requiem & autres ?poèmes choisis, d’Anna Akhmatova, Al Dante, 2015.
Pascal Victor

Noces de Figaro : sombres héros de Mozart

Photo Jef Rabillon/ANO
Vous vous laissez glisser dans le velours bleu du théâtre, admirez une fois encore les plafonds et les lustres : embarquement immédiat pour les jeux de l’amour et du hasard. Enjeu de l’intrigue de ces Noces : l’abolition des droits féodaux, comme le droit de cuissage que le comte Almaviva entend rétablir au détriment de sa servante Suzanne et de sa femme. Mozart lance l’éblouissante ronde des désirs, jouant sur la malice de Suzanne, la tristesse de la comtesse, la colère de Figaro et l’arrogance du comte. Les beautés musicales d’une œuvre jaillissante, portée par un orchestre impeccable (l’ONPL, dirigé par Mark Shanahan), dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, habitués du théâtre Graslin (Nantes).
Dans un palais aux murs immenses, la musique de Mozart prend une coloration presque tragique. Peter Kálmán (Figaro) et Hélène Guilmette (Suzanne), mais aussi Nicole Cabell (la comtesse) portent avec brio cette lecture originale et sombre.

Sombre héros de Mozart


La distribution déjoue les clichés et parie sur les contre-emplois, offrant le rôle de Figaro, vif héros sévillan, à un Peter Kalman plutôt massif. Le comte, modèle d'une noblesse archaïque, violente et volage endurci, est incarné par un sémillant Andrè Schuen. La « california girl » Nicole Cabell surprend avant de séduire par son vibrato pathétique de femme sous influence, saisie de trouble devant le travesti Chérubin. Et Suzanne, rôle le plus exposé de l’œuvre, est portée avec générosité par la pétillante Hélène Guilmette. Malgré ces choix étranges, les corps s’enflamment comme de l’étoupe, les attractions multiples brouillent les pistes, dans un décor crispé et néoclassique. Les intrusions végétales, allégories du libéralisme montant, sentent la plante de cimetière, tout comme le déambulateur de Marcelline, signifiant un peu appuyé du déclin moral d'une certaine bourgeoisie … Le parti-pris est de montrer la décomposition de l’ancien régime, face à la vitalité sensuelle de la révolution qui vient. La scène finale du jardin, dans un camaïeu de vert, vient renforcer ce sentiment de pétrification. Et un final des plus étranges nous montre une fête joyeuse jouée par des spectres.
Qu’on adhère ou non à cette option hiératique, on aime retrouver ces Noces comme l’opéra de tous les opéras : tous ces airs si bien en voix, comme le Vous qui savez (Voi che sapete) de Chérubin, l’air de Barberine ou la complainte de la comtesse: Où sont les beaux moments ? (Dove sono i bei momenti di dolcezza e di piacer) sont des conversations qu’on aime retrouver, parce qu’ils ont la douceur du temps perdu dans les fauteuils bleus.
Daniel Morvan.
Ce mercredi et vendredi 10 à 20 h, dimanche à 14 h 30 et mardi 14 à 20 h. Théâtre Graslin, tél. 02 40 69 77 18.
 

lundi 6 mars 2017

ça ira, 1: Ma nuit debout avec Joël Pommerat


Une révolution contemporaine


Ça ira (1) – Fin de Louis, de Joël Pommerat. Rien à voir avec une reconstitution historique en costumes de la Révolution. Le roi est habillé comme un patron du CAC 40 et Marie Antoinette est une femme désespérée et chancelante, plus proche de Shakespeare ou Cassavetes que de Madame de La Fayette. Le vrai héros, c’est le peuple. Le Tiers état, qui se bat pour la vie, le pain et l'Assemblée nationale, alors que l’armée resserre son étau autour de Versailles. Le spectacle ne donne pas de date : ça se passerait aujourd’hui, rien ne serait gagné. Le mot danger clignoterait au dessus du micro. On risquerait sa tête sur un mot, une audace démocratique. Pas de fraises empesées, pas de crinolines, pas de têtes au bout des piques. Jamais on n’a montré la révolution de manière aussi vivante, comme une contemporaine. Une Nuit debout qui aurait réussi.


Un spectacle immersif


Votre voisin s’est mis à applaudir. Vous faites de même. Erreur : les comédiens sont aussi dans la salle. Puisqu’en effet tout le spectacle va tourner autour de ces gens courageux qui ont, par vertu d’éloquence et entêtement provincial, fait entrer la notion d’Assemblée nationale dans le vocabulaire de la nation française. Le spectacle est partout. Vous allez sortir groggy de cette immersion dans les débats acharnés qui ont engendré la Révolution, avec des moments qui piquent les yeux comme celui où un homme seul, devant son micro, bredouille une esquisse de déclaration des droits de l’homme. Pommerat ne donne aucun nom. Mieux que réaliste, le spectacle est vrai.


L'histoire hurlée dans le micro


Impossible de déterminer la vérité historique des débats où le tiers état bataille furieusement face aux deux autres ordres. Saisissant effet de réel : L’échiquier politique actuel se dessine sous vos yeux, ici la manif pour tous, là Mélenchon, Fillon et la droite catholique, ici le centrisme louvoyant. L’événement vient frapper aux portes, à grands bruits sourds, clameurs du peuple qui fait irruption dans les débats, au son du canon… Aucune date n’est citée, tout juste « le 14 du mois dernier »…
Oui, une machine à remonter le temps, dans le bruit et la fureur où s’inventa cette exception française, la révolution. L’histoire hurlée dans le micro, potentiomètre à fond, 5 heures d’affilée de punkitude rousseauiste. C’est bien trop long, trop fort, trop tout. Mais pour rien au monde on ne ratera le deuxième volet, quand il sera à l’affiche.
Daniel Morvan.

mercredi 1 mars 2017

Théâtre: Le bruit des arbres qui tombent (Nathalie Béasse)

Nathalie Béasse © Morvan




Critique

Une bâche en plastique, et quatre poulies. Vous êtes libre de penser à du matériel agricole ou aux voiles mouvants d’une danse moderne. Bâche d’ensilage, ou robe de Loïe Fuller ? L’art peut nous suspendre entre les deux, dans un univers original où rien n’est encore décidé. Nathalie Béasse vous montre une bâche, et en fait de la poésie. Comment ? En confiant les rênes à quatre comédiens danseurs. Et en collant dessus l’adagietto de la 5e symphonie de Mahler. Ça, vous ne le trouverez pas aux Magasins verts, juste dans la tête de Nathalie Béasse. Ainsi commence ce spectacle au Théâtre universitaire de Nantes.
C’était la première d’une création qui sera montrée cet été à la biennale de Venise : Le bruit des arbres qui tombent. Le spectacle annonce un talent neuf et plein de vigueur, qui ne se hâte pas de fournir des significations toutes faites. Une façon de dire qu’on n’y comprend rien ? Oui, mais non. La pièce se situe entre danse et arts plastiques, il suffit au public de se laisser entraîner par un kaléidoscope de visions et d’images fortes, et par les gestes et mots des quatre personnages qui peu à peu, s’étoffent.
Un décor imaginaire s’impose, sur les rives d’un fleuve, en lisière d’une forêt. Ce qu’on voit sur scène est une suite de scènes bien carrées : danse country, homme-sapin, généalogie des rois de la Bible, comment habiller un homme tout mou, etc.
Ce que ça raconte ? La rencontre de l’homme et de la matière, eau, terre, bois, étoffe.
Ne manque que le feu, qui est tout intérieur.

Daniel MORVAN.

Octobre 2017


lundi 27 février 2017

Cécile Coulon: Trois saisons d’orage



Fabriquer un paradis terrestre à partir d’une carrière de pierre ? C’est possible, grâce à Cécile Coulon. Comme une Sagan qui aurait mangé du Giono, elle s’offre cette fois une saga sur trois générations. Mon premier est un jeune interne en médecine quittant Lyon pour une mission plus haute, en montagne. Mon second est Benedict, son fils qui sera aussi médecin, aux Trois-Gueules, cette « forteresse de falaises » où un village s’étend et prospère. A ma troisième, Bérangère, échoit la part la plus douloureuse. Car cette première dynastie en croise une autre : Maxime et son fils Valère, qui élèvent des vaches. Mon tout forme une tragédie moderne, une histoire qui ferait un excellent scénario de film ou de téléfilm, par ses rebondissements. Tragédie à laquelle la jeune Auvergnate ajoute quelque chose de plus, une tension, une nervosité, un battement de cœur aux portes du paradis. DM
Cécile Coulon : trois saisons d’orage. Viviane Hamy, 265 pages, 19 €.

mercredi 22 février 2017

Nathalie Béasse, Nantes-Venise

Le bruit des arbres qui tombent est la nouvelle création de Nathalie Béasse. Elle est présentée au Théâtre universitaire. Avant la biennale de Venise, qui lui accorde une «carte blanche».

Nathalie Béasse a été remarquée pour un spectacle présenté en 2014 à Paris : Rose, variation libre autour du Richard III de Shakespeare, envisagé par elle comme pâte à modeler du théâtre, de l’imaginaire. La bonne nouvelle est tombée alors que l’Angevine jonglait avec un plan de travail déjà serré : elle fait partie des sept femmes metteuses en scènes sélectionnées dans le volet « art contemporain » de cet événement international, du 25 juillet au 11 août : « Ce qui m’offre une formidable visibilité, dans ce monde du spectacle où il n’est pas si facile de s’imposer quand on est femme et provinciale », se réjouit Nathalie Béasse. Jamais programmée à Avignon, elle a montré ses créations à Marseille, Lyon, Beyrouth, et bénéficié du soutien du CNDC d’Angers, du Théâtre universitaire, du Lieu unique, d’Onyx et du théâtre Bastille à Paris, où quinze représentations du nouveau spectacle sont programmées à la rentrée.


Formée en arts visuels aux Beaux-Arts puis au Conservatoire Art Dramatique d’Angers, Nathalie Béasse a croisé les formes artistiques, à l’image de la « danse théâtre » de Pina Bausch. « Mais je suis orientée cinéma depuis le départ, et envisage mes spectacles sous l’angle du montage, du gros plan, du fondu enchaîné, du travelling… » Il en découle une écriture de plateau spontanée, née dans des décors naturels, car elle aime travailler ses idées en extérieurs. L’extérieur ne nuit pas.
Une exploration de l’intime
Le bruit des arbres qui tombent, tel est le titre : « c’est tiré de mon livre de chevet, Partition rouge, anthologie poétique des Indiens d’Amérique du Nord. On est toujours dans le plaisir de jouer comme des enfants et d’inventer, avec une bûche qui tombe, un son, la chair. » Et ce théâtre d’image, qui travaille à fleur de peau, raconte une histoire en gros plans sur quatre membres d’une famille. Vous n’êtes pas libres pour la prochaine biennale de Venise? Venez donc la découvrir à Nantes.

Daniel Morvan.

Mardi 28 février, mercredi 1er et jeudi 2 mars 2017 à 20 h 30 au TU Nantes. Tél. 02 40 14 55 14. Durée : 1h. 4 €/8 €. Le 24 mars au Cargo de Segré et les 10 et 11 mai au Grand R (La Roche-sur-Yon).

lundi 13 février 2017

La guitare contre le cœur, comme un poignard



Exclusive archive. L'ex-chanteuse de Dolly était en concert le 11 octobre 2019 à Stereolux (Nantes), pour fêter la sortie de deux albums, un solo et un album acoustique. Occasion de plonger dans nos catacombes et d'en exhumer ce papier retour de concert. Dolly nous clonait, Dolly nous déclouait des poteaux indicateurs d'un âge de suie. En guise de bonus, un entretien à l'occasion de la parution du 2e album. magnéto!


Il a le saut de l'ange un peu lourd. Le stage diving depuis la scène se termine en sortie de piste et l'une des groupies du premier rang se prend une rangers dans l'orbite. Tout cela ressemblerait à un samedi soir comme les autres aux confins de la terre. Sauf que ce bout de terre contient Dolly. Lui appartient.
Retour de Dolly dans ses pénates, après une tournée qui a fait du quatuor de Naoned le groupe rock de l'année, avec Louise Attaque. Parmi les centaines de groupes français capables d'en faire autant, Dolly a fabriqué le son de 1997. Un peu de Nirvana, un peu de Niagara. Dolly, c'est chaud et froid, omelette norvégienne. Fusion d'une blonde prophétique et de guitaristes kamikazes.
Les paroles ? Charriées, stroboscopées, criblées en bouillie, hormis un réjouissant «tanké dans le vert» qu'on doit à Jean Fauque. Et bien sûr le titre « Je ne veux pas rester sage » élevé par les fans à l'indignité d'hymne national.
Chez Dolly, tout est dans la tenue des guitares. Dos cassé, le bassiste cale la sienne sur les rotules, faisant ronfler les gros ampli Fender du gras du pouce. Le guitariste tire de sa six-cordes de maladives aurores drapées de sons fuzzés, passant des vibratos hébétés aux sifflements de 747 en tour de chauffe qui laissent pantelantes les enceintes de l'Olympic. Si chez Dolly quelqu'un s'enroule sur le manche (comme on l'a vu oser l'écrire), c'est lui le grateux, surfer lové dans le tube du son. Surplombant ce précipice sonore, Manu, la Manu en robe rouge. Icône rock, madone des flippés fascinés par son oeil, ciel limpide où germent des ouragans. Elle porte sa guitare sur le cœur, comme un poignard. La fille aux yeux pers gifle l'air de ses nattes blondes comme l'une de ces gorgones pétrifiantes de la mythologie grecque.


quelques années plus tard, on retrouvait Manu pour cette interview - tutoyée comme il se doit.




Manu était la chanteuse du groupe culte Dolly. L'icône du rock français est en solo au Ferrailleur, des pépites rock plein la besace.

Emmanuelle Monet, « Manu ».

Après une longue période sans jouer, la scène te manque-t-elle ?

Deux ans sans jouer à part quelques dates, ça me manquait énormément. Le besoin de scène s'apparente presque à une déprime. Je finis par me demander si ça vaut encore la peine... Je ne sais pas faire grand-chose d'autre, je n'aime pas voyager, mes vacances, c'est le concert. Oublions, bien sûr, l'horrible quart d'heure de trac avant de monter en scène !

Et sur scène, aimes-tu retrouver le jeu de la fascination et le look rock qui tue, comme du temps de Dolly ?

Question look, on m'a assez critiquée là-dessus dans le passé, mais maintenant je me maquille et je suis très bien entourée de mes musiciens Nirox, Shanka et Ben ! Pour le reste, je ne suis pas la reine de la blague, mais j'aime bien aussi que ça rigole, un mélange de sourire et d'émotion. Et puis Snoïze me fait toujours de très beaux shows lumière, sans aller jusqu'à la cinéscénie d'Eurodisney. La chanson pour Mika, par exemple, est un moment très intense...

Même les rockeuses ont le blues ? Votre premier album, après la mort de votre bassiste Mika en 2005, vous a-t-il aidée à le surmonter ?

Tout s'est écroulé d'un coup, Dolly sortait d'une décennie de succès, symbolisée par notre tube « Je n'veux pas rester sage ». À la mort de Mika, il m'est arrivé ce qui se passe quand on perd tout : je me suis séparée, le groupe s'est arrêté, j'ai eu droit au filet garni d'épreuves. Une belle montagne à soulever... C'est la musique qui m'a sauvée. J'ai mis tout ça dans l'album précédent, Rendez-vous, suivi d'une tournée et d'un album live. Le second disque qui sort est tourné vers les autres, j'ai encore des choses à dire... Une dernière étoile brille.

Comment avez-vous écrit ce second album de chanson rock édité sous votre propre label, La dernière étoile ?

Je suis sortie de ma position autocentrée. J'ai observé les gens et j'ai pris beaucoup de notes, oui, comme un reporter qui regarde. Je pense avoir progressé dans l'écriture. Mes titres chouchous ? « J'attends l'heure » (écrit sur une maison de retraite) et « La dernière étoile ». La tournée qui s'engage est une présentation de l'album, une tournée plus conséquente devrait s'ensuivre. Je chanterai les deux albums, avec des surprises et des inédits de Dolly. Je crois que cette fois, je vais rechanter « Je n'veux pas rester sage ». J'en suis maintenant à nouveau capable.

samedi 11 février 2017

Blandine Rinkel: sa mère, cette héroïne discrète


Blandine Rinkel/©DM


Son premier livre, L’Abandon des prétentions, est le portrait tendre et amusé de sa mère retraitée. En 65 petits croquis, Blandine Rinkel compose un portrait intime de cette femme qui consacre sa vie aux autres. A travers Jeanine et ses rencontres, ce livre est aussi un tableau de la classe moyenne française.


« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Jeanine a recopié cette question sur un post-it. Collé sur le frigo, à côté d’autres carrés de papier bleus ou rose. Jeanine est à la retraite après avoir enseigné l’anglais au collège. Aujourd’hui, préfère voyager sur place et pratiquer le « goût des autres » sans restriction. Jusqqu’à faire de sa maison un refuge, un lieu d’écoute. C’est le sujet du livre de Blandine Rinkel, sa fille de 25 ans. Une fille unique, dans tous les sens du terme: « Je me suis beaucoup occupée d’elle », murmure-t-elle, dans cette librairie de Nantes où Blandine dédicace son livre. « L’abandon des prétentions », qui devait s’appeler « 65 » (comme son âge et le nombre de chapitres).
« Blandine était une élève très appliquée. L’été, elle dansait et chantait des comédies musicales au centre de vacances, à Fromentine en Vendée. C’est pour cela qu’elle est aussi à l’aise devant les caméras. Adolescente, elle voulait révolutionner l’écriture. Elle disait qu’elle n’aurait pas assez d’une vie pour réaliser ses rêves.»
Jeanine est née dans une famille paysanne pauvre de Lanrivoaré. S’est mariée à un baroudeur flamboyant (aujourd’hui expert de la contrebande d’armes en Afrique), puis divorcée. Fixée à Rezé, au sud de Nantes. Ville que Blandine Rinkel décrit dans son livre comme « un petit monde que le grand ignore, et qui s’organise, hors du temps, autour des ronds-points sans charme et des tramways automatisés ».
Blandine a grandi et filé sur Paris. Sa trajectoire de vie ne passe pas par les concours, malgré un 20/20 au bac de français, mais par l’affirmation d’une écriture: « Je suis une sauvage, j’ai fait mon chemin de pensée en compagnie des livres. Je me situe dans la famille des auteurs comme Pierre Michon. ceux qui questionnent la vie des gens qui semblent n’avoir rien à dire. »
Un master de lettres (sur la notion de journée), de la chanson avec Bertrand Burgalat, de l’activisme au sein du collectif d’artistes Catastrophe, du journalisme branché pour Citizen K ou Le matricule des anges: parcours d’une étoile montante de la scène parisienne. Banal. Sauf que la Parisienne n’a pas oublié sa mère. « J’écris beaucoup tous les jours. Un angle a fini par s’imposer: ma mère dans sa cuisine, s’enivrant de tous les visages croisés. »

Le livre va sidérer la critique. Il part de l’étonnement perpétuel de la fille devant sa mère, cette candide magicienne de la relation humaine. Cette petite bretonne de mère, bloc de bonté dans sa cuisine rose de Rezé, qui perpétue l’amour paysan de l’accueil.
« Je ne savais pas qu’elle m’observait autant, j’en ai eu les larmes aux yeux en lisant le livre », dit Jeanine, qui s’est pomponnée pour la signature en librairie. Je pensais que c’était une étude sur Rezé, pas un livre sur moi.»
C’est le goût maternel de l’effacement que décrit le livre. « Contre la tyrannie des ambitions, écrit-elle, elle a préféré affiner sa part sensible: plutôt que les dîners à plusieurs, elle choisissait les tête-à-tête, au champagne qui frappe préférant le cidre doux; plutôt que de s’inscrire à l’agrégation, elle apprit la peinture (…). »
Jeanine tire de ses origines (l'âpre pays léonard, dans le nord Finistère) une indifférence radicale envers la soif de paraître. Pas dopée à l’ambition, mais électrisée par les rencontres de hasard.
Curiosité dont sa fille a hérité, qui affronte sans ciller les questions, consciente aussi de porter (comme Leïla Slimani) une nouvelle culture féminine: « J’ai grandi dans un monde de paroles confisquées par le père. La littérature est porteuse de valeurs féminines de douceur et de refus du combat viril. L’attention à l’autre est une valeur politique. »
« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Pour Jeanine, c’est faire des crêpes à Moussa, demandeur d’asile de Homs, qui dresse l’inventaire des tortures pratiquées dans les prisons syriennes. C’est accueillir l’univers entier, une madone des camionneurs, des immigrées espagnoles rencontrées au super U, un capitaine de cargo russe (et ancien danseur du bolchoï, elle a le flair pour repérer la grâce secrète des êtres), un salafiste. « Quand j’ai commencé ce livre, tout Paris ne parlait que des réfugiés, c’était le sujet à la mode, mais c’était une guerre d’opinion abstraite. Le concret, je l’ai trouvé chez ma mère. Sans idéologie, elle pratiquait l’accueil de réfugiés. Jeanine est un personnage très contemporain: une femme de la classe moyenne qui accueille des migrants. »
Jeanine relativise: « C’est parce que j’étais divorcée que j’ai pu me faire toutes ces rencontres. Je vais souvent à Emmaüs voir les Arabes, mais c’est intéressé: je veux continuer à pratiquer l’arabe, que j’ai appris sur le tard. Mais me faire traiter d’islamo-gauchiste par la presse parisienne, alors ça! Maintenant, le succès de ma fille me donne des ailes: il faut que je continue à voir du monde pour qu’elle écrive un autre livre. Il faut seulement qu’elle ne se crashe pas en route. »
Et là, le regard tendre et amusé de Blandine sur sa mère dit tout. Il dit: toi, maman, on ne te changera jamais. ta capacité à fabriquer de la gentillesse est infinie.

Daniel MORVAN.

L'Abandon des prétentions. Ed. Fayard, 248 p., 18 €




Le nom secret des choses (2019): La métamorphose pour tous

Dans son second livre, Blandine Rinkel explore les tâtonnements de l'identité chez une jeune fille "montée à Paris" qui cherche ses marques dans le Landerneau germanopratin.

Débarquant à Paris pour ses études, Océane décide qu'elle ne s'appellera plus Océane mais Blandine. La raison? "Quand on est grande, blonde, et qu'on s'appelle Océane, on craint certains soirs de ne plus faire qu'un avec son propre cliché". Changer de prénom résoudrait un problème d'image de soi et un complexe de provinciale honteuse de ses origines. Cela devrait même lui ouvrir les portes du Landerneau parisien: "A cette époque, tu peux encore tout à fait te perdre toute la journée dans Paris, toile d'araignée, piège de soie qui te capture".
Très remarquée pour "L'abandon des prétentions" (Fayard 2017), magnifique portrait de sa mère, Blandine Rinkel (née à Rezé, en Loire-Atlantique) analyse dans ce second roman (Le nom secret des choses) les vacillements de l'identité, le glissement dans l'univers risqué du pseudonyme. Cette histoire de mutation post-adolescente a pour arrière-plan un drame de la fascination: celle éprouvée par l'ex-Océane pour une amie-miroir, un coup de foudre d'amitié: Elia. La "métamorphose pour tous" n'est-elle pas un droit? Pour faire sa place dans le monde, ne faut-il pas essayer plusieurs versions de soi-même avant de pouvoir dire "je"? On se laisse porter par l'humour d'un portrait qui est l'autoportrait d'une romancière aux multiples talents. Derrière la blonde cérébrale qui s'exposait il y a trois ans en pleine page du Monde, se cachait donc une lycéenne "perdue sur le grand échiquier des postures", et des impostures.

Daniel Morvan

Blandine Rinkel: le nom secret des choses, Fayard 2019. 298 pages, 19€



mardi 7 février 2017

Godard, peintre du XXe siècle



Du dimanche 12 au dimanche 26 février 2017, le Cinématographe (Nantes) revisite l'œuvre de Jean-Luc Godard, de la Nouvelle-Vague aux années 2000. Occasion de revoir 34 de ses films, 7 courts-métrages et des cinétracts.
Entretien
Alain Bergala, critique, enseignant, spécialiste de l’œuvre de Godard.

Pourquoi a-t-on tant aimé Godard?
Dans les années 60, les jeunes disaient: lui, il parle de nous. Et aujourd’hui, il renoue avec ça: ce vieux cinéaste est le plus fort pour attraper l’air du temps. Il reste synchrone, alors que le cinéma a toujours dix ans de retard sur son temps. Il sait trouver la forme pour dire le présent.

Où son originalité se situe-t-elle?
La rupture qu’il introduit avec l’économie traditionnelle du cinéma, de sorte que faire un film peut lui prendre un an ou deux jours. Pourquoi? Parce que son modèle est plus proche de la peinture, et qu’il travaille avec le temps.

Mais on cite toujours les mêmes films: A bout de souffle, Pierrot le fou, Le mépris. Et après?
L’après années 60 est aussi importante. Il a sa période militante où il n’est plus vu par personne. Il fait ensuite de la télévision à Grenoble, avant de revenir au cinéma. Il ne refait jamais deux fois le même film, comme Picasso ne refaisait pas ses tableaux. Les entrées ne sont plus son problème; il ne se laisse imposer aucune règle. Et pour un producteur, c’est un honneur absolu, la gloire d’une vie que de produire un Godard, même à perte.

Chantre de « la vérité vingt-quatre fois par seconde », Godard est ensuite devenu le dépositaire de l’histoire du cinéma. Qui est le vrai Godard, selon vous?
Le plus grand cinéaste. Les autres trouvent leur style, lui a créé vingt styles, il est le seul à avoir tout exploré, et son œuvre est sans le moindre doute la plus importante du XXe siècle. Il a payé cher cette liberté en angoisse, il ne mène pas ce qu’on appelle une belle vie, lui qui est né en 1930.

Où vit-il?
Il est revenu à Rolle, sur les bords du lac Léman, où son père médecin avait sa clinique. Il vit dans un petit appartement standard et sans luxe.

Vos trois séquences préférées?
J’adore vraiment la séquence abstraite des corps étendus sur les draps dans Une femme mariée, où il invente une esthétique. Puis la dispute dans l’appartement romain du Mépris, qui résume son cinéma. Et la scène du garage de province dans Film socialisme, qui m’a sidéré.

Vos trois films préférés, que vous emporteriez sur une île déserte?
Le Mépris, qui est le plus achevé. Godard casse ce qu’il fait au montage. Là, il a conservé la perfection de l’objet. Ensuite Pierrot le fou, un objet romantique lui aussi tourné au bord de la Méditerranée.  Ce film solaire est le contraire de ce qu’il est. Et enfin Film socialisme, où il sert du cinéma pour faire l’état des lieux de nos vies, nos familles, nos enfants, nos classes sociales.

Le mépris est revenu en salle dans une version restaurée. Et l'Italie va enfin le découvrir?
Mais oui, les Italiens n’ont jamais vu le vrai Mépris. Il est sorti en Italie dans une version charcutée, amputé de 16 minutes et sans la sublime bande originale de Georges Delerue. Le producteur italien lui a préféré la musique d’un jazzman local. Le vrai Mépris va enfin être montré en Italie, et je suis heureux d’aller leur présenter une copie parfaite de ce film.

Recueilli par
Daniel Morvan.


Quinzaine Godard du 12 au 26 février au Cinématographe, 12bis rue des Carmélites, tél.02 40 47 94 80.
Du 12 au 26 février, voir et revoir l'oeuvre de Jean-Luc Godard, au Cinématographe, qui projette 34 films.

Deux ou trois films qu'il faut avoir vus de lui

 
 

Le mépris
Les images tournées à Capri, dans le décor de la villa Malaparte, et la musique de Delerue, gravent ce film dans le marbre antique. Scénariste à succès, Paul travaille à une adaptation de L’Odyssée. Paul est marié à Camille. Subitement, Camille le méprise, sans explication. A la fin sereine du cinéma classique incarné par le cinéaste allemand Fritz Lang, s’oppose le début angoissé du cinéma moderne, personnifié par Michel Piccoli. Un film totalement envoûtant, qu’on aime avant de le comprendre. Lundi 13 février à 20 h 30, vendredi 17 à 14 h 30.













Pierrot le fou
Le grand film cubiste de Godard, bourré de collages et de citations : Balzac, Jules Verne, et les chansons : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours, ô mon amour et Ma ligne de chance de Serge Rezvani. Dans son dixième long métrage (1965), Godard joue avec les couleurs primaires : bleu, jaune, rouge. Il travaille le texte, le mot, à la manière d’un écrivain. Tout oppose l’impulsive Marianne, qui préfère les disques et la danse à l’intellectuel Ferdinand qui préfère la lecture et l’écriture. Cette opposition était déjà celle de Camille et de Paul dans Le Mépris.


Histoire(s) du cinéma (1999)
Le cinéma était fait pour penser, dit Godard. Le XXe siècle n’en a pas voulu, le cantonnant à d’autres rôles. Histoires(s) du cinéma raconte toutes les histoires nées du désir mégalomane de leur réalisateur d’être maître du monde. Confronté à ce qu’il aurait pu être, un instrument de pensée, confronté aux lâchetés de la guerre, le cinéma n’est plus que « la monnaie de l’absolu ». Avec le sac à main de Marnie, le chignon de Madeleine dans Vertigo, l’autocar dans le désert de La mort aux trousses, Hitchcock invente une manière de partager les signes mystérieux par un milliard de spectateurs.

vendredi 3 février 2017

Misa Tango, l’émotion en rouge et noir

« Une messe comme ça, c’est tous les dimanches ! » Ce mot en fin de concert, c’est « l’effet misa tango » : prenez une messe, colorez-la en rouge et noir d’Argentine, épicez de bandonéon, ajoutez une voix de mezzo (Corinne Bahuaud) qui vous colle des frissons, et vous obtenez 45 minutes de bonheur. Misa tango : l’eau et le feu. On bat la mesure, on se laisse emporter par les coups d’archets de contrebasse, les nappes des violons polonais. La plainte du bandonéon (Christian Grimault), roi du tango, répond à l’enthousiasme swinguant d’un chœur de chambre (Éclats de voix) plus fiévreux que jamais. Kyrie, gloria et credo passent comme une lettre à la poste de Buenos Aires. On croirait pourtant entendre se tendre une jupe fendue et un couple, front contre front, faire craquer le parquet d’une salle de cabaret. Ce tango-là, interlope et canaille, est une danse de l’âme : c’est un blues et une prière. Il est pétri de cette tristesse qui fait naître des sourires, allez comprendre !

Daniel Morvan




Gérard Baconnais dirige Eclats de Voix et l'orchestre de chambre du Sinfonia Varsovia
Enregistrement disponible à l’espace disques de La Cité.

La folle journée: Voyage dans un monde timbré



C’est timbré, la musique. Le timbre, c’est la vie du son, l’épaisseur de l’instrument, ce mélange de spectre, de vibrato, de son, de charnu, de boisé, de subtil, un truc indéfinissable. Prenez ce bête triangle, oui, celui de l’Orchestre national de Lettonie. Ne vous égarez pas dans la blondeur et la rousseur des violonistes, oubliez le pont des soupirs et concentrez-vous sur ce triangle. Si fascinant : la pièce la plus petite de l’orchestre, et pourtant… Andris Poga, le chef, a mené la répétition à l’arraché. On révise les raccords, on vérifie le velouté de la clarinette dans le beau tango d’Arturs Maskats, et roulez jeunesse. Ce concert va vous brouiller avec vos repères, mix de Venise (les chevelures), de Budapest (les danses hongroises) et de Buenos Aires. Baladés de Riga à Venise, vous n’aurez bientôt plus qu’un point d’ancrage : le son bien timbré du triangle qui traverse l’auditorium jusqu’à votre tympan. Imperceptible, minuscule, et pourtant, comme il porte la mélodie loin, cet accent aigu !
Avec le quatuor de percussions Esegesi, c’est un autre royaume. Quarante-cinq minutes de batterie : autant dire émotion zéro ? Pas si vite ! Un festival de timbres, là aussi, entre woodblocks, casseroles, chaudrons, marimbas, toms basses, bols tibétains. Partitions de Xenakis, Reich ou Nystedt, le public entassé dans le Lieu unique ne pipe mot : aucun doute, taper comme des dingues sur des tambours, ça peut faire vibrer la fibre humaine aussi.
Ce parcours se terminait sur la Music For Eighteen Musicians de Steve Reich. C’est un peu la Messe en si du minimalisme. Une merveille du XXe siècle, une heure d’immersion dans la rêverie lointaine des années 1970. Un orchestre beau comme le Chrysler Building : quatre pianos à queue, quatre xylophones, métallophones ou marimbas, un violon, un violoncelle, quatre choristes, et deux clarinettes basses qui rebrassent l’incroyable pâte sonore et vous transportent dans d’autres mondes. Par son ampleur et sa puissance, cette œuvre a fait disparaître la notion de « minimalisme » au profit de quelque chose de plus fort, de plus fou. Nous étions partis. En Inde, en Afrique, dans un continent inexploré, dont les timbres dessinaient la carte.
Daniel Morvan


Jérôme Fouquet

lundi 30 janvier 2017

Catherine Safonoff, le beau patineur et le grand paon-de-nuit




« Rencontre de Jean-Georges, rue des Eaux-Vives. C’était le beau patineur du quai, une guirlande de jeunes filles à ses trousses, le bon Tarzan installateur des balançoires dans les platanes de Baby-Plages ». C'est une musique particulière qui vous pousse, parfois, à entrer dans un livre. Pénétrer en douce dans une œuvre par la porte étroite d’un journal intime: pourquoi pas? Celui-ci vous capte immédiatement, grâce à son élégance d'écriture, cet allant et ce ton venu d'une Suisse sans clichés: c'est le pays de la romancière Catherine Safonoff (Le Mineur et le Canari, paru en 2012).
Son livre galope sur quatre saisons, mêle les souvenirs. Les récits d’une thérapie tendue et émaillée de cris; les lectures passionnées (influences majeures, Ramuz, Proust le temps d’un rhume et Colette à chaque page, comme une sœur lointaine). Les interventions d'auteur en milieu carcéral. Les histoires d’amour (un certain Léon et Z, le psychanalyste) avec chute (en Grèce).
Stylé comme un voilier sous un grain du Léman, l'ouvrage joliment édité par Zoé (Genève) porte un titre pioché chez Pascal Quignard: «la distance de fuite», l’écart que la proie doit maintenir pour échapper à son prédateur et trouver un abri.
C'est aussi la bonne distance à ménager pour laisser le monde venir à soi, comme cette femme sortie de prison et qui sonne à la porte. Pour offrir cette vision divine, comme une séquence oubliée de John Cassavetes: « quand ma visiteuse a tournoyé devant le miroir, ample jupe de soie bleu nuit, étroit corsage jaune, lèvres roses, yeux brillants, cheveux blonds attachés d’un velours noir, je crois qu’un grand Paon-de-nuit est entré un instant dans la chambre. Les papillons se trompent parfois de fleur. »
Daniel Morvan.
Catherine Safonoff: La distance de fuite. Editions Zoé (diffusion Harmonia Mundi). 328 pages, 18,50€.