mercredi 18 octobre 2017

Guillevic, le non-aligné de Carnac (archive 1997)


Eugène Guillevic, né à Carnac le 5 août 1907, est mort à Paris le 19 mars 1997.

Avec Eugène Guillevic, s'est éteint un grand poète du siècle. Il avait pris les objets les plus humbles et le quotidien le plus banal pour lieu de son expérience du monde. Une expérience où la Bretagne de son enfance et les menhirs de Carnac occupent une place essentielle. 

Né en 1907 à Carnac, Eugène Guillevic n'avait publié son premier livre, Terraqué, qu'en 1942. Une grande date dans l'histoire de la poésie moderne, puisqu'elle est aussi celle de la parution du Parti pris des choses de Francis Ponge. Les deux oeuvres ont pour point commun de faire entrer l'objet dans la littérature. Et s'il fallait leur trouver des maîtres en peinture, ce seraient Cézanne et Chardin. A la parution de Terraqué (de terre et d'eau), Eugène Guillevic est considéré comme un "poète à l'état sauvage". Un menhir, comme l'appellent ses amis Marcel Arland, Jean Follain et Paul Éluard. Et les menhirs, il les connaissait, pour avoir appris à marcher entre ceux de Carnac.

A hauteur d'enfance

Fonctionnaire au ministère des Finances dans le civil, Guillevic écrit parce que, depuis l'âge de dix ans, il ne conçoit le salut que par la poésie. L'écriture naît du désir de prendre sa revanche sur une petite enfance pétrifiée par le manque d'amour maternel. Ce manque engendre un sentiment aigu des choses, un besoin de se trouver des alliés pour desserrer le carcan. Il trouve dans le silence du monde un écho à sa solitude.


Il se sent solidaire des menhirs de son enfance bretonne, symboles de la parole interdite. Et il ne cessera jamais, jusque dans le grand âge, d'écrire à hauteur d'enfance. "On fait semblant d'être à la table / Et d'écouter. Mais on a glissé / Parmi les feuilles mortes, / Et l'on couve la terre. (...) A la voix qui gronde / On en sort mouillé / Pour obéir. » Les poèmes de Guillevic sont parfois à frémir. Comme ce boeuf écorché : "On pourrait encore y poser la tête / Et chantonner contre la peur. "
Mais le miracle de cette écriture est qu'elle dit et exorcise, avec une maîtrise et une concision qui évoquent les poètes japonais, l'angoisse de l'exclusion. 

Dans le monde de Guillevic, hanté par le sentiment de culpabilité, les couleurs ont des émotions, la pluie tombe par amour... Monde sauvé par la présence des choses, toutes ces choses humbles qui partagent avec le poète leur cri muet : La scie va dans le bois / Le bois est séparé / Et c'est la scie / Qui a crié. 
Guillevic est aussi un poète heureux et gai, qui ne porte pas l'enfance comme un boulet. Il écrit efficace, ignore les métaphores et les adjectifs. "Les mots, c'est pour savoir." 
Lapidaire parce que bouleversé. Bref, mais lyrique. Le vers est un combat contre l'inertie et l'indifférence. Et la poésie le conduit à l'engagement politique. Catholique pratiquant jusqu'à ses trente ans, il adhère au Parti communiste clandestin en 1942. Il y restera jusqu'en 1979. Sans tarissement de l'écriture, hormis une période où, en panne d'inspiration, il s'essaie aux mirlitonnades militantes à la manière d'Aragon. S'il a perdu la foi politique, Guillevic conserve intacte la communion avec le monde qu'est l'écriture. Et ses poèmes, écrits dans l'espace blanc de la prière, sonnent comme des psaumes matérialistes : Un chant peut s'éteindre / Comme un arbre s'éteint, / Mais le chant continue / Comme dure la forêt. 

DM.

Eugène Guillevic définissait la poésie comme "Les noces de la parole et du silence".


‎samedi‎ ‎22‎ ‎mars‎ ‎1997
675 mots toutes éditions

Angus Stone retrouve Julia Stone


Angus et Julia Stone sont à nouveau ensemble, au disque (quatrième album du groupe de Newport sorti à l'automne: Snow) comme sur scène, jeudi 19 octobre 2017 au Zénith de Nantes, puis à Toulouse, Marseille, Paris, Londres... 

Entretien
Angus Stone, chanteur.
Vous aviez enregistré votre album solo à l'écart du monde, dans différentes cabanes de trappeur ou en montagne... La nature est-elle votre principale inspiration ?
On se repose en changeant de travail... Vivre dans les bois m'a permis de prendre du recul sur les longues nuits d'enregistrement, et les promenades en forêt m'éclaircissent l'esprit. Mais les lieux où vous écrivez et enregistrez n'ont d'une certaine manière absolument aucune signification. Parce que vous êtes perdu, immergé (shoegazing) dans la musique et sans aucun désir de regarder autour.

Votre image hippie traduit-elle une vision de la vie ?
Pour dire vrai, je n'y prête pas une grande attention. Mon écriture est ce qui me permet de rester dans le vrai et de garder ma tête en dehors de tout cela.

En vous écoutant, on pense parfois à Dylan, Neil Young... Avez-vous des « maîtres » ?
Yoda, le maître des Jedi, est un sacré maître ! Je pense que s'il écrivait des chansons, elles seraient très cool. Mais peut-être seraient-elles bancales, je ne sais pas... Un ami qui est peintre (et aussi un maître) m'a dit quelque chose qui m'a fait réfléchir, l'autre jour : il disait qu'il enviait les musiciens, parce que ses doutes sur sa peinture sont tels qu'il se sent transporté dans l'histoire de la peinture dès que sa brosse touche la toile... Alors qu'avec la musique, à travers le son des coeurs, des guitares, des rythmes, quelque chose se passe dans l'instant, qui ne sera ensuite plus jamais entendu... La musique c'est comme le premier regard de deux amoureux. Des moments comme celui-là, où deux vrais amis partagent leur vision, sont pour moi de vrais moments zen. Je vis pour ça.

En duo avec Julia, êtes-vous davantage dans l'ombre ? Allez-vous écrire à nouveau des chansons avec elle ?
Avec Julia, je fais presque partie du public. Quand elle chante une chanson, je m'émerveille et me verse un verre, comme si j'étais dans la foule. Nous avons discuté l'autre jour de nous retrouver cette année pour faire un album. Le plus beau dans tout ça, c'est de ne pas savoir ce qui vous attend au coin de la rue et où le futur va vous cueillir.

Cela vous fait-il quelque chose de venir chanter dans l'ouest de la France, à Nantes, en Bretagne ?
Je pense que c'est à Nantes que les Françaises sont les plus jolies, donc ça ne devrait pas être trop mal... J'ai hâte !

Daniel MORVAN.
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mardi 17 octobre 2017

La Route étroite vers le Nord lointain


L'histoire.
A l’aube de la seconde guerre mondiale, un jeune officier médecin tombe amoureux de l'épouse de son oncle. Appelé au front, Dorrigo Evans est fait prisonnier et affecté dans un camp de travail japonais, en pleine jungle de Siam (Thaïlande). Il participe à la construction de la ligne Siam-Birmanie, la « voie ferrée de la mort » tracée à travers les bambous épineux et les tecks géants. Une histoire inspirée à l'auteur par les souvenirs de son propre père. Guerre, amour, captivité et destins croisés: l'Australien Richard Flanagan a remporté le Booker Prize 2014 avec cette puissante fresque de guerre rééditée en poche par Babel.



Pourquoi le lire.
La Route étroite vers le Nord lointain (titre emprunté au poète japonais Basho) nous révèle un aspect méconnu de la Seconde guerre mondiale: le calvaire de prisonniers australiens dans les camps japonais. Le lecteur retrouve les protagonistes survivants (australiens comme japonais), la paix revenue. Dorrigo Evans aura droit aux honneurs, en raison de son action de médecin et à ses tentatives désespérées pour sauver les soldats à l'agonie ou malades. Il se marie, multiplie les aventures sans réussir à oublier Amy, l'amour de sa vie. C'est un ouvrage qu'on ne lâche pas, poignant, renseigné, âpre et sentimental à la fois. La description de l'enfer vert de Siam et du cauchemar de la Ligne vous prend aux tripes.

La citation. 
"Il dévissa le bouchon de la gourde et, alors qu'elle aussi tremblait dans l'air devant lui, il versa de l'eau sur son sabre. Il regarda les gouttes d'eau rouler sur la surface étincelante, ondulant comme une couleuvre mouillée. Leur beauté l'apaisa."



Richard Flanagan:  la Route étroite vers le Nord lointain. Traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon. Babel, 412 pp., 9,80 €.

Colette et l'art de déménager en poète

DR

L'histoire. Trois... Six... Neuf... est une autobiographie de Colette par le biais de neuf de ses déménagements, de la rue Jacob aux Ternes et du premier mariage à la séparation d'avec Willy. Entre les deux, le chalet délabré de Passy, l'hôtel en bordure du bois de Boulogne, un entresol du Palais-Royal, l’hôtel Claridge, sur les Champs-Élysées, avant le retour au Palais-Royal, mais cette fois à l’étage noble.

La citation. "Je me rappelle encore trop et non sans mépris pour moi-même le temps où je couvais comme une maladie, dans un logis nouveau, mon refus d'emménager et de déménager. (...) Un jour, l'honorabilité, la mienne, prit le dessus. En une semaine, le bouge, l'appartement d'après le crime, la case pour divorcée pauvre, la couveuse à spleen devint un "petit troisième" assez laid et accueillant." Et encore, à propos des bronchites contractées au Palais-Royal: La bronchite "amenait son bagage cristallin de ventouses, et son petit page fiévreux, le point pleurétique... Il est bien rare que l'on se désagrège sans plaisir, et quel agrément que la réalité atténuée!"


Pourquoi le lire. Ce petit livre en forme d'inventaire de lieux nous offre un joli exemple de roman métonymique: l'histoire d'une (tranche de) vie par les lieux fréquentés. Amis, célébrités, partenaires, intimes traversent le champ comme des figurants ou des "fantômes d'hôtels", du prince Bibesco à Gaby Morlay et de Marguerite Moreno à Nathalie Clifford Barney. Colette nous enseigne en neuf leçons l'art d'habiter en poète. C'est aussi une merveilleuse manière de visiter le Paris des années 1940: Passage Vivienne, église Notre-Dame des victoires "chaude des suppliques". Et cet hôtel Claridge, décor de micro-fictions: "Mais bien d'autres drames de palace restent larvés, quittent la chambre numérotée, s'en vont buter plus loin contre une pile de pont, aboutir à un dancing, à un train de luxe, ensanglanter un escalier."

Daniel Morvan
Colette: Trois... Six... Neuf... Libretto, 88 pages, 5,10€.

jeudi 12 octobre 2017

Le disparu: Un juste dans la guerre d'Algérie


Jean-Pierre Le Dantec, prix de l'académie de Bretagne et des Pays de la Loire 2018. ©Francesca Mantovani.


Dans ce court roman, Le Disparu, Jean-Pierre Le Dantec raconte l'histoire d'une double découverte: la guerre d'Algérie et, bien loin des maquis, l'éveil au monde d'un jeune lycéen de Guingamp, tout à ses amours adolescentes et à ses rêves sportifs. 
Jean-Pierre Le Dantec fait débuter son roman par une rencontre entre deux anciens camarades de classe, François et Pierre-Alain, amis et rivaux en amour comme en politique, et par le souvenir d'un jeune professeur de français enthousiaste, Loïc Quéméner. Ce dernier a su passionner ses élèves à la littérature et au théâtre. On sort d'une représentation du Bourgeois Gentilhomme au réfectoire lorsque la nouvelle tombe: le professeur est appelé en Algérie. Alors que la situation se durcit sur le terrain, le nouvel aspirant commence à écrire à ses élèves. 
Comme autant de reportages de terrain, plusieurs lettres nous permettent de suivre l'évolution du jeune appelé qui, posant le pied sur la terre algérienne, commence par citer Bérénice. Au tournant du 13 mai 1958, date du coup d'état militaire de Massu, le lettré reçoit de plein fouet la réalité coloniale: "Enfants en haillons qui mendient, hommes qui détournent le regard par crainte de rebuffades, femmes voilées qui, tête baissée, changent de trottoir à votre approche, petits blancs qui (..) se comportent en être supérieurs." 
Le temps d'un été au bord de la mer, le temps d'un premier vrai baiser avec la belle Hélène, on peut se croire dans un chapitre de Colette ou de Sagan. Mais nous voici déjà, par le biais des lettres, début 1959. L'aspirant Quéméner est nommé dans une SAS (section administrative spécialisée) de Grande Kabylie. Il aspire comme Camus à une "Algérie plurielle" et s'implique dans le projet humaniste des SAS: reconstruire, protéger, instruire, former des maires algériens, selon les principes vertueux du "plan de Constantine". Face à une Kabylie rompue aux méthodes de la guerre de commando selon Giap, la réalité militaire va dissiper cet écran de fumée. 
L'illusion tombe lorsque Quéméner découvre la la torture, pratiquée sur un combattant blessé qu'il a voulu sauver. Scène traumatique qui nous conduit tout droit à la disparition trouble du professeur, officiellement tué lors d'un accrochage avec des rebelles.
L'atmosphère particulière du roman tient à sa manière d'entrelacer le désastre moral d'une guerre sans nom et les moments lumineux d'une initiation amoureuse. Il faut saluer la manière limpide et subtile dont ce roman de formation offre à un jeune professeur de lettres le rôle d'un "juste" broyé par la machine militaire, héros d'une tragédie morale à laquelle ses élèves assistent terrifiés, jusqu'à l'acte final, devant la tombe de leur professeur.
Cinquante ans après, le spectre de la guerre ressurgit, face aux réfugiés afghans que recueille l'épouse du narrateur. Du "crime originel" de la colonisation au traitement réservé aux immigrés et migrants de l'Europe post-coloniale, la guerre mal nommée traîne sa mauvaise conscience. 
Le narrateur se souvient de l'héroïsme des combattants du FLN "traqués par une des armées les plus puissantes du monde", au "désarroi des appelés français qui, dépassant pour la première fois les limites de leur village, cèdent à la haine". Mais, conclut Pierre-Alain, l'ami qui l'éclaire enfin sur la disparition du professeur, "tout dans cette guerre pourrie a été dégueulasse. les attentats et les crimes du FLN, les tortures, le sort fait aux harkis, et surtout l'abandon." Dans lequel l'ancien camarade de lycée, fils de pétainistes, voit "la première victoire de l'islam contre l'Occident chrétien. Une victoire dont on paie aujourd'hui le prix." 
Ce roman qui mêle les couleurs joyeuses du peintre breton Lapicque aux terres brûlées de Kabylie sait rappeler comme l'Algérie demeure, dans une France mal réveillée de son passé colonial, un roman encore à écrire.
Daniel Morvan

Jean-Pierre Le Dantec: Le Disparu. 174 pages, 17€.

samedi 7 octobre 2017

Godard vidéaste en 1986: Mocky et les 40 chômeurs

Marie Valera est Eurydice dans Grandeur et Décadence d'un petit commerce de cinéma


La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.
Distribué pour la première fois en salle cette année 2017, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma fut réalisé par Godard pour TF1 en 1986, avant la privatisation de cette chaîne. Dans le cadre d'un hommage télévisé collectif à la Série Noire, il est supposé s’inspirer d'un mauvais polar de James Hadley Chase, Chantons en chœur. Le film dénude la mécanique boutiquière du cinéma, les rouages financiers, l'argent sale, la dimension artisanale d'un art dont les grands sont, comme les maréchaux napoléoniens, tombés au champ d'honneur.

A l'heure du recrutement des figurants, c'est le ballet des chômeurs et des techniciens qui défilent dans les locaux de JLG Films, la petite entreprise de Jean-Luc Godard, en crise depuis La Chinoise (voir le biopic "Le Redoutable" de Michel Hazanavicius, d'après le roman d'Anne Wiazemsky, Un an après). Voilà pour la contingence qui constitue, selon Baudelaire, "une moitié de l'art". L'éternel et l'immuable se situent dans la manière dont Godard fait fusionner le scénario de commande avec une recherche de la beauté. 
"Le cinéma c'est autant l'art de chercher un beau visage à mettre sur la pellicule que celui de trouver l'argent nécessaire à l'achat de cette pellicule", écrit-il dans le synopsis fourni au spectateur (le singulier est de mise, lorsque vous êtes le seul spectateur dans la salle, avec toutefois, ce jeudi-là, la projectionniste du Concorde venue en début de séance caler la mise au point du film restauré). 

Grandeur et décadence… nous offre en effet de belles retrouvailles avec Jean-Pierre Léaud, chef furax du casting, et Jean-Pierre Mocky, double fulminant de Godard, qui construit son système de production autonome et manie les liasses de billets dont la provenance douteuse inquiète la comptable. Autant de circonstances qui nous mènent au moment réellement merveilleux du film celui du casting, où les candidats "de l'ANPE" défilent devant la caméra de la chef opératrice (jouée par Caroline Champetier). 
Godard déconstruit une phrase de Faulkner qu'il découpe en morceaux pour les faire prononcer par les candidats au casting, comme des bovins dans une ligne d'abattage, sur une musique d'Arvo Pärt. Tant de figurants pour articuler une seule phrase de Faulkner. Envoûtante séquence répétitive où l'on parvient difficilement à saisir l'intégralité de la phrase, séquence qui annonce les études formelles d'Histoire(s) du cinéma, grand oeuvre vidéo que Godard s'apprêtait alors à mettre en chantier. 
Oui, les références antiques affluent ici, tantôt à travers le visage d'Eurydice (Marie Valera filmée comme un tableau de Vermeer dans un jeu de surimpressions), d'une actrice du muet, et d'autres beautés revenues d'entre les morts qui font de cette séquence une cantate de visages inquiets, banals et sublimes. 

Daniel Morvan


race humaine.

mercredi 30 août 2017

L'amour fou au temps de Louis XIV


DIMANCHE OUEST-FRANCE
dimanche 6 septembre 2009
420 mots
Daniel Morvan
Laurence Plazenet est maître de conférence à Paris-Sorbonne et spécialiste de Port-Royal. - Crédit DR
RomanLe second livre de Laurence Plazenet raconte une folle passion à l'époque de la Fronde.
Il met aussi en miroir deux quêtes d'absolu, en Chine et en France.
Histoire d'amour fou, roman d'aventures, prodige d'écriture, La blessure et la soif est tout cela. Une passion naît entre un noble d'épée, M. de la Tour, et une grande dame, Mme de Clermont.
La guerre le mutile, elle le soigne. Ils s'aiment et, à la différence de La princesse de Clèves, il y aura une nuit d'amour. « Nous étions comme des dieux, mais les dieux sont suspendus entre des abîmes. » Car cet amour offense Dieu : La Tour décide de vivre à l'égal des bêtes dans un pays sans miroir, la Chine. Il trouve en Orient un frère, Lu Wei.
Doit-on s'étonner de cette rencontre ? L'amitié entre un ascète chrétien et un taoïste chinois est historiquement improbable. Laurence Plazenet déploie assez d'imagination savante pour la rendre captivante.
Ils vivent dans une cabane au milieu d'un lac. La Chine commence sur ses rives. Nous saurons l'enchaînement infini de sièges atroces, de sanglantes mises à sacs et de villes rasées qu'on appelle la chute de la dynastie Ming.
À la mort de son compagnon, La Tour revient en France, « rongé par son impuissance à préférer Dieu plutôt qu'une femme »L'amour qui a fulguré ne s'efface pas. Les brèves retrouvailles dans l'ombre d'une grange ressemblent à une grande page d'opéra. Mme de Clermont est une sublime héroïne romantique.
Tout dans ce livre respire la passion ardente diffusée dans la langue la plus pure, tour à tour haletante et lyrique, brève et ample. C'est Madame de La Fayette revenue au XXIe siècle. Et l'on voudrait en répéter les innombrables joyaux : « Il y a dans la ruine générale et incessante des choses, malgré l'écroulement permanent des créatures, des dons définitifs. »
La blessure et la soif
Gallimard, 23,50 €, 558 pages.
Laurence Plazenet est maître de conférence à Paris-Sorbonne et spécialiste de Port-Royal.
Daniel MORVAN.

samedi 26 août 2017

Liam O'Flynn, prince de la cornemuse irlandaise (uiellann pipes)


Liam O'Flynn, "a complete musician and a gentle soul" © donald glackin



Liam O'Flynn, l'un des plus illustres joueurs de uilleann pipes et de flûte irlandaise au monde, est mort le 14 mars 2018. Il appartint au célèbre groupe Planxty avant de fonder son groupe, «The Given Note Band». Il avait aussi joué aux côtés de Kate Bush, Emmylou Harris et Dire Straits. En 1997, j'avais rencontré cet homme discret, mais cependant légendaire par une maîtrise instrumentale portée au plus haut, et par son élégance. Je lui trouvais même une petite ressemblance avec mon grand-père maternel - autant de raisons pour vouloir le rencontrer quand l'occasion s'en présenterait. Voici l'article (sans angle, il faut bien le reconnaître!) paru le 20 mars 1997.


«Où peut-on louer un vélo?» Dieu sait pourquoi, ce désir de se promener en bicyclette nous surprend. L'impénétrable Liam O'Flynn aime surprendre son monde. Son image de sonneur hiératique n'est qu'une impression de surface. Son ami personnel Seamus Heaney, prix Nobel de littérature, l'écrit: «Sa grande stature de musicien illustre le paradoxe d'Oscar Wilde selon lequel en art le contraire du vrai est également vrai. En d'autres termes, derrières ces mélodies on peut entendre la liberté comme la discipline, l'élégie comme l'allégresse, un désir de solitude et l'amour des «seisiun» (pub sessions).»

Liam O'Flynn est un familier de la Bretagne. Il fait partie de ceux qui trouvent dans les finis terrae des climats similaires. Le piper a d'ailleurs entamé un dialogue avec la Galice et, en février dernier, a donné une grande tournée dans toute l'Espagne. «J'étais très étonné de voir de très jeunes garçons de Madrid ou Vigo s'intéresser au uilleann pipe. Et aujourd'hui en Irlande, on n'a jamais autant joué de cet instrument qui a failli disparaître il y a une cinquantaine d'années, du fait de l'émigration. Aujourd'hui, plus personne ne vient me demander quel est l'instrument bizarre dont je tire ces sons étranges, comme c'était le cas il y a encore quinze ans.» Son plus récent album («The Given Note», 1995) comporte d'ailleurs trois danses galiciennes jouées avec le groupe Milladoiro. 


La période la plus sombre


Il faut dire que Liam O'Flynn a hérité son art en droite ligne d'une tradition qui remonte au XVIIe siècle. Il accorde peu de crédit à la légende selon laquelle le uilleann pipes serait une manière, pour les Irlandais, de détourner l'interdiction de jouer debout de la cornemuse. Pour lui, la cornemuse de salon est, dans son ultime raffinement, le fruit d'une série de perfectionnements. «Vers 1750, des facteurs ont réalisé des améliorations au niveau des anches du «chanter» (chalumeau) qui ont permis d'ajouter un second octave. Mais l'histoire du uilleann pipes est une histoire non écrite dont les héros sont des inconnus. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que cet instrument trouve sa forme définitive pendant la période la plus sombre de l'Irlande.» 

L'ancien piper de Planxty, le groupe qui popularisa le son de la cornemuse irlandaise, est d'abord un flûtiste. Il commence à pratiquer le pipes à l'âge de 12 ans, et rencontre Leo Rowsome (1903-1970), l'un des plus grands pipers du siècle. «Quand j'ai entendu le son du uilleann pipes pour la première fois, cela a été un grand moment d'émotion, j'ai su que c'était l'instrument dont je devais jouer.» Leo Rowsome était piper, luthier et professeur, «trois personnes en une seule à ma disposition». Son autre maître sera Seamis Ennis. L'un et l'autre légueront à Liam leurs instruments, dont il joue toujours en concert. La transmission d'une tradition, Liam O'Flynn a une certaine idée de ce que cela veut dire.

Daniel MORVAN

Liam O'Flynn: «The Given Note», Tara/Keltia Musique, 1995. 


Paru le jeudi‎ ‎20‎ ‎mars‎ ‎1997

675 mots

samedi 19 août 2017

Jean-Edern Hallier : je n'aime que ce qui fait pleurer

"La grande littérature doit faire monter les larmes"

‎jeudi‎ ‎14‎ ‎octobre‎ ‎1993
590 mots


Dis-moi ce que tu lis...

Jean-Edern Hallier a pleuré sur « Le dernier des Mohicans »


Jean-Edern Hallier, cinquième invité de notre enquête littéraire, a bien sûr lu et admiré Chateaubriand. Parce qu'il fut lui aussi « l'enfant du château », à Edern. L'écrivain va publier « La leçon de littérature » chez Bernard De Fallois. Il prépare des sculptures pour les colonnes de Buren, qui ne sont pour lui que des socles, et travaille sur un calvaire breton.

Quelle est votre première émotion littéraire ?

« Le dernier des Mohicans », sur lequel j'ai pleuré. De toutes façons, je n'aime que ce qui fait pleurer, la grande littérature doit faire monter les larmes : le roman c'est l'autre vie, la vie rêvée, le substitut de l'amour, de la haine, de la fraternité. C'est le médicament absolu. J'ai appris mon alphabet dans « Babar », puis ce fut Bécassine. J'étais indigné par le sort injuste fait à Bécassine, c'était un Poil de Carotte femme.

Parmi vos lectures, est-il un livre auquel vous revenez périodiquement ?

« Les mémoires d'outre-tombe » de François-René de Chateaubriand, comme on peut aisément l'imaginer. Comme on sait, mon Combourg est à Edern. A ceci près que j'ai une chance que Chateaubriand n'a pas eue : j'ai gardé mon Combourg, le château de la Boissière à Edern. Je n'en ai pas été chassé par l'infortune aristocratique. Dans la bibliothèque de mon grand-père, où étaient conservées des éditions originales de Chateaubriand, il y avait 10 000 livres, sentinelles obliques d'une armée imaginaire. Cette bibliothèque, c'était toute la présence impériale de la France, servitude et grandeur militaire. J'aimais aussi tous les grands Bretons, tout en craignant qu'on me considère comme un « plouc » à cause de ça : Souvestre et ses veillées, Anatole Le Braz et sa Légende de la mort, Brizeux, j'avais une passion pour le Barzaz Breiz de La Villemarqué, je feuilletais aussi la collection des bulletins de la société archéologique du Finistère. J'ai été formé dans cette celtitude - mot que j'ai d'ailleurs créé.

Que lisez-vous actuellement ?

Je ne peux plus lire. J'ai perdu la vue. On me lit les chroniques de Bernard Franck (« Mon siècle » éditions Quai Voltaire), notre dernier Montaigne français. Aujourd'hui, les beaux livres passent inaperçus, car la sous-culture journalistique occupe tout le terrain, avec des livres dont la durée de vie n'excède pas la quinzaine. La défense du livre est absurde, c'est la littérature qu'il faut défendre. On défend le bonbon, pas le cellophane. Parmi mes dernières lectures, il y a aussi « Le crime humanitaire », sur l'intervention en Somalie.

Quel est l'auteur ou l'oeuvre que vous admirez le plus ?

Shakespeare, comme tout le monde. Melville, comme pas mal de gens. Et le nouvelliste américain Salinger, comme plus personne. Le premier à cause de sa grossièreté aristocratique. Et aussi Rabelais, pour sa grossièreté ecclésiastique. Melville, lui, me donne envie d'aller mourir dans le Pacifique.

Recueilli par Daniel MORVAN.

Jean-Edern Hallier : « De toutes façons, je n'aime que ce qui fait pleurer, l. »

vendredi 9 juin 2017

Le Dieu des boulistes nantais joue droit sur des lignes courbes









« La voilà qui prend le biberon ! » Dans le langage des boulistes, cela signifie qu'une grosse boule est restée collée à la petite.
Et si vous ne voulez pas « être Fanny », vous avez intérêt de savoir « chalouper » (faire naviguer sa boule entre les « rives »), quitte à « remonter du bois » (ramener les boules vers le centre).
Bref, la boule nantaise, c'est du billard, subtil et sympa comme la pétanque. Avec une touche de mystère qui n'existe nulle part ailleurs. Sauf peut-être dans la boule de fort, qui a elle aussi un terrain à bords relevés, sur un profil en courbe.
Car dans ce sport, rien n'est droit. Comme dit le proverbe, Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Dieu, et le bouliste.

Avant, c'était Nord contre Sud

Claude Pennaguer a appris à jouer à 16 ans, ici même, au café Jean-Macé, place du même nom. Un fief où le patron, Patrick, est lui-même pratiquant. Son épouse Pascale est trésorière de l'Amicale.
Tout se joue en arrière-salle. Une piste couverte depuis 1934 avec, à gauche (entre les deux, un mur invisible, infranchissable), des tables où l'on tape le carton.
« Avant, la boule, c'était Nord-Sud, chacun avait ses propres concours. Maintenant, quand il y a un concours à La Montagne (44) ou à la Colinière, tout le monde y va. On ne cultive plus l'esprit de clan comme autrefois. »

Toute une peuplade de Bretons

La boule nantaise est un jeu enraciné dans les quartiers ouvriers.
Le Jean-Macé est l'un des fiefs. Était. « Dans le quartier derrière, explique Claude, il y avait toute une peuplade de Bretons. Ici, les gars d'Amieux, de Dubigeon, de Carnaux et de toutes les entreprises du bas-Chantenay remontaient après le travail, posaient leurs vélos devant les cafés et venaient jouer en buvant une chopine ou deux. Et le dimanche, on venait avec son casse-croûte, en famille. Les hommes pouvaient jouer à partir de 10 h du matin, jusqu'au soir. »
Les origines du jeu ? Pour Claude, il ne faut sûrement pas chercher du côté des bateaux négriers. En revanche, la pratique des boules au fond des péniches de sable est une explication possible. « Ils jouaient dans les cales, sur le sable. C'est le début du jeu. »

J'ai testé la boule nantaise

On essaye ? Mettons-nous dans la peau d'un bas-breton fraîchement débarqué.
Sa première idée : trouver un boulot et une piste de boules.
On peut jouer jusqu'à six joueurs, pour des parties qui peuvent durer deux heures. D'abord, assurer la prise en main de la lourde sphère.
« Tombée par terre, la boule est morte. » Et là, vous êtes bon pour la Fanny.
On se cale en bout de terrain, un pied contre le « talon », cette glissière qui évite les sorties de piste. La boule de 2 kg ne se jette pas. Elle se pousse. On joue droit, ou l'on joue les bandes. Dans une équipe de trois, le premier pointe, le second tire, fait le ménage. Le capitaine engrange. « Faut y aller doucement, surtout si le terrain colle. »
C'est, pour tout dire, un jeu d'imagination. Les trajectoires infiniment capricieuses ne se prévoient pas, elles se rêvent. « Certains exagèrent, posent la boule, vont voir, extrapolent. Ceux-là, on les devine tout de suite. »
Il n'existe pas deux aires identiques. La plus grande, la plus jacobine, celle de la Convention (15 mètres sur 5) vient de disparaître avec le café qui l'abritait.
Celle de Procé, la plus courue, est l'une des plus grandes. Et celle de Jean-Macé, la plus petite, la sportive, l'ouvrière, l'anarcho-syndicale. Elle a ses dévers que seul un druide de La Feuillée saurait déceler.
« Avant les concours, on refait l'enrobé, le coulis. Et pendant douze jours le terrain est la disposition des autres amicales, qui viennent étudier les trajectoires. »
Ils savent trop ce qui attend le bouliste novice : à lui d'embrasser la Fanny, pudiquement cachée dans son petit tabernacle. Avant de payer la tournée générale.

Daniel MORVAN.

Les boulodromes nantais. Le Bon Laboureur, rue des Pavillons. l'ADFR, 23, rue du port-Guichard (Route de Paris). Jean-Macé, 51, bd de la Liberté. La Colinière, 144, bd de Doulon. La Durantière, 46, rue J.-B. Marcet. Bowling, 3, bd G.-Lauriol. Lorrain, 86 bis, rue Appart (Zola). Procé, 144, bd de la Fraternité. La Montagne, 58 rue de la Paix.

‎samedi‎ ‎8‎ ‎mars‎ ‎2008
966 mots
Daniel Morvan

Nantes accueille aujourd'hui la Confédération des jeux et sports bretons. La boule nantaise, mixte depuis 2000, est pratiquée par un millier d'aficionados.

dimanche 7 mai 2017

Un dernier « Rosebud » pour la route





Il est d’usage de dévider l’écheveau d’une carrière quand le métier à tisser vous lâche, exaspéré de vos tics d’écriture, lassé de vos inégales humeurs.
Je pourrais me souvenir des plus beaux soirs, ceux qui faisaient surgir la Révolution française sur un plateau, avec Joël Pommerat (Fin de Louis). Ma rencontre avec une Anouk Aimée un peu pincée dans le TGV Paris-Nantes (pour le cinquantenaire du film Lola), avec l’actrice Isabelle Huppert, pour une conversation lors d'une conférence à la Cigale, le juvénile DJ Madeon, le vieux poète Guillevic, la chanteuse Christine & the Queens. De cette manière désinvolte que j’eus, naguère, de jouer sans le savoir mon mercato personnel en narrant la vie épique de José Arribas, entraîneur du FC Nantes. L’inventeur d’un jeu alchimique (assurais-je avec l’aplomb des béotiens), qui consiste à jouer sans ballon.
Jouer sans ballon, c’est la spécialité du journaliste culturel, même quand il traverse le miroir, et il l’a fait. Il n'y eut pas que la culture, mais aussi les chasses à courre en forêt de Vibraye (Le cerf embroche un paysan, la chasse à courre continue), l'autoroute bloquée à la Ferté-Bernard (Pas d'argent pour le péage: ils passent la nuit dans leur voiture, avec le bébé, par -17°). Les vestiges de la féodalité (l'ouvrier agricole vivait depuis 20 ans dans une crèche à cochons). Oui, les titres explosaient comme les bouquets du 14 juillet dans le ciel heureux du journaliste local débutant. (...)
Je pourrais, pour la route, vous servir le souvenir définitif. Vous le livrer comme le mot Rosebud dans la bouche de Citizen Kane (le film d’Orson Welles). Ce ne sont jamais les choses les plus prestigieuses qui vous reviennent : Le peintre Pierre Soulages se dit frère de l’homme d’Altamira, projetant de la poudre ocre entre ses doigts. Et parfois c’est la trace la plus fragile qui traverse le temps. Une poussière de couleur. L’empreinte d’une main négative.
Au bout de centaines de papiers, de regards, de critiques et d’étrillages, le jour où je serai tout seul dans une salle, traînant après les autres déjà partis, c’est d’elle que je me souviendrai : Michèle. Pilier de TU et de grand T, lieu-uniquienne émérite, manieuse de TNT, maman de toutes les chanteuses débutantes, patte de lapin des premières à trois spectateurs payants. On croyait savoir des choses sur elle, de son passé intense qui pouvait expliquer cette assiduité. Elle avait été de la Colline, Gérard Philipe et Jean Vilar avaient chanté sous ses fenêtres. De la vie elle avait goûté tous les nectars, toutes les ambroisies.
Un soir au théâtre, mon ami comédien Didier Royant me glissa : « Tiens, c’est bizarre, on ne voit plus Michèle depuis quelques temps.»
On ne la revit plus, parce qu'elle était morte.
Mais on a continué à se souvenir d’elle, de son fauteuil qui roulait de théâtre en théâtre. Ses petits signes. J'étais le papa de Mathilde, dont elle avait suivi les débuts de chanteuse et actrice. Elle était partout où naissait la vie. Témoin des gazouillis du talent. Elle était la spectatrice. Elle avait cette qualité qu’on attribue aux meilleurs comédiens, et qu’il faut reconnaître aux meilleurs spectateurs : la présence.
Daniel Morvan
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mardi 2 mai 2017

Caroff+Abraham = Compère, qu'as-tu vu ?


‎mercredi‎ ‎28‎ ‎juillet‎ ‎1993
811 mots


« Compère, qu'as-tu vu ? », de Jean-Pierre Abraham et Vonnick Caroff



Vous pouvez aimer à la folie la Bretagne dans ses atours d'été et avoir envie de soulever un pan de ciel bleu pour découvrir une autre Bretagne. « Compère, qu'as-tu vu ? » est votre livre.

Jean-Pierre Abraham, écrivain (auteur de trois récits, « Le Vent », « Armen » et « Le Guet », journaliste à « Armen ») et Vonnick Caroff, peintre à Pont-Croix, ont réalisé ce livre selon les règles d'un pacte enfantin : l'homme de plume a livré ses textes chaque lundi et la dame aux couleurs a dessiné à partir des textes. 


Sans thème préalable, avec pour seule discipline de ne pas manquer le passage du facteur. S'est ainsi écrite une chronique des jours et des lunes dans l'extrême Finistère Un livre aux couleurs de papillon vous bat entre les doigts.
Un livre tissé de quotidien, un trésor de gosses : proverbes et chansonnettes, comptines et amulettes, enluminures et collages. La complicité qui s'est liée entre les deux auteurs du livre est visuelle. « Je voulais te dire/Comme les étoiles les renards ont les yeux bleus en naissant ; plus tard ils deviennent d'ambre. » L'image vérifie le mot. 

 Jean-Pierre Abraham et Vonnick Caroff ont écrit le poème d'un Finistère sombre et lumineux comme un vitrail, chamboulé comme les bateaux-phares du peintre Dilasser. Une dislocation de nuages traversée par des enfants à vélo, des animaux aux yeux fous et des étoiles. Demain, le monde va se refaire, l'homme aussi. Et quelquefois, le ciel semble « proche comme les grillons d'été : le même chant insaisissable ». Peu de livres racontent ainsi l'envers des saisons, l'autre côté des vies où les sentiments n'ont pas encore de nom. On suit le fil ténu de ce texte étrange, plein de poules et d'étoiles. A vrai dire, on se demande à quoi ça tient, mais ça tient. Mais si la poésie n'était capable de ce genre de petits miracles, qui d'autre ? 

Daniel MORVAN.

« Compère, qu'as-tu vu ? », éditions Le temps qu'il fait (Cognac), 150 F. éclairage

Abraham, l'éternel guetteur


« Pourquoi donc ne peut-on continuer toute la vie à guetter le monde comme au temps des amours d'adolescents ? », écrit- il dans « Le Guet » (Gallimard, 1986). Guetteur, il l'est déjà au phare d'Armen, au large de l'île de Sein, où il fut gardien pendant quatre ans : « J'ai découvert Armen lors de mon service militaire à Brest, raconte-t-il avec une étincelle d'amusement dans l'oeil, dans l'atelier où Vonnick Caroff compose ses bleus de matin calme et ses roses bergère. Je me suis tout de suite présenté à mon commandant, en petit pompon, pour lui dire : je veux aller là-bas. Il m'a dit : vous me rappelez mon fils. Allez-y donc ! » 

 Quatre ans dans les cuivres lustrés et le mobilier patiné du phare : « Je me suis toujours demandé comment on avait pu construire Armen. Ses bases semblent si fragiles à marée basse. Les berniques qu'on y trouvait étaient si endurcis qu'ils étaient immangeables. » 

 La vie le conduit ensuite sur une montagne de Haute-Provence, près de Forcalquier : il en tirera un récit, « Le Guet ». Des choses vues jaillies du coeur du silence. Une chronique banale que vous dévorez comme un polar, pris dans la fascination des êtres. « Le Guet est peut-être le plus breton de mes livres, c'est là-bas, en Haute-Provence, que j'ai pris conscience que j'étais Breton. La Bretagne est peut-être faite pour être rêvée de loin ! » 

Et c'est dans ce livre provençal qu'il dit le mieux son pays, où « j'ai vu des filles insignifiantes devenir belles par vent de suroît » et où, « en toute saison, on n'est jamais très éloigné du mois de septembre». Mais « ras-le-bol du ciel bleu » : son pays, il va le retrouver en prenant un poste de gardien des îles Glénan, où il est nommé professeur à l'école des chefs de bases nautiques. Il y rédige le célèbre « Cours de navigation des Glénan », puis devient rédacteur des instructions nautiques, dont il a toujours admiré la clarté de style. Jean-Pierre Abraham possède la grande qualité des vrais guetteurs, veilleurs et gardiens : le silence. Un silence bruissant et brûlant qui troue la nuit comme les éclats lumineux d'un phare, au large de Sein.

Jean-Pierre Abraham dans l'atelier de Vonnick Caroff, avenue de la Libération à Pont-Croix.

Eugène Guillevic: "De la poésie? Dans ta figure!"

« J'ai toujours caché être poète », avoue-t-il. Élevé dans la foi chrétienne, il entre au parti communiste en 1947, et le quitte en 1980. « Le rôle du poète est de donner à vivre le sacré ».


En 1994, à l'occasion de la parution de « L'expérience Guillevic » (éditions Deyrolles), j'étais allé le voir à Paris. Il avait 86 ans. Moment si rare dans la vie d'un localier que ces dégagements à la capitale (étais alors en poste à Morlaix): prendre le train pour Paris, afin de voir l'un des plus grands poètes vivants, que j'avais lu avec passion, rendant compte de toutes ses parutions, et dont me parlait Chantal Connan, la photographe qui avait publié un ouvrage avec lui.

L'appartement d'Eugène Guillevic est au troisième étage d'un immeuble cossu, à Paris. Non loin des rosiers et des robes légères du Jardin des Plantes. Dans l'appartement du poète, il y a des livres, des manuscrits, des tapuscrits, des brouillons, des carnets : l'écrit déborde comme d'un grenier d'août. 


Des tableaux (Dubuffet, Manessier), et son propre buste en plâtre sur la télévision. Cachée par la porte du bureau, un portrait au crayon de lui par Picasso. Eugène Guillevic n'aime pas la ville mais y vit depuis 50 ans. « Grâce aux soins de mon masseur chinois, je peux me déplacer malgré l'arthrose. » 
Étrange voix que celle, rugueuse, graniteuse, du poète. 
Un petit côté Sartre dans le grain de voix. Une voix de menhir. Un menhir qui prend l'ascenseur une fois par jour pour aller acheter le journal, et déjeune parfois au restaurant, en bas de la rue, avec sa compagne Lucie. Quelques échappées bretonnes, de temps en temps. 
Mais sa Bretagne à lui, elle est en dedans: c'est celle de son enfance. « J'ai le sentiment de ne pas avoir changé depuis l'âge de sept ans. Mon enfance fut malheureuse mais habitée. Mes amis étaient les choses, puisque les animaux étaient interdits à la maison ». 

 Il est né en 1907, et c'est dans les menhirs de Carnac (« notre jardin public ») qu'il apprend à marcher. Il écrira : « On fait semblant d'être à la table/ et d'écouter./ Mais on a glissé/ Parmi les feuilles mortes,/ Et l'on couve la terre. » 

Il y aussi les baisers de cette petite fille qui « avait déjà/ Ses beaux yeux pour plus tard » et qu'il doit quitter lorsque son père est nommé en Alsace en 1919. 
 Pour aller au collège, des heures de train, trajet meublé par des lectures, poésie romantique et Confessions de Rousseau. Demain, il inventera la poésie sans adjectifs, lesquels sont pour lui « la négation de la poésie». 

Aujourd'hui il a quinze ans, et publie avec la régularité d'un aligneur de menhirs des centaines de vers. Il met ses pieds bretons dans les souliers de la poésie romantique, sûr d'être le Lamartine de son temps.
« J'ai publié mon premier poème dans le journal. Des poèmes, je t'en ficherai! Ma mère m'a donné une claque. » 
 Lucie apporte le café. C'est elle qui l'aide à trier ses poèmes. 
« Nous faisons trois tas : ce qui est bon, ce qui est améliorable, ce qui est à jeter. » 

 17 ans. Guillevic invente Guillevic. Plusieurs nuits, il a rêvé qu'il écrivait des poèmes courts dans le tronc des arbres. Sa poésie s'aère. Un nerf optique relié au secret des choses. Il y a des grenouilles en verre sur le bureau. Il porte un onyx à l'annulaire. Il écrit comme on respire. Trop, a-t-on reproché à celui qui a acclimaté (avec tant d'autres) le haïku japonais dans la langue de Louise Labé. Il fut aussi coupable de vers militants qui marchaient sur leurs douze jambes, ses alexandrins disciplinés de communiste en temps de guerre froide : « Ce fut une période de basses eaux où je me raccrochais aux rimes, faute de mieux. La poésie m'est revenue le jour où j'ai entendu couler une rivière, en imagination »
On le traduit en 55 langues. Sa vraie langue, celle qui cimente le poème, c'est le silence. « Si le silence/ perdait ses réservoirs de campagne,/ [...] Comment s'embrasseraient les amants/ Dans l'ombre des bâtisses ? » 

Daniel MORVAN.


Le premier livre de Guillevic, « Terraqué », est publié en 1942. La même année paraissait « Le parti pris des choses » de Francis Ponge. Deux livres écrits contre une conception décorative de la poésie, dont le point commun est de rebâtir une langue neuve.  « Terraqué » est disponible en collection de poche « Poésie Gallimard ». 



‎samedi‎ ‎9‎ ‎avril‎ ‎1994
803 mots

vendredi 28 avril 2017

Salut, la spectatrice

samedi 22 décembre 2012
201 mots
Daniel Morvan
Il est d'usage d'applaudir les comédiens lorsqu'ils quittent définitivement la scène. Je propose d'applaudir une spectatrice. Elle est partie sans rappels, fin août.
Du théâtre, elle en mangeait comme quatre. Pilier de salle Vasse, gourou de TU, inconditionnelle de TNT, lieu-uniquienne émérite, chauffeuse de salle pour les chanteuses débutantes, sphinx des générales. Il me souvient qu'un soir de première, un ami comédien me demanda, légèrement inquiet : « Tiens, c'est bizarre, je n'ai pas vu Michèle... » Mais elle était là, en bout de rang, avec son sourire couci-couça. On croyait savoir deux trois choses d'elle, sa vie théâtrale, son engagement, un passé qui pouvait expliquer que le théâtre était sa vraie maison.
À la rentrée, quand les salles ont démarré leurs saisons, les salles étaient pleines, mais il y avait un vide. Il manquait la spectatrice idéale. Cette patte de lapin des soirs de première. Il manquait Michèle dans son fauteuil. Son fauteuil qui roulait de théâtreen théâtre. Salut à toi, la spectatrice.
Daniel MORVAN.

Pierre Soulages



Un jour, enfant, Pierre Soulages traçait des traits noirs sur du papier. Que dessines-tu? lui demande-t-on. « De la neige », répondit Pierre, provoquant un éclat de rire familial. Pour cet enfant, le noir était une couleur qui éclaire tout le gris.
Né le 24 décembre 1919, Soulages connu pour son usage des reflets de la couleur noire, qu’il appelle «outrenoir ». Le maître de Rodez est au musée de Nantes par des œuvres qui sont des puits de lumière forés dans les profondeurs tectoniques du noir.  « L'outrenoir, dit-il, c'est un autre monde, où vous emmène la réflexion de la lumière par la surface du noir, qui est la plus grande absence de lumière. » Soulages n’est pas seulement le peintre de la densité maximale, il est aussi celui de l’espace: Plus un tableau est grand, mieux il vous emporte. Quelque part dans la grotte Chauvet ou à Altamira, avec ces peintres de la préhistoire, pour qui peindre, c’était broyer le noir, manger du charbon et le projeter sur un mur, pour donner une forme au mystère.