samedi 26 mars 2016

John James Audubon a dessiné l'un des plus beaux livres du monde

Dans un ouvrage de grande ampleur (un roman graphique de 174 pages), Fabien Grolleau (texte) et Jérémie Royer (dessin) retracent les grandes étapes de la carrière du naturaliste: Kentucky, Mississippi, New Orleans, Grande Bretagne, Missouri. Autant de jalons dans une vie vouée à une mission, l'inventaire dessiné des oiseaux d'Amérique. La dernière des 435 planches des Oiseaux d'Amérique, en grand format dit "double éléphant folio" gravées et colorées, représentant les oiseaux grandeur nature, sortira des ateliers de son graveur à Londres en 1839. 
C'est l'un des plus beaux livres du monde. 
Pour arriver à ce résultat, il aura fallu trente années d'une vie dans les bois et les montagnes, avec les trappeurs et les indiens. Les deux auteurs nous font partager cette existence extraordinaire, en s'inspirant des écrits d'Audubon, notamment ses Scènes de la nature dans les Etats-Unis et le nord de l'Amérique.
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Le lecteur aimera la grande variété des planches, qui permettent de suivre sans monotonie les étapes d'une vie où se révèle et s'affirme le génie monomaniaque et rêveur du héros. Les planches dessinées, magnifiques, savent parfois rejoindre l'émotion d'une séquence cinématographique bien dialoguée. Nous voici dans les forêts du Kentucky, observant des moqueurs roux mettant un reptile en déroute, affrontant un grizzli. Audubon va défendre, face au naturaliste Wilson, qui fait autorité, une manière personnelle de représenter la nature. On le juge trop romantique, avec ses oiseaux qui semblent sortir du cadre? "Oui, je représente mon faucon piaillant, hurlant, fouillant les entrailles encore chaudes du canard! Dévorant sa chair, le bec ensanglanté!" Audubon dessine l'état de nature, et pour ce faire abat nombre d'oiseaux, les vide, les remplume avec de la filasse avant de leur "rendre la vie" en s'aidant de fil et d'épingles. Et à nouveau, le sens du dialogue: "Quand rentre-t-il?, s'enquiert Mrs Percy, chez qui madame Audubon est préceptrice. Il rentrera quand il aura fini de dessiner les oiseaux d'Amérique, madame. - Quels oiseaux d'Amérique? - Tous, madame."
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Fabien Grolleau et Jérémie Royer se sont hissé à la hauteur du mythe, avec la démesure et le souffle nécessaires, au fil d'un dessin raffiné et contrasté. Sans imiter les dessins d'Aubudon, le graphiste sait aussi se donner des ailes et nous transporter dans le monde coloré de ce Français inconnu des Français, et célébré par les Américains, né à Saint-Domingue d'un capitaine de Paimboeuf et élevé à Couëron (près de Nantes, France), John James Audubon.

Daniel Morvan

Fabien Grolleau et Jérémie Royer: Sur les ailes du monde, Audubon. Dargaud. 174 pages, 21€.

vendredi 25 mars 2016

Quand Katerine se fait son "Film"

"Le Film", nouvel album de Katerine, est un disque touchant, minimaliste et intime. 16 chansons qu'il a improvisées au volant de sa voiture, avant de les enregistrer en studio, comme autant de scènes d'un film sonore... Au générique, Katerine au piano, accompagné de son complice Julien Baer. Sortie le 8 avril 2016, et une tournée piano-voix dans la foulée.


Dans votre album, une chanson sur votre père disparu. Qui était-il?
Un homme qui se déplaçait lentement, souverainement, et doué d’une fantaisie inouïe, avec son mélange de patois vendéen et d’imagination débordante. je chantais l’une de ses chansons avec mon premier groupe, les Tics, à Chantonnay.

Vous parlez des objets qu’on garde. Vous êtes très vintage, côté fringues?
Je vais jusqu’au bout de mes pulls.

Mais en même temps, ce disque parfois grave reste toujours sur sa note joyeuse, on pense au petit conservatoire de Mireille, à Bourvil...
Comme Bourvil, je suis très rural. Et j’adore Mireille, c’est une référence qui compte dans cet album que j’ai appelé le Film, mais qui est un film sans cinéma. Plutôt un documentaire avec les chansons dans l’ordre où elle viennent, le tout en deux ou trois mois. Tu te lèves le matin et tu regardes la vie qui va, c’est ça, cet album. j’aime quand ça reste léger, la voix la plus légère l’emporte toujours chez moi.
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mardi 22 mars 2016

La guerre d'Espagne à l'opéra de Nantes (France)

« Un opéra, ça part souvent d’une conversation avec un artiste, confie Jean-Paul Davois, directeur d’Angers Nantes Opéra. C’est Daniel Kawka, directeur de l’Ensemble orchestral contemporain, qui m’avait suggéré de lire Maria Republica, roman d’Agustín Gómez-Arcos. Cette lecture m’a beaucoup touché, j’en ai parlé au compositeur François Paris. L’idée d’en tirer un opéra l’a passionné.»
La suite, c’est cinq ans de travail avec une formation de 13 musiciens, sept chanteurs et un outil électronique.



Copyright Daniel Morvan
©daniel morvan

Maria Republica est un opéra adapté du roman d’Agustín Gómez-Arco, auteur dans la veine du «réalisme magique». Maria Republica est la fille d’incendiaires d’église fusillés en 1939, en Espagne. Prostituée et syphilitique, elle simule la repentance dans un couvent pour ravager le système honni de l’intérieur.
Comme un vêtement ajusté par un couturier sur le modèle, cet opéra est composé « sur mesures » pour l’Ensemble Orchestral Contemporain et l’ensemble Solistes XXI.
Le projet fédère des partenaires de tous les horizons : l’EOC, ensemble orchestral contemporain (Lyon) ; le CIRM (centre national de création musicale) de Nice ; Solistes XXI de Rachid Safir (Paris). Et le Centre Voce de Pigna (Haute-Corse), où l’œuvre a été travaillée pendant une semaine.
950 000 €, c’est le coût de cette production, soit autant que pour Don Giovanni, dans la récente mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser.


Sophia Burgos © daniel morvan


Gilles Rico ©daniel morvan

Maria Republica, création mondiale au théâtre Graslin: Mardi 19 avril. Et jeudi 21, Mardi 26, Jeudi 28 avril 2016 à 20h - Dimanche 24 avril à 14h30
Opéra de François Paris pour 7 chanteurs, ensemble de 15 musiciens (1) et électronique.
Livret de Jean-Claude Fall, d’après le roman Maria Republica de Agustín Gómez-Arcos.
Direction musicale: Daniel Kawka
Mise en scène: Gilles Rico
Préparation des chanteurs: Rachid Safir
Scénographie: Bruno de Lavenère
Costumes: Violaine Thel
Lumière: Bertrand Couderc
Vidéo: Etienne Guiol
Maria Republica : Sophia Burgos
La révérende Mère : Noa Frenkel
Solistes XXI, direction Rachid Safir
© daniel morvan

1: Effectif détaillé: flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, piano, harpe, percussion, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse

jeudi 17 mars 2016

Il a dessiné la vie du photographe Robert Capa


C'est en lisant la biographie de Gerda Taro, compagne de Capa, que Florent Silloray (né dans la région de Nantes, aujourd'hui rochellois) a eu l'idée d'une BD consacrée à Robert Capa (publiée chez Casterman, 96 pages, 2016, 17€). Il fut l'auteur de "la Joconde" du photo-reportage, Mort d’un soldat républicain, devenue un symbole de la guerre d’Espagne. C’est l’une des photos les plus célèbres de tous les temps.
Capa fut aussi le seul photographe embarqué, avec le 116e régiment d’infanterie américaine, le jour du D Day.
Une biographie dessinée remarquable, dans les tons sépia, qui retrace les événements essentiels de la vie de Capa, à partir de sa rencontre avec Gerda Taro, qui le révéla à lui-même et lui trouva son "nom de guerre", jusqu'à sa mort en Corée.
Au cours de la même rencontre, Fabien Grolleau et Jérémie Royer présentent de leur côté leur magnifique ouvrage Sur les ailes du monde, Audubon (Dargaud). En 1810, le Couëronnais John James Audubon s’embarque sur le Mississippi pour son premier voyage dans l’Amérique du début du XIXe siècle. L’histoire vraie du Nantais qui fut le premier scientifique américain. Là aussi, un travail magnifique.

Samedi 19 mars 2016 à 15 h, Librairie Aladin, 8, rue Mercœur, Nantes. Tél. 02 40 20 39 23. L’auteur dédicacera aussi « Le carnet de Roger ».

mercredi 16 mars 2016

Faim de cinéma? Dévorez Les Ogres


Ils vont de ville en ville, lancés sur les routes avec caravanes et chapiteau : Ce sont les Ogres. Avec ce grand film tourné à Port-la-Nouvelle (Aude), c'est une tornade qui va traverser le cinéma français!



Entretien avec
Léa Fehner, née en 1981 à Toulouse.


Quel est le projet initial des Ogres ?
J’avais une ambition très immodeste : je voulais un film qui donne envie de danser, faire la fête, s’embrasser !

Quand le film est-il né ?
Au 20e anniversaire de la compagnie L’Agit Théâtre, la compagnie de mes parents François Fehner et Marion Bouvarel, où l’un des comédiens venait de perdre son fils de 18 ans. Mais dehors la mort, dehors les larmes ! ce fut une belle fête, et j’ai voulu un film à cette image.

D’où le titre ! Les ogres…
Ce titre parle de l’appétit de vivre, de l’outrance, de la démesure des comédiens itinérants qui ont à cœur que la vie reste un jeu. Et comment grandir à côté des ogres!

Tourner un film avec ses parents comédiens, pour une « enfant de la balle » comme vous, est-ce si facile ?
Ma chance est qu’ils ont chevillée au corps l’idée de mouvement, qui dissipe les nuages : le lendemain est un autre jour. Et ce n’est pas un cinéma de psychodrame. Je ne suis pas capable de ça.

Marc Barbé, dans le rôle de M. Déloyal, est formidable aux côtés d’Adèle Haenel…
Il a été charpentier, marin-pêcheur, il a le goût du geste et du corps. Il se dit « ouvrier de joie ». C’est un grand embobineur, un virtuose des masques. Adèle est naïve mais solaire et puissante, il me fallait ça pour qu’on comprenne ce goût de l’amusement qui la lie à Déloyal, malgré l’écart d’âge. Nous avons choisi Adèle avant le succès des Combattants, elle fait les choses sur son désir profond, avec le goût politique de défendre cette liberté-là.

Cette force égale des personnages explique-t-elle aussi la durée du film (2 h 24) ?
La longueur ne me gêne pas, on supporte bien des James Bond de 2 h 30 ! Je voulais sortir d’un format étriqué pour renouer avec le panache et la flamboyance d’une histoire forte, des personnages qu’on a envie de serrer dans ses bras. Et tous les films que j’aime, ceux de Téchiné ou Despleschin, ont cette densité des œuvres où l’on rencontre des êtres.

Vous avez constitué une troupe spéciale pour le film, faite de comédiens de cinéma et de théâtre. Comment avez-vous travaillé ?
Le plateau était considéré comme un lieu de bataille et d’inconfort. Les choses se sont construites à partir d’un scénario solide, et sur l’adrénaline de l’imprévu : on répétait, on tournait, on coupait, on retournait, et tout à coup on sentait la présence, et on ne coupait plus. Les gens du cinéma et ceux du théâtre s’enseignaient mutuellement des trucs de métier. La seule chose que les théâtreux n’ont jamais saisie, c’est qu’il ne faut pas manger tout le couscous dès la première prise. Parce qu’il y en aura quinze autres à tourner !

Vous avez été élève de la formation Ciné Sup à Nantes. Qu’en avez-vous retiré?
Oui, j’étais de la promotion 1999, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est prolifique, sur une classe de 20, neuf enfants sont déjà nés! J'ai ensuite été élève de la Fémis mais Cinésup est le moment décisif de ma formation. Je me souviens des découvertes du Festival des Trois Continents, des rencontres avec Royal de Luxe, que mes parents connaissent bien à Toulouse. Oui, cela m’a élargi le regard.

Recueilli par Daniel Morvan.

Sortie en salles ce mercredi 16 mars.

dimanche 13 mars 2016

Cinéma: Les Ogres, vorace et lumineux



La réalisatrice Léa Fehner a grandi dans le milieu dont parle son film, le théâtre itinérant. Elle a partagé l’aventure de la troupe avec ses parents, lancés avec ses caravanes hors d’âge et chapiteau sur les routes de France. Une vie inconfortable mais intense, où l’on grandit très vite. « Je voulais, explique l’ancienne étudiante de Cinésup Nantes, sortir d’un format étriqué pour renouer avec le panache et la flamboyance d’une histoire forte, des personnages qu’on a envie de serrer dans ses bras. » Loin d'une chronique tiède, Les Ogres est un film romantique et âpre sur la vie d’une troupe itinérante, éprouvée et pourtant portée par la grâce. Le spectateur est transporté par la poésie des coulisses du chapiteau, la beauté des personnages (Adèle Haenel à nouveau prodigieuse), le mélange de comique et de tragique. On peut évoquer Kusturica pour la poésie foraine, Fellini pour le côté solaire et baroque, Tchekhov pour la désespérance ironique... Mais ce film, qui est un hymne au collectif, sans quitter l’intime des amours et des blessures, est simplement un pur chef d’œuvre qui vous reste longtemps au cœur.
Daniel Morvan

Sorti le 16 mars 2016



vendredi 11 mars 2016

Lucia Antonia, funambule, "comme une figure de Bergman"


Lucia Antonia, funambule.
Ces carnets d'une artiste privée de sa partenaire de cirque, tombée pendant son numéro, forment au fil des pages le récit poignant d'une perte irréparable. Arthénice était la jumelle funambule, l'exquise, la lumineuse. Plus que l'amie, plus que la soeur, le double de Lucia Antonia, elle a été avalée par l'abîme et l'insupportable est de vivre encore après elle.

À petites touches l'auteur dessine cette figure d'une infinie délicatesse, voilant de silence les émotions trop intenses. Il faut toute sa maîtrise de l'écriture et sa puissance d'évocation pour se glisser ainsi dans les carnets de la jeune femme, pour s'effacer derrière son personnage. « Elle s'est imposée, confie l'auteur. C'est comme un ange qui vous fait la grâce d'être présent. On lui dit bonjour et on écrit ! » La forme des fragments permet un jeu d'écriture subtil qui laisse au lecteur une grande liberté d'imagination.
Sur une saline abandonnée, Lucia Antonia, qui a quitté le cirque, flotte entre culpabilité d'être vivante et espoir malgré tout. Belle comme une figure de Bergman, tout comme Arthénice la disparue, la funambule Lucia Antonia emmène son lecteur très loin.


Lucia Antonia, funambule. Zulma, 129 p., 16,50 €.

(Presse Océan, sept. 2013)

mercredi 9 mars 2016

Ex-taulard, chômeur, mais surtout acteur!

C’est une jolie surprise du cinéma français en ce début d’année 2016 : Dieumerci !


Devant et derrière la caméra, Lucien Jean-Baptiste raconte comment un Antillais (prénommé Dieumerci) sortant de prison réalise son rêve : devenir comédien. Prêt à tout, il tape à la porte du cours le plus huppé de la capitale. Un brin décalé parmi ses condisciples branchés, il forme tandem avec son exact contraire, un jeune bourgeois dilettante (l’excellent Baptiste Lecaplain). Choc des cultures : Pour présenter leur examen d’entrée, les deux apprentis comédiens doivent préparer une scène de… Roméo et Juliette ! Le couple improbable va devoir apprendre à se connaître, et révéler ses blessures profondes, pour en triompher.
Déjà remarqué pour La première étoile (l’histoire de ses premiers sports d’hiver), Lucien Jean-Baptiste sait conjuguer la profondeur du propos et une légèreté qui laisse le spectateur entre rires et larmes, pris par l’humanité de personnages comiques autant qu’émouvants. S’y ajoutent de beaux personnages secondaires, comme Jean-François Balmer, Michel Jonasz, l’épatante Delphine Théodore en secrétaire stressée ou Firmine Richard en mère courage. Ce cocktail de rires et de frissons ne s’oublie pas de sitôt : c’est qu’il se nourrit de la vie de son auteur.
« J’ai mis ma propre vie dans ce film, explique le pétulant Lucien Jean-Baptiste, qui est aussi la voix française de Will Smith. Jusqu’à mes 30 ans, j’ai travaillé dans la pub. Un malheur immense est arrivé dans ma vie. J’ai sombré. Au fond du trou, j’ai décidé de réaliser un rêve de gosse : devenir comédien. Je me suis inscrit au cours Florent. C’est la vie qui m’a appris qu’il faut toujours faire ce qu’on aime. Nos plaisirs sont nos puissances. »


Daniel MORVAN.
Sur les écrans le 9 mars 2016.

mardi 8 mars 2016

Cinéma: Les Ogres, de Léa Fehner




Pour son second film, l'enfant de la balle Léa Fehner, ancienne étudiante de la formation Cinésup de Nantes, et de la Femis de Paris, réussit un coup de maître. Oubliez l'idée de "petit film français": nous voici dans un territoire peu exploré par les réalisateurs hexagonaux, celui de la fresque baroque et ambitieuse, du roadmovie exubérant à la Kusturica, avec des personnages démesurés, "incapables d'être raisonnables", une histoire forte animée d'une énergie solaire, où théâtre et vie s'interpénètrent. Léa Fehner s'inspire de la troupe de théâtre de ses parents, et du milieu tumultueux et passionné des compagnies itinérantes. Loin d'en faire une chronique tiède aux marges du documentaire, la réalisatrice en tire une histoire romanesque à souhait, et même fort romantique: les couples de baladins se déchirent, entre cruauté et tendresse, cachant parfois une douleur indicible sous le masque de la comédie. Le film (2h24) prend le temps d'approfondir chaque personnage, composant autour de chaque individualité, chaque complexité, chaque ego (et ils peuvent être énormes) un véritable hymne au collectif. Adèle Haenel, lumineuse et puissante, avait été choisie par Léa Fehner avant le succès des Combattants, parmi de nombreuses comédiennes. Elle s'inscrit parfaitement dans une distribution qui réunit comédiens de théâtre et acteurs de cinéma. En toute harmonie!
Daniel Morvan

Sortie nationale le mercredi 16 mars


Léa Fehner






lundi 7 mars 2016

Dans "Nos Serments", la bande à Julie planche sur l’esprit de 68

Après Fragments d’un discours amoureux, Julie Duclos poursuit avec Nos Serments son enquête sur le désir. Un film de 1973 a servi d’impulsion : La Maman et la Putain, de Jean Eustache.

Entretien
Julie Duclos, metteure en scène et comédienne formée au CNSAD de Paris. A fondé la compagnie L’In-Quarto, qui présente Nos serments au Lieu unique en mars 2016.
Copyright Calypso Baquey



Nos serments est une pièce inspirée d’un film, La Maman et la Putain. Est-ce une pièce sur le cinéma, ou d’après le cinéma ?
Je suis fascinée par le cinéma, le noir et blanc, les rues de Paris après 1968, le café des Deux Magots, Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, toute cette poésie urbaine, et j’ai aussi le goût du montage cinéma. Mais c’est moins le film que le scénario du film qui nous a aidés à impulser des improvisations. J’ai travaillé avec un scénariste de cinéma, Guy-Patrick Sainderichin, qui a composé la trame et écrit les dialogues de Nos serments.



Tout est donc parti d’improvisations ?
C’est tout un processus de travail avec une même bande d’acteurs, la compagnie In Quarto. Cette méthode est faite d’improvisation, de montage, d’autofiction : On est peu habitué à cette façon de travailler en France, j’ai appris ça avec Philippe Garrel, mon prof au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. C’est lui qui m’a fait découvrir La Maman et la Putain. Tout ceci m’a conduite à une méthode où l’acteur crée le personnage. Après, on cherche à retrouver cet effet troublant où les choses ont l’air d’avoir lieu pour la première fois. Je pense aussi souvent au cinéaste américain John Cassavetes, où tout est écrit et tout semble improvisé.



Mais franchement, mai 68, vous vous en moquez un peu ?
Mai 68 c’est mes parents, pas moi. je pars d’un scénario de 68, qui porte un modèle amoureux risqué. La pièce est un laboratoire d’humanité, on regarde comment ça se déplie dans un couple, cette histoire de triangle amoureux.



Vous sentez-vous « nouvelle vague »?
Oui et non, j’aime que les formes bougent, mais Eustache, Truffaut et Godard ne se sont pas concertés pour dire : aujourd’hui on lance la Nouvelle vague. Je nous trouve très isolés dans le milieu théâtral, en même temps on parle beaucoup de « notre génération ». On ne saisira l’événement qu’après !



La pièce dure 2 h 40. C’est justifié ?
On n’a pas décidé de faire une pièce longue et chiante, c’est juste le développement du jeu des acteurs qui appelle cette durée. En même temps il y a un entracte, vous verrez, ça ne semble pas si long !



Recueilli par Daniel Morvan.
Lundi 7, mardi 8 et mercredi 9 mars 2016 à 20 h 30 au Lieu Unique. Durée : 2 h 40.

20 questions impertinentes sur la musique

photo marc ollivier


Un violoncelle, c’est un gros violon ?
Oui, ces deux instruments sont de la même famille des cordes. En gros, ça grince et ça va du plus aigu au plus grave. En dessous, il y a la contrebasse.

Pourquoi ne peut-on pas applaudir entre les mouvements ?
Le mélomane bien élevé n’applaudit qu’à la fin, et pas entre ou pendant les mouvements. Encore faut-il les repérer. Mais en Italie, c’est chic d’applaudir le soliste après un air réussi.

Un chef-d’œuvre, c’est quoi ?
Ce n’est pas forcément marqué dessus, mais un chef-d’œuvre est ce qui traverse le temps et dépasse son époque. Un chef-d’œuvre rompt avec le passé. Debussy invente un nouveau langage.

Musicien pas connu = pas bon ?
Erreur. Si c’était vrai, Patrick Sébastien (auteur des Sardines) serait plus fort que Schubert (et sa pauvre Truite).

Tous les compositeurs sont-ils morts ?
Non, ils sont nombreux à continuer de composer. Tout ne s’est pas arrêté après Beethoven et Verdi. Boulez fut, avant sa mort, un contemporain.

Sans la pub, ils n’auraient rien fait ?
On entend dire que Mozart a copié la musique de la pub des yaourts La Laitière. Rétablissons la vérité : La Flûte enchantée, œuvre de Mozart, existait avant. Et celui qui a fait la pub Opium n’est pas davantage l’auteur du Requiem de Mozart.

Le rythme, c’est quoi ?
Un phénomène qui se répète. Mais le principe du rythme est qu’il est irrégulier, comme les vagues. Contrairement à la pulsation, qui elle est régulière.

Baroque, c’est du classique ?
Le classique n’est qu’une des époques de l’histoire de la musique. Les voici : Moyen Âge (époque du musicien Guillaume de Machaut). Renaissance (Clément Janequin). Baroque (Vivaldi, Bach). Classique (Mozart, Haydn). Romantique (Beethoven, Verdi, Bizet). Moderne (Debussy, Ravel). Contemporain (Boulez, Dusapin).

Les musiciens sont-ils payés ?
Oui, c’est un métier, avec convention collective et grille des salaires. On peut d’ailleurs en vivre, même si on n'est pas connu.

C'est bien connu: les musiciens n'ont pas de vie privée ?
C’est sans doute un métier prenant, mais cela n’empêche pas les jeunes violonistes, hautboïstes et harpistes d'avoir une vraie vie, de tomber amoureux, de faire du shopping et d’avoir une vie de famille.

La musique, c’est de la chanson ?
Toute musique n’est pas chanson : pour faire une chanson, il faut un texte.

Le style, c’est le genre ?
Justement non. Le style est lié à une époque, le genre, lui, voyage dans le temps. Vivaldi est un musicien de style baroque, qui écrit dans le genre concerto.

Toutes les femmes sont-elles soprano ?
Non, et tous les ténors ne sont pas des castrats.

Boulez, vous écoutez ça chez vous ?
La musique n’est pas uniquement d’agrément. Le « Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima », de Penderecki, ça ne se fredonne pas : c’est une musique pour ne pas oublier le cataclysme de l’arme atomique.

Delpech, aussi fort que Boulez ?
L’un et l’autre sont bons dans leur domaine. Comparaison : Boulez, c’est le roi du fleuret, Delpech, l’as de la pétanque.

Chœur et chorale, quelle différence ?
Le chœur désigne un ensemble de choristes professionnels (chœur d’opéra) ou de haut niveau. La chorale, elle, désigne simplement une formation d’amateurs réunis autour de l’amour du chant.

Music ou musique ?
Tendance forte : angliciser musique en music. Mais en français, l’art d’assembler les sons s’écrit toujours musique.

Symphonie, concerto, c’est pareil ?
Concerto vient de « concertare », qui veut dire « converser ». Désigne donc le dialogue entre un soliste et un orchestre. Symphonie est une œuvre orchestrale complexe, constituée de plusieurs mouvements sur des tempos différents. Mais rien n’est simple, Mahler utilise des voix solistes.

Un opéra, c’est quoi ?
Une pièce de théâtre pour voix non amplifiées.

Pourquoi font-ils de drôles de têtes ?
On rit parfois des mimiques des chanteurs lyriques, leur côté « cul-de-poule ». La prouesse technique passe avant le look : au moment du penalty, le buteur ne pense pas trop à sa trombine. Mais ça se perd: à l’opéra, ils sont mignons tout le temps, même dans les passages difficiles.

Racine, le supermarché du chagrin d’amour



Entretien avec Nathalie Azoulai, récompensée par le prix Médicis 2015 pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L). Invitée du festival Atlantide Nantes.

Vous dites dans votre roman que Racine est le supermarché du chagrin d’amour : c’est ainsi que vous le pratiquez vous-même, ou c’est juste votre personnage ?
C’est mon personnage. Mais au-delà, je pense que chaque lecteur français de Racine peut trouver dans ses tirades de quoi exprimer sa douleur, sa jalousie, son sentiment d’abandon, son désespoir, sa rage. Tout y est, avec l’aplomb que donne l’alexandrin, la dimension autoritaire d’un chagrin qui fait force de loi universelle.

Quel bénéfice tirez-vous de ce commerce particulier avec Racine ?
Une grande joie à lire cette langue classique, à la fois si lointaine et si capable de nous émouvoir encore. Beaucoup d’émotion aussi face à une œuvre qui n’enjolive rien, ne calme pas la violence des hommes, ne tait pas leurs ambiguïtés, au contraire.

L’avez-vous remercié pour le Médicis ?
Oui, bien sûr. En retour, il devrait aussi me remercier car les libraires ont vendu plus de Bérénice ces derniers temps et j’en suis très heureuse. D’ailleurs, la plupart des lecteurs me disent qu’ils se sont remis à lire Racine et en sont ravis.

Titus n’aimait pas Bérénice : La raison d’État (Rome) n’était qu’un prétexte pour plaquer Bérénice ? Nos profs nous ont pourtant affirmé qu’ils se quittent « malgré lui, malgré elle » ?
Je crois que Bérénice a servi à Titus à atteindre le pouvoir impérial, qu’il s’est certainement beaucoup attaché à elle mais qu’elle ne lui permet pas de s’accomplir comme homme glorieux. Or c’est là que va sa préférence. Quant à ce qu’on nous a enseigné, ne jetons la pierre à personne : on préfère tous penser qu’ils se sont aimés et que l’amour est plus fort que tout, que Titus et Bérénice, c’est comme Roméo et Juliette. Mais c’est Titus qui a la main et qui éloigne Bérénice de Rome.

Bérénice qui aime Titus qui aime Bérénice : la seule chose qui n’arrivera jamais ?
En tout cas pas chez Racine et quand ça arrive, il y a un empêchement qui vient de l’extérieur. Regardez Britannicus et Junie, ils auraient pu s’aimer s’il n’y avait pas eu Néron mais il y a Néron. Soit la contrainte est interne soit elle est externe mais elle est toujours là. Comme dans la vie, je crois. L’absolue réciprocité arrive mais a du mal à résister à l’environnement, aux désirs concurrents, à la durée, etc. C’est un miracle et Racine préfère mettre en scène les infinis décalages du désir : nous sommes des êtres pris dans des temporalités singulières et des déphasages constants, c’est notre lot ! Il y a cependant des visions du monde plus optimistes que celle des jansénistes, j’en conviens. Mais je suis plutôt assez d’accord avec leur pessimisme. Ça n’empêche ni d’aimer ni d’écrire sur l’amour, au contraire.

Vos vers préférés de Racine ?
« Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? »
Des vers sublimes de Phèdre : Pas l’once d’une pompe et toute la rage de la jalousie.


Recueilli par Daniel Morvan.
Jeudi 10 mars 2016, à 18 h : Nathalie Azoulai invitée de la librairie Durance.
Vendredi 11 à 15 h 30 au Lieu unique : Nathalie Azoulai participe à la conversation sur le thème « Seuls au monde », avec Sigolène Vinson et Nicolas Dickner.

samedi 5 mars 2016

Don Giovanni sous cocaïne à Nantes





La tradition ne nous avait pas préparé à un Mozart junkie, ni à un Don Giovanni sex addict, sniffant de la coke et se shootant à l'héro: c'est pourtant ce personnage que Patrice Caurier et Moshe Leiser parviennent à imposer dans leur version trash mais chic de cet opéra (leur 130e création, en mars 2016 à l'opéra de Nantes). Faire jouer Mozart en costumes d'époque, c'est faire du Watteau et du Fragonard: on ne s'y risque plus.
Prenant le contrepied, la mise en scène tentée à Nantes offre au remarquable baryton américain John Chest un rôle à la Brad Pitt des quartiers, qui surligne sans lourdeur les principaux traits du personnage: absence de surmoi, séduction et toute puissance d'un petit chef de bande, le plaisir comme seul moteur, Eros et Thanatos sur la même ligne de départ. Don Juan, c'est le désir-roi transposé par cette mise en scène dans l'univers glacial de notre société libérale. L'apostrophe métaphysique associée à Don Juan? Désolé, la maison ne fait plus cet article.
Mais ce collectionneur de femmes est parfaitement crédible dans des décors de hall d'immeuble, garage souterrain, se promenant en caddy de supérette et mangeant des sandwiches avec son valet de pied. Même si ce dépouillement déteint sur la musique de Mozart, en tirant l'opéra vers la traque urbaine, vers une sorte de nihilisme lyrique. Ce n'est certes pas la première fois qu'on habille l'opéra en jogging à capuche. Ce choix permet de rendre contemporain ce personnage caméléon, en montrant le pathétique de sa solitude et la course suicidaire où il est engagé. Performance partagée avec le sympathique baryton suisse Ruben Drole, abonné aux rôles de valet (il était déjà un parfait Papageno dans La Flûte enchantée) et tenant la scène dans un combat inégal avec son mauvais maître dont il est, sans ambiguïté, amoureux.

On n'éventera pas les jolies trouvailles qui projettent Don Giovanni ("grand seigneur, méchant homme", chez Molière) dans notre univers surconnecté, mais voir apparaître le séducteur mythique dans un monde de Smartphones, de lecteurs CD et de digicodes est l'un des plaisirs de cette production. L'œuvre commence (comme dans un thriller) par un viol suivi d'un meurtre. Une tache de sang au mur rappelle que les "mille e tre" conquêtes de Don Juan sont jalonnées de malheur. Un malheur sur fond de béton et de grisaille urbaine (décors de Christian Fenouillat). Presque trop ressemblantes entre elles, Gabrielle Philiponet (Donna Anna) et Rinat Shaham (Elvira) emportent pourtant la conviction sur les hits universels que sont La ci darem la mano ou la lamentation de l'épouse trahie, Ah, taci ingiusto core: Rinat Shaham seule devant le rideau offre un moment sublime. Plus en retrait, Zerlina est séduite lors de son mariage, qui sait user de séduction (Batti, batti O bel Mazetto) et Elodie Kimmel se montre délicieuse dans l'air de l'apothicaire (Vedrai carino).


copyright photo Jef Rabillon
Pour cette première création mozartienne du tandem Leiser-Caurier, avec Mark Shanahan à la baguette, l'invention est donc au rendez-vous: l'audace frappe juste car elle est tenue de part en part sans fléchir, et la sincérité de jeunes et beaux interprètes jette une lumière crue sur une œuvre où les merveilles musicales ruissellent comme autant de diamants sur une robe de deuil. Le spectateur partage les sentiments de Leporello, qui ne sait s'il échappera à cette tempête, alors que s'approche la mort de Don Giovanni, une mort de petit dealer coursé par la milice populaire. Se conjuguent le shoot final et la vision d'un Commandeur que certains auront pu juger petit bras, mais il ne faut plus compter sur les Commandeurs à la Moïse. Quoi qu'il en soit, cette lecture "sexe, drogues et baroque" possède un double mérite: elle est cohérente et lisible dans ses décors et costumes sans une once de surcharge. Les quelques huées du dernier carré des wagnériens nantais (visant les décors et la mise en scène) contresignent la réussite de cette production qui semble toucher une partie du public nantais, et déconcerter l'autre, sans dissiper le mystère: qui est vraiment Don Giovanni?
Daniel Morvan



Patrice Caurier et Moshe Leiser à la première de leur Don Giovanni
Copyright Daniel Morvan



vendredi 4 mars 2016

Alphabet cyrillique, le voyage de Jean-Claude Pinson en Soviétorussie

"Se perdre, s'oublier. Fatigués de tourner en rond entre Nantes et Tharon. De caboter entre soi et soi-même en pays sot breton/ se perdre, s'enfoncer en Sibérie. L'intérieure, celle qu'on porte en soi. Pays mongol et monotone où l'on broie jour et nuit du noir. Et la vraie, l'extérieure, la glaciale et très loin de Montmartre, où l'on peut encore respirer de grands bols d'air soviétique. Celle qu'on a vue avec les yeux du corps: à Novossibirsk, à Irkoutsk. Et même Oulan-Oudé, qui est en Bouriatie, au bord de la Mongolie Extérieure."

Cet abécédaire d’allure enfantine nous mène de Α (comme Alissa, petite-fille du narrateur) à Я (ia comme Yanka) en passant par Ж (jé comme Jénia) et Ю (iou comme Ioulia). Un livre dont ne fait pas aisément le tour, comme son objet,  la "Soviétorussie" (selon le mot de Marina Tsvétaïeva), ou encore "Cyrillie", à la fois pays réel et univers imaginaire de lettres. Une sorte de méthode Assimil à la manière de Jean-Claude Pinson: comment apprendre "à converser en russe sans peine au coin du feu en 70 leçons".

Jean-Claude Pinson confie avoir décidé d'écrire cet alphabet le jour où il donnait ses derniers cours de philosophie à la faculté de Nantes, devenant ainsi "maître de conférences honoraire", le 24 mai 2008, le jour de la fête de l'écriture. Un livre né de l'amour du russe, de l'alphabet, de la couleur rouge ("la couleur des couleurs"), du tac-tac ferroviaire à 5 ou 7 temps des trains lancés à travers la steppe, quand fume au bout du compartiment l'imposant samovar, surveillé par une gardienne à casquette, la maîtresse du thé. Comme un souvenir de Michel Strogoff... Ce livre est à la fois syllabaire, récit de voyage, micro-fictions, poème en prose citant des poèmes en vers, autobiographie, méditation sur la mort, bestiaire et, à la manière de Victor Hugo, roman familial où l'auteur s'exerce à l'art d’être grand-père, en compagnie de la charmante Alissa.

Le lecteur non averti devra d'abord assimiler le dispositif très particulier du livre: plusieurs voix se croisent et se répondent, comme sur une scène imaginaire. Jean-Claude Pinson fait entendre, outre lui-même, la voix du poète Lermontov (tué en duel à 27 ans, dans la ville d'eaux de Piatigorsk), et celles d’autres revenants qui viennent donner la réplique (un sosie du poète italien Leopardi ; un double du philosophe français Kojève, un faux B(e)audelaire…). Jean-Claude Pinson s'y entend pour brouiller les pistes, faire proliférer les métaphores, déjouer une lecture qui réduirait l'ouvrage à une linéaire autobiographie. Celle-ci est pourtant bien le fil rouge qui nous conduit, à travers cet abécédaire amoureux, au fil des pérégrinations du narrateur et de ses acolytes jusqu’à Vladivostok.

Un récit de voyage? "C’est bien plutôt une relation d’errances, tant géographiques que linguistiques", nous dit l'auteur. Nous lirons de belles pages sur l'expérience ferroviaire du temps: "Pas mieux que le train pour une première expérience de l'espace et du temps russes. Tranche de vie garantie et tranche d'histoire aussi. Car c'est encore la Russie d'autrefois, ses chemins de terre en allés au milieu des champs, ses villages et hameaux semés de guingois au bord des rivières et des bois, qu'on n'en finit pas de découvrir par-dessus les rideaux qui ornent les fenêtres du couloir où l'on en vient fumer pour tuer le temps. Tandis que soviétiques encore sont les petites villes de province dont on entrevoit au lever du jour, depuis les quais des gares où le train fait de longs arrêts, l'architecture à colonnades et l'inévitable grand-place avec statue d'un Lénine musculeux et prolétarien." On rêve presque du roman de voyage que ce livre pourrait être, et qu'il contient. Alphabet cyrillique ne peut pas se réduire à cette dimension: la matière du langage est toujours le point de départ de la méditation. Ainsi, à la lettre Ж, qui est l'initiale de jaloba, plainte: la consonne Ж "est toujours une consonne dure", évoquant "non pas les simples jérémiades perso, mais la grande plainte de l'immensité russe, où très vite se trouvent engloutis, points minuscules dans la steppe enneigée, les je qui peu à peu s'effacent".
"L'intention" de ce livre? Certainement pas un inventaire des décombres du projet soviétique, ni une psycho-géographie désabusée: Le poète ne propose pas des objets calibrés pour un lecteur contemporain, mais fonctionne davantage sur l'intuition angoissée du post-moderne, un peu à la façon d'Antoine Volodine. Sa Russie est inouïe, à la fois passée et encore à venir. C'est la rencontre des deux chaos qui fonde l'harmonie de cet ouvrage - ni simplement Russie, ni uniquement Pinson, mais collision d'un intime et d'un "extime", d'une intériorité à la fois douloureuse, par le deuil, et heureuse, par l'amour, et de cette extériorité inépuisable qu'est la Russie.

Pinson illustre son pessimisme dans le double sens du mot "mir", à la fois monde et paix. "Voyager en Russie n'aura été qu'un leurre, une illusion (certes belle). Coupés du monde on est restés. (...) Et pas davantage la paix n'est revenue dans nos cœurs. Inapaisés on est restés. Très remontés contre le cours indigne, affreux, débilitant, réfrigérant, du monde". Poète sans illusions, l'auteur cherche en l’autre Russie, la secrète, éloignée du Kremlin, un empire de signes où se dissipent les perceptions trop sûres. Il cherche à dépayser son propre réel au contact des découpages et des images proposés par le russe. Il pratique le « nécessaire abandon à l’espièglerie des mots » que recommandait Novalis, tous les jeux étant bons à prendre : ainsi liess (forêt, en russe) est-il objet de liesse : « grande joie que c’est/ liesse en été/ d’y aller, en forêt, bien nommée, faire griller des chachliks, des brochettes de mouton ».

Mais à quoi bon, aujourd’hui, rêver d’une russification de la poésie? "Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche"... Œuvre de projection dans l'espace, cet Alphabet travaille un pur espace de signes. Il existe même une page où le caractère cède la place à l'élégante courbe d'une lettre qui évoque une piscine, rêve d'idéogramme slave. C’est d’ailleurs à cet endroit que la Russie de l'ex-maoïste Jean-Claude Pinson est très différente de la Chine désenchantée de Roland Barthes, découverte lors d'un voyage fameux avec Philippe Sollers. On aime au contraire observer le narrateur seul en Russie comme « dans la forêt ensorcelée des femmes», se laissant éblouir au musée de l’Ermitage par un portrait de Matisse, ou recherchant le secret alchimique des beautés russes sur la perspective Nevski : "tous les mélanges imaginables: sibéro-caucasiens, kazakho-ukrainiens, birobidjano-lettoniens"… La "mèche lente de la Russie" continue de brûler dans ces lignes, puisque la poésie est encore le meilleur moyen d'approcher les mystères russes, ceux qu'on porte aussi en soi.
Daniel Morvan

Jean-Claude Pinson: Alphabet cyrillique. Champ Vallon, 360 pages, 24€.

vendredi 26 février 2016

Julia Kristeva : préparer les combats pour la liberté


Entretien
Julia Kristeva, psychanalyste, romancière. Dernier ouvrage paru : Beauvoir présente (Fayard, 2016). Invitée aux rencontres de Sophie, ce week-end au Lieu Unique

Le public aime les rencontres philosophiques. Comment interprétez-vous cet engouement ?
Le monde où nous vivons nous oblige à défendre l’humanisme et, sur ce chemin, nous rencontrons la philosophie. Refonder l’humanisme passe par deux voies : reprendre la philosophie des Lumières, rendre ses valeurs à nouveau partageables. Et engager une exploration du sentiment religieux, non pas comme une survivance du passé (sans quoi il nous revient comme un boomerang sous forme d’intégrisme), mais en prenant au sérieux le besoin de croire.

L’intimité est-elle aussi en train de changer ?
L’intime est un lien amoureux. Le besoin de croire préreligieux en fait partie. Je l’aborderai sous deux aspects. Le psychisme humain conserve, d’une part, l’empreinte sensorielle de la dépendance à la mère, ce qu’on appelle le sentiment océanique. Mais aussi, et d’autre part, l’enfant se construit par une identification avec le père.
Lorsque ce besoin de croire est satisfait, le désir de savoir peut se développer, avec ses mouvements de révolte et de quête d’idéalité. Je prétends qu’on oublie trop souvent le lien parents - enfants et ce besoin de croire méconnu ou mal reconnu peut conduire aux attitudes destructives et aux « idéaux » du terrorisme.

Le terrorisme trouverait-il ses racines dans un affaiblissement du lien entre parents et enfants ?
Pas seulement. Mais il est vrai qu’à côté de la famille recomposée, on assiste aux retours des archaïsmes, du cocooning et des formes classiques de soumission. On accepte la polygamie et certaines féministes en viennent à justifier les agressions sexuelles de Cologne.
Il serait criminel de démissionner devant ces croyances, notamment islamistes, qui considèrent les femmes comme des proies et propagent la soumission à une orthodoxie de masse.

Vous en appelez précisément, dans un ouvrage récent, à relire Simone de Beauvoir.
Pour cette raison, j’ai pris l’initiative de créer le prix Simone de Beauvoir et je suis choquée qu’on ne l’enseigne presque plus en France. Le prix encourage le combat féministe, notamment dans les pays émergents et le tiers-monde, où les droits des femmes sont bafoués et des millions de femmes subissent le mariage forcé.
La philosophie, qui s’étonne et interroge, prépare les hommes et des femmes aux combats pour la liberté.

Y compris le combat de Thérèse d’Avila, à qui vous avez consacré un livre, Thérèse, mon amour ?
Dans la crise actuelle des valeurs, s’il y en a une à sauver, c’est l’amour de la vie. Contre le déferlement de la pulsion de mort au nom de la religion, nous devons réinterpréter la tradition religieuse, jusque dans la vie amoureuse : l’expérience religieuse de Thérèse, sainte baroque et charnelle, nous est précieuse. Face au dogme, elle ne conçoit pas l’amour comme stationnaire et invite ses lecteurs à faire « échec et mat à Dieu ».

Dieu est pour elle un partenaire jouable ?
Parce qu’aimable. Je faisais d’ailleurs partie des quatre philosophes invités par Benoit XVI pour représenter les non-croyants lors de la rencontre interreligieuse d’Assise, en 2011. Et le pape a affirmé que « personne n’est propriétaire de la vérité ».

Vous étiez proche d’Umberto Eco, mort le 19 février 2016?
Oui, il travaillait dans ce même esprit. Il était fasciné par les coulisses du sacré, où le romancier faisait évoluer ses personnages hérétiques. Cet érudit était un boulimique de culture, qui ne s’accomplit, pour le meilleur, que dans le rire !

Recueilli par Daniel MORVAN.


Photo Maurice Rougemont

jeudi 25 février 2016

Tuer tous les animaux de la planète? Aucun problème!

Entretien avec Vincent Message





Un monde sans animaux, confronté à l’extinction massive des espèces, sera-t-il aussi un monde qui aura aussi perdu le sens de l’humain ?

Ce qui m'intéresse est d'abord de brouiller les frontières, de montrer que ce qu'on entend par humain n'a rien d'évident. C'est la raison pour laquelle je me glisse dans la tête d'un narrateur d'une autre espèce, mais qui ressemble par beaucoup d'aspects à la nôtre ; et, parallèlement, que j'imagine un monde où nous sommes les nouveaux animaux. Quand on parle du sens de l'humain, on pense généralement à une certaine douceur, à un comportement réfléchi, respectueux ; mais on sait pourtant que les hommes sont capables des pires horreurs. Sur notre planète, ils sont devenus de super-prédateurs, tuant les animaux sauvages à un rythme très rapide et détruisant leurs écosystèmes. La sixième extinction massive des espèces représente une très grande menace pour la biodiversité ; et elle comporte aussi le risque que la planète devienne très rapidement inhabitable pour les hommes également.



Devant la capacité de l’homme à fabriquer un monde invivable, et à compter sur des solutions indolores, sans conséquences sur son mode de consommation, que peut la littérature ?
Elle ne peut certainement pas grand-chose. Simplement, nous sommes dans une situation où il ne faut pas se plaindre des limites de nos forces, mais où chacun doit agir depuis sa sphère d'activités, avec les moyens dont il dispose, pour faire sa part. Dans le roman, le narrateur Malo Claeys change de point de vue sur la domination, se rend compte qu’il ne peut plus se soucier seulement d’acquérir du pouvoir ou de rechercher des plaisirs, mais qu’il lui faut s’interroger sur les destructions concrètes et irréversibles que les rapports de force en vigueur engendrent. Et si certains lecteurs y trouvent à la fois la joie d'une fiction combative et de quoi nourrir leur réflexion sur la réforme de nos conduites qui apparaît aujourd'hui nécessaire, alors le roman aura joué son rôle.
Recueilli par Daniel Morvan


lundi 22 février 2016

Pierre Bergounioux, écrire la vie

Sa mère est morte la veille des attentats de novembre 2015. Pour l'écrivain, les deux deuils, personnel et collectif, se mêlent.
©Pierre Bergounioux

« Je lis Spinoza après avoir mis deux lessives à sécher […]. Les années, à mon âge, ne durent plus. Je m’étonne, chaque matin, au réveil, de vivre toujours. Cela fait si longtemps. » Étonnant Pierre Bergounioux (né en 1949), qui publie le quatrième volume de ses Carnets de notes chez Verdier. C’est un vrai journal de bord, où se côtoient les chiffres de tension artérielle, l’effroi et le vertige, le chant des grives, les visites à la mère, Mam, dans sa maison de retraite. Ainsi sur plus de 1 200 pages, le tout formant une entreprise sans équivalent actuel, un journal à la Léautaud, auteur fétiche d’Antoine Doinel chez Truffaut.
Oui, il existe quelque chose d’intemporel dans cette course éperdue contre la montre, et la référence à Truffaut n’est pas si absurde dès lors que le style nait des tumultes de la passion, de la fièvre d’embrasser le vivant, jusqu’au plus petit événement de la vie : ici consignées, cinq années de la vie d’un homme ordinaire, qui ne prétend pas en extraire la part la plus noble, mais au contraire en saisir la part la plus friable, la plus fugace. Nul jugement, simplement le journal d’un Matinal qui se lève tôt pour avoir une chance de saisir l'éphémère et l'or du temps. Jusqu’à la date de la mort de Mam, qui s’éteint le 12 novembre, la veille des attentats de Paris : « Le paysage s’embue», en ce noir novembre 2015 qui emporte la mère et endeuille Paris. Le carnet de notes continue, comme une barque frêle mais obstinée lancée dans l’océan du Temps.
Daniel Morvan.
« Carnet de notes 2011-2015 », de Pierre Bergounioux, Verdier, 1 204 pages, 38 €.

vendredi 22 janvier 2016

Sika Fakambi: Traduire, dit-elle (Tail of the blue bird)


Sika Fakambi, traductrice littéraire, lauréate des prix Baudelaire et Laure Bataillon 2014 pour sa traduction de Notre quelque part du ghanéen Nii Ayikwei Parkes.
Entretien
 
Le métier de traducteur est rarement mis en lumière. Deux prix prestigieux pour votre deuxième traduction de roman, cela change votre vie ?
 
C’est toujours un peu irréel, sans doute, même si cela me ravit et m’honore. Et cela augmente un peu la pression, peut-être. Par exemple, je crois bien que je suis maintenant censée accélérer le rythme dans mon travail : jusqu’ici, puisque j’ai toujours choisi de concentrer mon activité de traduction sur des projets qui me tenaient à cœur, et qu’à chaque fois il s’agissait d’auteurs inconnus en France… d’une certaine manière « personne ne m’attendait »… et de ce fait je pouvais passer des mois, voire des années, sur un texte, sans être jamais sûre qu’il serait un jour accepté par un éditeur. Comme pour le roman de Nii Ayikwei Parkes, dont j’avais envoyé le premier chapitre traduit à différentes maisons dès 2008, sans que rien ne se passe… jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Zulma en 2012. 
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Comment avez-vous découvert ce livre?
Depuis le début, je traduis de la poésie, et c’est en faisant des recherches autour du poète de la Barbade Kamau Brathwaite que j’ai « rencontré » Nii Ayikwei Parkes. Il venait d’éditer une anthologie où figurait un poème de Brathwaite, à la mémoire de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, auteur d’un très beau roman intitulé Sozaboy. J’ai tendu l’oreille, j’ai tiré le fil, j’ai voulu savoir de qui Nii Ayikwei Parkes était le nom, en quelque sorte, et j’ai découvert là un jeune écrivain ghanéen, poète primé, déclamant certains de ses poèmes dans la veine du spoken word, et qui achevait l’écriture de ce premier roman, Tail of the Blue Bird. Je lui ai écrit, il m’a envoyé le premier chapitre de son roman, que j’ai tout de suite eu envie de traduire. Autour de ce projet, sans savoir s’il allait ou non aboutir à une publication en français, nous avons correspondu pendant quelques années, avant de nous rencontrer finalement en 2012 au salon du livre de Paris, sur le stand de Zulma, à qui j’avais envoyé le texte quelques mois auparavant et qui avait décidé de le publier. Il est vrai que j’ai un sentiment de connivence avec les écritures du Nigeria et du Ghana, pays proches du Bénin où j’ai grandi, mais mes premières explorations littéraires m’ont plutôt portée très loin des deux univers qui sont les miens au départ, l’Afrique de l’Ouest et l’Europe : et le premier auteur que j’ai voulu traduire a été l’Australienne Gail Jones. Puis j’ai entamé un cursus d’études canadiennes, et peu à peu cette exploration intuitive des « marges » de la littérature anglophone (par opposition aux « centres » que seraient la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, largement prépondérants, me semble-t-il, dans les départements d’études anglophones des universités françaises que j’ai fréquentées), m’a ramenée vers l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement vers les auteurs émergents de l’aire anglophone. 
 
Votre « quelque part » linguistique, quel est-il ? Quel est le déclic qui vous décide à traduire un livre ? Quelles ont été les difficultés de cette traduction ?
 
Il y a d’abord la jubilation et la fascination devant le texte. La principale difficulté était probablement de rendre en français les différentes langues qui imprègnent le roman : entre autres, le pidgin des policiers d’Accra, qui pour aller vite pourrait être décrit comme un anglais créolisé ; la langue imaginaire et imagée du chasseur Yao Poku ; les paroles de sagesse ancestrale portées par les proverbes… Et chacune des langues qui tissent ce récit raconte un monde, une vision du monde. En même temps, je dois dire que cette question des difficultés du texte me met toujours un peu dans l’embarras : d’abord parce que je me rends compte que j’ai du mal à « parler » de ma traduction, à expliquer, par des mots qui ne seraient pas ceux du texte, comment j’ai traduit ceci ou cela, car le geste de traduire est pour moi quelque chose d’assez « organique », difficile à verbaliser. En rendre compte serait, idéalement, de lire le texte traduit en duo avec l’auteur lisant l’original ! Il y a aussi que cette question des difficultés, pour le roman de Nii Parkes, me fait prendre conscience du fait qu’avant tout cette traduction a été un immense plaisir, comme si j’attendais depuis longtemps un texte comme celui-ci, qui me ferait replonger dans cette réjouissante mixture de langues qui a été, qui est pour toujours « mon quelque part » linguistique. 
 
Comment y êtes-vous parvenue ?
 
En faisant confiance à mon oreille d’« enfant du Bénin debout », peut-être… Je plaisante, et c’est curieux que cette expression me vienne comme ça : ce sont les premiers mots de l’hymne béninois, qu’au temps de Kérékou, qui a dirigé le pays pendant 17 ans de « marxisme léninisme », il nous fallait chanter, au garde-à-vous, tous les jours en chœur, toutes les classes de l’école primaire de Ouidah rassemblées devant le drapeau planté au milieu de la cour… Souvenir très ambigu, à la fois oppressant et exaltant, mais à la réflexion ça fait sens, ce surgissement, comme un lapsus, d’une des réminiscences les plus lointaines et pourtant saillantes de mon enfance, parce que cette époque, c’est aussi celle où j’ai pris conscience que je pouvais parler différentes langues et différents français — selon que je m’adressais en français à mon frère, ma sœur ou mes parents (un couple mixte), en mina à ma grand-mère paternelle (qui vivait avec nous), en français de France à mes cousins parisiens lorsqu’ils venaient nous rendre visite ou que nous allions les voir, en fon ou en « français fongbétisé » à mes cousins et copains de Ouidah et Cotonou, en fon aux vendeuses de rue ou aux ouvriers de l’atelier de menuiserie que nous avions au fond du jardin, en fon très simplifié aux bouviers peuhls menant leur vaches dans les champs derrière la maison... Traduire, pour moi, disons que tout s’est sans doute décidé là-bas, dans ce Golfe du Bénin où j’ai grandi, cette enfance entre les langues et les cultures, dont j’ai aimé précisément ça : « être entre ». Pour traduire Notre quelque part, c’est sûrement de cela aussi que je me suis servi. 
 
La façon dont vous traduisez le titre original, Tail of the Blue Bird, en est un exemple ?
Le choix du titre définitif se fait toujours en concertation avec l’éditeur. Le titre original du roman, Tail of the Blue Bird, n’est d’ailleurs pas celui qu’avait choisi l’auteur avant d’envoyer le livre à son éditeur anglais. Il l’avait d’abord intitulé Afterbirth, un mot qui en anglais signifie « placenta »… Toute l’intrigue du roman démarre après la découverte, au milieu d’une case dans un village reculé du Ghana, de restes organiques manifestement humains que les premiers policiers dépêchés sur la scène du « crime » prennent tout d’abord pour de la matière placentaire.
Quand l’éditrice cherchait un titre pour le livre traduit, Nii Parkes et moi avons à sa demande proposé quelques fragments du texte à partir desquels travailler. Cette expression de Yao Poku, « nous étions à notre quelque part », est la traduction littérale d’une expression courante en twi, une parole d’accueil évoquant, de manière plutôt métaphysique, un état de bien-être et de tranquillité. Une journaliste, Salomé Kiner, y a d’ailleurs reconnu le lentus in umbra (« nonchalant sous l’ombrage ») de Virgile, dans les Bucoliques, et j’ai pensé que c’était une belle lecture de ce fragment, qui est un leitmotiv du récit de Yao Poku. En tout cas, l’expression nous a paru intéressante aussi parce qu’elle fait quelque chose à la langue — en français comme en anglais. De cette expression, nous avons extrait « notre quelque part », avec le sentiment que ce titre donnerait au livre en français toute son ampleur — à la fois linguistique, politique, et aussi poétique, car il est en soi très évocateur. « Notre quelque part », cela pourrait être bien des choses pour le lecteur. Ce pourrait être par exemple  la langue au sens plein — celle qui fait de nous des êtres humains. Et maintenant que j’y songe, cela pourrait aussi évoquer un univers placentaire... 
 
Avez-vous rencontré en France l’équivalent de cette diversité linguistique ? Que pensez-vous de ce que la France fait de ses langues ? De sa langue ?
Il m’est arrivé d’entendre parfois des gens, qui par ailleurs se disent grands lecteurs, y compris de littérature étrangère, tenir des propos particulièrement pédants sur les parlers régionaux de France ou de la francophonie, des gens qui, notamment, ont travaillé à gommer leur propre accent régional, et surtout qui affirment ne plus supporter d’entendre, lorsqu’ils reviennent visiter leur région natale, tel accent trop prononcé ou tel parler dialectal… C’est une chose que je n’arrive pas à comprendre, cette forme d’aveuglement, de surdité, devant l’immensité des possibles de la langue française, hors des rigidités académiques. Adolescente, je m’émerveillais d’entendre dans la cour de mon collège-lycée, à Cotonou, toutes les formes que pouvait prendre le français dans nos bouches d’élèves venus d’un peu partout : métis aux origines diverses, jeunes « expats » français ou venus d’autres pays d’Europe, du Québec parfois, ou encore jeunes Béninois, Libanais, Syriens, Indiens… Je me souviens d’ailleurs que je m’amusais à écrire de petits textes dialogués pour essayer de capturer ces parlers « caméléons » que j’entendais autour de moi, dans la rue ou la cour de l’école, où le français populaire d’Abidjan était en vogue, mélangé au verlan qui nous arrivait des banlieues françaises, et aux expressions directement calquées sur le fon de Cotonou... 
 
Le paysage de l’édition française ne laisse pas une grande place aux écritures « multiculturelles »… pensez-vous que vous puissiez contribuer à le faire évoluer ?
J’espère que cela est en train de bouger, justement, grâce à des maisons comme Zulma, entre autres, et parce que je veux croire que l’idée que l’on se fait de la littérature traduite est en train de changer, en même temps que changent les pratiques des traducteurs et celles des lecteurs de textes traduits — peut-être de plus en plus attentifs au fait même qu’ils lisent un texte « étranger », même s’il est écrit en français ? Et j’ai l’impression, oui, que c’est aussi cela, la tâche du traducteur. S’il n’y avait pas eu la réflexion de traducteurs-penseurs tels que Antoine Berman ou Henri Meschonnic, et aussi André Markowicz, ou Laure Bataillon, dont l’essai Traduire, écrire, un petit livre d’entretiens, textes critiques et correspondances, m’a également marquée, j’aurais évidemment eu une tout autre vision de ce métier, de sa pratique, et peut-être que j’aurais écouté moins longtemps que je ne l’ai fait cette petite voix intérieure qui, au fil des années, me disait : continue de traduire. Ces traducteurs ont montré, par leur pratique et leur réflexion, que traduire, cela peut aussi être augmenter le français, « étranger le français ». Faire entendre un français plus vaste qu’on ne nous le fait croire ou qu’on ne veut bien l’admettre : un français qui peut contenir des multitudes.
A quel moment savez-vous que vous avez réussi à traduire un texte ?
Quand je lis le poème ou le paragraphe de prose traduit en français, et qu’il me semble retrouver le souffle, la voix de l’auteur, celle que j’ai perçue au moment de ma lecture de l’original.
Existe-t-il des textes intraduisibles ?
Devant pareille question je me sens toute petite. Je préfère donc m’en remettre à cette possible réponse faite par le poète Adonis qui, invité aux Assises de la traduction littéraire à Arles, en 2003, disait : « La métaphore agit dans le poème comme le feraient des fleuves souterrains. Elle déborde la limite des mots. Par elle, le langage s’ouvre à l’infini. Et si nous ajoutons que les mots dans chaque langue passent par différents âges liés à la culture, à la politique, à l’histoire, aux mythes, nous comprenons l’impossibilité de la fidélité et de l’exactitude en traduction. Les mots dans le poème sont comme des ponts : on ne les traduit pas seulement en tant que tels, mais pour l’espace qu’ils parcourent. A quoi sert de traduire le nuage, si on ne traduit pas l’eau qu’il porte en lui ? De même, on ne traduit pas la tige de la rose, ni ses feuilles : on traduit son parfum. »
« L’inspiration » ou « la grâce » existent-elles lorsque l’on traduit, à quoi les reconnaissez-vous ?
Difficile de me reconnaître dans cette terminologie mais, lorsque je traduis, il peut arriver que je me sente « traversée » par le texte qui s’écrit : je dirais presque comme par une fièvre. Surtout en poésie. C’est ce qui a pu se passer, par exemple, pour ma traduction du poème Georgia d’Andrew Zawacki, ou pour Negus de Kamau Brathwaite, et même pour certains passages du récit de Yao Poku, dans Notre quelque part. Je n’appelle pas cela « inspiration » ou « grâce », d’ailleurs je n’ai pas vraiment de mot pour décrire ce qui me traverse dans ces moments, mais j’en sors comme on sort d’une lecture bouleversante, et souvent le texte qui résulte d’un « premier jet » écrit dans cette sorte d’euphorie ne bouge pas tant que cela ensuite. 
 
Recueilli par Daniel Morvan