mercredi 6 décembre 2017

Mémoire sur la librairie (mélanges pour célébrer La vie devant soi)

errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet...


 LIBRAIRIE (li-brê-rie), sf. 1° Autrefois, bibliothèque. Lieu où conserver et lire les livres. "Ceulx dont la suffisance loge en leurs somptueuses librairies", Mont. I, 144. 2° Aujourd'hui, magasin d'un libraire. "Rien n'est plus sculptural, de plus grec, qu'une jeune fille qui lit debout dans une librairie", Rod., carnets. "De toutes les librairies de France, La vie devant soi est la plus émouvante", XXIe s. E.: Du lat. libraria, qui vient de liber, livre.


1. Le tourniquet Bardot. La campagne dans le siège vélo derrière ma mère, puis la librairie du bourg de Plougasnou. Les couvertures dessinées voisinent avec les boîtes de tapioca, de nouilles, de café, de moulins à café, de batteurs Moulinex: une librairie comme au temps du muet, cabane de foire, promesse de vies multiples, temple d'images et de voix. A l'entrée, le tourniquet du présentoir de la collection Rouge et Or voisine avec un présentoir à cartes postales, pouvant aussi être tiré à l'abri de la pluie. On aperçoit une tour à livres semblable sur le perron de la librairie de Brigitte Bardot (dans Et Dieu créa la femme).
Le tourniquet à livres de Saint-Tropez

Tourniquet et robe Bardot sont pour l'enfant des images de rotations idéales, et l'invitent à faire bouger le totem: lire et faire danser sont deux facettes semblables d'un goût unique pour les phrases et les silhouettes bien tournées. Une mère vous a posé dans un panier à l'arrière d'un vélo, et vous vous envolez vers ce carrousel en robe vichy qu'on appelle le Livre.

Jean-Louis Duquesnoy, librairie du Môle à Saint-Malo @Ouest-France


2. La folie libraire. Aucune librairie n'exposa avec autant de pureté sa nature claustrale, érémétique, que la librairie du Môle, à Saint-Malo. C'est l'un de ces lieux en forme de terrier, de loge au fond de laquelle se tient une sybille, un grillon, un libraire. Celui-là semble un contemporain breton de Malesherbes (auteur d'un Mémoire sur la librairie) et Chateaubriand. Il a des problèmes avec sa voiture, ses yeux myopes sont bleus et son visage est complètement Artaud. Monsieur Duquesnoy aligne des colonnes de chiffres, écrits à la main, le visage collé sur l'écran d'un ordinateur antique. Souvent, la conversation dévie sur une histoire de carburateur, de voiture vétuste, selon la police qui se divertit à l'arrêter. Mon libraire malouin a des conversations d'écrivain: il aime à dévier sur autre chose que les livres, on pourrait le brancher football. On reconnaît sa belle âme à ce que rien ne le rend plus fier que ce qu'il a lu. De même, certains lecteurs se reconnaissent entre eux par leur goût des blancs. Ne parler de rien en se dissimulant derrière un éventail de signes, noyer son goût du silence dans des mots. Mais plutôt devrais-je évoquer, à propos de ces librairies coraliennes où l'on évolue comme dans une grotte sous-marine, un temple qui secrète autour de lui une jungle de lianes et de racines. Et au centre de tout cela, l'absolu du livre, sa folie.

La lectrice @ dm


3. La lectrice de librairie. Elle surpasse toute autre beauté par la grâce de sa nuque ployée et ce regard qui n'est pour personne. L'équilibre spontané rejoint les idéaux de la sculpture, par mimétisme avec la beauté des choses lues. Le livre remédie au souci de soi, et ne conserve de nos singularités que les beautés les plus touchantes car les moins calculées, quand elles se vérifient dans l'eau verte du texte. Plus ouvrier, plus compagnon, le garçon qui lit a des élégances de funambule. Il pourrait porter un bleu de travail, car il est le premier vérificateur du livre. Sentiment mixte d'un atelier où s'affairent mécanos et ajusteurs, et crainte sacrée à l'égard de ces objets aisément ouvrables, certes, mais dont le sens dépend profondément de ma lecture, qui ne sauraient se déployer sans moi.

Robert de Niro dans Il était une fois en Amérique

4. La librairie comme maison d'opium. Le rapprochement entre cinéma et opium proposé par Sergio Leone dans Il était une fois en Amérique est possible avec la librairie. L'oubli du temps et l'hypnose est le mode clandestin de cette toxicomanie. Participent à ce rêve vénéneux les libraires affairées. Lever les yeux d'un livre compulsé, et croiser les yeux fous d'une libraire surbookée, offre une vision panique, celle d'une crise de manque, comme celle d'une mercière en quête d'une pièce de satin bleu.

A l'aube, un mur d'acier se dressa devant l'étrave du voilier...


5. Le lecteur comme naufragé. Il m'est arrivé, alors que je dérivais au large de l'île Maurice, et bientôt de Rodrigues, au cours d'une traversée qu'une rupture de barre avait transformée en naufrage, de songer au lieu sûr et abrité où j'eusse tant désiré être. Je savais déjà nombre d'îles saintes, je connaissais des forêts de chênes sacrés et j'avais imaginé les nécropoles d'Aran, contemplé le jardin sacré du bouddhiste et le péristyle grec. Mais, au seuil d'une mort si prématurée, c'est la librairie qui devint dans ma mémoire le lieu électif du séjour terrestre. Sans librairie sur l'Océan où se mêlent des images séduisantes et trompeuses, et ne disposant que des quelques ouvrages emportés au hasard, qui se trouvaient être des romans de science-fiction en collection J'ai lu (Quatre cent milliards d'étoiles, La Faune de l'espace), je pris vite ceux-ci en grippe. Je ne rêvai que de sous-bois, de douves, de chasses primitives. J'étais Raboliot, le Grand Meaulnes. Cette librairie imaginaire, entrevue dans le délire du naufrage, était desservie par des libraires perchées sur des échelles, comme Bulle Ogier dans La Salamandre. Je l'invoquais en pensée et lui demandais un livre que je n'avais pas encore lu - par exemple Ursule Mirouet ou Le Maître et Marguerite. A l'aube, un mur d'acier se dressa devant l'étrave du voilier, flanc de cargo sur lequel il devait se briser. Je ressentis la cruauté d'une mort liquide, silencieuse, une chute misérable loin des rayonnages.
Les unes priant dans le carré, les autres choquant la bôme pour faire abattre le voilier de quelques degrés, nous évitâmes le vraquier soviétique à quelques mètres près. Jamais je ne vis d'aussi près la faucille et le marteau. Staline en personne alluma les rampes lumineuses et déversa sur nous un flot d'invectives.

Je n'ai depuis jamais ouvert un livre de science-fiction.

Je ne pénètre pas dans une librairie sans revoir cette muraille de fer. Elle continue, dans ma mémoire, de partager ma vie entre deux sortes de livres: ceux que j'aurais eu le temps de lire avant de mourir et les autres, qui étaient la vie continuante de la lecture sans moi. Etre mort, c'est errer sur la mer sans avoir lu Ursule Mirouet.

Rêve d'enfant: rencontrer un jour Enid Blyton


6. Enid Blyton et moi. Longtemps j'ai douté de l'existence d'Enid Blyton. Puis je crus qu'elle était un homme. J'ai songé qu'elle était dieu. Enfant, feuilletant ses livres, je songeais: il existe là-bas, quelque part en Angleterre, une divinité nommée Enid Blyton, mais pourtant dotée d'un corps charnel, qui prend le thé en méditant son prochain Club des Cinq. Est-ce bien vrai? Enid Blyton n'était pas la figure de l'auteur, mais le livre en ce qu'il a de plus fou.
Aux Nourritures terrestres, à Rennes, la présence de vraies photos d'écrivains laissait deviner que tout allait devenir possible: non seulement le livre allait abonder, mais on se rapprochait sensiblement d'Enid Blyton, quelle que fût son apparence, Virginia Woolf ou Michel Foucault. En naïf khâgneux de province, je pensai d'abord que les deux sœurs libraires, avec leurs faux airs de modèles de Diane Arbus, prenaient elles-mêmes les photographies au cours d'une garden party avec les romanciers.

Yvette Bertho avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier

Elles avaient d'ailleurs des noms d'actrices de la nouvelle vague, Yvette Bertho et Jeanne Denieul, et participaient de la religion du livre comme Anna Karina et Juliet Berto à celle du cinéma. Yvette avait fait son apprentissage chez Adrienne Monnier avant d'ouvrir boutique rue Hoche. Tout était donc possible, même de rencontrer un jour Enid Blyton. Mais jamais, aux Nourritures Terrestres, je ne vis sa photographie.

Adjani en personne lisait à deux tables de moi

7. Chasser l'auteur à vue. Implacables dans leur rythme, d'une stupéfiante prodigalité, les prescriptions professorales poussaient chaque semaine les pouilleux bas-bretons vers les deux Sybilles de Rennes, libraires siamoises, synchrones avec les programmes du concours qui faisaient pleuvoir les flèches et la poix brûlante sur nos têtes de crétins ruraux. L'année suivante, grâce à l'indulgence du jury de l'ENS de Saint-Cloud, nous chassions l'Auteur à vue et sans chien dans les librairies de Saint-Germain-des-Prés. Un arôme de célébrité me faisait lever le nez d'un livre: Isabelle Adjani en personne à deux tables de moi, et Mick Jagger, David Bowie, Isabelle Huppert. Un jour, quelqu'un me dit, personnellement: je vous conseille ce livre, et regardez comme on l'a en main. En effet, l'ouvrage (quelque traité de philosophie confucéenne) se distinguait par son onctuosité. Le monsieur en imperméable était, à n'en pas douter, un Auteur. Un collègue d'Enid Blyton. Nous nous connaissions de vue, j'avais assisté à ses cours. Me revint alors, suscité par tant d'opulence, le parfum de cannelle et de chou de mes librairies d'enfance. C'était Roland Barthes.

A la caisse de la Hune, en payant, je vérifiai que j'avais bien reconnu le Grand homme. "Barthes? C'est vrai qu'il y a une petite ressemblance. Mais non, c'est le bedeau de Saint-Germain, ce petit monsieur en imperméable. Il fait souvent cette farce aux jeunes nouveaux, faut dire qu'il est un peu zinzin."


Daniel Morvan

Texte paru dans le recueil collectif saluant le premier anniversaire de la libraire nantaise La vie devant soi, 76 rue du Maréchal Joffre à Nantes

samedi 4 novembre 2017

La beauté vociférante du cinéma de Macaigne



L'histoire. Pauline et Pascal ont hérité du domaine familial où ils ont grandi. Ils ont préféré courir le monde. Quinze ans plus tard, les deux cigales reviennent pour vendre leur domaine grevé de dettes. Ils retrouvent leurs amis d’enfance. Telle est la trame de "Pour le réconfort", premier film du metteur en scène Vincent Macaigne.

La petite histoire. L'acteur et metteur en scène de théâtre Vincent Macaigne est devenu l'une des figures de la "nouvelle nouvelle vague" française. Ce film âpre et rugueux est à l'origine un travail d'acteurs, un montage de vidéos tournées sans aide financière lors d'un séjour à la campagne, près d'Orléans. Par delà les contingences du tournage et les à peu près du montage, une écriture forte s'est dégagée de cette suite de variations contemporaines autour de La Cerisaie de Tchekhov, en phase avec la crise de la "France oubliée" et vouée aux maisons de retraite. Au terme d'une quarantaine d'heures de vidéo, tournées à coup de répliques écrites sur le vif et taillées au couteau, puis suggérées aux comédiens qui s'en saisissent immédiatement (à la Cassavetes), le projet a pris corps. Ce travail au long cours (quatre années et 80 heures de rushes) a dégagé sa cohérence formelle à partir du travail sur la vocifération, malgré et grâce à son côté nature. "Les comédiens sont venus habillés comme ils l'étaient, et on a décidé que ce serait ça le costume du personnage." Un film "pour rien", donc, sans espoir de gratification, de salaire ou de gloire, juste "pour le réconfort" qu'il apporte à ceux qui l'ont fait, et à ses spectateurs.

Pourquoi faut-il aller le voir? C'est d'abord un film sur la France clivée, la France de "ceux qui ne sont rien" chers à Emmanuel Macron, face à la gentry hédoniste et mondialisée. L'aisance des jeunes aristocrates Pauline et Pascal est une insulte à leurs copains qui, eux (patron de BTP ou pépiniériste), ont travaillé dur. Le rachat du domaine aux enchères, pour une bouchée de pain, constitue une revanche de classe pour ces copains minés par le ressentiment. 
Mais finalement tout le monde s'y retrouve, sauf l'amie paysagiste, une femme douce qui rêvait de voir grandir une forêt sur les terres prêtées par Pauline et Pascal. 
Le film est constitué de plans fixes et de travellings à bord d'automobiles. 
De véritables tunnels de parole, de retour du refoulé social et de rancoeur qui explose en colères hurlées sur un registre théâtral et violent. C'est la partie la plus voyante du film, où s'affirme la signature Macaigne. Le réalisme social a rarement été traité avec autant de conviction sur un tel sujet de "sociologie française". 
On retient pourtant davantage une diatribe amère et calme de la soeur (Pauline Lorillard), magnifique de cinégénie, constat glacial de nullité existentielle adressée à son frère. La référence nouvelle vague s'impose aussi par la désinvolture affichée du montage, par certains plans d'une beauté picturale abstraite (les captures de skype depuis New York au début du film, une scène de nightclub, la procession sévillane filmée à l'Iphone et importée en douce dans l'univers des fêtes johanniques d'Orléans). C'est un film low cost tourné en dehors des clous (il a fallu se battre pour en imposer la légalité au regard des conventions collectives), qui possède tout le charme des oeuvres savamment improvisées et touchées par la grâce. Il faut voir Pour le réconfort, pour sa beauté et sa modernité, malgré le pessimisme d'une fin assez cruelle.
D Morvan

Pour le réconfort, de Vincent Macaigne
avec : Emmanuel Matte, Pascal Reneric, Laure Calamy, Pauline Lorillard, Joséphine de Meaux, Laurent Papot…

Michon et Pinson: "Ecrire avec les mots d'un ouvrier du BTP"


Jean-Claude Pinson
#PierreMichon



C'était à l'occasion du prix décembre 2002, décerné à Pierre Michon pour Abbés et Corps du roi (éditions Verdier). La veille d'une rencontre au Lieu unique de Nantes, j'avais réuni les deux frères de plume, Michon et le poète Jean-Claude Pinson.


Le monde, la zone

« Quand je lis Pierre Michon, dit Pinson, je m'intéresse beaucoup moins à l'intrigue qu'à l'intensité de la langue, et cela me permet de sortir de la poésie, de son afféterie. »
Écrivains de la grandeur déchue, des idéaux brisés, du ratage magnifique, tous deux confient à l'écriture le soin de « sauver » l'humain. Pour Pinson, "il y a le poème imprimé et le poème non-imprimé, qui est la vie, pouvant se concevoir comme un poème. » Conception qui n'est pas celle de Michon, pour qui l'absolu littéraire ne peut engendrer aucune prescription de vie : «Je laisse faire ma vie comme je peux et j'en tire ce que je peux. J'admire l'exigence morale, mais je ne suis pas un être moral. Le monde, c'est la zone, mais en l'écrivant, on en fait un réel aussi beau que le réel archéologique ».
Tous deux ont connu les années 70 où, entre mort de Dieu et maoïsme, de Blanchot à Sollers, il fallait oser pour écrire en dehors des clous. « Ils ont tout bloqué, et c'est tant mieux, ironise Michon. Déjà, ça en faisait moins sur le marché, car pour survivre comme écrivain, il fallait un solide bagage. »

Pinson, lui, parle de sa découverte des Vies minuscules comme d'une bouffée d'oxygène. Il était donc encore permis d'être inspiré et de produire de l'inouï, d'ignorer les nouvelles religions littéraires pour s'en remettre à sa propre vérité, à ces « moments de grâce où tu as l'impression que le vent te pousse dans le dos, avec l'idée qu'on peut faire si bien son nid dans le langage qu'il fera son travail tout seul ».

Lyrisme pas mort. Écrire avec du souffle, et qu'on entende « battre le pouls de l'expérience », dans une langue que tout le monde puisse comprendre. Un rêve ? « Je n'en suis pas encore capable, dit Michon. J'aimerais écrire des textes où il n'y ait pas un mot à chercher dans le dictionnaire. Comme Hugo : les gens du peuple peuvent le lire et c'est de la sur-littérature. J'aimerais pouvoir écrire sur Beckett avec les mots d'un ouvrier des travaux publics. »
 
Daniel Morvan




‎jeudi‎ ‎21‎ ‎novembre‎ ‎2002
1023 mots quotidien ouest-france

dimanche 29 octobre 2017

Katia la bobo, René le prolo


Katia, fille d'ingénieur, et René, fils d'un chauffeur des charbonnages : deux habitants du bas Chantenay, où les générations se côtoient dans l'harmonie.



« Chantenay la rouge » fêtait en 2004 le centenaire de sa mairie. Sa construction fut le dernier acte d'indépendance d'une commune longtemps considérée comme mal famée. Passant outre cette mauvaise réputation, une nouvelle génération de « bobos » aime vivre à Chantenay, et cohabite harmonieusement avec sa population d'origine ouvrière.

Ici à Chantenay, on n'y va pas au brise-glace pour causer. Il y a toujours un moment où le cadre, la prof, le journaleux, la théâtreuse, sont bien contents d'avoir un voisin comme René pour bricoler un lavabo. Ici, on ne cohabite pas, on débarque avec la clef à molette et on repart avec trois invitations à l'apéro, un projet de fête de rue, un point complet sur la situation des intermittents et une initiation à la plomberie. Pour la mixité sociale, ne cherchez pas : Katia la bobo et René le prolo sont tombés dedans.

Réussir, c'était devenir ouvrier

C'est un peu tôt pour le rosé, mais on peut commencer par juste le regarder. Katia vient encore de tout chambouler chez elle. Un établi relooké a fait le tour du salon. L'établi retapé, avec sa mâchoire de serrage reconvertie en porte-bibelot : l'objet boboïque type. Ça fait sourire René, lui qui a connu cette rue Garibaldi au temps où « les soeurs Oblates, au couvent voisin, la descendaient pour amener leurs vaches paître dans le champ à côté ».
Katia écarquille les yeux : c'était il y a combien de siècles ? Moins que ça fillette, puisque René est né en 1939. Sa mère, une orpheline de Bannalec, avait été placée dans une ferme. Son père, chauffeur aux charbonnages. « Ceux qui habitaient ici étaient tous manoeuvres, ils n'avaient pas de métier. Réussir, c'était devenir ouvrier. »
Katia, c'est autre chose. Née en 1970, papa ingénieur à Indret. Fac de science éco, chargée d'insertion puis coach d'artistes. Pas une cinglée de l'ascension à tout prix. « J'ai découvert Chantenay en allant aux concerts de l'Olympic. Une copine m'a dit, quand je lui ai annoncé que j'achetais à Chantenay : vous allez en baver, dans ce quartier ouvrier moche. »

Un seigneur du froid

Caricature qui ressemble peu à René, sorti du rang grâce à ses études de chaudronnerie, et devenu chef de chantier de montage frigorifique en Afrique du nord. Le seigneur du froid est toujours revenu à Chantenay. Il y a son « château » (une maisonnette avec jardin et volière de perruches, écran plasma géant) et son épouse, Nicole, qu'il a rencontrée alors qu'elle sortait d'un pensionnat religieux nantais, façon Magdalena Sisters.
Katia ne capte pas forcément tout quand René parle de l'octroi de la Croix-Bonneau, ancienne barrière d'origine féodale. Mais dès que le baroudeur attaque sur les souvenirs, Katia voit défiler le film en scope noir et blanc. « Avec les fumées de charbon, des engrais, Chantenay, c'était Liverpool. Épais comme ça de vélos à l'entrée des bistrots. On achetait tous les produits en vrac, en amenant son bidon ou sa bouteille. La marchande de sardines passait dans la rue avec sa trompette. On allait pique-niquer aux Dervallières, ou alors exceptionnellement, on prenait le train en bois pour passer la journée au Cellier. Sinon, on ne quittait pas le quartier : le ciné à l'Olympic, au Vox, le bal popu au salon Gutenberg, le bal breton du Cordon Bleu, le Bon accueil de la mère Postollec, avec le poêle et l'accordéon. Il y avait le look chantenaysien, on se faisait faire nos pantalons chez les tailleurs des quais, un tissu bleu avec deux poches sur le devant et le bas évasé, on pouvait pas nous confondre avec les bourges de Commerce. Et pour la castagne, il y avait ceux des Ponts. On allait les chercher et on se mettait sur la gueule. Quand j'y réfléchis, c'est pas si vieux. »
René en Marlon Brando sur les quais de Chantenay, avec son pantalon bleu. « Ça doit faire drôle tous ces changements, dit Katia. C'est vrai que les bords de Loire, quand il fait gris, c'est glauque : il faut aimer. Mais ici, tu te crois à la campagne. Sans rire. »


Daniel MORVAN.

1: Bobo: Bourgeois-bohème, catégorie sociale hybride disposant de l'aisance bourgeoise mais attachée aux valeurs d'une « contre-culture ». Quartier massivement gentrifié, Chantenay est devenue « le » quartier bobo à l'ouest de Nantes.

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎samedi‎ ‎4‎ ‎septembre‎ ‎2004
835 mots
Daniel Morvan

lundi 23 octobre 2017

Limoges, ou la mélancolie du tergal mi-saison


L'histoire. Un homme revient pour banal séjour dans sa ville natale de Limoges, afin de se recueillir sur la tombe de sa soeur. Pétri d'images négatives de cette ville mal-aimée de ses propres parents originaires du Nord, il finit par succomber à son charme.

Pourquoi le lire? Le récit de Pascal Herlem est tout imprégné d'une grâce rohmérienne, malgré la fixation névrotique du narrateur sur les marques et les étoffes de l'après-guerre. Cet inconditionnel du tergal mi-saison gris moyen, du rasoir Sunbeam deux-têtes et des chaussures en vachette feuille morte se confond aisément dans le paysage urbain d'une ville qui ressemble au Clermont-Ferrand de "Ma nuit chez Maud". Sa Maud à lui sera la réceptionniste de son hôtel, Rita. L'humour froid du récit rehausse la grisaille vinage d'une Toussaint de porcelaine, saturée de trembleuses à décor floral et de bergères avec agnelet. 
La presse locale fulmine, rappelant que Limoges possède aussi des start-up, mais notre Pierrot lunaire a mieux à faire: après s'être raisonné, il succombe à la Diane chasseresse qui l'emporte bientôt dans sa Renault suréquipée... Il ne manque pas d'humour, ce grand schizoïde en "slip académique de coton côtelé" qui revient au pays des morts et s'embarque pour Cythère, pour une traversée pudiquement éludée. La focalisation sur les objets et le silence sur la vie amoureuse se rencontrent pour faire de ce livre un élégant traité de l'ellipse.



La citation. "Du coffre j'extrais mon bagage, une pesante mallette en texon Cordoual de nuance noire, gros joncs et piqures façon sellier, intérieur entièrement doublé de rayonne bleue, ainsi qu'une serviette de forme dite américaine en skaï noir, grain façon phoque, et mon trench-coat mi-saison chocolat, que je me suis acheté pour la circonstance, idéal pour un temps de Toussaint avec son déperlant de qualité supérieure."

Daniel Morvan

Pascal Herlem: Limoges. 2017. L'arbalète Gallimard, 134 pages, 15,50€.

dimanche 22 octobre 2017

Yves Tanguy, le Breton qui peignait dans un placard

Yves Tanguy avec Peggy Guggenheim, peu avant son départ pour les USA.





Yves Tanguy passa une partie de son enfance à Plestin-les-Grèves, et dans la région nantaise. Il se destinait à la Marine marchande, mais la peinture le conduisit vers des rivages qui ne figurent sur aucune carte. Plus célèbre à l'étranger qu'en France, le Breton fut le premier peintre surréaliste exposé aux Etats-Unis.

C'est l'un des premiers tableaux d'Yves Tanguy, et peut-être le plus beau : « Rue de la Santé » montre une artère qui monte, presque verticale, et que gravit un cycliste. Un drapeau tricolore pend à l'entrée d'une prison, et des immeubles semblent s'effondrer les uns sur les autres. Le tout est baigné d'une lumière froide, mentale. On comprend le coup de foudre d'André Breton pour ce tableau qui procède de « l'automatisme psychique pur ». Mais il n'avait encore rien vu.

Il peint dans un placard

Tanguy n'était certes pas le seul à chercher une peinture qui ne réponde qu'aux ordres de l'inconscient: Max Ernst, Miro, Masson, de Chirico, Dali suivirent cette voie, en insérant des objets familiers dans des univers oniriques, imperméables au langage. Tanguy seul peignit des paysages intérieurs habités par des êtres et des choses issus d'une imagination impulsive.


L'histoire commence à Montparnasse, où Tanguy partage un taudis avec Jacques Prévert ; une bagarre de rue leur permet de faire la connaissance avec Desnos et sa bande. Le poète découvre les toiles fraîches peintes par Tanguy, et diffuse dans tout Paris la nouvelle « d'un peintre très bizarre, il peint dans un placard ».
André Breton se précipite, le placard à balais est intégré à la forteresse surréaliste. Le soir, ils boivent énormément et jouent au « cadavre exquis », divertissement qui érige l'automatisme en principe d'écriture. C'est par ces exercices sur l'inconscient qu'Yves Tanguy fait brutalement surgir son univers méticuleux peuplé d'êtres-objets, en 1926. Un espace improbable, bien que tridimensionnel, avec son horizon laiteux et ses laisses de mer d'où émergent des formes cartilagineuses, homoncules auberginomorphes, aérolithes flasques, phoques tractés par des araignées, moustaches volantes et vertèbres enlisées dans des rougoiements utérins.

Le cousin d'Amérique

Ce sont « de faux paysages où rien n'est reconnaissable ». Même si, à l'évidence, s'y trouve l'image réverbérée des grandes baies bretonnes, en particulier de la grève de Saint-Efflam (Saint-Michel-en-Grève). Comme a pu l'écrire Patrick Waldberg, « la Bretagne engloutie carillonne au fond de son œuvre ».
Tanguy, peintre breton ? Individu et biographie sont très loin derrière l'œuvre, nourrie de nomadisme mental. Soit, on peut repérer quelques éléments: il est fils d'adjudant et de boulangère. Vacances adolescentes à Locronan. Il y amène ses amis avant que le cinéma ne s'en empare. Prévert, Eluard et Nush, Péret. Et Breton y découvre la Bretagne. Tout le reste n'est que folklore. À Plestin-les-Grèves (Côtes d'Armor), personne ne connaît Yves Tanguy, ce cousin d'Amérique qui a sa plaque sur le mur de l'ancien Bazar, devant l'entrée de l'église.

Dans le Connecticut

La rencontre et la liaison avec Peggy Guggenheim, en 1930, va conduire le peintre vers d'autres cieux : la richissime mécène (dont le père était mort dans le naufrage du Titanic) s'entiche du Breton taciturne et l'expose à Londres. Il commence à vendre ; il divorce et épouse une artiste américaine, Kay Sage. Aux États-Unis, il conserve son univers intact et jouit d'un prestige et d'une aisance inespérée. Kay Sage l'écarte prudemment de New York et de ses tentations alcoolisées (qui le conduisent parfois à manger des araignées et à sortir le couteau pour trancher un débat). Tanguy, naturalisé américain, passe des fantômes cartilagineux aux structures minérales. Il n'aura jamais été aussi fécond que dans sa grange du Connecticut, un atelier spacieux où il travaille de longues heures sur des toiles de plus en plus grandes, comme un peintre de la Renaissance.

Daniel Morvan.

 Fils de marin, il se destinait à la mer. À la mort de son père, il fut d'abord élevé à Pont-Rousseau, avant de partir pour les Côtes d'Armor, dont les rivages imprègnent son œuvre. Au lendemain du centenaire de la naissance de l'artiste, le livre des éditions Palantines apporte l'éclairage français et américain sur ce peintre à double nationalité. Avec analyses, biographie détaillée et 130 reproductions venant des plus grandes collections.


‎vendredi‎ ‎21‎ ‎décembre‎ ‎2001
985 mots

jeudi 19 octobre 2017

Colyne Morange, la marelle du surmoi artistique

Colyne Morange dans Trtff-Les gens importants, au TU Nantes


Carte blanche à Colyne Morange: belle idée que de confier à une artiste la liberté de ses préférences, en dehors de son propre travail dont on sait comme il est miné par le doute. L'idée neuve jetée sur le plateau avant filtration...
Thibaud Croisy ouvrait le bal sur le thème de la première apparition de soi dans le ventre de sa mère.
Cette création 2017 (La prophétie des lilas) s'appuie sur un dispositif très posé: le comédien et auteur dit son texte d'une voix neutre et intériorisée (on croirait entendre du Modiano) pendant qu'une assistante dispose sur un agrandisseur les images de sa vie: maison de sa mère, clinique des Lilas où il est né, carte d'identité, parties de soi conservées dans une boîte (dent de lait, mèche de cheveux), photo de la maman en vacances, emails de sa mère et planches d'un manuel de gynécologie... A partir d'une rencontre avec un monsieur Johnson, le gynécologue et obstétricien de sa mère, le narrateur s'engage dans une enquête aux origines de son monde, pour découvrir ce M. Johnson retraité, autrefois militant de l'IVG, et maintenant obsédé par une idée: l'inventaire des diverses manières dont on interdit à chacun la liberté de son propre corps. Or, il se souvient d'une phrase que lui adressa ledit obstétricien, ce fameux soir de la prophétie des Lilas: pour être vraiment libre de soi et de son corps, deviens créateur, deviens artiste. M. Johnson met en avant un concept mystérieux: celui de l'indisponibilité du corps humain, principe juridique posant des limites à la libre disposition de soi, le corps n'étant pas une chose. Le résultat, quarante minutes où le théâtre devient la salle de travail d'une nouvelle naissance à soi-même...

L'échec de l’œuvre, l’œuvre de l'échec


Second volet de cette première soirée, Colyne Morange nous emporte dans ses variations sur et les mille manières de ne pas créer un spectacle (Trtff- Les gens importants). Reprenant un dispositif classique où l'échec de l’œuvre devient l’œuvre de l'échec, elle confronte son vouloir-jouer, son vouloir-créer à l'acide du doute et de la non-confiance en soi. Ce faisant, elle montre l'édifice de tâtonnements et de titubements sur lesquels s'appuie l'audace d'un geste, d'une phrase. On devine une critique des modes de management dans l'usage parodique fait des post-it géants, issus des brainstormings d'entreprise: ici, la comédienne saute physiquement d'une injonction à l'autre, comme dans une marelle du surmoi artistique, selon qu'elle entend faire preuve de sincérité, de courage, d'écoute, d'éco-responsabilité, d'indépendance, d'esprit. Toutes ces conditions remplies permettraient un bon spectacle, si le sentiment d'imposture, combiné à un dilettantisme avoué, ne venait anéantir tant de bonne volonté. Colyne Morange, quand le sentiment d'être de trop finit par vous rendre indispensable!
Daniel Morvan.

TRTFF - What can I do to make you love me, une exploration théâtrale et dansée du sentiment d'imposture. TU-Nantes, chemin de la Censive du tertre. www.tunantes.fr

mercredi 18 octobre 2017

Michel Jullien: cet étrange geste d'orner les gouffres

Le paléontologue Henri Breuil à Lascaux ©DR

C'est une expérience originale que Michel Jullien propose, en marge de son oeuvre romanesque menée chez Verdier, qui nous portait vers les hauteurs avec Denise au Ventoux, récit largement salué en 2017.

Lire aussi sur le même ouvrage: http://pierre.campion2.free.fr/dmorvan_jullien.htm

Hauteurs et profondeurs ont partie liée, soutient le romancier alpiniste, pour qui l'exploration des grottes procède du même désir de conquête que l'escalade. Avec Les Combarelles (aux Eyzies-de-Tayac en Dordogne, grotte ornée de centaines de gravures et datant de moins treize mille ans), il nous propose une réflexion sur la façon dont l'art pariétal nous a longtemps résisté, s'est soustrait à nos regards, a déjoué nos hypothèses et nos classements, une fois posée l'interrogation première: qu'est-ce que cela peut bien être? "Pour voir les grottes, pour y déceler quelque chose, il était nécessaire qu'un bond extraordinaire de notre âge fût concevable ou encore, qu'une certaine fraîcheur d'esprit revenant au Magdalénien (1) fût admissible." Ce bond permit d'établir un lien stylistique entre les cavernes du Périgord, les dessins de Michaux ou les toiles de Mondrian: Tout cela était de l'art. La découverte de l'art pariétal a donc été possible (telle est l'hypothèse de l'auteur) en raison d'une évolution de la sensibilité moderne, jusqu'à reconnaître une familiarité entre art brut, art primitif (de Gauguin à Bataille et Breton), et grottes ornées.

Un ouvrage illustré publié à la rentrée 2017 aux éditions l'Écarquillé


Mais le livre de Michel Jullien ne se réduit pas à un centrage réducteur autour de l'histoire de l'art. C'est à l'expérience humaine contenue dans la grotte qu'il fait appel, pour dépasser la vision dérisoire de l'art des grottes comme "moment artistique", en ayant recours à l'expérience première, face aux parois, dans une phémonénologie à la Bachelard. La caverne invite à reproduire le geste initial qui multiplie les oeuvres et les abandonne comme un masque oublié au plus obscur de la terre. La grotte est une rêverie du temps, à la jonction d'autres aspirations à conquérir l'imprenable, à marquer l'inaccessible d'un "j'étais là" qui signe l'irruption humaine dans la solitude commune des sommets et des cavernes. 
Toute la beauté du livre de Michel Jullien tient dans cette folle modestie devant l'énigme, et dans la certitude que leur clef n'est sans doute pas ailleurs que dans le tréfonds humain, là où se rejoue l'infini et irréaliste galop des meutes et des troupeaux, déjouant toutes les hypothèses, retournant les classifications artistiques: c'est le livre d'un homme qui tient trop à ne pas tout savoir pour s'avancer à découvert en terrain théorique, s'affirmant au contraire simple touriste, conservant pour lui, ticket en poche, l'impression première de son passage dans la grotte des Combarelles: "l'exact sentiment d'une voix plaintive suintée des murs et de moi-même, la même voix".

Car vous pouvez aborder l'ouvrage sans vous sentir coupable d'une ignorance assez partagée, empêtré dans les idées reçues sur l'art des cavernes et la préhistoire! Michel Jullien ne vous assommera pas de connaissances, préférant décrire, s'étonner de ces figures animales, "représentants d'éternité exposés à nos regards". Au fond, il n'existe qu'une certitude aux Combarelles, Lascaux ou devant la page blanche, celle du style. L'écrivain sait partager sa songerie sur le temps, l'espace, le nom des lieux, leur aura démultipliée en diverses répliques, de Lascaux à Lascaux IV... La caverne ou la suspension du temps: "Le climat des grottes où je suis invité baigne dans un temps antérieur et présent vieux de vingt mille ans, siècles à l'appui, tandis qu'à la minute près, confondue, se proroge le temps du monde à moi connu, laissé dehors comme un parapluie à la consigne d'un musée." Et Michel Jullien cite Pierre Gascar, pour qui la grotte est un "gisement de temps" enfoui sous terre. Quelque chose comme la capsule temporelle expédiée dans le cosmos par la Nasa, qui nous vaut de très longs développements.


"La grotte majeure des Combarelles est hideuse, intestinale"


L'homme tâtonne toujours dans ces grottes qui s'offrent difficilement au regard, et se soustraient même à l'excessive présence humaine. La grotte des Combarelles, "inventée" en 1901, est des plus rétives: "La grotte majeure des Combarelles est hideuse, intestinale. Elle a le ver solitaire. Son cadastre est horrible, cassé, plein de baïonnettes, de retours et de contre-avancées. Forée dans le calcaire coniacien sur la rive gauche de la Beune, elle fait onze coudes; les plus marqués ont des allures de fémurs. (...) Exiguë, 80 cm de large en moyenne; bras tendus, on pourrait presque accomplir tout le circuit en frottant les murs du bout des doigts." 
On imagine l'abbé Breuil en soutane, rampant sous un plafond de parfois cinquante centimètres, entre des parois criblées de griffures, "une furie de traits en tous sens, des formes spoliées, des signes hybrides, un mikado de gravures, des animaux d'allure incohérente..." Michel Jullien aurait même pu appeler son livre "Aux Combarelles", pour dire l'expérience rupestre, tactile, la stupeur rauque, l'étonnement et la rugosité terrible des entailles est abordée comme le mineur sur le front de taille, de face.

"Des tableaux d'écriture à peine secs"


Mais il s'autorise aussi des variations sur la parenté entre grottes et montagne, la défloration des sommets du Mont Blanc dans les années 1860 à 1900 allant de pair avec la frénésie des fouilles permettant dans le même temps la découverte des grottes d'Altamira (1879), Pair-non-Pair (1896)... Toutes préservées par une suite de hasards, la formation de clases et de fractures, le retrait de l'eau libérant des plafonds, "des tableaux d'écriture à peine secs". 
Puis la présence de l'homme, et son "irréfrénable manie de parcourir les tunnels à l'aveugle", de "nourrir une lubie, ramper dans la gloire inutile, torche de pin sylvestre en bouche, outils dans les mains, pour aller déployer un programme graphique au plus profond, à l'endroit le moins abordable - comme un tag atteint son efficience aux lieux inaccessibles et mieux qu'à portée de main -, là où le regard ne rencontre plus la lumière". 

La généalogie des hasards aboutit au prodige de la grotte ornée. Après le geste humain, l'obstruction "pasteurise" les cavernes (Lascaux ou Chauvet), mais d'autres demeurent exposées aux ruissellements et à la corruption des pigments. "Dès lors la grotte se brime, les teintes meurent, la caverne se dépouille de sa géologie, il n'en reste que des gravures." C'est le cas des Combarelles, choisies par l'auteur comme "sa" caverne, même privée de couleur: "C'est peut-être ce qui la rend non pas plus belle mais plus rude, faite d'incisions abandonnées, de cicactrices imbriquées plus bruissantes des cris de bêtes s'ébrouant au long des parois." Ultime chance, la réouverture, la découverte par un curé fumant sa gauloise à quelques centimètres des mammouths, un érudit, un enfant qui lève la tête, mais souvent aussi par un centurion romain, un pâtre ou quelque antique promeneur. 

Vient enfin le troupeau humain et l'érosion "délibérée, crapuleuse, brutale", les mufles et les gaz de bipèdes, les "mille cinq cents respirations hebdomadaires" de Lascaux qui vont lui insuffler leur lèpre, à quoi Lascaux répond en se suicidant: "Trente mille ans de retenue, vingt mille ans sans un souffle, le premier mouvement de la grotte à notre retour fut de s'éteindre."
Salubre clôture où la grotte revient à la solitude du temps de Magdalène, puisque les hommes des cavernes n'y vivaient pas, ne les visitaient pas plus souvent que l'heureux vigile de Lascaux I, seul homme sur terre désormais à pouvoir s'y balader une fois la semaine. Et peut-être s'imaginer la torche de pin en bouche, à la place du peintre, nourrissant l'intuition "qu'en pareille circonstance, nous aurions fait la même chose", et cédé à "cet instinct radical de vouloir déposer un geste définitif et dérisoire quelque part au creux de la terre, mettre sa marque, comme à l'air libre, sur une paroi de granite, haute, gigantesque et d'un millier de mètres, imprenable." 

Daniel Morvan

Les Combarelles (2017), aux éditions l'Ecarquillé (distribution les Belles Lettres), 240 pages, 25€

1: Le Magdalénien est la dernière phase du Paléolithique supérieur européen, comprise entre environ 17 000 et 12 000 ans avant le présent. Son nom a été formé à partir du site préhistorique éponyme de la Madeleine à Tursac, en Dordogne.

Guillevic, le non-aligné de Carnac (archive 1997)


Eugène Guillevic, né à Carnac le 5 août 1907, est mort à Paris le 19 mars 1997.

Avec Eugène Guillevic, s'est éteint un grand poète du siècle. Il avait pris les objets les plus humbles et le quotidien le plus banal pour lieu de son expérience du monde. Une expérience où la Bretagne de son enfance et les menhirs de Carnac occupent une place essentielle. 

Né en 1907 à Carnac, Eugène Guillevic n'avait publié son premier livre, Terraqué, qu'en 1942. Une grande date dans l'histoire de la poésie moderne, puisqu'elle est aussi celle de la parution du Parti pris des choses de Francis Ponge. Les deux oeuvres ont pour point commun de faire entrer l'objet dans la littérature. Et s'il fallait leur trouver des maîtres en peinture, ce seraient Cézanne et Chardin. A la parution de Terraqué (de terre et d'eau), Eugène Guillevic est considéré comme un "poète à l'état sauvage". Un menhir, comme l'appellent ses amis Marcel Arland, Jean Follain et Paul Éluard. Et les menhirs, il les connaissait, pour avoir appris à marcher entre ceux de Carnac.

A hauteur d'enfance

Fonctionnaire au ministère des Finances dans le civil, Guillevic écrit parce que, depuis l'âge de dix ans, il ne conçoit le salut que par la poésie. L'écriture naît du désir de prendre sa revanche sur une petite enfance pétrifiée par le manque d'amour maternel. Ce manque engendre un sentiment aigu des choses, un besoin de se trouver des alliés pour desserrer le carcan. Il trouve dans le silence du monde un écho à sa solitude.


Il se sent solidaire des menhirs de son enfance bretonne, symboles de la parole interdite. Et il ne cessera jamais, jusque dans le grand âge, d'écrire à hauteur d'enfance. "On fait semblant d'être à la table / Et d'écouter. Mais on a glissé / Parmi les feuilles mortes, / Et l'on couve la terre. (...) A la voix qui gronde / On en sort mouillé / Pour obéir. » Les poèmes de Guillevic sont parfois à frémir. Comme ce boeuf écorché : "On pourrait encore y poser la tête / Et chantonner contre la peur. "
Mais le miracle de cette écriture est qu'elle dit et exorcise, avec une maîtrise et une concision qui évoquent les poètes japonais, l'angoisse de l'exclusion. 

Dans le monde de Guillevic, hanté par le sentiment de culpabilité, les couleurs ont des émotions, la pluie tombe par amour... Monde sauvé par la présence des choses, toutes ces choses humbles qui partagent avec le poète leur cri muet : La scie va dans le bois / Le bois est séparé / Et c'est la scie / Qui a crié. 
Guillevic est aussi un poète heureux et gai, qui ne porte pas l'enfance comme un boulet. Il écrit efficace, ignore les métaphores et les adjectifs. "Les mots, c'est pour savoir." 
Lapidaire parce que bouleversé. Bref, mais lyrique. Le vers est un combat contre l'inertie et l'indifférence. Et la poésie le conduit à l'engagement politique. Catholique pratiquant jusqu'à ses trente ans, il adhère au Parti communiste clandestin en 1942. Il y restera jusqu'en 1979. Sans tarissement de l'écriture, hormis une période où, en panne d'inspiration, il s'essaie aux mirlitonnades militantes à la manière d'Aragon. S'il a perdu la foi politique, Guillevic conserve intacte la communion avec le monde qu'est l'écriture. Et ses poèmes, écrits dans l'espace blanc de la prière, sonnent comme des psaumes matérialistes : Un chant peut s'éteindre / Comme un arbre s'éteint, / Mais le chant continue / Comme dure la forêt. 

DM.

Eugène Guillevic définissait la poésie comme "Les noces de la parole et du silence".


‎samedi‎ ‎22‎ ‎mars‎ ‎1997
675 mots toutes éditions

Angus Stone retrouve Julia Stone


Angus et Julia Stone sont à nouveau ensemble, au disque (quatrième album du groupe de Newport sorti à l'automne: Snow) comme sur scène, jeudi 19 octobre 2017 au Zénith de Nantes, puis à Toulouse, Marseille, Paris, Londres... 

Entretien
Angus Stone, chanteur.
Vous aviez enregistré votre album solo à l'écart du monde, dans différentes cabanes de trappeur ou en montagne... La nature est-elle votre principale inspiration ?
On se repose en changeant de travail... Vivre dans les bois m'a permis de prendre du recul sur les longues nuits d'enregistrement, et les promenades en forêt m'éclaircissent l'esprit. Mais les lieux où vous écrivez et enregistrez n'ont d'une certaine manière absolument aucune signification. Parce que vous êtes perdu, immergé (shoegazing) dans la musique et sans aucun désir de regarder autour.

Votre image hippie traduit-elle une vision de la vie ?
Pour dire vrai, je n'y prête pas une grande attention. Mon écriture est ce qui me permet de rester dans le vrai et de garder ma tête en dehors de tout cela.

En vous écoutant, on pense parfois à Dylan, Neil Young... Avez-vous des « maîtres » ?
Yoda, le maître des Jedi, est un sacré maître ! Je pense que s'il écrivait des chansons, elles seraient très cool. Mais peut-être seraient-elles bancales, je ne sais pas... Un ami qui est peintre (et aussi un maître) m'a dit quelque chose qui m'a fait réfléchir, l'autre jour : il disait qu'il enviait les musiciens, parce que ses doutes sur sa peinture sont tels qu'il se sent transporté dans l'histoire de la peinture dès que sa brosse touche la toile... Alors qu'avec la musique, à travers le son des coeurs, des guitares, des rythmes, quelque chose se passe dans l'instant, qui ne sera ensuite plus jamais entendu... La musique c'est comme le premier regard de deux amoureux. Des moments comme celui-là, où deux vrais amis partagent leur vision, sont pour moi de vrais moments zen. Je vis pour ça.

En duo avec Julia, êtes-vous davantage dans l'ombre ? Allez-vous écrire à nouveau des chansons avec elle ?
Avec Julia, je fais presque partie du public. Quand elle chante une chanson, je m'émerveille et me verse un verre, comme si j'étais dans la foule. Nous avons discuté l'autre jour de nous retrouver cette année pour faire un album. Le plus beau dans tout ça, c'est de ne pas savoir ce qui vous attend au coin de la rue et où le futur va vous cueillir.

Cela vous fait-il quelque chose de venir chanter dans l'ouest de la France, à Nantes, en Bretagne ?
Je pense que c'est à Nantes que les Françaises sont les plus jolies, donc ça ne devrait pas être trop mal... J'ai hâte !

Daniel MORVAN.
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mardi 17 octobre 2017

La Route étroite vers le Nord lointain


L'histoire.
A l’aube de la seconde guerre mondiale, un jeune officier médecin tombe amoureux de l'épouse de son oncle. Appelé au front, Dorrigo Evans est fait prisonnier et affecté dans un camp de travail japonais, en pleine jungle de Siam (Thaïlande). Il participe à la construction de la ligne Siam-Birmanie, la « voie ferrée de la mort » tracée à travers les bambous épineux et les tecks géants. Une histoire inspirée à l'auteur par les souvenirs de son propre père. Guerre, amour, captivité et destins croisés: l'Australien Richard Flanagan a remporté le Booker Prize 2014 avec cette puissante fresque de guerre rééditée en poche par Babel.



Pourquoi le lire.
La Route étroite vers le Nord lointain (titre emprunté au poète japonais Basho) nous révèle un aspect méconnu de la Seconde guerre mondiale: le calvaire de prisonniers australiens dans les camps japonais. Le lecteur retrouve les protagonistes survivants (australiens comme japonais), la paix revenue. Dorrigo Evans aura droit aux honneurs, en raison de son action de médecin et à ses tentatives désespérées pour sauver les soldats à l'agonie ou malades. Il se marie, multiplie les aventures sans réussir à oublier Amy, l'amour de sa vie. C'est un ouvrage qu'on ne lâche pas, poignant, renseigné, âpre et sentimental à la fois. La description de l'enfer vert de Siam et du cauchemar de la Ligne vous prend aux tripes.

La citation. 
"Il dévissa le bouchon de la gourde et, alors qu'elle aussi tremblait dans l'air devant lui, il versa de l'eau sur son sabre. Il regarda les gouttes d'eau rouler sur la surface étincelante, ondulant comme une couleuvre mouillée. Leur beauté l'apaisa."



Richard Flanagan:  la Route étroite vers le Nord lointain. Traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon. Babel, 412 pp., 9,80 €.

Colette et l'art de déménager en poète

DR

L'histoire. Trois... Six... Neuf... est une autobiographie de Colette par le biais de neuf de ses déménagements, de la rue Jacob aux Ternes et du premier mariage à la séparation d'avec Willy. Entre les deux, le chalet délabré de Passy, l'hôtel en bordure du bois de Boulogne, un entresol du Palais-Royal, l’hôtel Claridge, sur les Champs-Élysées, avant le retour au Palais-Royal, mais cette fois à l’étage noble.

La citation. "Je me rappelle encore trop et non sans mépris pour moi-même le temps où je couvais comme une maladie, dans un logis nouveau, mon refus d'emménager et de déménager. (...) Un jour, l'honorabilité, la mienne, prit le dessus. En une semaine, le bouge, l'appartement d'après le crime, la case pour divorcée pauvre, la couveuse à spleen devint un "petit troisième" assez laid et accueillant." Et encore, à propos des bronchites contractées au Palais-Royal: La bronchite "amenait son bagage cristallin de ventouses, et son petit page fiévreux, le point pleurétique... Il est bien rare que l'on se désagrège sans plaisir, et quel agrément que la réalité atténuée!"


Pourquoi le lire. Ce petit livre en forme d'inventaire de lieux nous offre un joli exemple de roman métonymique: l'histoire d'une (tranche de) vie par les lieux fréquentés. Amis, célébrités, partenaires, intimes traversent le champ comme des figurants ou des "fantômes d'hôtels", du prince Bibesco à Gaby Morlay et de Marguerite Moreno à Nathalie Clifford Barney. Colette nous enseigne en neuf leçons l'art d'habiter en poète. C'est aussi une merveilleuse manière de visiter le Paris des années 1940: Passage Vivienne, église Notre-Dame des victoires "chaude des suppliques". Et cet hôtel Claridge, décor de micro-fictions: "Mais bien d'autres drames de palace restent larvés, quittent la chambre numérotée, s'en vont buter plus loin contre une pile de pont, aboutir à un dancing, à un train de luxe, ensanglanter un escalier."

Daniel Morvan
Colette: Trois... Six... Neuf... Libretto, 88 pages, 5,10€.

jeudi 12 octobre 2017

Le disparu: Un juste dans la guerre d'Algérie


Jean-Pierre Le Dantec, prix de l'académie de Bretagne et des Pays de la Loire 2018. ©Francesca Mantovani.


Dans ce court roman, Le Disparu, Jean-Pierre Le Dantec raconte l'histoire d'une double découverte: la guerre d'Algérie et, bien loin des maquis, l'éveil au monde d'un jeune lycéen de Guingamp, tout à ses amours adolescentes et à ses rêves sportifs. 
Jean-Pierre Le Dantec fait débuter son roman par une rencontre entre deux anciens camarades de classe, François et Pierre-Alain, amis et rivaux en amour comme en politique, et par le souvenir d'un jeune professeur de français enthousiaste, Loïc Quéméner. Ce dernier a su passionner ses élèves à la littérature et au théâtre. On sort d'une représentation du Bourgeois Gentilhomme au réfectoire lorsque la nouvelle tombe: le professeur est appelé en Algérie. Alors que la situation se durcit sur le terrain, le nouvel aspirant commence à écrire à ses élèves. 
Comme autant de reportages de terrain, plusieurs lettres nous permettent de suivre l'évolution du jeune appelé qui, posant le pied sur la terre algérienne, commence par citer Bérénice. Au tournant du 13 mai 1958, date du coup d'état militaire de Massu, le lettré reçoit de plein fouet la réalité coloniale: "Enfants en haillons qui mendient, hommes qui détournent le regard par crainte de rebuffades, femmes voilées qui, tête baissée, changent de trottoir à votre approche, petits blancs qui (..) se comportent en être supérieurs." 
Le temps d'un été au bord de la mer, le temps d'un premier vrai baiser avec la belle Hélène, on peut se croire dans un chapitre de Colette ou de Sagan. Mais nous voici déjà, par le biais des lettres, début 1959. L'aspirant Quéméner est nommé dans une SAS (section administrative spécialisée) de Grande Kabylie. Il aspire comme Camus à une "Algérie plurielle" et s'implique dans le projet humaniste des SAS: reconstruire, protéger, instruire, former des maires algériens, selon les principes vertueux du "plan de Constantine". Face à une Kabylie rompue aux méthodes de la guerre de commando selon Giap, la réalité militaire va dissiper cet écran de fumée. 
L'illusion tombe lorsque Quéméner découvre la la torture, pratiquée sur un combattant blessé qu'il a voulu sauver. Scène traumatique qui nous conduit tout droit à la disparition trouble du professeur, officiellement tué lors d'un accrochage avec des rebelles.
L'atmosphère particulière du roman tient à sa manière d'entrelacer le désastre moral d'une guerre sans nom et les moments lumineux d'une initiation amoureuse. Il faut saluer la manière limpide et subtile dont ce roman de formation offre à un jeune professeur de lettres le rôle d'un "juste" broyé par la machine militaire, héros d'une tragédie morale à laquelle ses élèves assistent terrifiés, jusqu'à l'acte final, devant la tombe de leur professeur.
Cinquante ans après, le spectre de la guerre ressurgit, face aux réfugiés afghans que recueille l'épouse du narrateur. Du "crime originel" de la colonisation au traitement réservé aux immigrés et migrants de l'Europe post-coloniale, la guerre mal nommée traîne sa mauvaise conscience. 
Le narrateur se souvient de l'héroïsme des combattants du FLN "traqués par une des armées les plus puissantes du monde", au "désarroi des appelés français qui, dépassant pour la première fois les limites de leur village, cèdent à la haine". Mais, conclut Pierre-Alain, l'ami qui l'éclaire enfin sur la disparition du professeur, "tout dans cette guerre pourrie a été dégueulasse. les attentats et les crimes du FLN, les tortures, le sort fait aux harkis, et surtout l'abandon." Dans lequel l'ancien camarade de lycée, fils de pétainistes, voit "la première victoire de l'islam contre l'Occident chrétien. Une victoire dont on paie aujourd'hui le prix." 
Ce roman qui mêle les couleurs joyeuses du peintre breton Lapicque aux terres brûlées de Kabylie sait rappeler comme l'Algérie demeure, dans une France mal réveillée de son passé colonial, un roman encore à écrire.
Daniel Morvan

Jean-Pierre Le Dantec: Le Disparu. 174 pages, 17€.

samedi 7 octobre 2017

Godard vidéaste en 1986: Mocky et les 40 chômeurs

Marie Valera est Eurydice dans Grandeur et Décadence d'un petit commerce de cinéma


La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.
Distribué pour la première fois en salle cette année 2017, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma fut réalisé par Godard pour TF1 en 1986, avant la privatisation de cette chaîne. Dans le cadre d'un hommage télévisé collectif à la Série Noire, il est supposé s’inspirer d'un mauvais polar de James Hadley Chase, Chantons en chœur. Le film dénude la mécanique boutiquière du cinéma, les rouages financiers, l'argent sale, la dimension artisanale d'un art dont les grands sont, comme les maréchaux napoléoniens, tombés au champ d'honneur.

A l'heure du recrutement des figurants, c'est le ballet des chômeurs et des techniciens qui défilent dans les locaux de JLG Films, la petite entreprise de Jean-Luc Godard, en crise depuis La Chinoise (voir le biopic "Le Redoutable" de Michel Hazanavicius, d'après le roman d'Anne Wiazemsky, Un an après). Voilà pour la contingence qui constitue, selon Baudelaire, "une moitié de l'art". L'éternel et l'immuable se situent dans la manière dont Godard fait fusionner le scénario de commande avec une recherche de la beauté. 
"Le cinéma c'est autant l'art de chercher un beau visage à mettre sur la pellicule que celui de trouver l'argent nécessaire à l'achat de cette pellicule", écrit-il dans le synopsis fourni au spectateur (le singulier est de mise, lorsque vous êtes le seul spectateur dans la salle, avec toutefois, ce jeudi-là, la projectionniste du Concorde venue en début de séance caler la mise au point du film restauré). 

Grandeur et décadence… nous offre en effet de belles retrouvailles avec Jean-Pierre Léaud, chef furax du casting, et Jean-Pierre Mocky, double fulminant de Godard, qui construit son système de production autonome et manie les liasses de billets dont la provenance douteuse inquiète la comptable. Autant de circonstances qui nous mènent au moment réellement merveilleux du film celui du casting, où les candidats "de l'ANPE" défilent devant la caméra de la chef opératrice (jouée par Caroline Champetier). 
Godard déconstruit une phrase de Faulkner qu'il découpe en morceaux pour les faire prononcer par les candidats au casting, comme des bovins dans une ligne d'abattage, sur une musique d'Arvo Pärt. Tant de figurants pour articuler une seule phrase de Faulkner. Envoûtante séquence répétitive où l'on parvient difficilement à saisir l'intégralité de la phrase, séquence qui annonce les études formelles d'Histoire(s) du cinéma, grand oeuvre vidéo que Godard s'apprêtait alors à mettre en chantier. 
Oui, les références antiques affluent ici, tantôt à travers le visage d'Eurydice (Marie Valera filmée comme un tableau de Vermeer dans un jeu de surimpressions), d'une actrice du muet, et d'autres beautés revenues d'entre les morts qui font de cette séquence une cantate de visages inquiets, banals et sublimes. 

Daniel Morvan


race humaine.