vendredi 21 avril 2017

Vente Julien Gracq: Une vie d'écrivain au vide-grenier


Parmi les objets à l'encan, cette photographie de Gracq avec Nora Mitrani



Acte 1. Visite avant dispersion



Mercredi 12 novembre 2008, la succession Julien Gracq est dispersée à Nantes. Visite avant dispersion en compagnie de l’écrivain Pierre Michon. 


« Oh, cette photo! Julien Gracq en gondole à Venise! Avec son amie Nora Mitrani et André Pieyre de Mandiargues, qui avait une maison là-bas. Gracq en parle dans ses carnets: Nora et moi, allions acheter du calamar au marché de Venise. »

Visiter incognito la vente Gracq: Il fallait cet appât pour extraire Pierre Michon de l’écriture de son prochain livre. 
Henri Veyrac, le commissaire-priseur, lui réserve un accueil princier. Il le conduit devant le talisman, la lettre autographe d’André Breton, celle du 13 mai 1939, où le poète dit son admiration pour Gracq et son Château d’Argol. « Oui, c’est bien l’encre bleue des mers du sud qu’utilisait Breton. »
La vente est constituée de trois cents lots, meubles, photos, livres, tableaux, lettres où se racontent les grandes amitiés littéraires. Connues, celle que Julien Gracq entretenait avec Ernst Jünger, son héros littéraire, photographié avec un épervier sur l’épaule.
Ce sont ses héritiers, des cousins du côté des parents de Gracq, qui ont décidé de vendre ce qui restait. Les manuscrits de ses livres ont été offerts à la Bibliothèque nationale de France (BNF). À l'image de la vente André Breton, vide-grenier de luxe qui avait provoqué un scandale, celle de Gracq a fait réagir. Et pas seulement quelques intellectuels.

"Regarde, il s'allume une clope"

La vente n’a rien de flamboyant: « A Saint-Florent-le-Vieil, il s’est installé dans les meubles de ses parents, sans rien toucher », note Henri Veyrac. Le fauteuil où il installait ses visiteurs est resté aux héritiers. Un portrait de Gracq par Bellmer a été légué à ses premiers exégètes.

De l’appartement parisien, on conserve un bureau, une chambre à coucher. Un chartreux l’aurait trouvé austère. Rien de ce qu’on attendrait d’un écrivain de la mouvance surréaliste: « le fonds de commerce des surréalistes, rappelle Michon, c’est le marché aux puces et les échanges de tableaux et de dessins. Or Gracq ne collectionnait rien. »

Parmi des portraits, la photo du prix Goncourt refusé: « Regarde, il s’allume une clope, elle est jolie cette photo. Au fond Gracq est une grande coquette: il a le Goncourt et le refuse. Le beurre et l’argent du beurre, quoi. »

Se scandaliser de cette vente? Pas Michon: « Rien n’est mis à l’encan de la vie privée, il n’y a pas de lettres sentimentales. » Quelques objets touchants rappellent que lorsque grandissait la stature de Julien Gracq, le modeste Louis Poirier continuait de vivre: un carnet de notes du lycée de Nantes où il est qualifié d’« élève d’élite ». On double portrait colorisé de lui et de sa sœur Suzanne, avec qui il vécut à Saint-Florent-le-Vieil. Son appareil photo, un Contessa Zeiss et toutes ses diapos: New York, le Montana... Gracq photographe? Mais oui.

Michon hume les livres, les dédicaces. « Je me demande s’il avait gardé le livre que je lui avais envoyé, La Grande Beune. J’avais reçu une belle lettre de lui. Maintenant, je regrette un peu de n’être pas allé le voir. »



Acte 2. La vente: une cérémonie des adieux



Le 12 novembre 2008, les objets familiers de Julien Gracq, de son bureau à ses livres (lire nos éditions d'hier) étaient mis en vente à l'Hôtel des ventes Couton-Veyrac, rue Miséricorde à Nantes. Folie des enchères, mélancolie de la dispersion. Une manière d'adieux déchirants, dans tous les sens du terme.



« Vendre les objets, livres et lettres de Gracq rue de la Miséricorde, à deux pas du cimetière... Je trouve ça vraiment trop triste. » L'homme qui parle, et feint de déplorer, s'appelle numéro 125. Un chiffre à lui attribué par Henri Veyrac, qui orchestre les enchères. De temps à autre, d'un signe du menton ou de la main, il surenchérit. Pas de pitié pour les amateurs : Vous auriez voulu posséder la lettre de José Corti, son compte-rendu de lecture d'Au château d'Argol ? Monsieur 125 vous la souffle pour 23000€. Une édition originale d'Un beau ténébreux ? Ténébreux vous même! 125 l'emporte pour 4 000 misérables euros que vous n'avez pas.

Les simples curieux, venus avec le fol espoir de ramener un souvenir, lèvent les yeux aux ciel. Entre les institutions, qui préemptent plus vite que leur ombre, les requins d'enchères et les gros collectionneurs, aucune place pour la petite acquisition sentimentale d'un étudiant désargenté ou d'un journaliste au harnais. « Mais en même temps, conclut carnassièrement ce monsieur 125, ces livres vont trouver une seconde vie. »

« Je lui ai apporté du sable de Lybie »


Triste mais pas trop, ce libraire nommé Jean-Baptiste de Proyart, dans le 16e arrondissement de Paris. « J'ai acheté une lettre de Jacques Chardonne à propos du livre Préférences, car j'avais déjà l'exemplaire de l'ouvrage dédicacé au même Chardonne. Il me la fallait absolument. »
Dans la foule de 400 personnes, de nombreux passionnés de Gracq, comme cette enseignante d'esthétique aux Beaux-arts de Quimper, elle-même écrivaine: Christine Lapostolle. Elle observe, dévore, avec un sourire de résignation quand une belle édition illustrée lui passe sous le nez. Ou cette élégante avocate parisienne qui venait souvent rendre visite à l'écrivain, à Saint-Florent-le-Vieil. « Lors d'un voyage en Libye, se souvient-elle, je me suis aperçue que le rivage des Syrtes existait réellement, et pas seulement dans l’œuvre. Je lui ai apporté un peu de sable du désert. Je voudrais bien acheter quelques souvenirs, j'aime tellement Julien Gracq. »

Elle parvient à obtenir, pour 500 €, une belle édition à tirage limité des Eaux étroites, et une autre d'Au château d'Argol. Mais lorsque les enchères opposent un acheteur américain ou britannique, un aigle des lettres comme Régis Debray ou une institution publique (l'État, la ville de Nantes, Angers, la bibliothèque Jacques-Doucet ou la future maison Gracq de Saint-Florent-le-Vieil), on compte les points... en relisant une dédicace impertinente («et merde pour la reine d'Angleterre ») écrite sur un texte érotique par Mandiargues.

Cette très longue demi-journée ressemble à une poignante cérémonie des adieux, avec des nantis déçus et cyniques : «J'aurais bien acheté ce tirage de tête du Rivage, grince cet esthète à nœud papillon, mais entre Gracq et la Mercedes neuve, il faut choisir... »
Bien heureuse, celle qui aura su, par surprise, se saisir d'une sorte de dessin, ou un petit carton avec la mention manuscrite: Je reviens dans quelques minutes, lot de consolation à 90€. Pour tous les autres, il y a les librairies. Et les brocantes, où la dispersion sans fin des fétiches de papier se poursuit sans caméras et sans requins, avec les seuls lecteurs, ces frères Gracques.

Daniel MORVAN.


3. Réactions indignées: "Au rendez-vous des charognards"

Cette dispersion Gracq a en 2008 provoqué l'indignation d'écrivains comme Pierre Assouline et François Bon.

Pierre Assouline parlait sur son blog de la « tristesse » ressentie devant les photos de famille de l'écrivain. « Photos de la classe de 1re au lycée Clemenceau à Nantes. D'un voyage en amoureux à Venise ou ailleurs avec Nora Mitrani. D'un dîner de copains chez Françis Ponge. On a l'impression de violer l'intimité de cet intraitable discret ».

Et le mobilier: « le fauteuil club en cuir marron (200/300 €) », le « bureau en bois (1 000/1 500 €), le téléphone en bakélite noire, sa bibliothèque, ses lampes, ses valises... Un lot m'a bouleversé, allez savoir pourquoi : son poste TSF gramophone «La voix de son maître» (50/80 €) ».
Et François Bon, sur son blog, évoque une vente « qu'ils auraient mieux fait d'appeler un vide-greniers, un matin tôt, et hop au revoir, mais sans rien du nom Poirier.»

"Pseudo-admirateurs dévoyés"

Le quotidien Ouest-France publiait le courrier d'un de ses lecteurs de Saint Sébastien-sur-Loire, Hervé M***., qui relisait notre reportage (ci-dessus) à sa manière.
« Bien plus qu'une « cérémonie des adieux », pour reprendre le titre du compte-rendu de Daniel Morvan dans Ouest-France de jeudi 13 novembre, la vente des livres et objets de Julien Gracq qui s'est déroulée à Nantes mercredi 12, a été un consternant simulacre « d'adieux déchirants », et se résume en réalité à une affaire de gros sous...
« Entendons-nous bien : il ne s'agit pas ici de contester le droit aux institutions de « préempter » pour pouvoir mettre la main sur des livres et objets qu'elles jugent opportuns d'acquérir, encore qu'il reste à savoir si ceux-ci ne rejoindront pas les oubliettes des réserves des bibliothèques, alors qu'il serait légitime de les rendre accessibles au public par la création d'une exposition permanente au sein d'un « musée Gracq » par exemple.
« Non, le plus irritant est bien d'assister au déferlement de collectionneurs compulsifs, prêts, tant leur névrose a atteint un point de non-retour, à investir des milliers - et parfois des dizaines de milliers - d'euros pour obtenir telle lettre qui donnera encore plus de prix à une édition originale qu'ils possèdent déjà, avec peut-être en plus des visées mercantiles, comme il est permis de le penser avec ce libraire parisien fortuné du XVIe arrondissement de Paris...
« Un véritable microcosme en représentation, ces piliers des salles de vente ! Une telle ayant découvert que Le rivage des Syrtes existe bien en Libye (et non pas Lybie comme il est écrit par erreur !) se vante d'avoir apporté un peu de sable du désert au grand écrivain, une autre, soucieuse de montrer à ses ami(e) s qu'elle est là et bien là pour ce « must » incontournable, fait rire l'assemblée en levant le bras et en faisant ainsi croire à une enchère : quel gag inénarrable ! Et pour finir, il y a le frustré qui aurait bien acheté « un tirage de tête » du Rivage des Syrtes, mais qui doit choisir entre « Gracq et la Mercedes neuve ».
« Alors, permettons-nous de lui signaler que Julien Gracq, lui, roulait en 2 chevaux, comme le rappelle opportunément Jean de Malestroit dans le journal de ses rencontres avec Gracq, intitulé Julien Gracq, Quarante ans d'amitié (1967-2007), tout récemment paru, et fort instructif. Là se situe toute la différence entre un vrai connaisseur de l'écrivain et de son œuvre, et ces pseudo-admirateurs dévoyés... »

mardi 18 avril 2017

Chantal Connan est allée en Arrée (1995)



Chantal Connan

Le vitrail », un livre posthume de la photographe quimpéroise

Elle aimait le vent, le sable, les longues routes, les champs de colza, le clair-obscur des pinèdes et la poésie d'Eugène Guillevic. Avec le poète, elle avait réalisé son second et dernier livre de photos : Nature épousée, qui suivait Finis Terrae.

Minée par la leucémie, elle avait usé ses dernières forces sur les pentes des Monts d'Arrée pour saisir la lumière du petit jour sur les arêtes schisteuses de Roc Trevezel. Chantal Connan avait ainsi emmagasiné 2 000 clichés. 

Sous la reliure japonaise cousue main, dix tableaux. L'émotion de découvrir ce testament photographique riche de possibles, la fulgurance de ces intuitions artistiques où la lumière est traitée avec un regard de peintre, densifiée, mouillée ou surexposée. 
Il y a là toutes les pistes que poursuivait Chantal Connan, cette relation insistante qu'elle entretenait avec la nature. Les images se suffisent certes à elles-mêmes, mais les textes d'Yvon Le Men y ajoutent, sous le couvert d'un commentaire sur les images, la méditation en filigrane sur la cruauté d'une mort qui a fermé un si beau regard sur le monde, mais nous accorde de voir ce qu'il a vu et qui était plus grand que la vie. 

Daniel Morvan

Le vitrail, aux éditions Filigranes, 1995.


475 mots samedi 24 juin 1995

Max Jacob. Mes jeunes pensées en robe de dimanche






Cinquantenaire de la mort de Max Jacob avril 1994


Une enfance quimpéroise entre processions et humanités classiques




Né en 1876 dans une famille juive qui s'est vite enracinée à QuimperMax Jacob va grandir dans l'ombre jumelle de la cathédrale et des humanités classiques. Deux mondes que tout oppose, dont il tentera la fusion dans son oeuvre poétique.

Les Jacob sont laïcs, agnostiques et voltairiens. Hormis les grandes fêtes du judaïsme, la famille ne pratique guère. « On respectait plus que tout la science, les honneurs, les titres, la fortune », dit Max Jacob. En digne rejeton de la bourgeoisie quimpéroise, il suit les cours du nouveau lycée de La Tour d'Auvergne, temple du positivisme, qu'il qualifie de « lycée laïque à une époque des plus laïques, celle qui précède la séparation de l'Église et de l'État ». Juif et athée, Max baigne pourtant dans le christianisme. Le spectacle de la religion déroule ses fastes sous ses yeux, comme un immense tapis de fleurs qu'il ne peut fouler. « Que pouvait signifier pour un enfant juif athée ce dais doré et blanc solennellement empanaché, accompagné de messieurs en habits noirs, à l'air si ému ? » Il ne sait, mais avoue « avoir envié ceux qui tombaient à genoux, ceux qui jetaient des fleurs sous les pieds des prêtres » (...). Et « d'avoir admiré plus que tout au monde la longue procession qui, au bord de la rivière, sortie de la cathédrale, allait sous de longues allées d'arbres, rejoindre une petite église romane de faubourg, au pied d'une montagne de verdure. » La pompe et l'émotion religieuse font de Quimper une cathédrale contenant une cathédrale, un réservoir d'images bouleversantes captées depuis la fenêtre d'une chambre d'enfant.

Dans l'herbe du Frugy


L'enfance ? « J'imagine, dit la biographe Hélène Henry, une petite enfance de gosse nerveux, fragile, mais qui déjà, travaille bien à l'école et qui vit dans l'ombre du mythique grand-père qui prédit : « celui-là ira loin ! » 

Déjà cubiste, l'enfance : « La maison paternelle est là ; les marronniers sont collés à la fenêtre, La préfecture est collée aux marronniers, le mont Frugy est collé à la préfecture. » Quimper est un prisme, un kaléidoscope dont les couleurs embrasent la sensibilité de l'adolescent. Allongé dans l'herbe au sommet du Frugy, sa rêverie va d'un livre ouvert aux marronniers-marquises, dans ces vers lyriques du « Laboratoire central » : « Voici le précipice où mon arbre a grandi/ Il y a là un amphithéâtre de jeunes filles roses et blanches/ Je me suis couché au bord et j'ai lu des livres/ Mes jeunes pensées étaient en robe de dimanche/ Elles avaient des fleurs dans leurs cheveux lisses. » 
La mort du grand-père en 1889 provoque un tel désarroi chez Max que sa famille le fait examiner par le neurologue parisien Charcot. Comme si Samuel Jacob avait emporté l'être de Max dans les limbes, l'abandonnant à son « Qui suis-je ? » « J'étais, enfant, doué. Mille reflets du ciel/ Promenaient, éveillé, les charmes de mes songes/ Et venaient éclipser l'étendard du réel./ Au milieu des amis, enseignés par les anges/ J'ignorais qui j'étais et j'écrivais un peu. » (Le laboratoire central.) Dans l'écriture, il y a une quête de soi, et la conscience que le « moi » n'est qu'illusion.

Rêves inventés


A partir de la seconde, Max est l'un des plus brillants élèves du lycée de Quimper. Comme ses amis René Villard et Raoul Bolloré (qui se jettera dans la Vilaine à vingt ans), il lit les classiques mais aussi Verlaine et Rimbaud, initié par son professeur, une jeune femme. Elle aussi se suicidera. On se suicide beaucoup. 

Max lui-même joue à se faire peur. Car « toutes les ivresses ne font pas taire l'idée obsédante du suicide ». Ce sont pourtant « les plus belles années de ma vie ». Le commerce familial est florissant : Lazare Jacob ouvre une succursale à Saint-Servan et Paris, où il répand la mode des mules brodées, obtenant par elles un prix à l'exposition universelle de 1898. 
On habille le conseil municipal, les professeurs de La Tour d'Auvergne fréquentent le salon Jacob, on parle de sa carrière quand il joue avec ses frères et sa soeur au jeu des « rêves inventés », qui sera plus tard sa définition de la poésie. Qui laisse deviner l'invention doit payer un gage. Le matériel et la méthode poétique du « Cornet à dés » sont là. Sur son trajet quotidien pour le lycée, Max fend une foule de coiffes et de chapeaux, baigne dans la langue bretonne qu'il entend aussi dans la bouche des brodeurs de l'atelier paternel. Si Max ignore qui il est, du moins sait-il où il est, dans cette Bretagne qui « tient du prêtre et du tzigane. » 

Daniel MORVAN.

dimanche 9 avril 2017

Max Jacob : vrai ou faux?

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
samedi 16 avril 1994
Cinquantenaire Max Jacob/ DM 815 mots

Max Jacob est né dans une famille de petits commerçants

Faux. Son grand-père Samuel Alexandre émigre en France pour fuir les pogroms allemands. Les Alexandre s'associent à leurs cousins Jacob, et en prennent le nom. Lorsque Max Jacob naît le 12 juillet 1876, les Jacob sont les plus grands tailleurs de Quimper, et reçoivent les notables. « Quand une reine venait à Quimper, raconte Hélène Henry, et il en venait, elle achetait des cartes postales chez les Villard et des dentelles chez les Jacob. »

L'accès de la cathédrale de Quimper était interdit aux Jacob

Vrai. Les Jacob sont la seule famille juive de Quimper - on les dit « juifs glaziks ». Ils sont laïcs. Depuis sa chambre du 8, rue du Parc, Max dispose d'une vue imprenable sur les flèches. Hélène Henry, sa biographe: « Max adore la cathédrale, les processions, les fêtes Dieu. L'accès à la cathédrale lui est interdit. Il ne supporte pas cette idée d'exclusion. » 

A la suite d'une vision christique en 1909, il se convertira au christianisme. Il se réfugie à Saint-Benoît-sur-Loire pour vivre sa religion. « Les paroissiens se pressaient derrière les piliers pour voir l'illumination de son visage au moment de la communion. »

Max Jacob était dépendant de drogues

Oui, Max Jacob a connu une période éthéromane, à Paris de 1908 à 1912, son époque de vache enragée. A l'époque, certains sceptiques ont attribué ses visions mystiques à cette intoxication. « Cela n'avait rien à voir avec l'usage des drogues opiacées dont on pouvait faire alors usage, comme Modigliani. »

Max Jacob ignorait la culture populaire

Faux. On connaît la solidité de sa culture classique, qui s'appuie sur l'enseignement dispensé au lycée La Tour d'Auvergne, où il lit Rabelais, Voltaire, Rousseau et surtout Pascal. Max parle allemand, pratique Goethe, Hoffmann et Heine, lui aussi Juif réfugié en France. Un seul domaine est interdit, celui du roman (Flaubert et Zola sont proscrits). La culture bretonne, Max y accède par les brodeurs qui travaillent dans l'atelier de son grand-père. « Ils brodent les habits d'académiciens et les gilets paysans, et chantent en breton toute la journée. Max se fait traduire ces chansons. » Il dévore les livres d'Anatole le Braz, Luzel, La Villemarqué. Cela se retrouve dans les « Poèmes de Morven le gaélique».

Max a couvert sa ville natale de gloire

Vrai. Avec les Bolloré et les Villard, Max se dispute les prix au lycée. En 1894, il est le premier élève de ce nouveau lycée à être proposé au concours général de philosophie. Il remporte un prestigieux accessit, qui lui est remis au cours d'une cérémonie triomphale à Quimper. « Le nom de M. Jacob est longuement acclamé» écrit la presse.

Quimper est au centre de son oeuvre

Oui. Il écrit : « J'ai retrouvé Quimper et je n'ai pas retrouvé mes larmes. » Mais Quimper restera toujours la ville de sa vie. Il parle de son «adoration pour Quimper», et son émotion est telle qu'il pleure devant les arbres du Frugy, devant un coucher de soleil au champ de foire. « La Bretagne fait fonction de souffleur dans l'expérience du poète, disait Georges Perros, qui prévenait aussi : Ne faisons pas de tourisme avec Max Jacob. » N'oublions pas qu'une bonne partie de l'oeuvre de Max Jacob s'écrit à Quimper, au cours de ses différents séjours où il vit « le nuage de feu » : la « trilogie de Matorel », « La côte», certains poèmes des livres essentiels, « Le cornet à dés » et « Laboratoire central ».

Max Jacob a inventé le surréalisme.

Il en est un précurseur. Les surréalistes ont reconnu leur dette à son égard, via «Le cornet à dés ». Dans une conférence à l'exposition universelle de 1938, Max Jacob raconte comment, avec ses frères et soeur, il se livre au jeu des « rêves inventés » : ils se racontaient les rêves de la nuit, et celui dont les rêves sentaient l'invention devait payer un gage : cela tombait souvent sur Max. La poésie comme rêve inventé, définition du surréalisme, de la poésie. 

Daniel Morvan

jeudi 6 avril 2017

Nono 4, 6 kg à jeun: Les Frankenstein du tapis vert jouent à l'avale-cubes



lundi 4 mars 2002 870 mots
« Des cubes de 100 g, des écrous de 50 g et des cotillons, rien que pour nous ennuyer ! » Pierre-Édouard, l'un des élèves du lycée Saint-Étienne (Cesson-Sévigné), est confiant. Et les concurrents sont terrorisés devant la gloutonnerie de la bestiole : « Saint-Étienne ? Leur robot avale tout ! » Les quinze élèves du team ont travaillé par étapes : « D'abord une maquette dans une boîte à chaussures, puis en Lego, avant de réaliser le prototype en Inox soudé par un tôlier. Notre machine est munie de deux balais rotatifs qui avalent les obstacles. Dans une semaine, la finale à Paris ! » 
« Nous avons mis au point une idée simple qui marche bien, explique Andy, puisque nous sommes douzièmes sur 43. » Sous la coque de la machine, deux moteurs entraînent des fils de nylon. Point de joints toriques ni de soudures Inox. Les membres du club Cistem de Keragayouat ont consacré 50 heures de travail à leur bécane, forts de leur participation en 2001 à Exposciences. Comme cette autre association brestoise, dont les animateurs n'étaient pas vraiment préparés : « On a commencé par essayer de comprendre comment marche un moteur électrique, et on a eu l'idée du Cobra. Le but, c'est surtout de bouger du quartier !» 10f 206
Chantenay : trois clubs en lice, et un entraînement à peaufiner
Le collège de Chantenay ne proposait pas moins de trois robots, présentés par le collège, le foyer des élèves et la classe-relais. Le tout est managé par un aide éducateur. Gilbert Le Guern, enseignant, a imaginé un avale-tout sur tapis roulant : « C'est notre seconde année de participation et l'an dernier, en finale où nous sommes allés, nous avons vu l'efficacité du tapis roulant. Mais cette année, pas évident, avec les gros cubes ! » Même quand ils sont pourvus d'adhésif. Et comme pour tous les groupes, la différence se fait au pilotage. À vos manettes ! Mais à Nantes, l'initiation commence tôt : ainsi ce jeune garçon apprend, sur le stand des « P'tits débrouillards », le fonctionnement d'une simple guirlande (notre photo 10g 206)
Saint-Laurent-sur-Sèvre : la gloutonnerie de Nono 4 est sans bornes
Les terminales S4 de Saint-Gabriel (Saint-Laurent-sur-Sèvre en Vendée) sont les Frankenstein d'un concurrent aussi effrayant que glouton : Nono 4, 6 kg à jeun. «On est un peu remontés, là. Notre adversaire en seizième de finale est venu nous chercher des cubes dans la balance. » Nouvelle version de l'expression « se chercher des poux dans la tête ».
Alors que M6 diffuse des images d'opérations chirurgicales sur le grand écran de la salle Mangin, que les supporters s'égosillent, le groupe de Saint-Gab' n'a guère plus rien à faire qu'à admirer Nono 4, sa transmission surdimensionnée par chaîne et son épaisse carapace. Nono 4, classé septième, ira à la Cité des sciences en finale.

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Brest, cobra. « Nous avons mis au point une idée simple qui marche bien, explique Andy, puisque nous sommes douzièmes sur 43. » Sous la coque de la machine, deux moteurs entraînent des fils de nylon. Point de joints toriques ni de soudures Inox. Les membres du club Cistem de Keragayouat ont consacré 50 heures de travail à leur bécane, forts de leur participation en 2001 à Exposciences. Comme cette autre association brestoise, dont les animateurs n'étaient pas vraiment préparés : « On a commencé par essayer de comprendre comment marche un moteur électrique, et on a eu l'idée du Cobra. Le but, c'est surtout de bouger du quartier ! »
Robot Daniel Morvan

Quand une fan de Gracq revisite le drame maritime


Sophie Tessier

C’est une étrange histoire à la manière des drames maritimes de Victor Hugo. Sur une île qui évoque Ouessant, trois personnages survivent au cœur d'une brèche temporelle, depuis que Maria, femme à la beauté fabuleuse, s’est noyée avant son mariage. Et voici que, trente ans après, son corps réapparaît: « La chaîne des événements a sauté cet été-là, et voici qu’elle reprend du mouvement sans aucune apparence de discontinuité. » Les personnages de ce premier roman de Sophie Tessier possèdent la dimension magique des héros gracquiens: Antelme, qui lit le stoïcien Marc Aurèle dans le texte, d’où les citations latines qui émaillent le récit. Gaspard, un jeune adolescent un peu étrange, et l’étrange Chantôme, marin à la cape qui porte le deuil de Maria, et subsiste dans une vie réduite à l’os...
Passionnée par l’univers nordique, Sophie Tessier investit avec talent l’âpre imaginaire celtique, où l’autre monde est toujours affleurant, juste derrière le miroir. Cet univers s’édifie à l’intuition, dans le miroitement boréal des épiphanies, et exige du lecteur qu’il accepte de se perdre. De fait, on se laisse étourdir par une écriture qui parle à l’oreille et au corps, avant de s’adresser à l’intelligence: «Les meubles s’étaient durcis à vive arête et l’ombre, rivetée dans les angles morts, comme prostrée, semblait fourmiller de reproches. » Pour ne pas les encourir, il suffit de se laisser happer par le style hypnotique de Sophie Tessier.
DM
Sophie Tessier: Varech. Diabase, 176 pages, 16€.


mercredi 5 avril 2017

Trop courte note about Federman

Raymond Federman
Retour au fumier
Ed. Al Dante, 208 pages, 20 €
Sacré Federman ! Bientôt 80 ans et toujours l’œil vif et la plume alerte. Son histoire est tragique : lors d'une rafle allemande, sa mère le cache dans un placard. Quand il en sort, il est seul : il ne reverra plus sa famille. Il parvient tout de même à passer en zone libre et, malingre petit juif de Paris, se fait échanger contre deux poulets pour curer le fumier d'une ferme de Lot-et-Garonne. Federman a passé l'essentiel de sa vie aux États-Unis et publié là-bas. Cette traduction nous permet de découvrir l'histoire drolatique d'un vieil Américain qui revient et raconte, sous forme dialoguée, ces années passées parmi l'humanité la plus fruste. Le monde animal sort magnifié de ce road movie : sublimes figures de la jument Juliette et du chien Bigleux ! Quant aux hommes, Federman préfère les femmes.
DM

vendredi 31 mars 2017

Klaktonclown : le Blain bouillonnant

Un disque six titres et une série de concerts jusqu'aux Vieilles Charrues

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎jeudi‎ ‎7‎ ‎juin‎ ‎2001
1047 mots
Daniel MORVAN
Après Jeanne Cherhal, Klaktonclown manifeste la vitalité musicale de la région nantaise, dans la catégorie chanson revisitée, dans un flash back pas trop appuyé vers la musique de rue. Pour eux, tout a commencé dans un Blain chaud et leur prochain rendez-vous, c'est les Vieilles Charrues.
' Nous sommes le groupe Klaktonclown, groupe de chanson française originaire de la région nantaise. ' Pas de raisons de rouler les mécaniques : lorsqu'on se présente dans un tremplin musical, avec des musiciens qui peuvent être des voisins, des potes, des frères même, mais jamais des concurrents, rien n'est plus odieux que l'envie de gagner. ' Le Tremplin des Jeunes Charrues, c'était important pour nous, mais surtout parce qu'on n'avait pas joué depuis longtemps à Blain, et que Régis, Rachel et moi, on est du coin, explique Samuel, pianiste de Klaktonclown. Nous allions jouer devant les copains d'enfance, la famille, mais pas dans l'esprit de gagner. D'ailleurs, nous étions presque sûrs que Karré Magic allait remporter le tremplin. Nous les avions entendus avec un saxophoniste, c'était réellement impressionnant. Il y avait aussi Car Crash, un groupe de hardcore qui joue tout à fond, c'est des Mousquetaires du rock. Et c'est mon frère le batteur. ' Sens du collectif Tout ça pour dire que Klaktonclown ne carbure pas à l'arrivisme malsain. Il rayonne de générosité spontanée, nourrie par l'intense vie associative du pays de Nozay, et dont le groupe serait l'inflorescence, l'émanation surprenante. Ce soir de mars 2001 à Blain, loin de l'opulence nantaise, les rockeurs mouillaient leur chemise. les Vontnuspieds, les Celdones, Car Crash avaient déjà fait très fort. Et pourtant, lorsqu'elle s'est pointée, femme accordéon à peine visible derrière sa boîte à frisson, chaussée d'énormes pompes de fille des rues, quelque chose de plus s'est passé sur scène. Frisson immédiat, charisme à tomber, allez donc savoir ce qui, au-delà des critères objectifs de présence, de musicalité, de conviction, vous scotche 700 personnes en même temps dans une salle municipale de l'autre bout du département. A vrai dire, on le sait très bien, et ça s'appelle Rachel Langlais, comme ailleurs cela peut aussi se dire Jeanne Cherhal, puisque Cherhal et Rachel, c'est idem. Une sorte de verlan enchanté qui réunit les deux copines par une anagramme. Haute comme trois clochardes, avec une bouille d'Irlandaise et une voix ' rive gauche ', elle vous balance ses perles à rebours, ses chants magnétiques, et vous êtes cuits. Ce soir-là, les membres du jury des Jeunes Charrues ont cessé d'écrire sur leurs petites tablettes. Plus la peine. Klaktonclown irait au tremplin final de mai, à Carhaix, pour gagner sa sélection au plus grand festival de France. En laissant exactement la même sensation qu'à Blain et Rezé, où le groupe avait opéré sa première percée urbaine, pour le festival ' Premières scènes ' de la Barakason. Terreau associatif A la base, Klaktonclown, c'est Régis et Rachel Langlais (respectivement guitare, chant, compositions et chant, accordéon) et Samuel Sanz-Aparicio. Leurs premières apparitions (après la formation du groupe en 1997) : une scène à Blain en première partie des Little Rabbits, la dernière édition du Champ de Rock en 1999, un disque compilation, SOS Paysans. ' Le Champ du rock, on y avait écarquillé les yeux pendant dix ans en tant que spectateurs, raconte Régis, je faisais même partie du service d'ordre. Alors, monter sur scène ! ' Ce qui va aider le groupe à grandir, c'est le terreau associatif de Blain. On y organise par exemple le festival ' Graines d'automne ' (association Campagn'art), quinze jours d'animations tous azimuts, avec un volet ' Jazz à la ferme ' à la Grignonnais, en partenariat avec François Xavier Ruan (le Pannonica), qui est originaire du coin. Un joli bouillon de culture où s'épanouit le collectif d'artistes ' Aspho'morana ' dont font partie Klaktonclown, la compagnie Bulles de Zinc (théâtre de rue), les artistes Djé (photo), Gros Mic (dessin) Lolo et Guill'om (contes). Grâce au soutien de la Barakason de Rezé, Klaltonclown va enregistrer deux titres en studio, dans des conditions professionnelles. ' Nous avons pu analyser minutieusement notre musique, explique Samuel, apprendre la rigueur, épurer le son, faire la chasse à la grosse cavalerie. Nous avons aussi travaillé sur la scène, les lumières, et tout ce travail nous a donné confiance. ' Le groupe va engager un batteur, envisager une ' démo ' six titres financée par Espho-morana et Campagn'art, qui sera enregistrée par Al Magister à la Chapelle-Heulin. ' Nous ne voulions pas tenter l'album douze titres, parce que nous étions en train d'apprendre en enregistrant. Nous avons investi beaucoup d'énergie là-dedans. ' Là-dedans, c'est un résumé de la musique de Klaktonclown : convictions politiques qui les rapprochent du rock français anti-mondialisation, jeux sonores entre Balkans et centre-Bretagne, new musette et java rock, cabaret à ciel ouvert, lyrisme intense contenu dans leur chanson-étendard, ' Londres ', sublime chant d'amour qui transforme les salles en ciel inversé constellé d'étoiles. Et puis Klaktonclown, c'est claque ton clown. Bouge-toi, ne rêve pas ta vie, fais-la. ' Je n'aime pas du tout le côté artiste dans sa bulle ' confie Régis, avec son pied dans le plâtre. Le bocal, ils l'ont bien cassé, et ça fera du bruit à Carhaix-Plouguer. Daniel MORVAN. Disque six titres disponibles chez les disquaires nantais et dans les Fnac, ou à l'adresse : Asso Espho'Morana, Barel, 44130 Saint-Omer de Blain. Tél. 06 65 19 59 71.

Une princesse aux marches du Pallet




Née en 1954 à Nantes, Danielle Robert-Guédon a publié : « Le désespoir du singe » (éditions Balland, 1997), « Le grand abattoir » (Balland, 1999), « Déposition » (Filigranes, 2000), « Je reçois » (Balland, 2002), « Les vivants, les morts et les marins » (Joca Seria, 2005).

Dans notre série de l'été 2005, la romancière nantaise Danielle Robert-Guédon raconte les vacances de son enfance. Une parenthèse enchantée entre vignes et Sèvre.

« Mes grands-parents avaient une toute petite maison au Pé-de-Vignard, près du Pallet. Ils me gardaient souvent et je passais l'été chez eux. Mon plus beau succès médiatique eut lieu quand j'avais huit ans. J'avais inscrit mon nom à la craie sur toutes les portes en bois du village, celles, peintes en noir, des innombrables caves, appentis et pressoirs où les hommes se retrouvaient le soir pour goûter le muscadet. »
« «Le nom des sots est écrit partout», me répéta chaque jour mon grand-père, jusqu'à ce que les pluies d'automne aient effacé mes velléités de gloire ».
Les étés de l'enfance, et jusqu'à ses quatorze ans, ils ont pour Danielle Robert-Guédon la couleur des levers matinaux et des longues promenades entre les ceps, au lever du soleil : « J'ai toujours eu l'impression d'étés très chauds : Ma grand-mère me gardait à l'ombre à midi, car il y a peu d'ombre dans le vignoble. Mon grand-père me réveillait tôt, vers six heures et demie. Avec un petit voisin, je partais chercher du lait, le soleil se levait à travers les vignes. Entre le Pé et Saint-Michel, on traversait par les voyettes, de simples sentiers à travers champs. Au retour, on s'amusait à faire tourner le bidon sans renverser le lait. »

Déambuler dans les vignes...

La petite Robert ne renverse jamais le pot au lait, mais elle a peur. Peur du hérisson en boule au milieu de la voyette. Peur des rats sous le tunnel de chemin de fer. Des rats qui peuplent l'égout plein du sang provenant d'une boucherie proche. Pas fière, la petite Robert. Mais heureuse d'évoquer ces souvenirs d'enfance qui la ramènent au temps de la campagne, de la culture paysanne. « Là, je ne me posais aucune question. C'était bien. Quand je raconte ça à mon fils, j'ai l'impression que c'est le XIXe siècle. Il n'y avait pas encore l'eau courante, dans ces années 1960-62. J'avais une douzaine d'années. J'allais chercher l'eau à la fontaine. Il y avait une petite cour avec une tonnelle de vigne. Avec mon grand-père on devinait des formes, des visages, des animaux, dans les feuilles. Les voisins venaient chanter le soir. La petite fille du parc Montsouris, Les flots bleus, Le grand Lustucru...
C'est le Grand Lustucru qui passe,
C'est le Grand Lustucru qui mangera,
Les enfants qui ne dorment guère,
Tous les enfants qui ne dorment pas.
J'y croyais, au Grand Lustucru ! »
Sa petite bande, ce sont Jacques, Odile, Hélène, François Lorre. « On jouait, mais surtout, on déambulait. On se baignait dans la Sèvre, ce qui est impensable aujourd'hui, on goûtait au bord de l'eau. »

Grand-père et grand-mère

Et la grand-mère ? Hélène Robert, elle transmet. Autre chose que Jean Robert, qui enseigne le nom des arbres et, lorsque c'est l'heure de se coucher, les différents mots d'argot pour dire « lit » : pucier, page, niche.... Ce cours du soir a lieu de part et d'autre du rideau qui sépare la chambre des grands-parents de celle de la petite.
« Grand-mère me faisait faire la prière. «On va prier pour tous les gens qu'on aime dans la famille». C'est comme ça que j'ai appris la généalogie familiale, la prière était prétexte à raconter la famille. »
Il y a aussi les promenades avec grand-mère. « Elle m'amenait visiter les veuves du village. L'une d'elles avait trente chats. Elle allait boire un petit verre chez madame Gestin. Je me souviens aussi d'une femme toujours vêtue en homme, qui fumait des roulées. Mon grand-père l'appelait George Sand (il m'interdisait d'ailleurs la lecture de Colette, la dépravée). C'était un monde où le masculin et le féminin étaient très marqués. Mais, en tant que petite fille, j'étais quand même tolérée dans les pressoirs. » Le vignoble des années soixante, c'est un monde aussi compartimenté qu'une tribu indienne, où l'enfant va d'un tipi à l'autre pour grappiller ce qu'il faut savoir, le monde des hommes dans l'ombre des celliers, le vin, les discussions politiques avec l'instituteur de gauche et les voisins.
Et celui des femmes aux heures chaudes, lorsqu'il n'y a plus qu'à apprendre à coudre avec grand-mère.


Daniel Morvan.

jeudi 30 mars 2017

Pierre Gallais: L'art m'attend, moi le matheux (archive 1992)

Pierre Gallais est un artiste qui puise son inspiration dans les maths. Première rencontre à Quimper, où ce centralien artiste exposait ses œuvres en 1992. 


"L'art m'attend, il y a mathière à méditer" © DR

En juillet 1992, une galerie quimpéroise (Artem) expose un créateur d'objets mathématiques: Pierre Gallais, centralien atypique, DEA de mathématiques pures, scénographe lumière, rêve d'un monde qui n'opposerait pas art et science, et y met une bonne dose d'humour.

Diplômé de mathématiques pures, le rennais Pierre Gallais avoue avoir longtemps tout ignoré de l'art. « Enfant j'avais le virus de la peinture et je marchais bien à l'école. J'ai mené les deux à fond, intégré l'école Centrale avant de partir vers d'autres horizons. » 


Ce chercheur pur cherchera vite à quitter l'isolement de la tour d'ivoire et à provoquer la rencontre entre les deux courbes de ses passions: poésie et math, au point qu'il nomme l'armathan. "Je ne me suis pas vu construire des ponts et j'ai vite bifurqué. Je me suis mis à jouer sur les hologrammes et à exposer le théorème de Pythagore dans des lieux publics. L'homme a inventé les mathématiques pour comprendre le monde. Elles peuvent aussi l'aider à créer une oeuvre esthétique. » 

Exposition "Mathematics" à la Cité des sciences de Paris © DR


Lorsque les mathématiciens parlent de l'élégance d'une démonstration, de la poésie inhérente à une théorie, ils sont malheureusement les seuls à comprendre ce qu'ils éprouvent. Pierre Gallais fait partie de ces chercheurs pour qui style et poésie peuvent devenir un but en soi. Il planche sur ses équations à seule fin de transmettre ses émotions de chercheur. Des lieux comme le centre Georges Pompidou, le FRAC Rhône-Alpes ou le musée d'Art contemporain de Nice ont accueilli ses interventions géométriques, reliées à des créations laser et électroacoustiques. Pierre Gallais aime à railler le sérieux des idéaux mathématiques en les matérialisant. "Les gens qui ont réussi quelque chose ont suivi divers chemins, dit Juan Miro. Mais aucun ne s'est écarté de son chemin."


Pierre Gallais : « ma thématique appliquée », galerie Artem en transit, 1er étage des halles Saint-François, jusqu'au 30 juillet 1992, de 15 h à 19 h, sauf dimanche et lundi. Entrée gratuite. 

Pierre Gallais, plasticien mathématicien © DR

Le Concorde projette du rêve depuis cent ans

Fanny et Sylvain Clochard

Le Concorde projette du rêve depuis cent ans
samedi 18 mars 2017 
801 mots
Daniel Morvan
Le Concorde, cinéma du quartier Chantenay-Zola à Nantes, fête son centenaire en 2017. Une fête anniversaire hors les murs, à l'ancien cinéma Olympic, marquera le début des festivités.

À l'origine, un dancing

Le Concorde n'a pas toujours été ce ciné de quartier connu de tous les cinéphiles nantais, qui adorent y découvrir les nouveautés en léger différé. Ou déguster les petits films fragiles ciselés par des cinéastes militants.
« À l'origine, c'était un dancing, indique Sylvain Clochard, successeur de son père Gérard à la gérance du Concorde. Ce cabaret finançait les colis des prisonniers de guerre en Silésie. Fin 1916, un soldat démobilisé est arrivé avec un petit projecteur Pathé 8 mm et une toile de tente. Il a dit : je vous fais une projo à la fin du bal. »

En 1918, le Grand National

La piste de danse s'est remplie de tables et de chaises. En janvier 1918, le concept est validé : vingt-trois ans seulement après la projection du premier film de l'histoire du cinéma, le Grand National, cinéma de 1 000 places (chaises, bancs) ouvre ses portes pour son premier siècle d'activité.
La commune rouge de Chantenay-sur-Loire a son cinéma, dans les salles 1, 2 et 3 de l'actuel Concorde. On descendra à 600 places de fauteuils vers 1920.
En 1934, il devient le Moderne. Aucun travail d'histoire n'a été réalisé sur le Concorde, ainsi baptisé dans les années 1950, période du boom des cinés de quartier.
Dans les années 1970, il se subdivise en trois, puis quatre salles, avec une orientation nouvelle « art et essai ».
Avant le rachat en 1984 par Gérard et Laurence Clochard. « J'avais alors 10 ans, se souvient Sylvain. Mes parents, trentenaires, s'ennuyaient dans leur métier et cherchaient quelque chose d'excitant. Ils ont hésité entre un poste à l'ambassade de Cuba et le rachat d'un cinéma moribond à Chantenay. Il ont choisi la seconde option.»

Séances mythiques de 23 h

Ce qui passe pour une blague se révèle être un concept : voir et montrer les films qu'on aime, tel est le projet du jeune couple. Ils découvrent le métier, rencontrent un public qui leur ressemble, la génération de 1968, biberonnée au ciné d'auteur, de Renoir à Truffaut.
Le cinéma en marge se trouve un lieu branché à Nantes« C'était cool, raconte Sylvain Clochard, un ciné avec des séances mythiques de 23 h, où l'on projetait Midnight express ou The rocky horror picture show devant des hordes de punks. « Je ne veux voir qu'une crête », ordonnait mon père. Et les disciples de Sid Vicious se rangeaient sagement. »

Sans pub

Cent ans après la première séance, la devanture vintage du Concorde s'élève toujours, comme une vigie, sur le boulevard de l'Égalité. Dans le vertigineux hall d'entrée qui conduit vers les vastes divans-fauteuils en cuir noir, l'attente est minimale : on s'immerge vite dans l'une des quatre salles pour des séances à injection directe, sans pub. L'absence de transition renforce la puissance onirique de l'écran.
Le Concorde reste le cinéma qui projette le plus grand nombre de films différents. « Dans l'agglomération, 56 écrans montrent 25 à 30 films, alors que les quatre écrans du Concorde en diffusent de 18 à 25. »
Une diversité qui continue à plaire à un public de la grande génération des cinéphiles. Mais si vous projetez Midnight express, vous aurez toujours un vieux punk à pointer sa crête au guichet. Presque déçu de ne pas entendre la voix de Gérard Clochard: «Je ne veux voir qu'une crête ! » 
Pour le reste, rien n'a changé.

Daniel MORVAN.
Contact. Cinéma Concorde, 79, boulevard de l'Égalité, à Nantes, www.leconcorde.fr. 6 € la séance, 5 € moins de 26 ans, 4,80 € abonnés, 4 € moins de 14 ans.

François Matton. Exercices de poésie pratique


Exercices de poésie pratique
QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
lundi 27 mars 2017
176 mots
Daniel Morvan
« Tant que vous resterez dans la peau du vieil homme, n'espérez pas connaître autre chose que les montagnes russes de l'âme slave »... À la manière d'un guide de méditation, François Matton propose un guide de poésie pratique bourré d'autodérision. Et illustré avec talent. On s'amuse beaucoup à voir l'écriture traitée comme une discipline spirituelle, une manière de réorchestrer ses chakras ou d'affronter la frustration de l'homme moderne. En trente chapitres, la poésie trouve enfin ce rôle pratique auquel Rimbaud rêvait : ronronnez d'aise sans plus penser à rien, peuplez votre solitude, flottez pour l'éternité au coeur de la poésie : « Votre oeil n'a plus rien à envier à celui de l'aigle royal, votre odorat vaut celui des chiens truffiers, votre ouïe peut s'aligner sur celle de la chouette effraie, votre toucher est aussi fin que celui des grands primates. Bref, vous voilà enfin équipé pour une vie de poète digne de ce nom. »
Daniel Morvan
François Matton: Exercices de poésie pratique. POL, 128 p., 12€

Echappée belle à la Madeleine: La Havane sur Loire

DR

Lundi 10 mai 1999, 
989 mots
Si Hemingway vivait et visitait Nantes, c'est à la Conga des Bananes qu'il mangerait, en écoutant Compay Segundo. Et peut-être dirait-il, en exagérant un peu : « La Madeleine, c'est La Havane ».
La preuve que les artistes sont bien dans leur quartier, c'est l'espadon de la Conga des Bananes. Un bar-restaurant sans bananes, mais avec congas. « L'idée de ce nom vient d'un titre d'une bande dessinée de Hugo Pratt. » Alain Peneau a découvert la Madeleine par hasard, en cherchant un lieu pour y loger son rêve de restaurant carribéen, avec un magnifique espadon de résine. « La Madeleine, ce n'est pas le centre ville. Quand on vient ici, c'est parce qu'on a décidé de manger ou de boire un verre à la Conga des Bananes, comme on va à la Belle Équipe ou à la Civelle. Manger ou boire, pas les deux : j'ai découvert ça, les Nantais aiment bien commencer dans un lieu et continuer ailleurs. » Ou l'inverse. Donc, pas le centre ville. D'ailleurs, ce quartier si vivant le jour est, de l'aveu du restaurateur, aussi désert la nuit que la rue principale de La Ferté-Bernard un soir de couvre-feu. « La Madeleine devient un quartier résidentiel, avec beaucoup d'employés du secteur tertiaire. Les squats tendent à disparaître, car on détruit beaucoup d'entrepôts. Cela risque d'altérer le pittoresque, mais les résidents cherchent un environnement plus calme. Ceci dit, nous n'avons jamais eu à nous plaindre des squatters. » Alors, cette conga ? « La conga, c'est un rythme des Caraïbes. A cause des bananes, les gens croient qu'il s'agit d'une ancienne mûrisserie. En réalité, il s'agissait d'une boulangerie. » Ici, on peut déguster sans honte un Romeo Y Julietta, un Monte Cristo ou un Davidoff de la cave du maître de maison, un vieux rhum de La Havane ou de Port-au-Prince, un curry ou un colombo, plats de porc ou de volaille, accompagnés de sauce épicée d'origine indienne. Et écouter de la musique exclusivement acoustique et non amplifiée, en compagnie de personnes qui ne sont pas seulement ces « quadras BCBG » qu'Alain Peneau pensait attirer. « Ici, les 20 ans et les 70 ans cohabitent très bien. » 

Le merle et l'androïde 

Une mûrisserie, en voici une : rue Émile-Péhant, avec ses claires-voies. Nous sommes à l'Artomatique, un ancien garage automobile simplement rebaptisé en changeant le « u » en « r ». L'Artomatique, lieu officiel d'un collectif d'artistes, héberge neuf ateliers d'artistes répartis dans des coins de garages et des soupentes signalés par des anciennes plaques bleues de rues. 
Cédric Angelin, par exemple, travaille rue de l'Aveyron. Cet ancien élève de l'école Boulle prépare un beau fond rouge, où il a peint des carrés d'or. Ce qu'on peut souhaiter de mieux à un habitant du quartier, c'est d'avoir ce tableau sur l'un de ses murs. Un colosse passe, portant négligemment une poutre de chêne sous le bras. « Ici, c'est un superbe endroit. 
En l'an 2000, un coup de bulldozer là-dedans et hop, terminé ! Mais je préfère être là qu'à ne rien faire dans la rue. Pour le reste, voyez le président. » 
Au fond de la cour, un hangar en planches abrite le lieu des fêtes du collectif. Très excité, Axel Rhod prépare une soirée DJ « spatial kitsch ». Avec des planches récupérées dans des bennes à ordures, il fabrique des soucoupes volantes où, vendredi, les disc jockeys vont emmener tout le monde dans les mondes intergalactiques de la house et du trip hop. 
Axel Rhod n'a pas le temps. Trop speed, mais bon, cinq minutes alors. T'as du feu ? « Je ne m'implique pas directement dans l'association de l'Artomatique, car je démarre un peu dans mon travail de sculpteur. Mieux vaut s'adresser au président. » Des oscars géants pour boîtes de nuit, des totems pour concerts de rock, des femmes androïdes en pièces mécaniques. Bonne chance, l'artiste, dans un monde de vitesse. 
Et que la Madeleine garde sa lenteur. 
Lorsqu'on marche dans les rues de la Madeleine, la Loire est très discrète. Elle se devine seulement au bout de la rue Fouré et des Olivettes. Pour entrer en contact direct avec le fleuve, il faut quitter la Madeleine, prendre un chemin entre le quai Magellan et la Loire, emprunter un ponton aux pieds duquel l'eau coule sans bruit. Tournant le dos aux immeubles, un pêcheur monte et remonte son trémail, mais a sans doute oublié de prier sainte Alose. Quand il n'y aura plus de quartier, il y aura toujours la Loire. 
Encore plus loin, c'est l'îlot Bitche, derrière la Cité des congrès, exemple d'urbanisme de la table rase. Comme un dinosaure de bande dessinée, un tractopelle grignote délicatement la toiture des Hydropath. Ici, la grondante écluse Saint-Félix, derrière laquelle on devine, comme enchaînés aux eaux, des mondes de pépiements, de merles siffleurs, de grives soûlées de soleil, de charrues au front buté, de cris d'enfants chasseurs d'arcs-en-ciel, de cornemuses à ciel ouvert, le vacarme champêtre qui manque à la ville, l'écluse marque le point kilométrique 00,000 du Canal de Nantes à Brest. Le point zéro de l'allée royale des marcheurs. C'est tentant, mais ça ne serait pas sérieux.