Marie Valera est Eurydice dans Grandeur et Décadence d'un petit commerce de cinéma |
La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.
Distribué
pour la première fois en salle cette année 2017, Grandeur
et décadence d’un petit commerce de cinéma
fut réalisé par Godard pour TF1 en 1986, avant la privatisation de cette chaîne. Dans le cadre d'un hommage télévisé collectif à la Série Noire, il est supposé s’inspirer d'un mauvais polar de James Hadley Chase, Chantons
en chœur. Le film dénude la mécanique boutiquière du cinéma, les rouages financiers, l'argent sale, la dimension artisanale d'un art dont les grands sont, comme les maréchaux napoléoniens, tombés au champ d'honneur.
A l'heure du recrutement des figurants, c'est le ballet des chômeurs et des techniciens qui défilent dans les locaux de JLG Films, la petite entreprise de Jean-Luc Godard, en crise depuis La Chinoise (voir le biopic "Le Redoutable" de Michel Hazanavicius, d'après le roman d'Anne Wiazemsky, Un an après). Voilà pour la contingence qui constitue, selon Baudelaire, "une moitié de l'art". L'éternel et l'immuable se situent dans la manière dont Godard fait fusionner le scénario de commande avec une recherche de la beauté.
"Le cinéma c'est autant l'art de chercher un beau visage à mettre sur la pellicule que celui de trouver l'argent nécessaire à l'achat de cette pellicule", écrit-il dans le synopsis fourni au spectateur (le singulier est de mise, lorsque vous êtes le seul spectateur dans la salle, avec toutefois, ce jeudi-là, la projectionniste du Concorde venue en début de séance caler la mise au point du film restauré).
Grandeur
et décadence…
nous offre en effet de belles retrouvailles avec Jean-Pierre Léaud, chef furax du casting, et Jean-Pierre Mocky, double fulminant de Godard, qui construit son système de production autonome et manie les liasses de billets dont la provenance douteuse inquiète la comptable. Autant de circonstances qui nous mènent au moment réellement merveilleux du film celui du casting, où les candidats "de l'ANPE" défilent devant la caméra de la chef opératrice (jouée par Caroline Champetier).
Godard déconstruit une phrase de Faulkner qu'il découpe en morceaux pour les faire prononcer par les candidats au casting, comme des bovins dans une ligne d'abattage, sur une musique d'Arvo Pärt. Tant de figurants pour articuler une seule phrase de Faulkner. Envoûtante séquence répétitive où l'on parvient difficilement à saisir l'intégralité de la phrase, séquence qui annonce les études formelles d'Histoire(s) du cinéma, grand oeuvre vidéo que Godard s'apprêtait alors à mettre en chantier.
Oui, les références antiques affluent ici, tantôt à travers le visage d'Eurydice (Marie Valera filmée comme un tableau de Vermeer dans un jeu de surimpressions), d'une actrice du muet, et d'autres beautés revenues d'entre les morts qui font de cette séquence une cantate de visages inquiets, banals et sublimes.
Daniel Morvan
Daniel Morvan
race humaine.