dimanche 19 août 2018

19 août 1955, Nantes. « J'ai vu Jean Rigollet tomber »


Claude Arteaud, militant CGT, était dans la manifestation le 19 août 1955



Le 19 août 1955, un jeune maçon était tué par balle lors d'une manifestation des métallos nantais. Claude Arteaud était à quelques mètres de Jean Rigollet quand il est tombé. Cet article est paru en août 2005.

Nous avions rendez-vous au monument aux morts, devant la mairie de Couëron. « J'ai eu peur de vous rater avec tout ce monde, je ne savais pas qu'il y avait un mariage. Suivez-moi, c'est le break Skoda. » Triskell et drapeau basque collés sur la vitre arrière. Sa maison s'appelle « Les heures claires ». Celles dont on va parler ne le furent pas.
Un monument au mort, ce n'est pas ce que demande Claude Arteaud. Juste une plaque pour le tué du 19 août 1955, Jean Rigollet, frappé d'une balle lors d'une charge policière contre une manifestation ouvrière à Nantes. Et sans Claude Arteaud, ex-représentant des encyclopédies Tout l'univers, ex-marchand de vins corses, ex-ajusteur des Chantiers de Bretagne, l'image de ce garçon agonisant au sol n'aurait jamais été développée.
Claude Arteaud n'a pas seulement vu tomber le jeune maçon. Il a sauvé l'image, permis qu'elle soit développée et transmise à l'hebdomadaire La vie ouvrière, puis diffusée dans le monde entier.
« Il faut dire que nous étions en situation de guerre. La castagne à tours de bras. Les gardes mobiles, on leur tirait des boulons au lance-pierres. S'il y a eu des blessés côté ouvriers, il y en a eu aussi côté CRS. Pendant le lock-out de l'usine, les gardes mobiles occupaient nos vestiaires. Ils avaient chié dedans et déchiré nos bleus. Je me souviens qu'on se réunissait dans un bar, «Le Rescapé». Un jour, un CRS éméché, en civil, est venu fanfaronner en disant qu'il dormait là-bas, dans nos vestiaires. Tu vas nous expliquer ça, qu'on lui dit... On l'a coincé dans une arrière-cour. On ne l'a plus jamais revu. »
Viviane, l'épouse de Claude, confirme. « On regardait les gars passer des balcons des Galeries Lafayette et on chantait avec eux : Ohé, ohé métallo/C'est nos quarante balles qu'il nous faut. Mais ils étaient à bout et ça faisait peur quand ils descendaient la rue. »

Exfiltrer la journaliste

Le vendredi 19 août, vers 19 h 30, les manifestants occupent toute la largeur du cours des 50 Otages. Comme d'habitude, Claude Arteaud est en première ligne, mince et nerveux, un vrai physique de rocker. On le voit sur une photo de meeting, quelques jours avant, aux côtés de son « p'tit pote » Jean Kuffer, drôlement sapé, on dirait en dimanche. « Que non, on mettait ce qu'on pouvait, c'est les cognes qui avaient nos bleus ! »
Claude, carte CGT n°3795 (septembre 1953), habitant rue Kervegan, a déjà fait ses preuves comme représentant des jeunes ouvriers. Il a fêté ses vingt ans le 11 mars 1955. En face, les CRS ne sont pas bien vieux non plus.
Sous la pression, les gardes mobiles perdent les pédales. Un CRS est encerclé par les manifestants, une arme crépite. « Je n'étais pas plus loin que d'ici à la télé. Ne croyez pas qu'il est tombé tout de suite. Jean Rigollet a glissé tout doucement, comme un pantin désarticulé. Je n'ai pas vu tirer. Ce n'était pas un coup de feu isolé, mais une rafale. Une balle lui est entrée par le cou. J'ai entendu : Assassins ! Assassins ! Il a glissé, plein de sang. Et puis on a entendu les CRS crier : il faut récupérer la journaliste ! » Elle, c'est Rosyne Moreno, reporter de La vie ouvrière, qui vient de faire la photo.
« Un copain me dit : tu connais le quartier, il faut que tu prennes Rosyne et tu l'emmènes à la Poste. On me l'a remise. À partir de là, je n'ai eu que ça en tête. » Exfiltrer la journaliste avec son boîtier contenant la photographie du maçon de Sainte-Lumine-de-Coutais, gisant dans son sang. Juste après cette image, les CRS vont charger, emporter le corps et prendre Rosyne Moreno en chasse.
« Je l'ai drivée les flics aux fesses, pas questions de discutailler, jusqu'à la Poste, où des copains nous ont mis à l'abri. J'ai dit : comment vous allez faire pour la photo ? T'inquiète, me dit un copain, on va travailler par bélino. Je ne connaissais pas cet appareil à transmettre les photos par téléphone. Après, dans l'escalier, je me suis effondré. Je n'avais jamais vu de copain mort. Le lundi, l'article et la photo paraissaient à la une de La vie ouvrière. »

À l'encre rouge

Le journal de la CGT (numéro 573, semaine du 23 au 19 août 1955) titrait ainsi : « Pour eux, la vie d'un ouvrier maçon vaut moins qu'un billet de banque. »

Et la photo. De Jean Rigollet jeune homme, il n'existera que deux clichés : son portrait sous le calot militaire, beau regard grave, et cette atroce image cadrée en plongée d'un corps dont le bras droit est soulevé par une autre main, d'une tête et d'un buste éclaboussés de sang, et tout cela raconte autre chose qu'une balle perdue. Des patrons reprochèrent ensuite aux métallos d'avoir tué l'image de Nantes... Une légende, la lutte des classes ?
Les silences sont imperceptibles, parce que les souvenirs masquent les larmes, et Claude a encore mille choses à raconter : sa mise à l'index par les patrons nantais, son parcours de métallo tricard, «marqué à l'encre rouge », condamné à vendre des encyclopédies, du pinard frelaté ou des Simca 1000, avant d'être repéré comme ancien de 1955 et de chercher fortune ailleurs. Il parle aussi des femmes. De celle qui déposa un bébé sur le bureau du préfet avec ses mots : « Maintenant, occupez-vous de le nourrir. »
De temps en temps il y a comme un sanglot étouffé, on revoit le maçon de Sainte-Lumine, son corps récupéré par les pieds, à ce qu'on dit, une dame aurait vu ça de son balcon. Un corps traîné par les pieds, a-t-on prétendu, dans des chants de victoire. Et dans ce corps-là, « c'est l'histoire, la jeunesse, c'est nos vingt ans qu'on nous a bouffé. »


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mardi‎ ‎30‎ ‎août‎ ‎2005
1208 mots
Daniel Morvan

vendredi 10 août 2018

Nice promenade des sanglots (14 juillet 2016)





Je feuillette une dernière fois mon agenda 2016 et m'arrête sur cette date: Du 14 au 18 juillet, festival d’Avignon. Les réservations prises pour les spectacles. Les Damnés (durée: 2h37). Karamazov (4h30). 2666 (12 heures).
Je n’avais jamais couvert le festival « in », et pas question de passer à côté des expériences fortes promises par l’affiche. 2666 est l’adaptation d’un roman infini, car interrompu par la mort de son auteur, Roberto Bolaño. L’interview d’Antoine Ferron, un jeune comédien, et ami de ma fille Mathilde, était déjà calée.
Le soir de la fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 84 personnes. J’ai barré Avignon sur mon agenda et j’ai écrit: Nice. Cela s’appelle être dérouté. D’Avignon à la Baie des Anges.
J’ai trouvé un ami journaliste à l’hôtel Univers, dans le vieux Nice. Aucun problème de réservation, les touristes quittaient tous le navire. Marc avait déjà engagé son premier reportage, parution le lendemain. Je prenais le relais sans attendre. J’ai d'abord marché sur la promenade des Anglais. J’ai regardé sans voir. Vu sans regarder. 2 km de bitume comme une marelle tragique.
Quelle est la distance acceptable, quel est selon vous le point de vue soutenable sur un attentat suicide?

Des âmes errantes, CNN et NHK

La ville émergeait de vingt quatre heures d’hébétude. Le vieux Nice faisait encore semblant de vivre.
Des âmes errantes se penchaient pour lire les billets déposés par des enfants. On allait sans voir, portant en soi des visions de corps écrasés. Cyclistes lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Caméras NHK et CNN dans les parterres de fleurs, le vide de la télé continue en boucle. Je rencontrai l’homme qui avait organisé le « plan blanc » au CHU Pasteur. Sortant de 48 heures d’opération, il me raconta l’arrivée des blessés, les amputations, l’évanouissement des infirmières devant les atroces blessures.
Et je suis retourné sur la Prom’. Je regardais bêtement le ciel. J’ai regardé les gens franchir des barrages de police, serviette éponge sous le bras. Des marchands de glaces passer entre les baigneurs. Soudain, j’ai vu. Quelque chose sans rien à voir avec le massacre se passait là, qui disait tout de Nice. 

Cette chose, c’était la mer.

Et le roulement des galets de la baie des Anges, comme la bande-son du temps. Cela pouvait sembler futile, hors-sujet. Alerte rouge, mais la plage était noire de monde. Je suis allé voir des retraités, un vieux plagiste cambodgien. Ils me disaient cette chose: il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.

J'ai changé d’avis en rencontrant un jeune couple de Lorient. Ils avaient loué une semaine. "Au Negresco", a plaisanté le garçon (en vrai, juste une chambre dans une rue adjacente). Ils avaient vu le camion « chercher ses victimes », du vrai Stephen King. Ils se sont projetés sur le sable par dessus le parapet et se sont mis à plat ventre sur les galets. Ils revenaient sur la promenade des Anglais, devenue promenade des sanglots.
Revoir la mer, pour se baigner dedans.
« Par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Les maillots de bain étaient tous soldés dans le magasin de la place Masséna. A Nice comme ailleurs, la mer est le synonyme d’un autre mot en trois lettres: vie.


dimanche 17 juin 2018

Festival des caves: 19 spectateurs, plus les hirondelles


Une cave du Bignon, près de Nantes, transformée en théâtre



Les caves se rebiffent. S'enfoncent dans le sol pour nous donner de l'air. L'air du théâtre, celui qui oxygène, asphyxie, transporte, grise et enchante. Voici un théâtre pour 19 spectateurs, plus les hirondelles. C'est dans le vignoble. On s'y retrouve presque clandestinement, attendant sous la pluie l'ouverture du parterre. 
Beaux moments scéniques proposés en juin 2018 dans le pays nantais par le douzième Festival des caves. Un événement de "théâtre souterrain" initié à Besançon en 2005, à partir d'une commande du musée de la Résistance. Rendez-vous en ville en un point de ralliement secret, cheminement vers un lieu de spectacle insolite, découverte de textes forts, dans une relation frontale comédiens-public, peu de décors, priorité à l'imagination, tous ces ingrédients ont contribué à faire du festival des Caves un rendez-vous exceptionnel: "un peu comme de se retrouver dans un petit musée face à face avec un Mantegna ou un Monet", résume le créateur Guillaume Dujardin. Une douzaine de créations sont ainsi présentées en mai et juin, dans une centaine de villes et villages en France et en Suisse, avec une troupe de comédiens "permanents" sur la durée du festival.

Anaïs  Marty et Anne-Laure Sanchez dans "Des idiots, nos héros"


Cette belle idée plantait ses tréteaux le 14 juin 2018 à la Maison Rouge (Le Bignon), avec une proposition de la compagnie Banquet d’avril: Deux mots, monologue de Philippe Dorin mise en scène par Monique Hervouet. Une jeune femme (Anne-Laure Sanchez, remarquable dans cet exercice de fausse naïveté) vide son sac et se raconte à travers les objets qu'il contient (tube de crème, botte d'oignons, prise électrique...). Une fraîcheur de surface, un langage enfantin, des scintillements poétiques et des noirceurs qui se révèlent à mesure que le texte vrille... Et l'on rigole un peu moins quand la gamine sort le flingue. Après le spectacle, un rosé du vignoble voisin permet de faire connaissance. 
L'aventure souterraine se poursuivait à Nantes le samedi, avec une pièce de Moreau: Des idiots nos héros, où l'on retrouve Anne-Laure Sanchez au côté d'Anaïs Marty. Des idiots, nos héros est un texte inédit (écrit en 2012, dans une sorte de défi ou de marathon personnel de l'auteur, il a été lu à la Comédie française) et articulé en trois monologues. Le premier (qui met en scène deux frères) est proféré plein pot et compteur bloqué, comme pour une italienne (répétition d'une voix neutre), par Anaïs Marty sur les lieux mêmes du rendez-vous, à l'arrêt Romanet de la ligne 1 du tramway nantais. Le festival des caves exige du spectateur une bonne capacité à absorber le flot verbal, et réclame aussi des comédiens "bouffeurs de texte" et athlètes de la diction. 

Moreau (auteur de "Des idiots, nos héros") et Anaïs Marty

Ce premier moment de l'album de famille, porté par une longue mélopée vocale, est une pièce d'un puzzle dont on découvre la suite à 500 mètres de là, dans une cave sombre de Bellevue. Le spectateur est médusé par la vision de ces deux silhouettes hiératiques, raidies par l'effort d'un mouvement imperceptible vers le public, cadré par deux spots verticaux et un rayon laser tranchant un nuage de fumée. C'est l'image unique de cette seconde phase, assez forte pour le porter pendant près d'une heure, sur le fil d'une progression insensible. Les deux comédiennes, vêtues de crinolines grises, poursuivent cette tragédie familiale à la découpe, dans un cadre minimaliste qui coïncide avec l'histoire racontée, celle d'une famille française dont le père est gardien de nuit dans un parking. Il est désynchronisé des siens, piégé par une vie répétitive et sinistre, entre ses rêves et son uniforme détesté, badgé du coeur vendéen. 
Scandé comme un solo de Coltrane (Moreau, alias Frédéric Mauvignier, confiera ensuite qu'il écrit en musique), le texte poursuit son travail de sape, accusant les lignes de faille et les clivages. Le texte, juste le texte et ses silences, sans rien d'autre que la lumière et les bruits d'eaux usées dans les conduites du sous-sol, un sourd nappage sonore dramatisant le crescendo vers la révélation finale, et les quinze spectateurs sous emprise suivent, se laissent dévorer par cette histoire, bombardés, essorés par la litanie des mots et les vies brisés.

Daniel Morvan

Festival des caves, jusqu'au 30 juin 2018 en France. http://www.festivaldecaves.fr/calendrier/




vendredi 15 juin 2018

Baudelaire, ce walking dead

Baudelaire (daguerréotype, 1850)

La rue de Rivoli à l'heure des soldes. Sur le trottoir, un homme meurt dans l'indifférence d'une foule rivée à ses smartphones et à son pouvoir d'achat. Personne ne peut reconnaître le poète maudit du Spleen de Paris. Revenu parmi nous, non en dandy mais en vagabond, sans abri, mort-vivant ou "walking dead" de série TV, Charles Baudelaire? C'est la drôle d'idée d'Eric Chauvier: déplacer le poète dans le décor qu'il a lui-même prophétisé, en poète de la vie moderne, de la rue libérale, du règne de la marchandise, de ses passantes. 
Baudelaire n'est pas seulement le théoricien de la modernité artistique, mais aussi le sociologue de la société industrielle. Né dans une capitale encore terrorisée par les épidémies de choléra, il est un grand témoin du Paris d'Haussmann, érigé par les puissances de cette révolution rapide à laquelle la ville doit sa découpe en arrondissements, ses places en étoile, ses boulevards, ses halles, ses ponts, ses jardins, ses égouts et son éclairage. 
Abreuvé de toutes ces métamorphoses, Baudelaire saura fondre toutes ces expériences dans un formidable élan transgresseur, réunissant dans le même creuset poétique les femmes, la mort et Paris, comme le dit Walter Benjamin cité en exergue. Cet homme qui gît sur le trottoir a, nous dit Chauvier, "dans une langue qu'aucune sociologie n'égalera jamais en pouvoir d'analyse", inventé le concept de flânerie. "Il en a quasiment conçu le slogan: "Jouir de la foule est un art".
D.M.

Éric Chauvier: Le revenant. Allia, 2018. 78 pages, 7,50€.

dimanche 13 mai 2018

Pelléas et Mélisande, ou Debussy l'extra-terrestre




Balayant tout réalisme, Debussy a réinventé le langage de l'opéra avec son chef-d'oeuvre de 1902. La mezzo Stéphanie d'Oustrac revisitait en 2014, sur la scène de l'opéra de Nantes, son héroïne diaphane...

Une histoire simple

Pour Emmanuelle Bastet, metteure en scène de Pelléas et Mélisande, cet ouvrage repose sur une histoire toute simple, presque un scénario de film : « Une jeune épouse névrosée, un cercle familial toxique, un adultère supposé, une rivalité amoureuse entre deux frères, un meurtre : nous avons là tous les ingrédients d'un thriller psychologique. » La poésie et la musique de Debussy (auteur du livret, d'après Maeterlinck) nous emmènent dans « un univers de taiseux dynamité par Mélisande ».

Un monde rêvé

Emmanuelle Bastet a imaginé sur la scène nantaise un « huis clos à décor unique », laissant entendre que tous les lieux évoqués dans l'opéra (la fontaine, la tour, la grotte) sont « des fruits de l'imaginaire. Nous avons conçu une immense bibliothèque couverte de livres et de tiroirs refermés sur des secrets honteux ». Dans cette bibliothèque, les personnages sont tournés vers une immense fenêtre, comme dans les tableaux d'Edward Hopper. « Dans leurs jeux de plus en plus sensuels, parce qu'interdits, ils s'inventent des mondes dans lesquels ils peuvent laisser libre cours à leur rêverie. »

Une distribution originale

Mélisande est chantée par Stéphanie d'Oustrac, une mezzo déjà entendue à Nantes dans La Belle Hélène et La Périchole. Arrière-petite-nièce de Francis Poulenc, Stéphanie d'Oustrac a d'abord chanté à la Maîtrise de Bretagne. Sa personnalité généreuse lui permet d'aborder toute la panoplie, de la jeune fille en fleur (la Belle-Hélène) à l'amante (Didon) ; de la femme fatale (Carmen) au travesti (Cherubino). Elle donne du corps à cette amoureuse diaphane qu'est Mélisande. Le baryton Jean-François Lapointe a chanté 300 fois le rôle de Pelléas avant d'endosser celui de Golaud. Pelléas est chanté par l'Argentin Armando Noguera, Wolfgang Schöne est Arkel. On dit également grand bien de Chloé Briot (qui chante le rôle de l'enfant Yniold) et de Cornelia Oncioiu (Geneviève).

Comme une arche

Le chef d'orchestre Daniel Kawka a dirigé le Tristan et Isolde du metteur en scène Olivier Py. Il prend un malin plaisir à citer l'encyclopédie Larousse à propos de l'opéra de Debussy en 1905 : « Une musique arythmique, abstraite, sans mélodie et sans couleur. » En 1902, explique le chef, « la musique de Wagner faisait autorité. Arrive Debussy l'extra-terrestre, qui rêvait de greffer son imaginaire sur celui d'un poète. »
Ce poète sera Maeterlinck, auteur du livret. OEuvre de rupture, avec ses grands moments d'extase musicale, Pelléas est pourtant imprégné par le Tristan et Isolde de Wagner, avec également des leitmotives associés aux personnages. « C'est un opéra construit comme une arche, où la catastrophe s'annonce au fil des rencontres amoureuses successives. »
Pelléas et Mélisande est une pierre d'angle de l'opéra français. Après les superbes Dialogues des carmélites de Mireille Delunsch, c'est un magnifique rendez-vous avec le XXe siècle qui est, à nouveau, donné au public nantais.
Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
vendredi 21 mars 2014
648 mots
Daniel Morvan

dimanche 22 avril 2018

Henri Salvador: La bossa nova, c'est moi qui l'ai inventée

Henri Salvador (1917-2008): l'invention de la bossa nova est son passeport brésilien,
mais le farniente aux Bahamas suffit au bonheur du chanteur de Syracuse


"Syracuse? Cette chanson a d'abord été créée pour Jean Sablon, l'autre crooner français, qui a engueulé Bernard Dimey à son retour de Syracuse, parce la vraie Syracuse ne ressemblait pas du tout à celle de la chanson."
Parce que Syracuse n'est pas en Sicile, elle est n'importe où, comme la Venise de Serge Reggiani. Henri Salvador se sera contenté de "piquer" la chanson à Sablon, et s'il existe un homme sur terre dont la patrie est multiple et insaisissable, c'est bien lui. Cayenne, là où il est né le 18 juillet 1917? C'est fini, Cayenne. Pas vraiment d'attache sur ce "rocher infâme". A tout prendre, le chanteur Salvador est d'abord un pur parigot, "un vrai Titi parisien, mais de couleur, hein !". C'est la ville où il fera ses gammes, et c'est dans sa musique qu'il va dessiner ce pays rêvé. Ce pays en forme d'île où il ira un jour ne rien faire, "avant que ma jeunesse s'use/et que mes printemps soient partis." 

"L'initiateur de la bossa"

L'une de ses chansons, une musique de film, s'appelle Dans mon île. Elle n'annonce pas seulement le Salvador gardien des jardins d'Eden. Elle est le plus beau passeport brésilien qu'on puisse rêver. C'est en écoutant cette chanson que Carlos Jobim a eu l'idée de la bossa-nova. Il a dit : écoutez-ça, ce Salvador a raison : il suffit de ralentir le rythme de la samba. Vous avez donc devant vous l'initiateur de la bossa, merde quoi ! 
Cayenne, Paris, le Brésil puis Les Bahamas - paradis dont il vient de s'arracher, sur un coup de poker musical qui l'a même surpris, lui qui ne s'extrait de la sieste que pour claquer son magot aux roulettes de Nassau. Le voici à nouveau en tournée mondiale.
J'ai encore 65 concerts à donner, le Brésil, l'Amérique, pour un mec de mon âge, c'est tout de même un peu charrier. Mais en 2003, arrêt buffet ! D'histoire d'avoir six mois devant moi pour profiter de la vie. Les Bahamas ! J'aime tout aux Bahamas. Quand je suis à Paris, je ne regarde que les chaînes de voyage, rien que pour les palmiers. Et puis c'est extraordinaire, ces types-là pêchent des poissons magnifiques et ne paient pas d'impôts. Un pays extra, avec 430 îles, une population de 300 000 habitants dont les deux-tiers vivent à Nassau. J'adore ne rien foutre et rester allongé, j'ai ça dans le sang. Quoi ? Syracuse ? J'y suis jamais allé. On m'a offert les clefs de la ville, mais je préfère pas. Un lieu qui n'existe que par les mots, oui, c'est ça. 

Daniel MORVAN.




‎mercredi‎ ‎4‎ ‎juillet‎ ‎2001
541 mots quotidien ouest-france

mercredi 11 avril 2018

Ecritures politiques d'aujourd'hui: Marielle Macé, Éric Pessan

Marielle Macé

"Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant": il y eut en 2006 "les enfants de Don Quichotte", qui installèrent au coeur des villes des campements de sans-abri, pour proclamer le droit au logement pour tous. Voici maintenant un Don Quichotte du 21e siècle, hissé par Eric Pessan sur sa Rossinante, clamant: Debout les forçats de la terre! Ce livre est la somme des indignations d'un romancier qui sort de ses gonds, et se met dans la peau du héros de Cervantès, afin de pourfendre l'étendue des injustices contemporaines. Le chevalier à la triste figure se jette à l'assaut des moulins, fond de pension ou paradis fiscal panaméen: image d'un retour ironique du mythe littéraire de Quichotte, ce "mélancolique qui décide de se mesurer au monde". Cet élan chevaleresque est aussi l'image de la condition de l'écrivain dont chaque ligne l'expose au sarcasme public, mais qui conserve "l'espoir imbécile qu'un livre peut changer le monde". Du moins aura-t-il honoré le contrat moral qu'Albert Camus rappelait en 1957 dans son discours du prix Nobel: "Nous (écrivains) nous devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens pour ceux qui ne peuvent le faire."
Don Quichotte, mètre étalon du héros, déboule avec son compagnon auprès des migrants et des laissés-pour-compte. "Je n'ai plus aucune foi en la politique, en le progrès, en la capacité de l'homme à améliorer sa condition, explique l'auteur au fantôme de Cervantès. Mois après mois, la société m'est devenue de plus en plus irrespirable. Alors j'avais envie d'écrire contre tout ce qui nous empêche. Il me reste la vie, l'amour et la littérature." Dans cette épopée scandée par le compte des héroïsmes quotidiens, plusieurs scènes où le chevalier consigne les souffrances: resquilleur menotté, femme de ménage expulsable, et la foule de ceux qui ont quitté leur pays en guerre, mille bouches formant une épopée de souffrance déposée aux pieds du chevalier errant. Essai, pamphlet ou roman? Tout à la fois, sans doute, tout à sa foi en une fiction qui renoue les solidarités, armé d'amour et de littérature: "nous logeons un sans-abri, nous nourrissons un sans repas. (...) Quichotte nous invite à faire. Et nous faisons."
Cette écriture politique nous invite donc, en pleine crise des migrants, à reinvestir la notion d'hospitalité. C'est aussi ce que propose Marielle Macé dans Sidérer, considérer, conférence publiée chez Verdier. L'historienne née à Paimboeuf (son essai "Styles" a été un événement en 2016) invite à s'arracher à la pétrification impuissante devant la pauvreté pour prendre en considération chacune des vies des contemporains qui arrivent - rêveurs extraordinaires, bâtisseurs d'espoir précaire, inventeurs d'une "nouvelle centralité de la marge urbaine", pour parler technocrate. Dans les cassures de l'espace urbain, ses "bords en plein centre", ces héros bâtisseurs tentent la création d'une école, d'un restaurant au sein même d'une jungle de Calais. Ils déploient l'humour imaginatif du taudis qui prouve l'existence d'une vie positive au sein du délaissement (n'est-ce pas aussi ce qui se tente dans la Zad de Notre-Dame des Landes?). Ils apportent, conclut l'historienne, la "preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement".
Daniel Morvan
Eric Pessan: Quichotte, autoportrait chevaleresque. Fayard, 420 pages, 20€.
Marielle Macé: Sidérer, considérer. Verdier, 68 pages, 6,50€.

lundi 9 avril 2018

Julien Gracq, dernier des Mohicans (archive)

Julien Gracq © DR

Solitaire, inflexible, rare, secret, discret : c'est ce qu'on a dit de Julien Gracq, mort à 97 ans, le 22 décembre 2007 à Angers. Il était simplement un romantique. Le dernier des romantiques.
Il était aussi un pamphlétaire. Dans La littérature à l'estomac, il rentrait dans le chou de la littérature dominante, militante, et faisait l'éloge d'une lecture secrète. Pour cette raison, il avait refusé l'édition de ses livres en format poche.
« C'était un roi. C'était le dernier des Mohicans, résume l'écrivain Pierre Michon. Le dernier des contemplatifs. Il avait écrit ceci, qui me trotte dans la tête : Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler. »
Ce regard a disparu, à 97 ans. « Il n'a pas bouleversé la littérature mais il a laissé des choses parfaites, comme Alain-Fournier, comme Gérard de Nerval », dit encore Pierre Michon.
Que reste-t-il de lui ? Un nom. L'un des plus beaux. Julien Gracq, pseudonyme de Louis Poirier, professeur agrégé d'histoire et géographie à Nantes, Quimper, Paris qui à 27 ans publie son premier ouvrage, Au château d'Argol. À compte d'auteur, chez José Corti, après avoir été refusé par Gallimard. Il restera fidèle à cette petite maison jusqu'à son dernier livre, Entretiens, en 2002.
Son premier roman, Au château d'Argol, a lieu dans une Bretagne mystique et arthurienne. Le rivage des Syrtes évoque Venise et la Libye, Un balcon en forêt a pour cadre les Ardennes. « Je ne suis pas du tout un écrivain régionaliste, je suis un écrivain français. Ma région est la langue française. »
On se souvient aussi d'un jeu de mots de Raymond Queneau, président du prix Goncourt, qui annonce en 1951 : « Le prix Goncourt est attribué à Julien Green pour Les ravages de Sartre ». À farceur, farceur et demi : Julien Gracq, auteur des Rivage des Syrtes, fait scandale en refusant le Goncourt. Ainsi, il écartait les mirages de la célébrité et de l'importance accidentelle.
On le rattache à André Breton, qu'il a rencontré en 1939 à Nantes. Héritier de Chateaubriand, Gracq est aussi un compagnon des surréalistes : La Nadja d'André Breton est sa vraie muse. Mais peut-on oublier Sur les falaises de marbre, de Ernst Jünger, son grand ami, mort à 102 ans en 1998 ? Et peut-on omettre Jules Verne, qu'il appelait « mon primitif à moi » ?
Julien Gracq excellait dans les cahiers, carnets, notes, impressions de voyages. Son écriture est une ligne droite partant des romantiques allemands et traversant le surréalisme, l'a conduit vers une pratique du fragment.
Il était peut-être l'écrivain français le plus visité, alors qu'il avait choisi le retrait. Les plus grands ont poussé la porte de sa maison, à Saint-Florent-Le-Vieil, au bord de la Loire.
Retiré ? « La Loire ne retire pas les hommes, elle les réfléchit », corrige l'écrivain nantais Michel Chaillou, admirateur de Gracq. Il était accueillant. Assis à contre-jour, il servait volontiers le muscadet maison et commentait le dernier match de foot à la télévision.
Toujours rebelle, il s'étonnait de la place démesurée de Paris dans le monde des lettres. « Lorsqu'on vit à Saint-Florent, on passe pour un marginal. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les écrivains vivent loin des centres médiatiques et cela ne les gêne pas. »
Les heures blanches et vides de la Loire alimentaient ses rêveries. Mais il se refusait pourtant à être le "Giono de l'Anjou". L'esprit des lieux, il le capte souverainement, en grand écrivain de la Nature. « Saint-Florent et la Loire, disait-il, j'y suis habitué comme un vieux vêtement. »
Mais Julien Gracq n'est pas l'auteur d'un seul paysage. Combien de lecteurs ont arpenté les landes d'Argol, cherchant une clef dans son absence de château, les lagunes de Venise, les marais de Guérande, les rues de Nantes, avant de comprendre qu'il avait tout inventé ?

Daniel MORVAN.

mercredi 4 avril 2018

Judith Brouste, Didier da Silva: lectures parallèles

L'extraordinaire combat de Giap, raconté dans
L'enfance future

Le terrible Heinrich von Kleist, mort très jeune en 1811 ©DR






L'idée de réunir dans une même chronique deux livres aussi différents que Toutes les pierres et L'enfance future est-elle saugrenue? A vrai dire, le seul fait qu'ils ont été lus à la suite est un peu court pour justifier l'exercice. Difficile pourtant de séparer ces deux livres. 
Ils entretiennent l'un comme l'autre un rapport très particulier à l'Histoire, fondé sur l'écart et la distance spatio-temporelle: dans L'enfance future, Judith Brouste raconte l'histoire d'une fillette malade et maltraitée. Son père médecin lui lit Crime et chatiment le soir pour l'endormir, entre deux souvenirs d'Indochine. Et, à douze mille kilomètres de distance des événements, la guerre coloniale de la France, menée par De Lattre dans le Haut-Tonkin, vient envahir cette enfance. Le lecteur peine à distinguer qui est qui dans cet univers provincial des années 1950, les parents sont désignés par un prénom ou un nom, la narratrice s'exprime à la première personne mais existe aussi à la troisième personne et sous un autre prénom (Catherine, la petite) que celui de l'auteur. Et c'est pourtant dans ce parallèle entre l'histoire individuelle d'une fillette et cet "écroulement de l'Occident" qu'est Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, qui fait que les deux recherches de vérité s'éclairent mutuellement. L'obscurité première de ce roman éprouvant est aussi à la mesure de son exigence de vérité.

Mahler et Granados, ou l'ironie du sort


A l'opposé de cette histoire de terreur, Didier da Silva développe avec un plaisir d'esthète les vies parallèles de deux poètes séparés par mille ans d'histoire, mais que de secrètes affinités lient pourtant: le romantique Heinrich von Kleist, mort jeune en 1811, et le nomade Li Baï, grand poète qui vécut dans la Chine du VIIIe siècle, traversant les turbulences de la dynastie Tang. Des plaisirs subtils de l'écart, du rapprochement de réalités situés à des points opposés de la galaxie... Dans ce texte euphorique et habile, le lecteur court après une clef, une résolution musicale qui ferait apparaître le secret commun à ces deux destins - échecs littéraires, goût du vagabondage et des alcools. L'écart spatio-temporel entre Allemagne et Chine, romantisme et poésie chinoise, ne se résout pas par magie scénaristique. Le lecteur est invité à construire lui-même la cohérence de cet assemblage, à capter les jeux de contrastes, à participer jusqu'au bout aux "joies du montage alterné", jeu préféré de Didier da Silva. Avec pour principe directeur l'idée un peu risquée que c'est du même homme générique que l'on parle, qu'il soit écrivain cyclothymique et suicidaire ou poète buveur, marchant "vers un avenir incertain". 
"Mon point de vue préféré est celui de Sirius", soutient l'auteur. Il complique encore son montage parallèle en faisant surgir deux autres personnages chargés d'assurer les intermèdes: les musiciens Enrique Granados et Gustav Mahler, que tout oppose: le génie dompteur des grandes masses orchestrales, et le petit maître pianistique. La camarde a fixé à tous deux une mort étonnante, avec pour Mahler une sorte de scoop dans ce final ornithologique dont nous ignorions tout. 
Ces compositions biographiques se déploient comme de grands paravents: derrière les deux vies de Kleist et Li Baï, narrées sur un mode solennel, avec un long développement consacré au suicide romantique, les vies parallèles de Granados et Mahler (celui-ci relié à Li Baï par son travail sur la poésie chinoise dans ses ultimes travaux symphoniques) nous font entendre les accents mineurs de l'ironie du sort.

Daniel Morvan

Didier da Silva: Toutes les pierres. Éditions de l'Arbre Vengeur, 314 pages, 18€.

Judith Brouste: L'enfance future. Gallimard. 160 pages, 15€.

lundi 2 avril 2018

Anne Brégeaut expose ses visions cosmiques

Parfois la nuit, 2020, peinture vinylique sur toile, 200 x 120 cm



Anne Brégeaut expose cet automne 2021 à la biennale d'Issy, sur le thème: Chimères artistiques: figurer le cosmos. 

Nous l'avions rencontrée pour la première fois en 1999. Elle présentait la primeur de son travail à la Galerie de l'école des beaux-arts de Nantes. 



Anne Brégeaut... en 1999 à Nantes


Pendant son post-diplôme, Anne Brégeaut avait semé sur son passage des mouchoirs de papier sur lesquels étaient inscrites, par gaufrage, des questions aussi importantes que : Et si mon amour pour Bashung n'était pas réciproque ? ou C'est déjà pas gai d'être triste. 
A mi-chemin entre Glen Baxter et Droopy, Anne Brégeaut n'avait rien d'une ironiste endurcie ou d'une dadaïste de choc.

Par le biais d'un journal intime, nous allions des illusions à la découverte de la solitude, par petits chocs répétés, défaites, découverte des lois de la compétition amoureuse. Du journal intime au conceptuel: Dès la première année, j'utilisais les mots comme support, c'est la base de mon travail. J'ai commencé par des journaux intimes, avec des dessins et des phrases. Petit à petit, j'ai gagné de la distance. 
Et la personne d'Anne Brégeaut est devenue le personnage de ses oeuvres. Devant ses oeuvres, nous sommes dans le presque rien. Sur un mur, deux chaises peintes, vides. Au-dessus, les phrases : Et qu'est-ce qui se passe entre vous ? Rien, et c'est déjà assez compliqué. 
Sur un autre mur, elle poursuit les images des passagers de sa vie, de ceux qu'elle croise ou quitte, à travers des polaroïds. 

Il s'agit de portraits à développement instantané où, à la place d'un visage, on trouve une formule, un portrait verbal. Armelle, elle a de grands yeux, immenses même, d'ailleurs, c'est pas une fille, c'est une paire d'yeux. 

Vincent, c'est un rêve qui dit qu'il vous aime et qui s'en va. 
Ou encore: Franck. Franck, j'ai dû oublier. 
Chaque texte, qui rappelle les intertitres émaillant les films muets, sonne comme le début d'une nouvelle qu'il nous appartient de poursuivre. 
J'aime beaucoup le haïku, qui dit beaucoup en peu de mots, et je n'ai pas envie de tout dire. C'est vrai que je ne suis pas trop tendre avec les autres dans ces phrases, mais c'est quand même bien moi. 
Anne Brégeaut utilise les éléments et les mots de sa vie de jeune femme, ramenant l'art conceptuel à un théâtre intime, mis en scène avec ce qu'il faut d'ironie, ce qu'il faut de sincérité.


Anne Brégeaut... en 2021 à Issy

Vingt ans après, l'artiste se prête à une actualisation de son portrait. "Je développe un univers intime onirique et fantasmatique très imagé et coloré. Des rapprochements incongrus ou absurdes viennent contaminer un monde au premier regard joyeux, sentimental et presque enfantin le rendant tour à tour inquiétant, ambigu ou fragile. Mon travail est du côté d’une peinture non démonstrative et il privilégie notre attention à la vulnérabilité des choses ainsi que celle de notre propre regard."  
Elle participe à la biennale d'Issy, qui prend ses quartiers au musée de la carte à jouer, sur le thème: Chimères artistiques, figurer le cosmos. 


CHIMERES ARTISTIQUES, FIGURER LE COSMOS. au Musée de la carte à jouer, 16 rue Auguste Gervais, Issy Les Moulineaux.
 Du 15 Septembre au 7 Novembre 2021
From 16 September to 7 November 2021
https://www.biennaledissy.com/



Anne Brégeaut est née à Clermont-Ferrand. Après son passage à Nantes, où elle a été l'élève de Patrick Reynaud, elle s'est installée à Montreuil.

dimanche 1 avril 2018

Quai de la Fosse, au gros calibre



L'histoire commence un peu comme Les Tontons flingueurs, et elle se continue comme A la recherche du temps perdu. On reprend les mêmes seize ans après, à peine changés, à part la coloration pour les filles. Comme dans les romans de Proust, les demi-mondaines et les noceurs, les anciennes reines de la Nuit et ses marquis rangés des voitures défilent à la barre des témoins. Une histoire de filles, une gifle, peut-être un honneur à laver. Et au petit matin, un tueur qui défouraille au gros calibre dans un club de la Fosse.

Fusillade dans le noir

Ça se passe après 5 h du matin, allée de l'île Gloriette. Deux hommes et deux femmes dînent à une table. À une table voisine, une femme, N., tenancière d'un bar du quai de la Fosse, en compagnie de trois hommes, dont M***.
Le courant passe mal entre les deux tables, à cause d'une querelle sentimentale qui a éclaté deux jours avant. Un revolver à barillet sort d'une ceinture. Premier coup de feu dans le plafond. Extinction des spots lumineux. Trois autres coups de feu dans le noir.
L'un atteint A***, qui reçoit une balle dans l'épaule. Deux autres frappent E***. Une balle dans la jambe, une autre dans la gorge. Mortelle. Magnum 357 ou P38, on ne sait pas, l'arme a disparu.
E, qui travaille dans un bar de nuit, est mort à 24 ans le 17 avril 1992. Ayant pris la fuite pour l'Espagne après les faits, M***, né à Istanbul en 196*, avait été jugé par contumace.
Son extradition par la Belgique permet de le juger en personne.

« Je n'ai tué personne »

Tresses juvéniles, blouson de jean, la brune A. se souvient de cette fin de nuit embrumée, en compagnie d'Eugenio et Tony et d'une autre hôtesse de bar, L. Ce bar était l'étape obligée du circuit des noctambules.
L., aujourd'hui brocanteuse et blonde, se rappelle « un monsieur qui s'est levé précipitamment, a tendu son bras et a tiré ». En 1992, elle distingue le tueur de ses deux compagnons, l'un grisonnant, l'autre de forte corpulence. Le reconnaît-elle aujourd'hui dans le box, ce troisième homme ? « C'est un monsieur qui a l'air gentil. Je reconnais tout de même un certain regard et le même hâle de peau. »
Maigre, émacié, l'accusé l'était déjà en 1992. Pouvait-on le confondre avec les deux amis plutôt carrés que l'on voit sur les photos d'époque ? C'est bien la question. « Je n'ai tué personne, soutient l'accusé, qui précise : A aucun moment je ne portais une arme. »
Dans les auditions de 1992, un autre reconnaît « formellement le turc qui se trouvait avec N. et qui a tiré. » Antonio est lui aussi formel, et semble « bien placé » pour l'être : Il était dans la ligne de mire du calibre. La seconde balle lui avait traversé l'épaule pour frapper son ami à la mâchoire.

Daniel MORVAN.

‎vendredi‎ ‎13‎ ‎juin‎ ‎2008
610 mots

mardi 13 mars 2018

Jean-Claude Schneider: rencontrer la couleur

Vitrail de Bazaine © dr


Jean-Claude Schneider, né en 1936, est l'un des premiers traducteurs de Paul Celan. Il a également entretenu un compagnonnage d'artiste avec le peintre Jean Bazaine (1904-2001) depuis 1965. Le poète et critique publiait en 1994 « Habiter la lumière, regards sur la peinture de Bazaine» chez Deyrolle. Cette parution m'offrit l'occasion d'une rencontre avec l'écrivain, chez lui dans le sud Finistère.

Chaque année, aux vacances scolaires, il se retire avec son épouse dans sa maison de Tréguennec. Un lieu propice à l'écriture, où il aime retrouver « l'éphémère perpétuel, la mouvance de l'atmosphère. La Bretagne est le contraire de la Grèce, où tout est fixe, ciel bleu et colonnes des temples. Ici tout est lié à l'heure et au passage. » C'est donc ici qu'il travaille. D'abord connu comme traducteur (« Les romantiques allemands » en Pléiade, Kleist, Holderlin, Hoffmanstahl et même le russe Mandelstam), il écrit sur la peinture et il est poète. Son livre intitulé « Habiter la lumière » est une suite de textes s'étalant sur une vingtaine d'années, organisés de façon à varier les approches, entre la réponse lyrique aux couleurs et le commentaire refléchi. « J'ai rencontré Bazaine pour la première fois en 1963. Je lui ai demandé d'illustrer un premier recueil de poèmes et une monographie chez Maeght. Bazaine est à la jonction de la figure et de l'abstraction. Il a dit lui-même : « La forme me fuit ». Plus que les formes, ce sont les forces qu'il exprime, ce qui habite le rocher, la vague ou le vent. Mais mon émotion esthétique n'est jamais si forte que lorsque je reconnais la forme ! »


Pour avoir pratiqué tous les éditeurs, grands et petits, il apprécie la relation avec ces derniers : « le petit s'occupe beaucoup mieux de vous, c'est un rapport de personnes, l'auteur participe directement à la fabrication, il le suit pas à pas. » La faible audience de la poésie ? « Je dois avoir 200 lecteurs, mais les livres passent de main en main, ils ont une vie intense. La poésie circule sans bruit, c'est une activité clandestine. Baudelaire ne disait-il pas : « Ah, si j'avais 500 lecteurs ! » La chance de la poésie est qu'elle ne soit pas une matière marchande, qu'elle n'ait pas de valeur. C'est ce dont la peinture souffre. » Une récente étude réalisée en Angleterre prouve que la poésie est une bonne alliée du psychiatre dans les soins aux dépressifs. « Nommer la douleur la lève », affirme Claude Beausoleil. 


Pour Jean-Claude Schneider, « la poésie n'a pas d'efficacité immédiate, mais un rescapé des camps de Sibérie a dit : « la poésie est ce qui reste quand il ne reste plus rien. » Plus de poème après Auschwitz? Sûrement pas ! Il est vrai que les Russes ont sur nous l'avantage d'une grande culture de la poésie, entretenue par la mémoire. Là-bas, l'ouvrier lit de la poésie dans le tramway. Nous n'avons pas la mémoire. » Jean-Claude Schneider est tout de même capable de réciter les premiers vers de « Prélude à l'après-midi d'un faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer... » 

Il aime aussi Mandelstam, chez qui la poésie est comme Cassandre, l'hirondelle dont on ne comprend pas tout de suite le chant. « Un jour, Guillevic m'a dit : « C'est clair, ce que j'écris, n'est-ce pas ? » Je lui ai cité des passages toujours obscurs. Et qui comprend toutes les « Illuminations » de Rimbaud ? Et pourtant, cela reste beau. Et efficace. Il ne faut pas traduire la poésie. »

Jean-Claude Schneider, traducteur des romantiques allemands, vient de publier « Habiter la lumière», un recueil de textes sur le peintre Bazaine, chez Deyrolle.

dimanche 11 mars 2018

Sylvain Prudhomme: la performance, stade suprême de l'art mondialisé

Sylvain Prudhomme: réédition d'un de ses premiers textes,
et parution en Folio de son roman "Légende"
 © Catherine Hélie/Gallimard

"Une nuit de novembre, le Furtif prit le large. Dans le silence du port de Lisbonne endormi, on le vit larguer les amarres et se faufiler tous feux éteints entre les bateaux à quai." Ainsi débute L'affaire Furtif. Un peu à la manière d'un roman colonial de Georges Simenon, ou d'une histoire maritime dans le style Gustave Toudouze. Rien ne permet au lecteur de deviner qu'il s'engage dans une histoire d'art contemporain.
Et ce qui peut d'abord passer pour la réponse d'un équipage de marins à l'appel du large prend vite les allures d'une rupture d'avec la société: alors que cette course vers le sud est suivie par des "millions de téléspectateurs", le skipper détruit la caméra qui permettait un lien permanent avec la terre. L'affaire Furtif (tel est le nom du bateau) commence, sous l'oeil des caméras survolant le voilier dans sa route vers le sud, et l'identité de trois des six membres de l'équipage est révélée: il s'agit de Jo Di Bembo, plasticien contemporain, Alma Fitzpatrick, photographe, et Toyo Sôseki, botaniste. Le bateau se dirige vers un archipel de l'Antarctique, les îles Heywood, où il dépose les équipiers, qui le sabordent. La découverte d'une énorme bouée en peau de phoque, puis d'un ballon tout aussi dadaïste, ouvre le champ à de nouvelles hypothèses: L'affaire Furtif revient sur le tapis, et une mission de recherche est envoyée sur les lieux, qui recueille sur les lieux divers documents sonores ou écrits laissés par les naufragés. 
On découvre ainsi, sur les îlots occupés séparément par les membres d'équipage, l'appareil photographique d'Alma Fitzpatrick, dont on parvient à tirer des clichés pâlis, cadrés au ras du sol, "vingt-deux regards de l'artiste, peut-être ses tout derniers, sur un monde désormais réduit pour elle à ces rochers étroits". Les critiques, les étudiants d'art s'emparent de la découverte la commenter "la puissance dramatique" de ces images. Troisième objet après les bouées et les photographies, un journal de bord tenu par le botaniste, publié sous le titre "Journal de Toyo Sôseki", établi non selon le calendrier grégorien mais par le simple décompte des jours passés sur l'île, dans lequel on voit une rupture bouleversante dans le rapport de l'homme au temps, et même une "immersion absolue dans l'instant". 
Quatrième découverte, des feuilles manuscrites de l'architecte Youri Spassky, contenue dans des bouteilles. Il y développe les principes d'une "anarchitecture", dont la pierre d'angle est le cocon, destiné à "ramener la maison de l'homme à des proportions plus justes". 
La découverte d'un enregistrement de la musicienne irlandaise Emily Evans parachève cette sécession dans les arts - sculpture, photographie, littérature, architecture et musique. En s'essayant au mariage de deux genres parfaitement étrangers l'un à l'autre, le roman d'aventures et le commentaire burlesque d'oeuvres hermétiques et "ouvertes aux interprétations" (comme un mélange de Jules Verne et de Catherine Millet), Sylvain Prudhomme s'est amusé à inventer un groupe d'artistes élitaires qui, brûlant ses vaisseaux, rompt avec la civilisation pour "faire oeuvre" à l'échelle planétaire (dans une sorte de muséification globale). 
L'oeuvre est trace d'une survie, testament d'architecte ou ultime chant d'une musicienne, dernier message aux humains lancé par des artistes qui sont allés jusqu'au bout de leur exigence, jusqu'à se couper du monde sur des îlots déserts, y faire oeuvre tout en y mourant - voire même faire oeuvre de leur propre mort. Mais (et reconnaissons que cette vision de l'art contemporain n'a rien de nouveau, c'est même un poncif que l'art dévoré par le discours porté sur lui) les objets qui en résultent vont alimenter la même logomachie critique, et s'effacer devant elle. 
Dans cette pochade, l'humour de l'écrivain tient dans le fait de substituer au récit "réel" de la survie des dissidents les diverses élucubrations critiques autour de leurs "gestes artistiques": le jour de la fin du monde, il y aura un critique d'art contemporain pour discuter des intentions de l'artiste. Reste le mythe d'un art qui embrasserait le monde comme une robinsonade, le concept de performance s'étant lui-même mondialisé jusqu'à prendre la planète pour décor.

Daniel Morvan

Sylvain Prudhomme: L'affaire Furtif. L'arbalète Gallimard, 126 pages, 10,50€.  À cette occasion, la collection Folio/Gallimard réédite en poche son roman "Légende": un western contemporain dans le far-west camarguais où l'auteur ausculte une jeunesse des années 1980 avide de "vivre vite".