mercredi 28 novembre 2018

Gabriella Zalapì: Mourir d'ennui à Palerme

La révélation de la rentrée de janvier 2019: Emma Bovary dans les décors du Guépard



Périr d'ennui à Palerme, est-ce possible? C'est ce qu'affirme la voix qui s'élève de ce roman, une voix blanche de colère. Celle d'une jeune femme des années 1960 vivant dans la société huppée de Palerme, narratrice du livre de Gabriella Zalapi: Antonia. Coup de coeur de cette rentrée de janvier 2019.

Mère d'un jeune enfant, Antonia sent qu'il lui échappe, et que se reproduit là une constante familiale. S'appuyant sur un carton d'archives léguées par sa grand-mère, elle entreprend une enquête personnelle, qu'elle consigne dans la forme dense d'un journal intime. Sa fonction est claire: écrire pourrait lui permettre de retrouver le monde, la vie réelle, en contestant la manière dont elle les subit. Le projet de la narratrice n'est pas de broder un joli carnet intime, ni d'offrir le spectacle complaisant d'une femme de la bonne société, mais de faire éclater l'inertie d'un milieu qui la brime.
Dans cette voix nouée, se mêlent les accents de Palerme, cadre du récit, de Vienne, ville d'origine de la branche maternelle de la famille d'Antonia, de Londres où se réfugièrent ses parents, pour fuir l'antisémitisme nazi. Ceux de Genève et Paris, où elle grandit et souffre. Comment s'émanciper d'un monde figé, comment s'extraire d'un roncier d'égoïsmes, s'arracher aux griffes d'une mère hostile, de grands parents tout à leurs obsessions, des moeurs sautillantes de la jet set, telle est la question que se pose Antonia depuis son adolescence. C'est ce qui fait la matière de ce premier roman édité en Suisse, incisif et cruel, construit comme une enquête policière, éclairé de façon troublante par des photographies de famille qui lui offrent une allure de fiction documentaire. Avec pour sous-titres possibles: Les besoins de l'âme et la volonté de savoir.

Sous son costume de perfect house wife


Sur la jeune femme confinée dans une rage froide, ces lettres et photographies ont un effet électrique. Antonia, à genoux dans son grenier, objective le roman familial et en recoud les pièces, dans une contemplation mélancolique mais acérée des vestiges du passé :

"Je me perds dans l'observation des voilages, des robes, des chapeaux "crème chantilly", des chaussures de satin, des mains, de ces visages qui ne sont plus et qui me regardent. L'usure, le contraste des noirs et blancs participent au caractère onirique, organique des images"

- images parmi lesquelles la narratrice (à qui la romancière a donné son goût moderne pour les "clichés-accidents", les images ratées), isole les plus mystérieuses (on pense à Sebald), les photos écartées, ceux d'enfants seuls dans des hamacs en pleine forêt, dont le rêve semble nous capter, et dans le même mouvement s'écroulent les hautes figures de la dynastie.
Sous son costume de "perfect house wife" de 1965, Antonia vit avec un mari indifférent et détesté, élevant son fils sous la surveillance d'une nurse vindicative, à la Daphné du Maurier. La compulsion des archives réveille le souvenir des grands parents "aux passions totalitaires": les touchants Vati, collectionneur de peinture flamande, et Mutti, la pianiste, sur lesquels le regard de la narratrice n'est guère plus complaisant.
Une lettre nous apprend qu'Eléonor (mère d'Antonia) fut elle aussi, déjà, une jeune fille effacée, qui a grandi "en marge des occupations qui nous dévoraient", avoue le grand-père Vati. Puis la jeune viennoise affirme sa personnalité de musicienne:

"Mutti commença à la regarder vraiment. Elle découvrit avec enchantement qu'elle avait une fille indépendante d'esprit et de surcroît une pianiste prometteuse. Elle présenta Eleonor à toute la société viennoise, jusqu'au jour où Mutti sentit que sa propre fille prenait trop de place, qu'elle lui faisait de l'ombre".

Eleonor vit claustrée entre ses professeurs de danse et de piano: "Son père répétait que Vienne était devenue irrespirable pour les Juifs, et qu'il fallait à tout prix soustraire maman aux humiliations du dehors." Jusqu'à la rencontre d'Eléonore avec Henry, un jeune aristocrate britannique avec qui elle s'exile. Catastrophique, le retour à Vienne après-guerre, où Henry questionne son épouse:

"Comment as-tu pu me cacher que tu es juive?" Où allons-nous habiter? As-tu vu l'état de cette ville? Comment allons-nous faire avec les enfants?" Maman: "Je ne sais pas, je ne sais pas." Dans mon sommeil, sa voix ressemblait à la plainte rauque d'un animal à l'agonie, et c'est alors que je décidai de me lever."

Nassau, Vienne, Kitzbühel dans le Tyrol... Eleonor est désormais appelée "my jewish wife" par Henry (et on voudrait lui retourner la question: comment a-t-il pu l'ignorer?). Délaissée, la fillette sera vite confiée à sa grand-mère paternelle Nonna. Quand elle se marie, sa mère la félicite ainsi: "Ma pauvre Antonia, tu as vraiment un physique ingrat. Dieu merci, tu as trouvé un mari."

Le grand monde a un coeur de pierre


L'histoire semble se répéter avec Franco, mari d'Antonia, qui lui adresse d'incessants reproches, par exemple d'avoir été "excessivement spontanée" à une soirée. En l'absence d'un amour réel qui aurait bravé le mécanisme de répétition, la rupture est inévitable. L'écriture lui ouvre la possibilité d'une sécession silencieuse d'avec cette vie d'assignée à domicile où elle n'aime personne :

"Comment est-il possible qu'Arturo soit mon fils? Oui, je l'ai bien mis au monde. Oui, c'est bien toi sa mère. Mais subsiste cette étrangeté: Dès lors que je ne vois pas Arturo, je ne pense plus à lui. (...) Je lui parle en italien, mais ce n'est pas ma langue (quelle est ma langue?). Quand je lui dis Good night, il me réponde: "Parle italien. Ici on parle italien." Je me sens une étrangère avec lui. C'est comme si Arturo était né dans mon dos. Suis-je une mauvaise mère?"

En termes de fiction, Antonia s'écarte des codes de la saga familiale par l'absence de sentimentalisme: de Palerme à Vienne, le grand monde d'Antonia a un coeur de pierre. Elle le lui rend bien, non sans tomber dans le piège de la détestation universelle. Oui, la jeune femme passe pour un monstre moral, version féminine de l'Etranger. Emma Bovary dans les décors du Guépard. Il n'est pas jusqu'à l'absence d'apparat littéraire manifeste, dans ce livre aiguisé et concis, qui ne participe à cette cassure que la narratrice s'emploie à approfondir. La sécession est d'ailleurs ouverte, comme nous le révèle encore la page du 25 septembre 1065, où Antonia affronte le rigorisme et la loi patriarcale, selon laquelle "c'est la femme qui doit contenir la désorganisation d'un couple (...). À ce moment-là je n'ai pu me contenir: La femme peut-elle être le détonateur de la désorganisation, ou vous seuls avez ce privilège?"
Dans cet univers de spectres, reste un principe actif de fiction : la paranoïa hitchcockienne de la femme surveillée, qui déchiffre sa propre énigme dans les photos de familles, les lettres, les petites découvertes émouvantes comme cette photo de la narratrice enfant, au bord de la chute. L'espoir pour Antonia d'élucider les mécanismes d'échec qui minent sa famille, porte le lecteur jusqu'au terme prévisible, après une dernière révélation qui, cette fois, nous rapproche de Christine Angot.

Daniel Morvan
Gabriella Zalapi: Antonia, journal 1965-1966. Éditions Zoé (diff. Harmonia Mundi), 112 pages, 12,50€. Paru le 3 janvier 2019, sélectionné pour le prix Cazes-Lipp 2019. 


Née à Milan, Gabriella Zalapi est artiste plasticienne © DR

lundi 26 novembre 2018

Les 8 commandements du comédien amateur


1. Allez au théâtre. Commencez par les auteurs vivants. Aimez-les, détestez-les, prenez des places au 4e balcon.
2. Le théâtre est un divertissement, mais aussi un art porteur de sens et de civilisation.
3. Jouez sans vous regarder jouer. Le théâtre, c’est bouger avec les autres dans un même espace.
4. Ouvrez des livres. Combattez votre illettrisme. Lisez tout. Du théâtre, de la poésie, les petites annonces.
5. Plongez-vous dans la comédie de la vie.
6. Faites de la musique, chantez faux, jouez du tuba.
7. Dites des poèmes et montez des pièces avec vos amis.
8. Vous aimez le boulevard et les pièces affligeantes, jouez-en. Allez jusqu’au bout de vos erreurs.

lundi 12 novembre 2018

Orange Blossom au Caire, de la techno à la musique classique arabe


Orange Blossom dans la capitale égyptienne



Le Caire, 23 juin 1999, avec le groupe nantais Orange Blossom. 

Contempler au Caire les momies pénétrées de bitume et de natrum, le masque d'or massif de Toutankhamon, surmonté des têtes d'un vautour et d'un cobra, les deux déesses tutélaires d'Égypte, visiter le souk en compagnie d'un supplétif en chemise verte portant un pistolet automatique dans la ceinture, humer les parfums de la reine Nefertiti dans la caverne d'Ali Baba.

Depuis le minaret de la mosquée Ibn Toulon, la plus ancienne de la ville, le regard plonge sur les terrasses des immeubles où se promènent lapins, oies et dindons, au-dessus des places bardées de calicots félicitant Hosni Moubarak pour sa réélection.

Le Caire, ville inépuisable, plusieurs villes dans la ville, ici un métro en chantier, là des enfants qui jouent pieds nus avec un petit chien. Il est pourtant un lieu de paix incomparable, le pont Kasr-el-Nil, où l'on regarde passer les lotus bleus arrachés des rives du lac Nasser, sous les yeux de jeunes femmes qui, aux yeux du voyageur, semblent avoir le même mystérieux sourire, la même carnation de bronze et les mêmes yeux, agrandis par une ligne d'antimoine, que celles qui furent les modèles d'Hâtor. Sur les rives, les vedettes à passagers se délabrent, clouées à leurs pontons depuis un sinistre jour de novembre 1997 et l'attentat de Louxor qui a paralysé le tourisme.

2000 : Jarre et la Sainte Famille

Mamdouh El Beltagy, ministre du tourisme, nous annonce les deux créations destinées à marquer le passage à l'an 2000 : un concert de Jean-Michel Jarre sur le plateau de Gizeh et la création d'un itinéraire touristique sur les pas de la Sainte Famille lors de la Fuite en Égypte, du Sinaï jusqu'au vieux Caire. Mamdouh El Beltagy nous expose sa conception de la culture : « Un Égyptien est par définition soi-même et l'autre, étant issu du croisement de multiples cultures. Il n'y a pas de races ni de minorités égyptiennes. »
L'unité de la basse et de la haute Égypte, du papyrus et du lotus, est depuis toujours l'obsession des Égyptiens, et le ministre nous indique qu'il désavoue l'expression de « musique nubienne », à laquelle il préfère celle de « musique égyptienne de Nubie. »
A croire M. El Beltagy, la musique traditionnelle ne risque pas la disparition, contrairement à ce que Mostafa Abdelhaziz dit de la pratique déclinante de l'arghul. « L'arghul, explique le ministre, est un instrument du peuple. Connaissez-vous la légende ? Un pharaon, trouvant cet instrument trop puissant, a chassé l'arghul de l'orchestre royal. Le peuple l'a repris et a maintenu cet instrument jusqu'à nos jours. L'arghul est un instrument rebelle. » Et très difficile à jouer : Mostafa tente de l'enseigner à son fils de 17 ans, Amr, mais ce dernier ne parvient pas à maîtriser la technique de respiration continue, qui est « un don de Dieu. »

Un concert patchwork

Le premier concert d'Orange Blossom et Ganoub a lieu dans une agora à ciel ouvert à l'intérieur de l'Opéra du Caire, qui annonce pour la fin de l'année un « Aïda » pharaonique. Le spectacle est gratuit mais le cordon rouge qui clôt l'enceinte et le détecteur de métaux à l'entrée en réserve l'accès à la gentry des ambassades. Dans cette ambiance un peu coincée, anxieux, les Nantais ont la lourde tâche de produire les fruits de leur résidence création, et de payer en retour ceux qui l'ont financée.
L'entremêlement des sons traditionnels et des nappages de samplers lancés par JC, le contraste entre la gestuelle introvertie du chanteur et la placidité du « crooner » nubien Khedr el Attar, et même les différences vestimentaires (le tee-shirt « Adidas » orange de JC, la djellaba noire de Mostafa) accroît l'effet « patchwork » de ce premier concert.
La « qanoun » (musique classique arabe) et la techno vont pourtant s'emboîter grâce à une bonne communication des musiciens. Saleh, à l'accordéon, a les yeux rivés sur PJ, au violon, qui lui indique quand il doit se lancer. Le public est subjugué par la voix de Kedhr, qui s'accompagne au luth ; la fusion de ces mélopées lointaines et du groove électro parvient souvent à soulever l'émotion d'une communication intersidérale, d'un dialogue entre planètes et temporalités que des années-lumière séparent.

Le jasmin du Pont des soupirs

Ce premier concert impressionne par la beauté du rapprochement des musiques populaires et des machines. JC lance ses sons échantillonnés sans intervenir sur eux en cours d'exécution. La techno joue le rôle de toile de fond, devant laquelle alternent les morceaux de rock à tonalité « british » d'Orange, et les mélopées envoûtantes de Ganoub. La confrontation est parfois abrupte, parfois idéale; les Nantais mouillent leur chemise, PJ en transe veut entrer avec son violon gitan dans son ampli de retour ; Carlos, le percussionniste, vole naturellement la vedette à tous les autres. La venue de Ganoub au festival d'été de Nantes promet d'être un grand moment. Et puis il faudra quitter le Caire, traverser sous les acacias la nuit tissée de klaxons, une dernière fois prendre le pont Kasr-el-Nil où les adolescents rêvent devant les eaux du fleuve, en humant un bouquet de roses ou un collier de ce jasmin qui ne se récolte que la nuit. 
Daniel MORVAN.



‎mercredi‎ ‎23‎ ‎juin‎ ‎1999
1414 mots

Solenne Païdassi, le #violon à l'américaine

#solennepaidassi © F. Dubray

Il ne savait pas, ce joli violon signé d'un luthier italien de Crémone, qu'un jour il jouerait la musique d'un Irlandais, Henry Cowell. Une musique d'immigrants musiciens. Et selon la légende, le jeune Henry composa sa première musique pour protester contre un médecin qui voulait lui couper la jambe : ça s'appelle Anger Dance. Il garda sa jambe et la musique gagna un génie.
Ce musicien inconnu (mort en 1965) est révélé à la Folle Journée par la violoniste Solenne Païdassi « Dès que j'ai appris que la Folle Journée serait américaine, j'ai sauté sur l'occasion pour inscrire Cowell à mon programme, l'occasion était trop belle. Il est si peu joué ! »

L'âme du « fiddle »

Jeune révélation, Solenne Païdassi sait allier la puissance des danses irlandaises à l'infinie subtilité que réclament les notes effleurées. À ce degré de sensibilité, on ne joue plus, on chante du violon. Le sien, un Storioni 1779, vous emporte par vagues sur les nuits d'été de Porgy & Bess« C'est vraiment ce que les Américains appellent le #fiddle, le violon de la rue. J'ai accentué ce côté très franc, très cash, avec des intervalles parfaits, alors qu'il n'est pas du tout dans mon style ! »
Son style à elle, il s'est affirmé très tôt. Très « Mon répertoire à moi, c'est Prokofiev, Stravinsky et Chostakovitch. Ce sont des amours de longue date. J'ai commencé le violon à l'âge de 4 ans, à Nice. » Un choix qui s'est décidé devant un concert d'orchestre à la télévision « J'ai pointé un doigt sur les violons en m'écriant : voilà ce que je veux faire ! » Progression si rapide qu'elle joue du Messiaen à 9 ans.
« Ma règle, c'est : la sensibilité d'abord. » Le même état d'esprit préside à sa première Folle Journée « Avec le pianiste Laurent Wagschal, nous faisons couramment des récitals de deux heures. Là, je peux me concentrer sur 45 mn. On se sent plus libre. Je n'ai pas davantage droit à l'erreur, mais l'ambiance est tellement festive que le plaisir prend le pas sur le stress. »
Daniel Morvan
1er février 2014

dimanche 11 novembre 2018

Théâtre: Tourista ou la grande purge

Tourista, au TU Nantes: Tanguy Malik Bordage déploie un théâtre pulsionnel et désinhibé


"Chaque jour j'accorde moins de prix à l'intelligence": Tanguy Malik Bordage pourrait faire sien le précepte proustien et zen de non-maîtrise, et des vertus de l'abandon. Pourtant, la maîtrise est bien là, dans l'écriture, la mise en scène, la scénographie, le jeu et l'art de jouer sur les contrastes. Et cela malgré ses défauts, qui sont ceux d'une oeuvre singulière, intime, mais animée par une belle verve caricaturale.

En 2009 à Pondichéry, la mère de Tanguy Bordage est fauchée et tuée par une voiture. "Tourista" réunit les éléments collectés lors d'un pèlerinage sur les traces de la mère disparue, et constitue une éprouvante immersion dans le tourisme de masse. "Tourista, c'est chercher à se vider afin de redevenir un réceptacle vierge, une grande purge", explique Tanguy Bordage dans ses intentions d'auteur et de metteur en scène. Représenter le monde pour s'en libérer. Montrer ce qui vous obsède et vous emprisonne. Poser ses cauchemars sur un plateau pour s'en affranchir.

L'errance dans les fêtes tristes du club de vacances mondial se superpose ainsi au deuil, dans un contrepoint violent. C'est un mélancolique "Pondichéry mon amour" qui s'écrit sous nos yeux, à la faveur de cette projection dans le réel des voyages low cost, sous forme de sketches qui semblent improvisés, dans un décor qui étonne, avant de prouver son efficacité: Les toilettes d'un centre de villégiature.

Comme dans son précédent "Projet Loup des steppes", Tanguy Bordage joue délibérément la carte de la surprise, d'un sentiment cosmique affronté au monde tel qu'il l'éprouve: gerbant. Ce qui donne un théâtre pulsionnel et cathartique où le comédien a beau jeu de déployer ses provocations, au risque de frôler le déjà vu. Nous aurons droit au rap picard, au "stand up" raté de Club Med', aux cocaïne parties dans les toilettes (avec l'excellent Bertrand Ducher), aux crises de couple (hurlées par Julia Gomez dans un rôle sur mesures), aux coliques de touristes (d'où le titre) et prêches divers: des vertus palliatives de la diète ayurvédique chez les fêtards, de l'universalité du message d'amour, et même un "balance ton Astérix" proféré par un Hervé Guilloteau en Obélix - il aura vraiment tout fait.
Farce folle plus crachée que mise en scène, aussi énorme que désespérée, cette "Tourista" n'est est pas moins hantée par une émouvante déesse mère (Layal Younesse), seul élément de réelle féerie dans un univers dévasté. Ce que Tanguy Bordage, dans son écriture instinctive, nous montre, c'est l'indécence du monde d'après, sans elle. Un monde de frénésie qu'il ne comprend plus, soudain. Car l'univers se moque du deuil, il stagne et triomphe. Il ne s'intéresse pas aux voitures folles sur une route de Pondichéry. Voilà pourquoi nous aurons toujours besoin de théâtre.

Daniel Morvan


Du 12 au 15 novembre 2018 au TU Nantes, chemin de la Censive du tertre. De 20€ à 5€, réservation: 02 40 14 55 14






vendredi 12 octobre 2018

L'amour dans les sixties: de l'esquisse à l'épreuve d'artiste

© DR Hervé Jaouen revient sur un manuscrit de jeunesse

"Il m'est arrivé, raconte Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur: c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié". Ce retour sur esquisse est aussi ce qui arrive dans L'amour dans les sixties, nouveau livre d'Hervé Jaouen. L'histoire? Un roman oublié est remis sur l'ouvrage par son auteur, qui en voit sa vie changée. L'auteur breton s'est fait un nom au sein du néopolar, courant littéraire qui a importé la critique politique dans le roman noir. Mais le présent texte révèle la première grande influence du jeune Hervé Jaouen: le Nouveau roman.
Tapé à l'Underwood, le récit inachevé avait pour titre possible "Lov, Thalie & Cie", sous le signe fécond d'amours croisées et entremêlées, selon le modèle inversé de Jules et Jim. Le thème (très ancien, puisqu'on le trouve dans les romans médiévaux) du manuscrit retrouvé implique souvent l'effacement de l'auteur, à la faveur duquel le texte existe enfin de manière autonome. Ici, rien de cela: c'est un auteur vivant qui reprend possession de son projet ancien, reflet (autobiographique, peut-on présumer) de sa jeunesse passée, de ses premiers essais littéraires et de sa vie amoureuse d'alors. Ecrire est réécrire. Révéler le point aveugle de ce qui fut écrit mais non lu par son auteur - à la façon d'une enquête policière ou d'une psychanalyse. Avec cette belle idée sous-jacente qu'il n'est pas de vie réussie qui n'accomplisse pas le rêve qui se trouve à son origine, la fiction qui la fonde. On peut se passer de romans? Autant qu'on peut se passer de rêves.

Comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie

Un si beau projet valait bien un permis (littéraire) d'exhumer, et c'est un brasier d'images et de fulgurances qui accompagne la réouverture du livre, enchâssé (comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie) dans un nouveau roman qu'on voit s'écrire.
L'histoire: Etienne Deville a "raté le coche" littéraire. Auteur trop vite découragé, il s'est tourné vers le journalisme local. Pourtant, à l'occasion de ses noces d'or avec Louise, l'ancien reporter décide de reprendre le dossier. Au point où il l'avait laissé: mort.
Comme on feuillette un album photos, Hervé Jaouen décide de "revisiter ce texte qui, peut-être, s'il l'avait travaillé, lui aurait valu la reconnaissance éditoriale d'un talent précoce, et un chemin de vie moins prosaïque". Il ne lui reste qu'une version papier d'un premier jet "compact, indigeste, rebutant", qu'il entreprend de ressaisir sur ordinateur, dans une police de caractères "typewriting" (à la manière de certains textes de Stephen King).
Ce faisant Hervé Jaouen se livre à la plus grande autocitation de son oeuvre. Procédé rhétorique qui permet de retrouver la primeur de son inspiration, et tout le style années soixante qui s'y trouve attaché. Le prénom Muriel, comme le film de Resnais, la Simca Océane bleu, le Prisunic devant lequel on se donne rendez-vous, la boîte de nuit où l'on joue Petite Fleur de Sidney Béchet, ces signes d'époque nous renvoient à l'univers des trente glorieuses, aux films de Vadim et Bardot, au romantisme godardien. Et c'est avant tout cette atmosphère éblouie des sixties, cette sensation de visiter le palais des dieux de la jeunesse, qui dès les premières lignes enchante le lecteur. Et le captive, en même temps qu'il observe avec fascination l'écrivain pris en défaut, d'abord parce qu'il a renoncé à son art pour le galvauder, jeté le gant au moment où tout était possible. Mais aussi qu'il n'a pas su comprendre un événement essentiel de son existence, pourtant écrit là, en toutes lettres.

Un roman et trois amours


Dans le livre dans le livre, le garçon s'appelle Lov (chemise ouverte, cigarette au coin des lèvres, séducteur posant devant sa machine). Ce jeune Rubempré mène de front un roman et trois amours: Muriel (brune aux yeux noisette, bachelière littéraire), Thalie (infirmière en robe à fleurs, accroche-coeurs sur les joues, aventure parallèle avec un interne en médecine) et Livia (pure apparition façon Antonioni, parle anglais et demande à Lov de ne pas "aller trop loin"). 
Ultime maniérisme: le roman parle d'un roman dont le héros écrit un roman. Autrement plus sombre, celui-ci, qui se situe pendant la guerre d'Algérie. Un intellectuel d'extrême-gauche nommé sergent est chargé du "nettoyage" des djebels. Bataille d'Alger. Attentat. Envers du décor des années soixante, sale guerre dont Lov se lave en écrivant des proses poétiques, flottant sur l'amertume existentielle: "Il était grand temps de te fondre dans le troupeau, cerveau blanchi, juste capable d'appréhender tes minuscules néants tangibles: le journal, les chiens écrasés, lignes fastidieuses, ton cabriolet Simca, l'aventure nervalienne avec Livia, la brève coucherie avec Muriel, la pauvre Muriel qui t'expédiait de Brest des cartes postales pornographiques (...)". Quand le roman "à la noix" s'épuise comme son auteur, la guerre amoureuse cavale en un récit qui juxtapose les voix et les regards. Ce déploiement de points de vues organisés en facettes, aurait-il vraiment pu signer la fin prématurée d'une carrière littéraire? Le récit de l'échec est une réussite: cette immersion dans l'imaginaire d'un jeune écrivain qui donne de ses premières nouvelles est en soi une belle expérience de lecture.

Un acte final d'opéra


Louise et Etienne forment un "vieux couple idéal", mais lui seul se souvient encore (parce qu'il l'a écrite) de la manière dont Thalie organisa une sorte de "flirt sacrificiel" et de duel entre l'Interne, son amant, et Lov. Quel était l'enjeu, le secret de cette mise en scène? Ce sera un Graal amoureux que l'écrivain a pour désir de révéler, à mesure qu'il réécrit le livre-source pour l'interpréter. Au chapitre suivant, nous les trouvons retraités, mots croisés, whisky ou cherry au coin du feu, lorsque la scène finale d'affrontement entre Etienne et son rival, dont la toujours belle Louise prétend avoir tout oublié, revient à la mémoire d'Etienne. Le voici, le point aveugle. Si seulement Louise s'en souvenait, ils pourraient purger le passé, en reconnectant l'ardeur amoureuse avec sa source ancienne, presque sa douleur originaire. Etienne propose une promenade sur les lieux, dans un village des Montagnes noires. Route de nuit vers le village des coeurs brisés, bal du 14 juillet, dancing des Glycines, acte final opératique sur la musique de La Traviata, l'enregistrement craque comme la mémoire; révélation d'un secret jamais avoué, purgation des passions... On ne sait quel Hervé Jaouen, quelle version de lui-même annonçait ce roman d'apprentissage, et qui s'est redistribuée avec succès dans le roman noir. Mais cette manière de reprendre son propre héritage, de remettre en circulation les histoires de coeurs pour les faire battre à nouveau, est plus émouvante qu'un simple jeu d'écriture: quelque chose attendait d'être écrit dans ce roman de jeunesse, et c'était simplement le roman de l'amour réuni au Temps.

Daniel Morvan

Hervé Jaouen: L'amour dans les sixties. Diabase, 154 pages, 16€. Parution le 15 octobre.
et sur le site de l'éditeur Diabase

Jean-Louis Murat en 1999: Alexandrie si possible #murat



Archive 1999. - Plusieurs jours à jouer sur les machines, travailler des samples d'Olivier Messiaen ou Iggy Pop, soigner un piano-voix, tester ses nerfs et ceux des autres, parce qu'il faut prévoir le pire, on n'est jamais déçu. 'Murat travaille sa tournée à venir avec ses musiciens, sur le plateau de la salle Paul-Fort. ' Il faut oublier l'album et repartir à zéro. Et surtout, on est là pour s'amuser. ' Murat a encore dans les yeux l'émail bleu du ciel d'Egypte, dont il revient. Où il aimerait vivre. Retour amont vers les crêtes enténébrées de ' Mustango ', dernier album fabriqué à New York et Tucson, dédié au Mustang, le royaume le plus élevé du monde, enclave tibétaine au nord du Népal, à 8167 m d'altitude. Beaucoup plus haut que la Dent de la Rancune, ce sommet auvergnat qui apparaît dans une de ses chansons, à la cote 1493 (Christophe Colomb + 1, s'amuse-t-il). 

Le poncif le plus courant, au sujet de Murat, c'est la chrysalide cyclothymique, l'Auvergnat ombrageux, le beau ténébreux ou même, s'amuse-t-il, le bellâtre de province. "Question de caractère, moi je peux changer d'humeur au cours d'un concert, et dans une même chanson. Comme je contrôle toutes les rythmiques aux pédales, je peux tout bloquer, et j'envoie un maximum de samples. 

Et quand on sait que la version initiale de Nu dans la crevasse (apex de l'album, une mélopée quaternaire à la Neil Young) s'étendait sur 17 minutes, on peut s'attendre à des concerts très différents d'une ville à l'autre, selon le feeling. "Nous allons travailler dans un esprit d'improvisation, comme en jazz. Nous ferons joujou tous les soirs. Il y a trop de concerts où tout le monde s'ennuie, les musiciens font une dépression au bout de 50 concerts. Nous, ça va être une grosse claque. J'espère bien qu'on va leur mettre une baffe! J'ai tellement une image stéréotypée de chanteur..."
De chanteur quoi? 
Il ne finit pas sa phrase. Le sensible se rétracte à la seule vue d'un appareil photo, le poète si loin des clichés: ' Est-ce ainsi d'écorce fille/ Que l'on va de ci de là au monde épais/ En quelques battements de cils/ Que la pluie de ci de là/ Inonde. '
 Les mots de Murat ont des éclats de gemmes à porter dans le noir. Jean-Louis Murat, homme d'image? Il existe un film réalisé par Pascale Bailly, ' Mademoiselle Personne ', improvisé sur une tournée, en compagnie d'Elodie Bouchez. 
Un autre film de Claire Denis, avec Jean-Louis Murat, tourné en Egypte, est resté bloqué au montage. 
Et le chanteur a le désir de tourner quelque chose en vidéo numérique, dont le sujet serait, au hasard, Jean-Louis Murat. "Moi par moi." 

Retour d’Égypte


Moi, c'est qui? "J'étais du douzième siècle, puis une fourmi, et enfin dans le grand espace, je me retrouvais dans la nébuleuse du Chien avec un nom pour spécialiste. ' Extrait d'un feuilleton de Jean-Louis Murat sur le site web du chanteur. 
Identité problématique qui peut le conduire à tomber amoureux d'un pays, laisser derrière lui son manteau de pluie, parier sur la vraie vie. "De retour d'Egypte, je voulais acheter une maison à Assouan, c'est le paradis sur terre, là-bas. N'importe quel jeune qui joue et chante 20 secondes, c'est plus riche que 20 meilleurs albums de l'année en France. Ils nous le disent: quand on entend votre musique, on voit l'état lamentable dans lequel vous êtes. Quand je vais en Égypte, je ne dis pas que je suis musicien. J'ai embarqué, grâce à Youssef Chahine, sur un de ces bateaux qui emportent les jeunes sur le Nil, le seul endroit où ils font la java. Tous jouaient, chantaient, dansaient. Et en Égypte, tu sauterais sur toutes les filles et tous les garçons qui passent tellement ils sont beaux. Les femmes en passant te regardent dix centimètres au-dessus de la tête, en faisant cliqueter leurs bracelets, elles ont la beauté de Nerfertari!"
C'est à cause de cette beauté nubienne que Murat, après une tournée de 100 concerts (' si on ne s'ennuie pas '), un album live dans une ville dont le nom sonne bien (Rostock, Alger, Prague, Trémel, Plouegat-Guérand ou Saint-Petersbourg), voudrait enregistrer son prochain disque du côté d'Alexandrie. Si possible.

Daniel MORVAN


‎mardi‎ ‎12‎ ‎octobre‎ ‎1999
866 mots

lundi 8 octobre 2018

Tony: Bertrand Ducher, Brando du 44

Hervé Guilloteau et Bertrand Ducher dans "Tony" (compagnie Grosse Théâtre)
Tony, il redoublait sa cinquième quand il l'a connu. Lui, Hervé, entrait dans un moment terrible pour sa colonne vertébrale. Paralysé, immobilisé sur un lit d'hôpital à quinze ans. Cloué par une maladie orpheline. Vint Tony. Un Brando du 44 chauffé à blanc par le silence des campagnes. Pas trop cador aux QCM mais doué pour explorer ce "long printemps de l'adolescence", autour d'un étang (comme dans une scène du Poirier sauvage) ou au camping de Saint-Jean-des-Monts. Toute cette histoire de vie effervescente tient en une heure de scène (on l'a vu au Nouveau studio théâtre à Nantes) et l'univers est en place en deux taffes trois murmures. Garçons dans l'obscurité; leurs paroles tournent autour d'une question importante: l'hostie a-t-elle un goût? Lumière sur le tandem rural. Le spectacle embraye sur un gars branché plomberie, qu'Hervé Guilloteau (auteur, metteur en scène et acteur) a enregistré dans le train, smartphone captant la parole d'un ouvrier volubile, reprise en fil rouge.

Tony, c'est l'entre quinze et vingt ans, la tire pilotée au frein à main, le déodorant de petit fumier rural (et en déodorama pour nous spectateurs envapés), High Hopes de Pink Floyd à fond dans la berline, les virées en boîte. Cela fait-il cliché convenu des années 1980? En mépris du lieu commun, Guilloteau ne tente pas d'extraire une métaphysique de sa première ivresse, il pose tout sur la table, dans la pure inconscience de l'âge, pour nous laisser en découvrir la grâce. Et elle existe, cette grâce. L'acteur Bertrand Ducher, dont la photographie en jeune homme figure sur l'affiche du spectacle, est un merveilleux Tony, un demi-dieu en siège baquet, une force qui emporte tout comme une R14 lâchée dans la stratosphère, avec les mots brusques lâchés comme des briques, les mots qu'il faut pour tant de jeunesse. Un garçon entier qui joue le poème en prose de l'adolescence, formant avec son Guilloteau un duo scénique comparable à - qui? Rions un peu: Bourvil et Louis de Funès? Jacques Villeret et Thierry Lhermitte? Mel Gibson et Danny Glover? Rien ne se compare à vous, les Kerouac de la Grigonnais. Ou alors Rox et Rouky, le renardeau et le chien. Oui, Hervé Guilloteau a le culot de convoquer Walt Disney et ses deux héros destinés à se séparer, parce qu'ils sont un renard et un chien, qu'ils sont Tony et Hervé.

Ce paysan de Guilloteau est notoire pour sa faculté à lancer la baston, et pour qu'il s'en sortît vivant il fallut bien que Tony s'interposât et prît sa part de beignes, ce que la pièce nous confirme. Cette histoire de poteaux à la vie à la mort s'appuie sur deux barres verticales, seul élément de décor. On sent derrière la campagne crucifiée des années 1980, la force de décentrement qu'elle exerce pour produire ce théâtre subtil et désespéré, écriture ciselée et beauté maladroite des corps, mariant la rudesse et la finesse. Les chèvres du voisin ont des noms d'actrices italiennes, la famille Cheval est morte dans un accident de bateau-mouche. On fait son stage de troisième dans une station service et on se demande si un BEP c'est la bonne voie. Cette histoire si admirablement filée, dans une écriture qui combine drôlerie et pure émotion, c'est vraiment la sienne, à Hervé Guilloteau. La vieille alliance de la maladie et de la beauté a opéré pour tirer un artiste d'un désert. Hervé rejoint la cohorte des poètes couchés, les Joë Bousquet et les Marcel Proust, mais le voir debout quand même, observer de quel corps est parti quel texte, c'est le privilège du théâtre et du spectateur, à qui il est donné de voir la transmutation du bancal en divin. Avant de devenir théâtre, sa parole est conquise sur la paralysie et se déroule comme la recherche d'un espace de rêve, un endroit possible où la vie ne serait pas juste cette force brute qui décide que Rox et Rouky, ça ne peut pas marcher. Un espace de rêve qui continuera à s'appeler théâtre, tant qu'Hervé Guilloteau voudra bien nous raconter sa drôle de vie.

Daniel Morvan

Tony, avec Bertrand Ducher et Hervé Guilloteau, compagnie Grosse Théâtre en résidence au Nouveau Studio Théâtre. Coproduction Grosse Théâtre, Ville de Nantes avec le soutien du TU-Nantes et de la Fonderie au Mans. Mes remerciements à Christelle Guillotin.

vendredi 14 septembre 2018

Ma dévotion: portrait de l'artiste avec sa muse

Julia Kerninon: Henry James relu par Agatha Christie © D. Morvan


Ayant grandi ensemble dans les couloirs d'ambassade, Frank et Helen nouent une complicité qui leur permet d'envisager une vie commune loin de leurs familles détestées.
Franck ne sait que faire de sa vie, mais Helen a son idée. Qui, de l'artiste bientôt adulé ou de sa muse, mènera le jeu? C'est la question de cette histoire d'amitié amoureuse qui, de Rome à Amsterdam, raconte l'ascension d'un dilettante. Et le pur sacrifice de son amie, amante intermittente, servante, esclave, piédestal, femme-ascenseur, reine secrète.
"Aucun homme n'est un héros pour sa meilleure amie", résume Helen dans une formule qui condense le style de la romancière: lapidaire, scandé comme un slam, art où la nantaise Julia Kerninon a forgé son style de fines morsures et de punchlines acérées. Cette histoire chargée de haine et de vengeance frôle parfois les intensités d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui joue sur les non-dits de la vie créative, avivant les angles de ce roman délicieusement cruel.

L'art contemporain est un conte de Grimm


Julia Kerninon ravive la "peinture de milieu" en réunissant deux personnages typiques du roman naturaliste: celui du dilettante international, cynique, inhumain, et celui de la muse balzacienne. Le premier événement du livre est un crime d'inceste, qui provoque la fuite. Ce commencement semble sortir d'un conte de fées où Hélène/Peau d'âne (qui porte son prénom "comme un diadème trop pesant" et craint sa mère, "châtelaine médiévale") fuit les visées de ses frères monstrueux, en se donnant à son meilleur ami Frank. Tout bénéfice pour ce velléitaire qui cherche un but dans la vie. L'histoire contée a pour enjeu une vérité jamais dite, qu'il faudra cracher en pleine rue et en pleine face: "Tu es un vieil homme, aujourd’hui, Frank. Avec moi, il ne t’arrivait pas d’accident. Toujours ma prudence et toujours ton mépris. Si je ne t’avais pas accompagné plus de la moitié de ta vie, tu serais mort, voilà la vérité. Aucun homme, Frank, n’est un héros pour sa meilleure amie."

Le livre déroule en chapitres courts la vie de Frank et Helen: leur rencontre dans les ors de la villa Wolkonsky, "où Nikolaï Gogol avait écrit Les Âmes Mortes, et qui, à l’époque où nous y vivions, abritait l’ambassade romaine de Grande-Bretagne. Mon père était l’ambassadeur. Ton père était le premier conseiller. Et c’est là que tu m’avais dit cette première phrase, en levant une épaule en direction des doubles portes de votre salle à manger: – Toi aussi, tu détestes ta famille ? Oh, Frank – je m’en souviens comme de la première phrase sensée que j’ai entendue de toute ma vie."
Cette "haine sidérale" à l'égard de leur milieu ("leurs bons mots et leur mauvais coeur") va souder les deux amis. Lorsque Helen devient la proie de ses frères, le jeune couple obtient l'inscription dans un cours privé en Hollande. "Amsterdam: Tu n’avais pas de plan B, tu avais simplement prévu d’être un génie". Le plan A fonctionne, Frank Appledore devient un peintre célèbre, Helen découvre qu'elle en est amoureuse. La célébrité gâte le peintre mais non son talent. Il fait sienne la forte devise de Modigliani: Les gens n’existent que dans la mesure où je peux boire avec eux." Il adopte le mode de vie de sa nouvelle classe sociale. 
Helen? "J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait. (...) Moi, Helen, j’étais bel et bien arrivée la première dans ta vie, et pourtant j’étais destinée à errer des années avant que l’objet de mon amour ne me voie."

Cet objet sera un enfant. Pas celui d'Helen, et à peine celui de Frank qui ne le reconnaît pas. Le jeune garçon vient demander à Helen, "d’une voix minuscule : – Est-ce que tu es ma maman ?"
Comme dans les films à gros budget où l'on ne lésine pas sur les décors et les déplacements, nous voici maintenant en Normandie. Lorsque rien ne bouge dans les coeurs, on transporte les corps. Après Rome, Amsterdam, Boston, ce sont de merveilleuses retrouvailles dans une maison centenaire, cette fin heureuse à laquelle on ne rêvait plus: "Et puis ta peau, l’odeur de tes cheveux quand tu m’as soulevée pour me porter jusqu’au lit à bras-le-corps. C’était toi. C’était toi, Frank Appledore, mon meilleur ami, mon cœur. Il y avait presque vingt ans que nous n’avions pas fait l’amour ensemble, et c’était comme si le temps s’était arrêté." 
Helen aime aussi que dans le village on l'appelle madame Appledore. Comme pomme d'or, qui dans un conte de Grimm permet à une grenouille de devenir un beau jeune homme. Mais une fin comme dans les contes, cela ne fera jamais une fin à la Julia Kerninon.
On ne dévoilera pas la fin de l'histoire chargée de haine et de vengeance, frôlant parfois les intensités mélodramatiques d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui avive les angles de ce roman cruel.
Daniel Morvan
Ed. du Rouergue, coll. La Brune, 304 p., 20 €.



jeudi 13 septembre 2018

Jean-Claude Pinson: souvenirs du triangle d'or



Jean-Claude Pinson est l'écrivain d'une fidélité à un événement: 1968 et ce qui l'a précédé et suivi. Paradoxe: cet engagement à vocation universelle, aspirant à révolutionner l'humain, s'est exercé dans un territoire restreint, la Loire-Atlantique (L.-A). D'ascendance paysanne, Jean-Claude Pinson s'affirme même comme "un pur produit L.-A." Il vient de "là": Ni pope, ni archevêque dans ses ancêtres, seulement des "bordiers et fermiers embourbés", tels les Cuif et Rimbaud dans la ferme des Ardennes: "À l'exception de ma grand-mère paternelle, issue d'une famille de restaurateurs nantais faillis, tous sont des paysans du Marais Breton".
Comme "troisième maillon d'une lignée d'indigènes des républiques qui se sont succédé depuis 1870", l'écrivain pourrait légitimement revendiquer ses ancrages et, au tournant de ses 70 ans, chanter les valeurs sacrées de l'ici et maintenant, comme une momie du local emmaillotée de citations de Gracq et Michon. Mais l'auteur corrige, se disant "Nantais, évasivement", davantage enfant des vases et alluvions de Loire, que cette Nantes prétentieuse où il entend "l'anagramme de néant" (on se souvient chez Balzac, dans Béatrix, du personnage de la vicomtesse entichée de sa ville, "se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes").
Le livre qu'il publie chez Joca Seria, intitulé "Là", se présente comme une "ego-géographie" inscrite dans un triangle d'or Nantes, Saint-Nazaire et Tharon-Plage.
Un livre tout en fragments, composé d'articles et de textes inédits, remontant le courant comme le saumon, vers son lieu de naissance en 1947 à Saint-Sébastien-sur-Loire. En mille sujets abordés, du rugby aux bruits des gares, de la pêche à pied au free jazz, il répond ainsi à ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur celui qui a théorisé la levée en masse d'une multitude de poètes, tout en restant discret sur l'origine de ses propres aspirations.
Balises d'une vie: La khâgne au lycée Louis le Grand, abdiquée pour l'existence de "moine-soldat" de la révolution prolétarienne. Le retour à Nantes en 1967, l'installation à Saint-Nazaire comme enseignant, pour rejoindre son épouse, dans l'enthousiasme militant pour cette ville "soviétiforme". L'agrégation à 37 ans, mais l'impossibilité de s'identifier à des racines, qu'elles soient de Nantes (ville "fort engraissée de la traite" dit Michelet) ou vendéennes (il ne se reconnaît pas dans le "fonds de commerce de l'hostilité à la république").
Le roman n'est pas son genre, il n'en caresse pas moins un projet de "vie de Jean Crémet" (1892-1973), révolutionnaire professionnel qui avait débuté à l'arsenal d'Indret, membre du gotha de la IIIe internationale et modèle d'un personnage de La Condition humaine, de Malraux. Un exemple pour le maoïste: "Nous rêvions de "zone des tempêtes", mais finalement ne parvînmes qu'à un peu d'activisme en Loire-Atlantique". Il rêvait de Crémet, il sera le contraire de Crémet.

Si loin de la Chine populaire, la Loire-Atlantique de Pinson est essentiellement sudiste, son Mississipi est la Loire, dont l'auteur aime le parfum sucré-salé, l'eau douce comme un "noir placenta" d'alluvions, et la mer "noyant de saumure océane la végétation assoupie sur les grèves". Fin des grands récits, deuil des illusions politiques, le lieu d'exercice de la poésie se trouve être ce qui nous semble le plus convoité par les pouvoirs, l'intime et le corps retravaillés dans la mémoire. Jolie page, parmi tant d'autres, que celle des "bousas", bouses de vaches séchées l'été dans les prés, chez la grand-mère Augustine, paysanne devenue garde-barrière, dans le Marais Breton: "L'été archivé dans les bousas libérant dans la cheminée l'enivrant parfum du pré fraîchement fauché où nous jouions avec un cerf-volant claquant au vent dans l'abondante lumière d'un soir de juillet, tandis que la grand-mère, assise sur un tabouret de bois à trois pieds, finit de traire Pâquerette, la benjamine des deux vaches".
L'autobiographie remonte le temps dans les traces familiales, par exemple les livrets militaires de sa famille. Celui de son aïeul maternel, Jean-Marie Gouy, survivant du carnage de Rossignol, en 1914, s'accompagne d'un carnet rapporté du camp de Wittenberg. Dans lequel figure un long poème de sa main. Ainsi, ce grand-père fut poète, s'étonne Jean-Claude Pinson, avant de prendre sa retraite dans une bourrine de Boin, loin de toute littérature.
Point de grand geste d'infraction dans ce livre, ni de culture de l'inattendu. Le texte file mezzo voce, sans mysticisme sauvage, son exotisme est populaire, il nous emmène souvent du côté des terrains de sport, gargottes et baraques foraines; il rend parfois une manière d'écho au dernier Chateaubriand retiré dans son jardin, avec son chat roux né au Vatican, à une portée de fusil d'un grand chemin. Pour témoigner d'une continuité généalogique, l'histoire des grands parents paternels: Louis Pinson, surréaliste sans le savoir, paysan de Nantes comme Aragon le fut de Paris, "maraîchin noiraud" et acrobate, et Suzanne, la grande blonde aux yeux bleus, qui reprochera à son mari son propre déclassement social, poussant la mésentente jusqu'à exiger la tombe à part. La fibre populaire de Jean-Claude Pinson le tient loin des décentrements vertigineux, des excentrismes romantiques, dans un sentiment orienté par la naïveté première, celle des déjeuners sur l'herbe, des lises de Loire et de ses vases saintes. L'histoire de l'aïeul poète vient conforter l'idée de "poétariat" chère à l'auteur, qui reprend le thème nietzschéen: "être poète de sa propre existence" - ce que fut, un temps, le grand-père rescapé?
Le corps, à nouveau, lorsque Jean-Claude Pinson enchaîne sans ambages sur son "histoire de prostate", dont la "très prosaïque fonction a besoin pour s'accomplir de sentir à proximité l'amicale présence du monde végétal". Les questions organiques ouvrent sur l'harmonie naturelle, sur "l'invisible remuement que fait le grand harmonium de la Nature".

Lorsqu'on laisse ce livre pour le reprendre, on saisit soudain ce qui fait qu'on aime y retourner: sans doute, "Là" se propose comme un dialogue constant avec les écrivains (Léopardi ou Vallès), les musiciens (Bach ou Shepp) tout en feuilletant l'histoire familiale, sauvée par une cassette audio retrouvée, un carnet de soldat, des images. Il constitue la Loire-Atlantique en objet autobiographique, et lui invente une héraldique colorée, "la tuile méridionale, le vert du bocage, le jaune ocre des marais en été, les bleu-vert changeants de la Loire". 
Avec lui, nous longeons le rivage de La Plaine-sur-Mer, partageons le bonheur des journées de lecture, le luxe pastoral, le plaisir aristocratique d'un plumage de huppe, la vie méditative d'une villégiature à la mer de pure tradition ouvrière: "La mer, magistrale infirmière de toutes les amertumes". 
S'il relève du genre de l'essai, c'est aussi une vie que le livre retrace, et le lecteur touche à chaque page, au détour d'un paragraphe sur Mallarmé, aux zones sensibles, à la perte, au deuil, au sentiment du temps. On aime que ce livre ne se laisse pas alourdir par ses ancres, ne brandisse pas son petit drapeau; qu'il ne geigne pas sur la poésie sans lecteurs, qu'il ne pleure pas sur la chute des utopies, mais au contraire qu'il propose de nouvelles raisons d'habiter en poète: "C'est vers un autre mode de vie qu'il faut se tourner; c'est un autre rapport à la Terre et aux lieux qu'il faut inventer - un rapport poétique, un rapport non prédateur. Et pour cela l'humanité a besoin de poètes (...) qu'ils aillent, armée d'instituteurs climato-activistes, hussards verts de la Terre, en tous lieux défendre et mettre en pratique le vieil et toujours jeune idéal pastoral propre à la poésie."

Daniel Morvan
Jean-Claude Pinson: Là. Joca Seria, 276 pages, 19,50€.  

mercredi 5 septembre 2018

Les Freaks de Staline: L'île aux troncs, de Michel Jullien


Michel Jullien a bâti son nouveau récit, L'île aux troncs (sélection prix Wepler 2018), sur un épisode peu connu de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la déportation de soldats soviétiques mutilés, raflés avec tous les mendiants improductifs et expédiés à Valaam, "l'île aux troncs, l'île aux remords du pouvoir soviétique".
Note de lecture à lire sur le site de Pierre Campion:  Site de Pierre Campion: à la littérature



dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre

Et, ci-dessous, la note de lecture parue dans la revue EUROPE (numéro de janvier 2019):


L'île aux troncs, de Michel Jullien: Le mutilé russe est une personne

Il est des livres tendus comme des frondes, dès les premières lignes, où c'est le bruit même de l'histoire qui fait vibrer l'oreille. C'est le cas de L'île aux troncs, dernier ouvrage de Michel Jullien, dont le titre intrigue: quels troncs? L'image en bandeau de couverture vous renseigne, explicite: Dessin à la mine d'un homme épuisé, le visage raviné, accroché à sa béquille d'invalide, croulant de médailles. Au revers, vous apprenez qu'il s'agit d'un dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre. Un homme-tronc.
L'île aux troncs impose par la force des images un sujet aussi puissant qu'ignoré: l'existence, après 1945, d'une colonie de mutilés de guerre de l'Armée rouge sur l'île de Valaam, à l'extrême nord du lac Ladoga. Le texte qu'on va lire procède donc d'une quête documentaire dont Michel Jullien résume, dans un appendice, les difficultés. Il existe bien un livre de témoignages qui mentionne de façon sibylline "l'affaire de cette île carélienne de Valaam où, en 1950, pour ne pas gâcher le paysage des villes soviétiques, ont été déportés tous les samovary, les anciens soldats sans jambes et sans bras. Une grande partie de ces hommes-troncs sont morts pendant le premier hiver, dans des conditions sanitaires effroyables, sans électricité et sans chauffage." Peu de choses. Et l'on confondrait vite cette relégation insulaire des "samovars" (ainsi désignés par ressemblance avec l'ustensile traditionnel russe, sans guère de pieds) avec les purges et le goulag. Mais rien n'étaie la version d'une déportation planifiée des vétérans invalides.
Partant d'un tel flou documentaire, un écrivain peut-il raconter Valaam? Oui, s'il sait imaginer. La terrible perfection de l'injustice produit un renversement des valeurs où survivre est une provocation jetée à la face du pouvoir. Michel Jullien pouvait décrire les efforts de ses deux héros de manière purement objective. Mais lobjectivité, c'est le néant et la mort; le malheur ne parle pas. Un second point de vue s'imposait, qui puisse réfléchir l'événement. Non dans une distance intellectuelle ou une omniscience feinte, mais avec cette ironie constante qui porte le lecteur tout au long des 124 pages du texte, dans une prose de diamantaire, convertissant la boue et la souffrance décrites en une compassion heureuse. Comme si nous partagions à l'autre bout de la chaîne la même ambition de survivre que ces "hommes-ampoules" niés par le pouvoir même qui en avait fait des héros. Voici donc Piotr le nageur immobile (souvenir des cours de natation dans la Volga, avant d'être écourté par un hauban de pont) et Kotik l'unijambiste, comme sortis du tableau de Brueghel cité dans le texte, Les Mendiants, image et emblème de cette paire d'infortune - l'un dans le souvenir de bottes perdues, l'autre se berçant d'une "vie prochaine auprès d'une épouse".
Kotik, seul homme en pied dans les cahutes de Valaam, deviné dans une photographie de 1951: "trois estropiés l'entourent qui font les pendules, hissés sur leurs bras, le bassin en lévitation à une vingtaine de centimètres du sol grâce au concours des paumes et des poignets mis à l'équerre (...) Kotik au centre, beau comme un rayon, debout comme un pied de nez, harnaché à son chevalement de renfort, son étrier de bazar." Deux anti-héros, unis par dix ans d'amitié, une stricte identité d'aspiration tramée sur cette idée bizarre "qu'il est beaucoup plus simple de se mettre à la place d'une nation que d'une personne". Nation, parce qu'elle soude le binôme autour d'un idéal commun: "tout boire!" Tout boire, y compris les médailles, qu'ils ont déjà vendues à l'encan, lorsqu'ils mendiaient sur les trottoirs de Moscou:
"Alors il fallut s'y résoudre (...), brader le titre, la ferronnerie tocarde, leur oscar des boucheries de 42 pour quelques roubles et kopecks. Ainsi le prix d'une guerre inouïe venait d'être transmué en une poignée de saucisses, des pirojki froids, trois paquets de papirossi de calibre 7 - du gros gris - et six litres de samogon rectifié dans quoi entraient des exhausteurs d'alcool, le tout sacrifié à Natalia, l'icône, la morasse en papier journal (...)."
Si l’on tient à part le vaillant compagnon qui maintient au sol ces deux hommes, l’alcool, Natalia est le troisième personnage de ce roman russe, par qui les deux héros deviennent des personnes.  Leur soif, les deux estropiés vont la dédier à l'aviatrice Natalia Mekline (1922-2005). La photo découpée de l'héroïne de guerre, qui terrorisait les lignes allemandes depuis son biplan en toile Polikarpov, ils la portent sous l'aisselle et l'épinglent sur une vieille souche, sombrant dans l'adoration éthylique. Emerge ce projet fou, un périple en Ukraine pour rencontrer Natalia, en arrimant des patins au fauteuil roulant qu'ils viennent de mettre au point. Quitter Valaam et "parcourir au plus court les trente verstes du lac dur en allant tout droit, plein nord jusqu'aux berges de l'ancienne Finlande". Palabres et libations accouchent d'une tentative qui mute en un "ballet héloicoïdal" sur le lac gelé - "On aurait dit une télègue menée par un uhlan, un picador à ses trousses vêtu d'un kimono, deux jojos". On ne dévoile pas la fin de l'équipée lacustre, on salue seulement le retour des homoncules dérisoires dans la réalité névrotique de l'URSS stalinienne. Fin de partie pour l'utopie communiste. Piotr et Kotik en connaissent déjà l'envers, rêveurs d'épouse mystique en cet âge de plomb. Reste, dans l'oreille du lecteur, un persistant murmure humoristique, qui est la signature même de ce livre.

Daniel Morvan
Michel Jullien: L'île aux troncs. Editions Verdier, 124 pages, 14€.


Natalia Mekline, icône soviétique au centre du récit de Michel Jullien

dimanche 19 août 2018

19 août 1955, Nantes. « J'ai vu Jean Rigollet tomber »


Claude Arteaud, militant CGT, était dans la manifestation le 19 août 1955



Le 19 août 1955, un jeune maçon était tué par balle lors d'une manifestation des métallos nantais. Claude Arteaud était à quelques mètres de Jean Rigollet quand il est tombé. Cet article est paru en août 2005.

Nous avions rendez-vous au monument aux morts, devant la mairie de Couëron. « J'ai eu peur de vous rater avec tout ce monde, je ne savais pas qu'il y avait un mariage. Suivez-moi, c'est le break Skoda. » Triskell et drapeau basque collés sur la vitre arrière. Sa maison s'appelle « Les heures claires ». Celles dont on va parler ne le furent pas.
Un monument au mort, ce n'est pas ce que demande Claude Arteaud. Juste une plaque pour le tué du 19 août 1955, Jean Rigollet, frappé d'une balle lors d'une charge policière contre une manifestation ouvrière à Nantes. Et sans Claude Arteaud, ex-représentant des encyclopédies Tout l'univers, ex-marchand de vins corses, ex-ajusteur des Chantiers de Bretagne, l'image de ce garçon agonisant au sol n'aurait jamais été développée.
Claude Arteaud n'a pas seulement vu tomber le jeune maçon. Il a sauvé l'image, permis qu'elle soit développée et transmise à l'hebdomadaire La vie ouvrière, puis diffusée dans le monde entier.
« Il faut dire que nous étions en situation de guerre. La castagne à tours de bras. Les gardes mobiles, on leur tirait des boulons au lance-pierres. S'il y a eu des blessés côté ouvriers, il y en a eu aussi côté CRS. Pendant le lock-out de l'usine, les gardes mobiles occupaient nos vestiaires. Ils avaient chié dedans et déchiré nos bleus. Je me souviens qu'on se réunissait dans un bar, «Le Rescapé». Un jour, un CRS éméché, en civil, est venu fanfaronner en disant qu'il dormait là-bas, dans nos vestiaires. Tu vas nous expliquer ça, qu'on lui dit... On l'a coincé dans une arrière-cour. On ne l'a plus jamais revu. »
Viviane, l'épouse de Claude, confirme. « On regardait les gars passer des balcons des Galeries Lafayette et on chantait avec eux : Ohé, ohé métallo/C'est nos quarante balles qu'il nous faut. Mais ils étaient à bout et ça faisait peur quand ils descendaient la rue. »

Exfiltrer la journaliste

Le vendredi 19 août, vers 19 h 30, les manifestants occupent toute la largeur du cours des 50 Otages. Comme d'habitude, Claude Arteaud est en première ligne, mince et nerveux, un vrai physique de rocker. On le voit sur une photo de meeting, quelques jours avant, aux côtés de son « p'tit pote » Jean Kuffer, drôlement sapé, on dirait en dimanche. « Que non, on mettait ce qu'on pouvait, c'est les cognes qui avaient nos bleus ! »
Claude, carte CGT n°3795 (septembre 1953), habitant rue Kervegan, a déjà fait ses preuves comme représentant des jeunes ouvriers. Il a fêté ses vingt ans le 11 mars 1955. En face, les CRS ne sont pas bien vieux non plus.
Sous la pression, les gardes mobiles perdent les pédales. Un CRS est encerclé par les manifestants, une arme crépite. « Je n'étais pas plus loin que d'ici à la télé. Ne croyez pas qu'il est tombé tout de suite. Jean Rigollet a glissé tout doucement, comme un pantin désarticulé. Je n'ai pas vu tirer. Ce n'était pas un coup de feu isolé, mais une rafale. Une balle lui est entrée par le cou. J'ai entendu : Assassins ! Assassins ! Il a glissé, plein de sang. Et puis on a entendu les CRS crier : il faut récupérer la journaliste ! » Elle, c'est Rosyne Moreno, reporter de La vie ouvrière, qui vient de faire la photo.
« Un copain me dit : tu connais le quartier, il faut que tu prennes Rosyne et tu l'emmènes à la Poste. On me l'a remise. À partir de là, je n'ai eu que ça en tête. » Exfiltrer la journaliste avec son boîtier contenant la photographie du maçon de Sainte-Lumine-de-Coutais, gisant dans son sang. Juste après cette image, les CRS vont charger, emporter le corps et prendre Rosyne Moreno en chasse.
« Je l'ai drivée les flics aux fesses, pas questions de discutailler, jusqu'à la Poste, où des copains nous ont mis à l'abri. J'ai dit : comment vous allez faire pour la photo ? T'inquiète, me dit un copain, on va travailler par bélino. Je ne connaissais pas cet appareil à transmettre les photos par téléphone. Après, dans l'escalier, je me suis effondré. Je n'avais jamais vu de copain mort. Le lundi, l'article et la photo paraissaient à la une de La vie ouvrière. »

À l'encre rouge

Le journal de la CGT (numéro 573, semaine du 23 au 19 août 1955) titrait ainsi : « Pour eux, la vie d'un ouvrier maçon vaut moins qu'un billet de banque. »

Et la photo. De Jean Rigollet jeune homme, il n'existera que deux clichés : son portrait sous le calot militaire, beau regard grave, et cette atroce image cadrée en plongée d'un corps dont le bras droit est soulevé par une autre main, d'une tête et d'un buste éclaboussés de sang, et tout cela raconte autre chose qu'une balle perdue. Des patrons reprochèrent ensuite aux métallos d'avoir tué l'image de Nantes... Une légende, la lutte des classes ?
Les silences sont imperceptibles, parce que les souvenirs masquent les larmes, et Claude a encore mille choses à raconter : sa mise à l'index par les patrons nantais, son parcours de métallo tricard, «marqué à l'encre rouge », condamné à vendre des encyclopédies, du pinard frelaté ou des Simca 1000, avant d'être repéré comme ancien de 1955 et de chercher fortune ailleurs. Il parle aussi des femmes. De celle qui déposa un bébé sur le bureau du préfet avec ses mots : « Maintenant, occupez-vous de le nourrir. »
De temps en temps il y a comme un sanglot étouffé, on revoit le maçon de Sainte-Lumine, son corps récupéré par les pieds, à ce qu'on dit, une dame aurait vu ça de son balcon. Un corps traîné par les pieds, a-t-on prétendu, dans des chants de victoire. Et dans ce corps-là, « c'est l'histoire, la jeunesse, c'est nos vingt ans qu'on nous a bouffé. »


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mardi‎ ‎30‎ ‎août‎ ‎2005
1208 mots
Daniel Morvan

vendredi 10 août 2018

Nice promenade des sanglots (14 juillet 2016)





Je feuillette une dernière fois mon agenda 2016 et m'arrête sur cette date: Du 14 au 18 juillet, festival d’Avignon. Les réservations prises pour les spectacles. Les Damnés (durée: 2h37). Karamazov (4h30). 2666 (12 heures).
Je n’avais jamais couvert le festival « in », et pas question de passer à côté des expériences fortes promises par l’affiche. 2666 est l’adaptation d’un roman infini, car interrompu par la mort de son auteur, Roberto Bolaño. L’interview d’Antoine Ferron, un jeune comédien, et ami de ma fille Mathilde, était déjà calée.
Le soir de la fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 84 personnes. J’ai barré Avignon sur mon agenda et j’ai écrit: Nice. Cela s’appelle être dérouté. D’Avignon à la Baie des Anges.
J’ai trouvé un ami journaliste à l’hôtel Univers, dans le vieux Nice. Aucun problème de réservation, les touristes quittaient tous le navire. Marc avait déjà engagé son premier reportage, parution le lendemain. Je prenais le relais sans attendre. J’ai d'abord marché sur la promenade des Anglais. J’ai regardé sans voir. Vu sans regarder. 2 km de bitume comme une marelle tragique.
Quelle est la distance acceptable, quel est selon vous le point de vue soutenable sur un attentat suicide?

Des âmes errantes, CNN et NHK

La ville émergeait de vingt quatre heures d’hébétude. Le vieux Nice faisait encore semblant de vivre.
Des âmes errantes se penchaient pour lire les billets déposés par des enfants. On allait sans voir, portant en soi des visions de corps écrasés. Cyclistes lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Caméras NHK et CNN dans les parterres de fleurs, le vide de la télé continue en boucle. Je rencontrai l’homme qui avait organisé le « plan blanc » au CHU Pasteur. Sortant de 48 heures d’opération, il me raconta l’arrivée des blessés, les amputations, l’évanouissement des infirmières devant les atroces blessures.
Et je suis retourné sur la Prom’. Je regardais bêtement le ciel. J’ai regardé les gens franchir des barrages de police, serviette éponge sous le bras. Des marchands de glaces passer entre les baigneurs. Soudain, j’ai vu. Quelque chose sans rien à voir avec le massacre se passait là, qui disait tout de Nice. 

Cette chose, c’était la mer.

Et le roulement des galets de la baie des Anges, comme la bande-son du temps. Cela pouvait sembler futile, hors-sujet. Alerte rouge, mais la plage était noire de monde. Je suis allé voir des retraités, un vieux plagiste cambodgien. Ils me disaient cette chose: il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.

J'ai changé d’avis en rencontrant un jeune couple de Lorient. Ils avaient loué une semaine. "Au Negresco", a plaisanté le garçon (en vrai, juste une chambre dans une rue adjacente). Ils avaient vu le camion « chercher ses victimes », du vrai Stephen King. Ils se sont projetés sur le sable par dessus le parapet et se sont mis à plat ventre sur les galets. Ils revenaient sur la promenade des Anglais, devenue promenade des sanglots.
Revoir la mer, pour se baigner dedans.
« Par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Les maillots de bain étaient tous soldés dans le magasin de la place Masséna. A Nice comme ailleurs, la mer est le synonyme d’un autre mot en trois lettres: vie.