mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


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coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

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(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



lundi 4 octobre 2021

Le blues d'Issa au resto des SDF

Toute une ambiance aux Restos ! Issa, ici devant sa barquette, se réchauffe le cœur en soufflant un air d'harmonica

Les Restos du coeur ont lancé, hier <30 novembre 2007> leur 23e campagne d'hiver. Au centre d'accueil de jour des SDF nantais, ils servent 90 repas chaque midi. 
 
 
« Quand on en sera au fromage, il y aura un peu d'Alzheimer ! » C'est Mamie qui passe les barquettes. Elle fait un malheur, Mamie, avec son Leerdamer.
Ici, c'est le centre d'accueil de jour des Restos du coeur. 7, rue de la Galissonnière, à Nantes. Pas difficile à trouver. Il suffit de suivre les grands noms de l'astronomie, Cassini et Copernic. Vous rasez les puissantes voitures garées le long des trottoirs et vous tournez à gauche. Là, à cent mètres, c'est la galaxie SDF.
Issa finit sa Kro posée sur une poubelle. « C'est leur cantine, leur chez eux, alors ils n'aiment pas trop être embêtés », prévient Sylvie Rateau, la présidente des Restos. Profil bas, vous entrez. « Tu peux te mettre là », me dit Gérard, le directeur du lieu. Ça réchauffe le coeur d'être accepté.

« Les keufs m'ont serré »

Il y a donc Mamie, « une vieille des Restos, depuis 1988 », parmi quinze bénévoles. C'est elle qui distribue : « Taboulé ? Carotte ? Macédoine ? » C'est elle qui pigne pour qu'on ramène les gobelets de plastique, et qui les lave. Il y a Mario au micro-ondes, qui tourne à plein régime pour réchauffer les 90 plats du midi.
Parmi les convives, il y a le vieux briscard qui aligne les vannes : « Pourquoi changer ? Pour être plus con ? » Lui, il a son logement. C'est aussi le cas de Salam, qui discute dehors. RMI, logé, mal logé. Il râle. « Les keufs m'ont serré au Champ de Mars. Je vendais des livres sur le trottoir. 20 centimes l'exemplaire, histoire de boucler le mois. »
Il cligne des yeux. Affûté comme un crayon. Un crayon à mine dure, mais cassante. Raconte son appartement insalubre. Les chiottes bouchées pendant deux ans. Le refus du proprio de réparer. « Une formation ? Non, j'ai une dépression. J'ai peur de me retrouver à la rue. Mon appart, je le supporte plus. Le parquet est rongé. Je chope des microbes. »
Issa a fini sa bière et s'assied. Salue ses amis, poings collés, poing au coeur. Eux vivent en squat.

« J'avais un groupe »

Le micro-onde fait sauter le compteur. « Jo-yeux zanni-versaiiire ! » Re-lumière. Entrée sans porc pour Issa, Sénégalais musulman. « Il aime pas le porc, c'est pas un grand voyageur, ah ah ! », plaisante Mario.
À côté du passe-plat, une petite bibliothèque. Thierry cherche de l'index un livre qu'il n'aurait pas encore lu.
Il y a une place libre devant Issa. Il m'y invite : « Il faut communiquer dans la vie. J'espère qu'il a dit vrai Sarko, sur le droit au logement sans caution. Même si on a l'aide de la Caisse des allocations familiales, les propriétaires ne veulent pas nous loger. » 
Issa dort au foyer Saint-Benoît
Ses allers-retours entre Chantenay, les Assedic, la Caf, l'ANPE.  
« Faut être là à dix heures, sinon il te reste les squats. Dans la rue, tu bois pour te réchauffer. Si tu arrives bourré, t'es viré. Au bout de trois fois, viré définitif. Quand t'es à la rue, tu ne cherches même plus de travail. T'as mal dormi. Le gars ne s'en sort que s'il est posé. »
Issa a un brevet hôtellerie. Quelques remplacements à la Mutualité et au Lieu Unique. Trop courts. Il a dévissé le jour où sa meuf « s'est barrée ». Il me laisse son numéro de portable. L'autre objet qui ne le quitte jamais, c'est son harmonica Hohner « marine band » en mi, le même que Dylan. « J'avais un groupe. J'étais bon à l'harmonica. »
Allez Issa, play it for me, joue-le pour moi. Issa joue. S'interrompt pour me dire : « Mais tu ne manges même pas ? »
Thierry a trouvé à lire. 
Un livre qui parle de la planète et des liens entre ses habitants. Comme l'indique son titre : Terre des hommes.
 
Daniel MORVAN.


‎samedi‎ ‎1‎ ‎décembre‎ ‎2007
852 mots
ouest-france
 
 

244. Karo

Rome oui c’est de Rome que ce livre parlait
"la ville sainte est carcasse de monstre
désossé par une armée d’insectes
qui en firent des confetti de à coups
de mandibules horrifficques"
-- euzuz on dit en breton

une ville qui ruisselle de piétas et de descentes de
croix de boursouflures de marbre de colonnes
pourpre cardinalice putti et sépulcres

pas une ville mais un déchet industriel
dit le sculpteur Christian Champin qui cisèle des broyats métalliques
en guerriers Maasaï sur des socles en cagette
mieux que les champions de quadrige péplum
Rom n’est plus dans Rom Read Only Memory
mémoire morte dans les flaques d’History
Cette ville est un navire Argo déclassé
le fatum qui assiège tes murailles 
la dame de carreau au cœur piqué défailli
Damez Karo prie à genoux dans ses trèfles décapités

242. Nausée purple lakers

Des fois si le poème t’écœure survient
cette nausée purple lakers
lorsqu’il te semble devoir
rembobiner l’enfance éclaircir les ombres
jouer cartes sur tables sortir ton joker
comprendre qu’on ne voulait pas laisser
père mère derrière soi ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur
 
Reste l’impression d’être ventousé à la paroi
pousser devant soi un arceau gothique en forme de
thorax sous lequel passerait une colonne de fourmis
fuyant à l’arrière des colonnes ennemies

et encore l’idée qu’il suffirait de prendre
ces chemins terreux pour se laisser
reconduire à la boue nourricière à la frontière
où tu vois la bouche de l’eau et l’œil des étoiles
te ramener au fumier -- retour dans le game
essaie encore dis ta chanson de golem

cette forme dégradée de parole est ta mixture
de rural saupoudré de lectures mais rien de moderne
mais rien de ce mash agreste post mortem
qui sied tant à la modern poetry
les pages du livre tourneront comme Patek
quand tu sauras boutiquer de la versité
pour produire l'effet de vrille du vilain canard ayant couvé des signes


à quoi s’attendais-tu à ce que la nature
consente à descendre de monture
et ramasse l’épi chu du tas de blé
pour te dire que le monde sera sauvé

tu as trop médité sur des cadences tricotées
en marquant les basses laisse dériver la barque latine

O rus! quando ego te aspiciam attache des rames 

aux berceaux d’osier et vogue si ça finit par dire une chose 

ça s’est d’abord pointé en intrusion manifeste

sans surveillance une ligne mal bâchée vire à l’épique

ceux qui ont le flow inné te te mixent ça au buzzer
ça cartonne ça parle aux foules et ça check
tous les marqueurs de hype le poème est complet
pas besoin de hairstyle 100% indian hemp
pour rouler en inconduite intérieure ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur

lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

samedi 18 septembre 2021

221. Astronomie



C’est aujourd’hui la fête du Double Neuf
Cette nuit au stade Meerschaut
Allons voir comment bouge le monde

au télescope des astronomes amateurs
nous sommes marins en bordée
qui titubent et chantent à la lune
sous les balcons d’une maison silencieuse
La Lune
Quand je la regarde je pense
que vous aussi la regardez

là haut c’est un bal qui donne le vertige
à vous
personnalité obscure gringalet à pompon rouge
qui voudriez
attraper la lune avec les dents
dévorer les élégances du ciel et leur marche hautaine
bustes marmoréens et visages parfumés

Laissant flotter un sourire sur leurs profonds empires
elles vont épaules nues survolant d’un soupir
l’infini qui roule sur ses cylindres obscurs
Des plumes d’argent oscillent à leurs têtes

Parfois vous vous croyez satellisé
sur le trampoline de la nuit élastique
vers le chaos harmonieux qui tourne avec lenteur
aucun chambellan ne vous barre la route
vous voici dans l’escalier d’honneur
Des lustres baignent les danseurs d’une foudre blanche
sur la pointe des pieds vous tentez d’apercevoir une blonde
figurine qui passe dans un tumulte de glace
tout se passe
comme dans une page de roman russe
on devine
Les tulles vaporeux d’une supernova
Les amas globulaires de l’outre-monde
Les scories éjectées de notre espace
qui
savent maintenant
ce qu’il en est du big bang

et cette rosée du rêve que nulle main poudrée
n’essuie du visage au menton de l’enfant

Jupiter est une agathe en suspension
que poursuit la queue d’un cerf-volant
—un pointillé de lunes gelées
Callisto
Europe
Ganymède—
pour conclure la phrase inscrite d’une craie hésitante
dans l’alphabet des choses obscures

Tant de mondes dans ce monde
tant d’attractions dans le poème étoilé
et tant de silences entre chaque étoile

Il y a aussi
Saturne Ô frère sombre en ta prison ronde
et qu’en septembre l’on voit briller à l’affiche qui annonce
Le Voyage d’hiver

Comme moyeu de cette roue
faite de vides de béances de trous de souffleurs
La lune — cette étoile de cinéma
C’est devant son miroir qu’il faut la voir
comme Auguste Méliès l’aima
avec sa tête pâle de petite soeur cosmonaute
qui a perdu ses rubans

 

 221. Jeudi 9 septembre.

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

jeudi 24 juin 2021

143. Ormes



Pour voir où le cosmos a commencé
pour conquérir l’espace
il y a la cime des bois
les jambes nues pour y grimper
L’ombelle poudreuse des ormes
résonne des voix accentuées d’envers

On respire mieux à la proue des arbres
la tête aux feuilles et aux bourdons
on se rêve tout armé de rosée
on boit au nuage s’il passe à portée
et le chant ce chant une grappe
que l’on cueille au passage de la barque aveugle
ce baiser que l’on vole à l’azur
à la hauteur de la gorge des grands arbres
où l’enfant voit passer les bateaux et la neige

 

 143. Mercredi 23 juin. Arbres

mardi 22 juin 2021

142. Silex



Cette flèche taillée n’est pas un miroir de fille
mais le sourire des yeux qui dorment sous terre
pose sur ton visage le masque d’oiseau
chemine sur le bord éclairé des collines
là où sont les villages enfouis
tu la sentiras quand elle te percera le cœur
tirée d’un arc depuis l’autre versant du sommeil
le silex des beautés qui passent dans chaque
clignement d’étoiles.

 

 

 (142. Mardi 22 juin. Silex)

jeudi 10 juin 2021

129: Tilleul



Si ce jour offre matière à mélodie
elle ne chantera pas un grand voyage à travers les villes
et les tourbillons d’un fleuve
Il ne faudra pas faire reposer ses coursiers
ni trouver une auberge aux limites du district
Le but du trajet était ce grand arbre au bord du canal
de la Martinière au village du Migron
Ses fleurs épanouies et ses bractées vert tendre
embaument — une pagode de parfums
à douze jours de l’été le tilleul fête le printemps
et le début de la saison des fleurs et l’ivresse des guêpes
et la douceur des stipules et l’immense coupole
qui est un temple que les abeilles visitent

Au loin sur la Loire un vol de canards remontait l’estuaire
et au plus près une jeune fille aux cheveux tressés
avec qui partager sous ce toit d’arômes
le métier impromptu de la cueillette des fleurs sacrées
au sommet de la montagne verte des parfums
et dans le pavillon des senteurs
auprès de la même cassolette de bronze où brûlent
les derniers jours du printemps

 

 (129. Mercredi 9 juin. Tilleul)

mercredi 19 mai 2021

108: Salut

Lorsque privé de ses anciens thèmes
Princes, gloire, amour et premiers de cordée
Sans sujet sans emploi le poète sorti du star système
privé de son rôle de maître de cérémonie — MC
se trouve au volant d’un bolide à la casse
L’art du verbe tu aimes c’est
comme s’asseoir au volant d’une carcasse
de Maserati sans moteur — un jeu infantile
où tu imites par raillerie le bruit
mécanique et narre ta vie rêvée

Comme reconversion possible il y a
chroniqueur du coin de la rue
avec un brin de talent un bon dico de rimes
(la toile le fait pour toi si ça te brime)
échange l’épique pour le banal
et fais de tes poèmes un masque facial
dis-toi bien le sublime est plus facile que la rigueur
dont fait preuve un maître bâtisseur

l’ouverture des terrasses et des musées
les muscadet et les bières éclusées
tout ça en vers aux pieds démesurés

au café de la Loire le premier expresso
depuis sept mois
Pas plus de six à table en ajoutant la Loire
qui s’invite ici à tous les repas
pour voir être vu et prendre ses infos
ouvrir un journal style pétanque news apéro
au ciné c’est Drunk en VO
côté météo averses sur la France
Là-bas les bombes pleuvent sur Gaza
Territoire surpeuplé qui ramasse
en riposte aux roquettes sol-sol du Hamas
1500 raids en huit jours frappes ciblées
(immeuble de la télé explosé speaker radio radio criblé)

L’état du monde t’arrache aux écritures
te fait sortir les lances d’obsidienne et le
poignard d’améthyste du vers
Un nouveau front s’ouvre depuis le Liban
Tirs du Hezbollah
Sprint diplomatique en cours
pour obtenir une désescalade
MC des anciens thèmes tes ballades
ne sont d’aucun secours pour le salut du monde

samedi 15 mai 2021

102. Chou

C’est le moment de planter des lotus mais
on peut aussi
planter les choux

l’histoire commence par une graine
petite comme une poussière dans
la blouse d’une écolière
d’abord nous regardions
mûrir le chou totem le chou solitaire pied souche et origine
au milieu du champ seul debout parmi l’armée défaite
aux corps gisants décomposés de ses compagnons
Ce chou-mère ce général flétri se desséchait sur pied
au sommet de sa colonne stylite
trognon momifié par l’ascèse

alors père transportait le corps du roi chou
enveloppé d’un drap protecteur
sur une aire bien dégagée
puis secoué vivement
ses semences recueillies comme des larmes de joie
versées dans un verre Duralex
n°22

Admirer la rondeur des graines
(se souvient mon cadet mémorialiste) était source de spéculations
portant sur les récoltes issues des milliers
de germes couvés dans la main noueuse
en manière d’invocation aux esprits du froid
réchauffés au creux ainsi qu’un couple de dés
la main close en méditation
recueillie sur le devenir et les chances de traverser
les frimas
(l’ai-je dit la ferme nouvelle était un brin trop nord
mordue chaque hiver par les vents glacés)

Les brassicacées dit-il étaient semées en avril
on plantait le chou une fois moissons faites
geste répétitif consistant à engager la racine
deep in the groove (comme on dit de la voix
des chanteuses folk américaines)
au point géométrique fixé par une traceuse
La récolte dit encore mon frère
bénéficie de l’aide
du cheval de trait « dont on ne louera jamais assez la douceur et
l’humanité qu’il apporte
dans ces vastes étendues légumières fouettées par vents et pluies ».

(Jeudi 13 mai)

jeudi 13 mai 2021

98. Rivière

Le pas s’allonge vers les crêtes du mont
Les herbes du sentier s’inclinant
sur la rivière
distrayaient le regard: vous alliez sans but
longeant le synclinal bleu des grandes symphyses
à fleur vulnéraire en queue de scorpion
semées au long des chemins par les
pèlerins pour se soigner dans leur voyage
Les arbres de mai ruisselants de blancheur
appelaient
le sang du marcheur aux yeux levés vers
les promenoirs du cinquième mois aux bleus noyés de Rance

Vous n’aviez croisé aucun viking au contour des racines
ni sous la coupole parfumée d’un mélèze
ni à aucune étape du chemin des promesses
sans drapeaux de dévotion battant
aux atterrages de l’embouchure au creux des ravines

Une piste dérivait entre les roches et montait
vers les arêtes fissurées du mont Garrot
là se dressait
le front de gneiss vertical comme un porche de cathédrale
et un vaste cirque où le regard plongeait:
quelques bouleaux des chênes en feuillage d’orchestre
à la place béante ouverte par les excavatrices
qui avaient éventré les flancs de micaschiste
 et de quartz et certaines roches
terreuses et rouges
pour jeter les fondations du barrage
de l’usine marémotrice
et noyer la rivière.

 

(Dimanche 9 mai, à Saint-Suliac)

mardi 11 mai 2021

100. Passé

Cependant rien ne dit
que là où des vies se sont nouées autour de murs
où force marins capitaines gabier cordiers aubergistes
métallurgistes décidèrent d’un amas
de pierre au long d’un fleuve
pour faire de ces tuffeaux de Touraine nos demeures
rien dans ces pignons dans ces faîtages dans ces
balcons à monogramme
dans ces palais dans ces ateliers ces salons
ces soupentes ces cheminées
derrières ces lucarnes et ces hautes fenêtres
rien ne dit
comment c’était alors de poser sur un siège son séant
comment c’était de se taire en 1785
pendant quelques minutes en regardant l’océan
et les vaisseaux vers Saint-Domingue
tribord amures
et en quelle langue
pensait-on alors et qui pensait quel était le
son du silence et si
l’on pensait à son oncle du Tennessee
ou à une oie farcie
et si un funambule à la manche essayait ses acrobaties
et une femme de Croatie ses nécromancies
et si ces craquelures dans la pierre s’apercevaient déjà
s’il y avait des dieux pour ces gens-là
et lesquels
(si certains d’entre eux étaient priés à l’insu
du priant et du prié) et si
soulevant un rideau pour observer
une partance ou un retour des lointains
Une larme venait parfois
et combien de temps
—peut-être les pavés en gardent une trace
ou seulement cette herbe folle

jeudi 6 mai 2021

95. Charrue

Toujours un moment où les socs
talonnaient sur des bas-fonds sur un récif de marbre
émergeant à travers la glèbe

l’enfant assistait de la rive au charruement
comme on voit à Saqqarah de jeunes assistants
s’abriter les yeux à l’ouverture des tombes
et se couvrir le nez comme quand les flacons
laissent le nard et la valériane
s’envoler sur l’aile des oiseaux blancs

Le père rompant l’élan du labour
stoppait sur la brèche descendait du tracteur
s’ouvrant un corridor dans le cortège des goélands argentés
qui se forment au passage de la charrue
Plongeant dans le sillon afin de dégager l’étrave du vaisseau
de ce qui gênait sa trace rectiligne: était-ce
le sommet affleurant d’une stèle
l’épaule brisée d’une déesse
montant de la terre au jour de ses célébrations?
Un gisant qui flottait là entre deux terres
ou le tombeau de Cérès?
Ni dieu terme ni divinité des bornes
ni or nu gemme ni ombre pure
— ces confidentes des charrues que l’homme ignore
allant sur la terre comme on traverse les murs —
C’était une grosse pierre rien de plus

mercredi 5 mai 2021

94. Songe

Parfois sur la rive nord du fleuve la lumière
allume les roseaux et trace un liseré d’or
Heureux le rêveur ou celle qui s’éveille encore
pour n’être pris par aucune pensée qui l’absorbe
aucune tâche qui la retire de l’heureuse contemplation
cette ligne est le fil d’un songe perdu
après qui vos nuits s’étirent jusqu’au milieu du jour

 

Mercredi 5 mai

93. Nuit

La ville où je vis est en forme d’amande
Cette cité fut une île et tient son origine
De ce que les eaux ont ce pouvoir
de faire naître des villes où elles creusent des lits

Tout ici appelle aux reconnaissances
aux tumultes d’appareillage tout y appelle même
Les frayères à limandes et les migrations des civelles
L’eau qui va invite à rejoindre l’identique envol

Cependant que le pied suivait le chemin d’arène
Vers la luisante berge où se raffinent les huiles
Et les cheminées qui formaient un dôme de soufre
Sur les jardins mouvants et les portes de la ville

Ce chemin n’était pas le tien qui longeais sans désir
le bord de l’eau au reflux de la marée
Voir et sentir ne te sont aucune joie c’est la nuit
que tu veux c’est elle qui t’emporte

jeudi 29 avril 2021

88. Jeudi 29 avril. Dévotion

En attendant le coup d’état militaire
Et les suites de cette dialectique de destruction
qui emporte tout glaciers espérances et langage
de quoi pouviez-vous témoigner dans vos villes délaissées
à l’extrémité du continent
De la somnolence et du charme de vos petites sorties
de la mémoire des outils du partage des jardins
souvenir des terres communes
une conversation par-dessus la haie un souvenir du vieux temps

Il y avait longtemps que la colère
empruntait ces canaux numériques
où foi et dévotion se disent par procuration:
comment cela, et il faudrait qu’aussi
nous nous occupions nous-mêmes des questions?
N’est-ce pas assez de mimer avec véhémence
la rage du citoyen révulsé par le trépas des pigeons de ville
plus que par les brûlis de plastique la dioxine le mercure
les polychlorobiphényles cramés à l’air libre ou cachés au fond des mers
par l’expulsion du Malien futur Nobel
Laissez faire l’homme le plus riche du monde
demain nous serons immortels et la Terre une planète abandonnée
stockée pour mémoire

À quoi se raccrocher à quelle célébration
des labours quelles saisons nouvelles quelles illuminations
à quelles processions mystiques à quels dérèglements sacrifier
Vers quel temple de Delphes marcher dans la nuit
dans quelle nuit solitaire courir avec des torches
À quels ossements s’adresser à quel cairn adresser le vieux salut:
Le monde est beau est l’avenir est saint

dimanche 25 avril 2021

84. Dimanche 27. Trémel

                                                À Denise le Dantec

 

Dimanche me ramène dans cette petite église
Où je fus ni enfant de chœur ni officiant
Mais garnement officiel et cancre
Idiot titulaire de chaire dans un lieu humble et populaire
Qu’en vertu d’une éducation athée
Je me crus autorisé à moins respecter que d’autres réalités
comme les pierres ou les livres
Or mes bavardages conduisaient parfois
le vicaire à me placer dans le chœur même
afin de m’avoir à l’œil honte suprême
d’être exposé tel larron ou mauvais garçon
Je pense souvent à ces stations à genoux
que la prêtrise excédée m’infligeait
La vision de cette église m’affligea autant que
ma bêtise tout le temps qu’elle fut debout
jusqu’à ce que le feu la détruise
Soustrayant le lieu de ma honte à mes souvenirs


Ne reste que mémoire de réprimandes flottant sur des cendres
Oserai-je le dire? Aujourd’hui Trémel me manque.

samedi 24 avril 2021

82. Vendredi 25. Satory

Sorti de grande école chacun
pour s’acquitter du devoir national
avait accès à stalle sommitale
en consulat ou lycée français
Beyrouth Moscou New York
Timor oriental palais gouvernemental
piédestal ornemental
plus que guérite chef-lieu du Cantal    —
je ne sais quelle maladresse
piston crevé d’un général
deux étoiles et demie
entrevu du côté de Saint-Servan
(ami du père de cothurne)
me fit retrouver mes frères de classe
bombardé deuxième pompe
au régiment du train
Caserne Satory —là même
où furent fusillés en 1871
Vingt-sept communards
Dos au polygone d’artillerie
qu’on appelle mur des Fédérés
Louise Michel y fut détenue
avant d’être déportée—
Satory est au 35 tonnes
ce que Sartre est au néant
Tentai donc négociation frontale
afin de solliciter fissa
un poste genre Établissement
 cinématographique et
photographique des armées
ECPA? s’interloqua colon
dans un rire fractal
Côté cinéma on a ce qui faut
du Riefenstal
à la pelle et du Truffaut
plus qu’il n'en faut
du moins ici vous apprendrez
à camionner
ça peut servir dans l’existence
à défaut d’être le nouveau Rivette
Tout se termina bloc des fous
pour dissociation psychique
bouclez et réformez-moi ça
Principe de réel leçon une
le réel c’est l’impossible
dit Jacques Lacan je réfute
Possible il l’est
Satory en est la preuve

samedi 27 mars 2021

53. Clef de huit

Jour après jour divers aperçus
de l’existence sont ici évoqués
en vers pairs conçus
dans un mètre corseté
Pour bricoler à sa guise
Enfiler bleu de chauffe 

clef de huit en poche
Puis édifier mode Eiffel
Une tour d’octosyllabes

Docte parenthèse: —
l’octo apparaît au dixième
siècle dans une vie de saint
et dans les 129 quatrains
de la Passion de Clermont
Huit syllabes petite barque
Pour haute mer et rivière
On le dit de peu d’étoffe
style bout-rimé de pot d’adieu
Le valet de pied du vers françois
Court si l’on veut du court
Étirable au gré des foules
selon la longueur des houles
Dans tous les genres, antique
et breton, en dizain, en neuvain
En carré magique (autant de syl-
labes que de vers)
Parfois une alternance
de sept huit syllabes déclenche
un effet d’accélération
(énergumènes Prigent Cadio
le boostent façon turbo —
Fin du pédant topo)
Octosyllabe tube à essai
cristallise le mémorable
phénomène de ce vendredi
vingt-six mars où peu de choses
se sont passées en apparence
le monde roulait ses cadences
Merkel tance la France
Classée à haut risque viro
logique par Berlin
trafic mondial ralenti par
porte-conteneurs Ever Given
monstre de quatre cent mètres
en travers dans le canal
de Suez, mort d’un cinéaste
Trop popu pour les bobos
trop chichi pour les prolos
Collision ferroviaire en Égypte
Locos De-Luxe en frontal
32 trépassés Sanction dissuasive
Exigée par président Sissi
Échappe-t-on à l’octo sur la terre?
Dites-le moi seulement
au cas contraire et dans quel script
faut-il vous le dire pour être compris

Je voudrais dans ce coffret
de huit syllabes conserver
Ainsi qu’une capsule temporelle
une file d’attente de poissonnerie
extérieure juste à la sortie
des chantiers de l’Atlantique
Sous les tourelles et les bielles
Du prochain paquebot XXL
barcasse pathétique
est Virtuosa pas un caïque
Babel de manchots à fric
Départ le premier avril
7 h 45 à la marée
2421 cabines 6334 passagers
21 bistrots, barman humanoïde
Kitsch façon Raoul Georgette
Roulette blanquette piquette
Bétaillère climatisée
Au moins ça leur fait du boulot
Ça ou compter les bulots
Dit Roger au blond à collier
(Jésus en guitariste crucifié)
Tout cela vous a un côté
Fin du monde vivement Gibraltar
Va pas gêner la croisière
Virtuosa de tes galères
L’Humanoïde te sert un Spritz
avec voix et expressions Ritz
pour une expérience de
bar totalement immersive
Le ferons-nous seulement ce voyage

mardi 23 mars 2021

48. Le père


À Ingrid

Moi la délaissée
Puisque ne pouvant porter haut le nom du Père
Puisque de la même nature mouvante que les flots
que la mer le ciel et les nuages
Puisque n’étant pas mes frères bien qu’aussi frêles que moi
Minces coureurs de pistes
N’étant qu’une brindille diluable dans l’Untermensch
Fille non porteuse du patronyme de surhomme
Ce nom du père
Je le porterai sur toute la terre avec mon prénom Lorelei
Ou Elina ou Astrid ou Ingrid
Ce père Panzer j’enfouirai les svastikas
Qu’il était fier de découvrir sur une photo ancienne
de sa propre maison: demeure prédestinée au génie (lui)
puisque la Wehrmacht y avait déployé avant lui ses bannières à croix gammées
Et l’avait choisie comme siège de son état-major
De même qu’il y avait établi sa propre famille comme
le nid d’aigle de sa domination (à lui)
— Ce même père fier de montrer l’absolue identité entre
sa signature (à lui) et celle d’Adolf Hitler, comme désigné
par la graphologie
pour succéder à la tête du Reich millénaire —
Moi la délaissée je porterai très haut ce nom du père
Que j’aurai enfoui dans un puits de couleur
Je serai célèbre dans toute la terre
Pour mes portraits de femmes.

lundi 22 mars 2021

44. La cour


Je pense à Louise Labé quand je revois à cette cour
De ferme où vécut ma mère
ce n’était point
Courtoise antichambre que cette place bourbeuse
Où elle eut froid et chaud, fut d’humeur gaie ou plaintive.
Christiane rêva-t-elle comme la Lyonnaise élégiaque
(Poétesse de la Renaissance qu’on nomme la belle cordière,
        car fille et femme de cordier
De même que mère était fille et femme de fermier)
d’embellir ces flaques
Afin qu’elles fussent miroirs de vie heureuse?

Reine d’une société brillante
Au premier plan de cette coterie lyonnaise
Avec son amie Pernette du Guillet
Louise chantait odes et carmes
        à la façon de Dante et de Pindare
Mère le fit à ses poules et ses pintades
Fredonna charmes et succès de Tino
En cette cour fangeuse qu’elle traversait déhanchée
cloître fermier délimité par étable, fumier, silo.


Il était l’endroit le plus sale de la terre,
                    ce cloaque
Que j’eusse voulu galerie de glaces où elle pût
se voir sourire et mirer une belle robe.

Sale resta la cour il eût fallu goudronner mais je crois
que cela coûtait — Eh quoi? Il reste l’image vive
D’elle encore Ô rires Ô soupirs
De mère seule boîtant dans son corridor de terre
Pour aller traire à l’étable de même que Louise
Aimait abstraire ses tourments sur une table.
— Ô ses larmes aussi
Puissent-elles recouvrir nos mémoires d’un goudron
miséricordieux et lui offrir un décor plus heureux
Pour s’éteindre qu’une cour boueuse

dimanche 14 mars 2021

40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète

L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.

vendredi 12 mars 2021

39. 12/03/21 Fraisiers

Fraisiers repiqués sous la pluie retour de façons d’être
Qui remontent le cours du sang sur le tranchant de la houe
Et gestes qui reviennent dans les terminaisons nerveuses
Tes racines tes racines dit la vieille complainte
De l’ortie neuve et de la grande consoude
Qui fait résurgence dans ce poème trente neuf
Tout cela sent le paradis perdu bien perdu
Et même le gardien des propriétés sacrées des arômes
des fumiers — en voici le fantôme:
L’homme du tour des terres est en bout de sillon
Comme une rumeur de mer en angle de parcelle
Un bruit de sabot un rêveur dans les arbres
Lui, le saltimbanque à ses manchons de charrue attaché
— Et plus tard, aux modernes quadrisocs, tracteurs Someca Nuffield
— Offrant à toute dépense son inépuisable réserve
Et son rire bref aux promesses vaines:
La voix de mon père m’accompagne dès qu’un peu de terre
Se trouve sous mon pas, il est là qui lâche quelques syllabes
Ainsi qu’une voix dans les hêtres
De sa voix faite pour héler de versant à colline
Quand l’oeil mesure les pluies brèves de mars
Qu’il rallume la cigarette en coin comme dans les films avec Wayne
Et sort l’une de ses phrases Hollywood
Tu peux creuser plus profond que la bêche
Mais pas faucher plus large que la faux
Je m’imagine l’entendre en ce parler intérieur
Qui est parole des morts et pain perdu

mercredi 16 décembre 2020

Poètes de Bretagne: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

 

Georges Perros

« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg

Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Poésie en siège tracteur

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.


Daniel Morvan.
 

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros

dimanche 3 mai 2020

"Protocole gouvernante": Une nurse à tout casser




On ne sait pas d'où cela vient. Un peu comme ces formules chimiques inédites trouvées par hasard, un peu de seigle avarié qui, contaminant la farine, plongent des populations entières dans la folie. Le roman de Guillaume Lavenant (metteur en scène nantais) est du même ordre, libérant phrase après phrase ses doses d'alcaloïdes pour nous prendre dans une histoire toxique. Et pourtant, Protocole gouvernante ne devrait pas nous surprendre, il ne s'agit au premier abord que d'une histoire de famille et de nurse casseuse de foyer. Nous avons déjà lu des histoires de gouvernante inquiétante dans Henry James (Le tour d'écrou), dans Charlotte Brontë (Jane Eyre). Mais si la nurse est une figure bien identifiée, l'astuce de ce roman est au contraire de l'abstraire, de la réduire à la destinataire d'une série d'instructions dont la suite constitue justement le fil narratif: "Vous irez sonner chez eux un mercredi. Au mois de mai. Vous serez bien habillée, avec ce qu'il faut de sérieux dans votre manière d'être peignée. Vous ressentirez un léger picotement dans le bout des doigts." Déjà employé dans le nouveau roman (La Modification, de Michel Butor), un procédé redoutable est à l'oeuvre: tout le roman est écrit au vocatif, la deuxième personne "vous" servant à interpeller, à donner des instructions précises. Cette deuxième personne de politesse évoque l'idée d'une mission fixée jusque dans ses détails par une voix off, non sans que cette dimension ne se heurte au flux imprévisible du réel, des pensées spontanées, mais elles aussi absorbées, insérées dans le protocole. Tout ici évoque l'idée d'un cerveau omniscient, centre d'un complot planétaire, marionnettiste occulte du nom de Lewis. Le personnage de la nurse (femme réelle ou humanoïde?) n'est donc que l'un des agents d'un processus révolutionnaire messianique dont on ne devine rien, sauf qu'il nous décevra. L'histoire se déroule à la façon d'un conte fantastique où les éléments banals de la vie quotidienne semblent grossis par une loupe: un voisin qui répare sa moto, une marque tracée de l'ongle dans le cuir d'une banquette arrière, chiffre renversé qui semble être le symbole d'une société secrète. Tout se passe comme si les deux grandes figures psychanalytiques du "roman familial" (les fantasmes par lesquels l'enfant s'invente une autre famille, un autre destin) se retrouvaient ici dans un même livre: l'Enfant trouvé, incarnation de la révolte radicale et poétique, et le Bâtard, qui mène une guerre sournoise contre l'ordre paternel, "transgresseur-né et parricide en puissance", nous dit Marthe Robert (La traversée littéraire, 1994, p. 240). L'utopie sans concession et la séduction perverse sont les moteurs de ce premier roman qui n'aspire, lui aussi, qu'à s'emparer de son lecteur, et y réussit brillamment.
Daniel Morvan
Guillaume Lavenant: Protocole gouvernante. Rivages, 190 pages, 18,50€

jeudi 5 mars 2020

Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien



Attendait-on Michel Jullien autour d'une joliesse de canotage populaire? Non sans doute, mais à quelle histoire doit-on, alors, s'attendre sous un titre comme: "Intervalles de Loire"? Récit d'un périple d'amis au fil du fleuve altier, cet ouvrage vient après Denise au Ventoux (2017), Les Combarelles (2017), L'Île aux troncs (2018). Trois dégagements vers des confins, des sommets, des gouffres, montagne, grotte ou île de relégation. L'homme, ancien alpiniste, "escalade" aussi les fleuves.
À bord d'un esquif d'aluminium, descendant le fleuve à la rame avec ses deux amis d'enfance, il use de cette merveilleuse liberté de voguer ouverte à tout citoyen par la Révolution française, dans une sobriété toute démocratique: "À l'instant du départ, personne ne nous vit appareiller, aucun salut, pas de mouchoir agité depuis la grève, aucuns falbalas d'adieux. La barque se coula en silence à la Loire, mue par les premiers coups d'avirons, malhabile, des manoeuvres de rame empotées, de peu d'atout, sans tempo, comme tordues."
Comment cela s'est-il décidé? Les trois amis vont avoir cinquante ans. Au cours d'une partie de campagne, ils regardent couler la Loire, penchés sur le parapet du pont de Nevers: que peut-on faire d'original, l'an prochain, pour fêter ces dix lustres? Une idée, sans plus d'émotion que ça: descendre la Loire à la rame. 848 km de développé pour la partie praticable en barque, plus les zigzags et les fausses routes, "parcourus en vingt six jours, jamais de gîte, de plafond ou de camping", d'île en île, de pont en pont, et il y en a cent vingt-huit d'Andrézieux à Saint-Nazaire.

"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"



Si la mode du canotage est née au XIXe siècle comme forme populaire d'un loisir aristocratique, le livre qui rend compte de cette aventure n'est aucunement un charmant périple sur le mode mineur, une nouvelle de Maupassant, bouquet de jolies phrases et de choses vues. En s'en tenant à la vibration sensitive au phénomène du fleuve, en se concentrant sur ce que le corps peut dire de l'aventure, le livre déjoue les attentes en matière de fluidité et d'insouciance. Michel Jullien fait l'économie des figures imposées en conjuguant une écriture d'une haute singularité, confinant au dialecte personnel, à une aventure sensorielle où les personnages sont des silhouettes, et les événements, des beautés stylistiques.
Le traitement proposé est celui de fragments, des "varia de l'oeil" et autres pièces fluviales assemblées comme au hasard d'un carnet de croquis, dans un désordre voulu, avec des "entrées" à mots clefs, "renifler", atomique", "jusqu'à Mitchum" (pour évoquer La nuit du chasseur), "écarts du fleuve", "aperçus citadins"... Chacune de ces proses formant comme un psaume monodique du visible, que l'objet en soit noble ou trivial, pont, village au bord de l'eau, île, super U, centrale nucléaire, cimetière.
Scénarisé et dialogué, ce huis-clos flottant eût formé un cadre pour une comédie à la Jaoui-Bacri. L'auteur sait d'ailleurs manier l'humour, tant dans la manière de camper une scène (ainsi l'exercice de navigation sur gazon, très Buster Keaton) que dans l'art de l'image: "l'eau changée entre le vert, l'écru et une couleur salive, avec des ballots d'écume isolés, derviches, omelettes, espèce de neige à la mélancolie". Sans parler de "Nénette", nom de baptême bombé au pochoir de sorte qu'il soit "rendu en miroir, à la surface de l'eau", ainsi inscrite littérairement autant qu'au quartier maritime. La figure humaine s'élude pour que subsiste la chance d'être ému par le fleuve, non dans une fiction, mais plutôt dans la manière de donner à voir, par les traits, touches, nuances, images ("un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane", ou l'envol d'un banc d'oiseaux: "trois, dix se défroissent, ils jettent les bras au ciel dans un bruit de carton"). On aimerait y voir quelque chose de Rousseau, au moins pour "le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection"(1).

Jules Renard, auteur totémique de la narration, arrive par association d'idées à partir de Chitry, bourg de la Nièvre dont Jules fut maire, région où Jullien acheta sa maison de campagne. Jules Renard, convoqué à dessein: L'auteur du Journal n'est-t-il pas l'homme de l'effet de réel, d'une éloquence économe qui s'obtient par allègement plus que par addition, dans une sobriété calligraphique? Et Renard n'aurait pas désavoué cette esquisse d'une femme qui franchit un pont alors que passe la barque des trois amis, s'accoude, "les jambes croisées derrière, à la Doisneau", et salue, "révérence d'une main à l'idée d'une récréation nautique".

Épaules de rameurs, ombres au bivouac, le soir sur les îles: on ne les connaît pas, on les voit, le narrateur et ses deux amis, désignés comme "l'un et l'autre". Des signes ténus, un murmure minimal rendent la vie plus qu'un dialogue, une notation psychologique. La "signature sonore" de chacun lorsqu'il saisit les rames, sa manière de souquer. C'est au cours de la rotation des places que se précisent les personnalités, mais ce sont des fiches de postes. À moins qu'on veuille y déceler la subsistance d'une structure tripartite à la Dumézil: celui qui travaille, celui qui décide de la direction et celui qui prie (pour la sûreté de sa barre).
Le banc de proue, celui où le rameur peut se reposer et "ravoir ses mains" devant le fleuve à livre ouvert, mais la place est "la pire" car elle se paie de l'obligation de "voir deux fois", d'abord le panorama fluvial réel, et sa réplique de papier réunie dans un compendium de captures d'écran, le Navigator, bible du forçat.
Le banc de poupe, la barre, enfer du gaucher qui doit inverser les consignes émises par la vigie.
Et le poste central: "Le voici donc, le banc B - la guillotine". En matière de grand témoin, il n'y a que le Hugo du "Dernier jour du condamné" qui puisse comparaître et confirmer que le banc B est une vision du monde. La souffrance des mains et une position dos au fleuve retranchent ce prolétaire rêveur de la vision frontale. Le banc B est celui de l'évanescence des choses, puisque ce pont dont on parle dans son dos, quand il entre dans son champ de vision, "n'advient pas, il s'abolit". Ainsi, la sensation est un fait de structure.


"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"



Ce texte éclaté, on aimerait pouvoir le lire avec naïf lyrisme, comme on écoute du Smetana à la radio, mais il s'avère tachiste, pointilliste, coupeur de cheveux en quatre, impressionniste affronté à un fleuve aussi résistant, comme objet littéraire, qu'une montagne. À charge pour l'écrivain de rassembler toute la diversité des paysages et des choses vues pour les unifier, les homogénéiser et exercer sur elles les décantations de l'écriture, pour en extraire un sentiment singulier, par une fusion et une dissolution des perceptions, souvenirs de navigation sur l'Amazone, anticipations sur sa vie future, déconstruction des figures du voyage, dévoyage d'écriture dans un flux de conscience unique. On ne sait s'il est fait d'émerveillement ou d'ennui, ou d'un autre type d'émotion, mêlant rêverie et minutie, qui n'appartient qu'à Michel Jullien.
Sur ce chemin on suit la marche du style, non point la frappe d'une chute imparable, mais la cloche lointaine scandant l'office à la déesse mimésis, qui permet de rendre réel ce que l'on montre. Il est alors possible de saisir comment la rudesse du voyage favorise le papillonnage sensoriel, à l'image de cette Loire "encline aux lubies saturniennes" qui possède "très tôt l'allure des fleuves qui ont trop duré" et "brouille les directions en de vastes boires", fausses pistes parfois longues de dix-sept kilomètres en aval de Varades. C'est la Loire excessive, diverse, amazonienne, odorante, de sable ("un grand fleuve de sable quelquefois mouillé", dit Jules Renard) et de vase. Un excès auquel les navigateurs se joignent, pris par le cap à tenir, les obstacles à éviter, retranchés de la ville par les odeurs du banc de nage, dans une solitude vertigineuse, pascalienne: "plus bas que ce qu'un chien retient des apparats terrestres, nous glissons sur un plancher situé en deçà du monde".
Toute phrase serait citable mais sans reconstituer le texte, observons l'entrée de Nénette dans les pleines eaux, celles où la quille, dont la robe d'aluminium est découpée d'estafilades, atteint enfin des profondeurs dignes de son tirant d'eau, observons comment ce petit moment d'effusion est extrait des souvenirs pour devenir ce moment de lyrisme tenu: "Alors les ramées s'enchaînent sans qu'il nous faille descendre, il y a maintenant ce qu'il y aura pour longtemps, des champs, des saules, des rideaux de verdure coupés à l'enclave des fenaisons, les heures informes, des mottes de terre à hauteur du regard, un fleuve brou de noix, des bovillons rouquins stupéfaits de notre venue au sortir des méandres, des entailles de lumière poignardées aux arbres, des impressions physiques d'action et d'inaction, la réalité écrasante de nos fesses appliquées aux bancs, les grenouilles faisant fête au mois de juillet. Partout des pêcheurs sur la berge." L'image n'est risquée que dans le tumulte modéré de l'énumération, c'est du bouillonnement traversé d'angles aigus, et ces "entailles de lumière poignardées aux arbres", plus qu'une notation de peintre, sonnent comme un aveu de foi dans un coeur d'athée.
L'empire du fleuve abrite assez de divinités pour combler les soifs de l'homme, même si son émotion est tempérée d'une ironie protectrice. La tonalité est douce-amère, mais les couleurs flambent.
Plus d'une fois le lecteur a rendez-vous avec l'étrangeté. Cette expérience est offerte, dès le début, dans la vision des pêcheurs sur les rives, vides d'identité et "syndiqués d'eux-mêmes", figures de la neutralité ("L'attente les prive de visage, elle les absout"), et démultiplication du même faciès au fil de l'eau, et dans lequel on craint de reconnaître le masque de la mort qui pêche. Étranges aussi ces dialogues inaboutis, échangés au cours des permutations du trio dont deux seulement peuvent parler et se voir, par dessus l'épaule du barreur.
On se pose sur "une caillasse de fauteuil sur la rive", pour l'encas de midi, qui n'est pas réellement accostage, puisque "l'eau continue son verbiage alors que nous mastiquons devant, la pupille abrutie de son cours, le débit en optique" (le fleuve en vue?). Ou l'étape, l'équipée victime de disette, au centre Leclerc de Gien. "Nous nous séparons dès les premiers rayonnages avec chacun sa liste, un galurin chiffonné sur la tête, nos mitaines à bout de bras, des démarches inaptes, un côté Alain Bombard perdu dans une grande surface." Puis revenir à l'habitacle de survie, "se tasser dans notre amande d'aluminium, trois personnes dans quatre mètres carrés (...), s'en remettre à la coulée liquide, à la lisière du temps".
Autre rapprochement étrange à qui ne pratique pas l'alpinisme, l'alpe et le fleuve. On a bien comme riverain la sensation qu'un fleuve contient sa propre altitude, et Pierre-Henri Frangne (2) est là pour rappeler que le latin "altitudo" désigne à la fois "l'élévation d'une montagne, mais aussi la profondeur la plus basse d'un fleuve". En commun, les deux massifs proposent une certaine expérience du temps aux limites sans cesse repoussées, une absence de conclusion, une fugacité: "Que se passe-t-il? Je suis venu vérifier mon absence dans plus grand". Et au retour de tout cela, vérifier que cela est sans retour. Que des chocs, de l'âpreté de la confrontation, on ne ramène que peu de choses exactes, car l'ensemble écrase le détail: "une fois revenu, ces endroits baignent dans un défaut de mémoire, il ne reste que l'idée de montagne, l'opinion d'un fleuve, des amalgames." Mais cependant l'expérience est si forte d'avoir conquis les sommets alpins qu'elle revient à chaque fois que l'on se porte aux limites de l'espace, dans ces "ailleurs du monde" dont on ne ramène aucun échantillon.

Les ponts sont des êtres mythologiques dans cette navigation de moines irlandais, portant "moustaches d'écume à la Loire" et faisant les gros yeux de leurs arches. La recherche des îles fortunées, sans bouses de vache et sans trop de coassements, s'achève le soir autour d'un feu sur "un petit Sahara d'un hectare", content de retrouver entiers les compagnons aperçus de dos ou à demi-occultés, "palabres autour des braises", sans songer à lire ni aquareller. Le seul livre emporté, un Malaparte, sert d'allume-feu (autant dire qu'on y laisse la peau), et quelle réponse encore à qui pourrait croire que les mots auront, en toute fin, le dernier mot. À partir de Candes-Saint-Martin, la Loire navigable et balisée fait chômer la vigie. Moment choisi pour une étude comparative des conditions de marcheur et de rameur, unis par des vicissitudes telles que le roulage matinal de duvet. Le piéton bénéficie des rencontres, de la liberté de s'arrêter à tout instant, mais il est écarté du fleuve par des barbelés et des contournements en progressant vers l'estuaire. Paradoxe, "le marcheur manque de chemins" quand les navigateurs taillent la route comme s'il avaient un pass Navigo en poche. Point de tourisme urbain, mais une écoute des mutations, des multiples transitions du fleuve vers l'autre fleuve (ses intervalles), de l'eau douce à l'eau salée, du courant latéral au courant frontal, les vives eaux obligeant à mettre en panne jusqu'à l'étale. "Décidément la Loire aperçue depuis le pont de Nevers s'arrête à Ancenis, nous ramons sur un fleuve gagné des haut-le-coeur de la mer." Désenchantement des sommeils dans des bâches de chantier, et la vue d'une ville pimbêche, fille Goriot, ingrate envers son fleuve: "Nantes un peu autolâtre, comme si elle avait autre chose en tête, l'Erdre, son petit dernier." Et Michel Jullien se tourne vers un marcheur, Thierry Guidet, qui dans La Compagnie du fleuve, relevait: "Des villes se sont détournées du fleuve, aucune avec autant de sotte détermination en décidant de combler quelques uns de ses bras entre les deux guerres et, pour faire bonne mesure, de détourner l'Erdre et de la confiner dans un tunnel" (3).
Nantes où "la petite Nénette est rendue au pays des géants", pétrolier, cargos, le looping du pont de Cheviré, centrale thermique... Jusqu'aux "maisons enfantines" de Paimbœuf. Le marin qui cherche de l'oeil un café ne sait pas encore qu'il a déjà rendez-vous avec son propre futur, là, devant un café matinal, et que quelques années plus tard (d'un dégagement à un engagement) il rejoindra la communauté des Paimblotins, semblable à celle des lotophages de l'Odyssée, terre si hospitalière qu'elle prive les marins de toute envie de repartir. Le sortilège permet cependant de prolonger le voyage magique jusqu'au ciel, là où, affirme Michel Jullien, la Loire trouve son embouchure.

Daniel Morvan

Michel Jullien: Intervalles de Loire. Verdier 2020, 128 pages, 14€. 

Edition limitée illustrée par Dominique Leroy, 15 illustrations intérieures, une lithographie originale sous rabat, numérotée et signée des auteur et illustrateur. Pour souscrire, écrire par mail à lau.biaune@gmail.com


1: Jean-Jacques Rousseau: Les rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade.
2: Pierre-Henri Frangne a co-signé avec Michel Jullien un très bel ouvrage dont l'écrivain est aussi l'éditeur: Alpinisme et photographie (1860-1940), Les éditions de l'amateur, 2006.
3: Thierry Guidet: La compagnie du fleuve, joca seria, 2004, rééd. 2010.


Do Fournier: Portrait de Michel Jullien ©

jeudi 13 février 2020

Auguste Chauvin, métallo nantais fusillé en 1943


Jean Chauvin, fils d'Auguste Chauvin, le métallo, devant sa maison de Nantes, pour le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la résistance
« Dites leur que le nom des Chauvin est sans tache, et que je suis mort comme un Communard qui n'a pas voulu baisser la tête devant la bestialité fasciste. » 
Ses lèvres tremblent un peu.
Pourtant, Jean Chauvin a l'habitude. Il n'a jamais connu Auguste Chauvin, son père. Mais il a été élevé dans sa vénération.

« Les lettres de mon père faisaient partie de la stratégie éducative de maman, nous explique-t-il ensuite, après avoir surmonté l'émotion. Si je faisais une bêtise, elle me disait : qu'est-ce que ton père aurait pensé ? »
Mais quand on est le fils d'Auguste Chauvin, métallo des Batignolles fusillé à 33 ans, le 13 février 1943, et qu'on entend un comédien dire ses lettres à haute voix, devant sa maison, on pleure. Et même quand on n'est pas le fils. « C'est une belle mort que de tomber sous les balles de nos ennemis » : il parlait comme un héros ordinaire. Et son héroïsme, il l'a écrit à sa femme, de sa prison nantaise, sur du papier à cigarettes. Des phrases plus belles que celles des poètes. Des expressions non émoussées : « Si vous retrouvez ma tombe et qu'il s'y trouve une croix, arrachez-la » : ça voulait dire quelque chose, être un communiste des FTP. Ça voulait parfois dire fusillé. Ça voudrait dire, plus tard, l'honneur de la France «sauvé par la classe ouvrière », selon Mauriac. Mais aussi par des aristos de droite comme Honoré d'Estienne d'Orves, qui créa à Nantes le réseau Nemrod. Et put établir, depuis Chantenay, le 25 décembre 1940, la première liaison radio avec la France libre.
Tous ces souvenirs, ils sont là, à Chantenay comme ailleurs. Attac 44 a voulu les raviver en 2004 autour de l'anniversaire du programme social du Comité national de la Résistance. Parce qu'on les oublie. Les lettres de Chauvin n'ont été publiées qu'en 2003. « Les traces de la Résistance sont partout, explique Luc Douillard, membre d'Attac. Ce sont des gens qui se sont battus pour la liberté, les droits économiques et sociaux. Les Résistants ne se sont pas contentés de vouloir libérer le pays, ils ont aussi préparé un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste. Au moment où l'on attaque le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous voulons rappeler son héritage. »

Aubrac et Tillion

Cet appel au souvenir a été lancé par un groupe de vétérans des forces de la France Libre : Lucie et Raymond Aubrac, Jean-Pierre Vernant, Lise London, Maurice Kriegel-Valrimont, Germaine Tillion... Tous appellent les Français à célébrer l'anniversaire d'un programme adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, et qui jette les bases de la Constitution et de la législation sociale de notre pays. On y trouve la Sécurité sociale, les retraites, le droit à une culture et une éducation de qualité, la liberté de la presse, le droit de correspondre sans être espionné, la liberté d'aller et venir, les lois sociales ouvrières et agricoles, la liberté syndicale... Un programme peu célébré pourtant. Autour d'Attac, une centaine de personnes ont suivi cinq comédiens, encore ébranlés par la mort accidentelle du metteur en scène Michel Liard : « Chantenay, terre de résistance », proclamait une banderole. « Alphonse Braud, instituteur, déporté politique mort à Auschwitz en 1942. » Voilà ce que dit la plaque sur l'ancienne école Gutenberg. Arrêté par la police dans sa classe, ce militant communiste avait rassuré ses élèves avant de partir. Des enfants font pleuvoir des pétales de roses sur la plaque. Le cortège descend vers le boulevard de l'Égalité. Diffusée par haut-parleur, une voix sépulcrale dit les lettres de Guy Môquet et fait résonner la rue.
1, rue du Bois-Haligan, c'est là qu'Honoré d'Estienne d'Orves créa son réseau. L'occasion pour les comédiens de raviver le souvenir de cette figure lumineuse, à travers les témoignages des femmes communistes avec qui il fut enfermé. En remontant la rue, nous nous trouvons chez Auguste Chauvin, l'un des 42 fusillés de 1943. En poursuivant notre route vers la caisse locale d'assurance maladie, rue des Girondins, Jean Chauvin nous confie encore : « C'est parce que j'ai écrit un livre sur mon père que je peux aujourd'hui parler de lui. Je l'ai désidéalisé, j'ai découvert un jeune homme ordinaire. » Qui avait des rêves extraordinaires : liberté, égalité, fraternité.

Daniel MORVAN.
Samedi 20 mars 2004, 820 mots
L'association Attac 44 (Association pour une taxe sur les transactions pour l'Aide aux citoyens) invitait en mars 2004 les Nantais à célébrer le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la Résistance. A Chantenay, quartier ouvrier à l'ouest de Nantes.