jeudi 5 mars 2020

Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien



Attendait-on Michel Jullien autour d'une joliesse de canotage populaire? Non sans doute, mais à quelle histoire doit-on, alors, s'attendre sous un titre comme: "Intervalles de Loire"? Récit d'un périple d'amis au fil du fleuve altier, cet ouvrage vient après Denise au Ventoux (2017), Les Combarelles (2017), L'Île aux troncs (2018). Trois dégagements vers des confins, des sommets, des gouffres, montagne, grotte ou île de relégation. L'homme, ancien alpiniste, "escalade" aussi les fleuves.
À bord d'un esquif d'aluminium, descendant le fleuve à la rame avec ses deux amis d'enfance, il use de cette merveilleuse liberté de voguer ouverte à tout citoyen par la Révolution française, dans une sobriété toute démocratique: "À l'instant du départ, personne ne nous vit appareiller, aucun salut, pas de mouchoir agité depuis la grève, aucuns falbalas d'adieux. La barque se coula en silence à la Loire, mue par les premiers coups d'avirons, malhabile, des manoeuvres de rame empotées, de peu d'atout, sans tempo, comme tordues."
Comment cela s'est-il décidé? Les trois amis vont avoir cinquante ans. Au cours d'une partie de campagne, ils regardent couler la Loire, penchés sur le parapet du pont de Nevers: que peut-on faire d'original, l'an prochain, pour fêter ces dix lustres? Une idée, sans plus d'émotion que ça: descendre la Loire à la rame. 848 km de développé pour la partie praticable en barque, plus les zigzags et les fausses routes, "parcourus en vingt six jours, jamais de gîte, de plafond ou de camping", d'île en île, de pont en pont, et il y en a cent vingt-huit d'Andrézieux à Saint-Nazaire.

"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"



Si la mode du canotage est née au XIXe siècle comme forme populaire d'un loisir aristocratique, le livre qui rend compte de cette aventure n'est aucunement un charmant périple sur le mode mineur, une nouvelle de Maupassant, bouquet de jolies phrases et de choses vues. En s'en tenant à la vibration sensitive au phénomène du fleuve, en se concentrant sur ce que le corps peut dire de l'aventure, le livre déjoue les attentes en matière de fluidité et d'insouciance. Michel Jullien fait l'économie des figures imposées en conjuguant une écriture d'une haute singularité, confinant au dialecte personnel, à une aventure sensorielle où les personnages sont des silhouettes, et les événements, des beautés stylistiques.
Le traitement proposé est celui de fragments, des "varia de l'oeil" et autres pièces fluviales assemblées comme au hasard d'un carnet de croquis, dans un désordre voulu, avec des "entrées" à mots clefs, "renifler", atomique", "jusqu'à Mitchum" (pour évoquer La nuit du chasseur), "écarts du fleuve", "aperçus citadins"... Chacune de ces proses formant comme un psaume monodique du visible, que l'objet en soit noble ou trivial, pont, village au bord de l'eau, île, super U, centrale nucléaire, cimetière.
Scénarisé et dialogué, ce huis-clos flottant eût formé un cadre pour une comédie à la Jaoui-Bacri. L'auteur sait d'ailleurs manier l'humour, tant dans la manière de camper une scène (ainsi l'exercice de navigation sur gazon, très Buster Keaton) que dans l'art de l'image: "l'eau changée entre le vert, l'écru et une couleur salive, avec des ballots d'écume isolés, derviches, omelettes, espèce de neige à la mélancolie". Sans parler de "Nénette", nom de baptême bombé au pochoir de sorte qu'il soit "rendu en miroir, à la surface de l'eau", ainsi inscrite littérairement autant qu'au quartier maritime. La figure humaine s'élude pour que subsiste la chance d'être ému par le fleuve, non dans une fiction, mais plutôt dans la manière de donner à voir, par les traits, touches, nuances, images ("un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane", ou l'envol d'un banc d'oiseaux: "trois, dix se défroissent, ils jettent les bras au ciel dans un bruit de carton"). On aimerait y voir quelque chose de Rousseau, au moins pour "le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection"(1).

Jules Renard, auteur totémique de la narration, arrive par association d'idées à partir de Chitry, bourg de la Nièvre dont Jules fut maire, région où Jullien acheta sa maison de campagne. Jules Renard, convoqué à dessein: L'auteur du Journal n'est-t-il pas l'homme de l'effet de réel, d'une éloquence économe qui s'obtient par allègement plus que par addition, dans une sobriété calligraphique? Et Renard n'aurait pas désavoué cette esquisse d'une femme qui franchit un pont alors que passe la barque des trois amis, s'accoude, "les jambes croisées derrière, à la Doisneau", et salue, "révérence d'une main à l'idée d'une récréation nautique".

Épaules de rameurs, ombres au bivouac, le soir sur les îles: on ne les connaît pas, on les voit, le narrateur et ses deux amis, désignés comme "l'un et l'autre". Des signes ténus, un murmure minimal rendent la vie plus qu'un dialogue, une notation psychologique. La "signature sonore" de chacun lorsqu'il saisit les rames, sa manière de souquer. C'est au cours de la rotation des places que se précisent les personnalités, mais ce sont des fiches de postes. À moins qu'on veuille y déceler la subsistance d'une structure tripartite à la Dumézil: celui qui travaille, celui qui décide de la direction et celui qui prie (pour la sûreté de sa barre).
Le banc de proue, celui où le rameur peut se reposer et "ravoir ses mains" devant le fleuve à livre ouvert, mais la place est "la pire" car elle se paie de l'obligation de "voir deux fois", d'abord le panorama fluvial réel, et sa réplique de papier réunie dans un compendium de captures d'écran, le Navigator, bible du forçat.
Le banc de poupe, la barre, enfer du gaucher qui doit inverser les consignes émises par la vigie.
Et le poste central: "Le voici donc, le banc B - la guillotine". En matière de grand témoin, il n'y a que le Hugo du "Dernier jour du condamné" qui puisse comparaître et confirmer que le banc B est une vision du monde. La souffrance des mains et une position dos au fleuve retranchent ce prolétaire rêveur de la vision frontale. Le banc B est celui de l'évanescence des choses, puisque ce pont dont on parle dans son dos, quand il entre dans son champ de vision, "n'advient pas, il s'abolit". Ainsi, la sensation est un fait de structure.


"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"



Ce texte éclaté, on aimerait pouvoir le lire avec naïf lyrisme, comme on écoute du Smetana à la radio, mais il s'avère tachiste, pointilliste, coupeur de cheveux en quatre, impressionniste affronté à un fleuve aussi résistant, comme objet littéraire, qu'une montagne. À charge pour l'écrivain de rassembler toute la diversité des paysages et des choses vues pour les unifier, les homogénéiser et exercer sur elles les décantations de l'écriture, pour en extraire un sentiment singulier, par une fusion et une dissolution des perceptions, souvenirs de navigation sur l'Amazone, anticipations sur sa vie future, déconstruction des figures du voyage, dévoyage d'écriture dans un flux de conscience unique. On ne sait s'il est fait d'émerveillement ou d'ennui, ou d'un autre type d'émotion, mêlant rêverie et minutie, qui n'appartient qu'à Michel Jullien.
Sur ce chemin on suit la marche du style, non point la frappe d'une chute imparable, mais la cloche lointaine scandant l'office à la déesse mimésis, qui permet de rendre réel ce que l'on montre. Il est alors possible de saisir comment la rudesse du voyage favorise le papillonnage sensoriel, à l'image de cette Loire "encline aux lubies saturniennes" qui possède "très tôt l'allure des fleuves qui ont trop duré" et "brouille les directions en de vastes boires", fausses pistes parfois longues de dix-sept kilomètres en aval de Varades. C'est la Loire excessive, diverse, amazonienne, odorante, de sable ("un grand fleuve de sable quelquefois mouillé", dit Jules Renard) et de vase. Un excès auquel les navigateurs se joignent, pris par le cap à tenir, les obstacles à éviter, retranchés de la ville par les odeurs du banc de nage, dans une solitude vertigineuse, pascalienne: "plus bas que ce qu'un chien retient des apparats terrestres, nous glissons sur un plancher situé en deçà du monde".
Toute phrase serait citable mais sans reconstituer le texte, observons l'entrée de Nénette dans les pleines eaux, celles où la quille, dont la robe d'aluminium est découpée d'estafilades, atteint enfin des profondeurs dignes de son tirant d'eau, observons comment ce petit moment d'effusion est extrait des souvenirs pour devenir ce moment de lyrisme tenu: "Alors les ramées s'enchaînent sans qu'il nous faille descendre, il y a maintenant ce qu'il y aura pour longtemps, des champs, des saules, des rideaux de verdure coupés à l'enclave des fenaisons, les heures informes, des mottes de terre à hauteur du regard, un fleuve brou de noix, des bovillons rouquins stupéfaits de notre venue au sortir des méandres, des entailles de lumière poignardées aux arbres, des impressions physiques d'action et d'inaction, la réalité écrasante de nos fesses appliquées aux bancs, les grenouilles faisant fête au mois de juillet. Partout des pêcheurs sur la berge." L'image n'est risquée que dans le tumulte modéré de l'énumération, c'est du bouillonnement traversé d'angles aigus, et ces "entailles de lumière poignardées aux arbres", plus qu'une notation de peintre, sonnent comme un aveu de foi dans un coeur d'athée.
L'empire du fleuve abrite assez de divinités pour combler les soifs de l'homme, même si son émotion est tempérée d'une ironie protectrice. La tonalité est douce-amère, mais les couleurs flambent.
Plus d'une fois le lecteur a rendez-vous avec l'étrangeté. Cette expérience est offerte, dès le début, dans la vision des pêcheurs sur les rives, vides d'identité et "syndiqués d'eux-mêmes", figures de la neutralité ("L'attente les prive de visage, elle les absout"), et démultiplication du même faciès au fil de l'eau, et dans lequel on craint de reconnaître le masque de la mort qui pêche. Étranges aussi ces dialogues inaboutis, échangés au cours des permutations du trio dont deux seulement peuvent parler et se voir, par dessus l'épaule du barreur.
On se pose sur "une caillasse de fauteuil sur la rive", pour l'encas de midi, qui n'est pas réellement accostage, puisque "l'eau continue son verbiage alors que nous mastiquons devant, la pupille abrutie de son cours, le débit en optique" (le fleuve en vue?). Ou l'étape, l'équipée victime de disette, au centre Leclerc de Gien. "Nous nous séparons dès les premiers rayonnages avec chacun sa liste, un galurin chiffonné sur la tête, nos mitaines à bout de bras, des démarches inaptes, un côté Alain Bombard perdu dans une grande surface." Puis revenir à l'habitacle de survie, "se tasser dans notre amande d'aluminium, trois personnes dans quatre mètres carrés (...), s'en remettre à la coulée liquide, à la lisière du temps".
Autre rapprochement étrange à qui ne pratique pas l'alpinisme, l'alpe et le fleuve. On a bien comme riverain la sensation qu'un fleuve contient sa propre altitude, et Pierre-Henri Frangne (2) est là pour rappeler que le latin "altitudo" désigne à la fois "l'élévation d'une montagne, mais aussi la profondeur la plus basse d'un fleuve". En commun, les deux massifs proposent une certaine expérience du temps aux limites sans cesse repoussées, une absence de conclusion, une fugacité: "Que se passe-t-il? Je suis venu vérifier mon absence dans plus grand". Et au retour de tout cela, vérifier que cela est sans retour. Que des chocs, de l'âpreté de la confrontation, on ne ramène que peu de choses exactes, car l'ensemble écrase le détail: "une fois revenu, ces endroits baignent dans un défaut de mémoire, il ne reste que l'idée de montagne, l'opinion d'un fleuve, des amalgames." Mais cependant l'expérience est si forte d'avoir conquis les sommets alpins qu'elle revient à chaque fois que l'on se porte aux limites de l'espace, dans ces "ailleurs du monde" dont on ne ramène aucun échantillon.

Les ponts sont des êtres mythologiques dans cette navigation de moines irlandais, portant "moustaches d'écume à la Loire" et faisant les gros yeux de leurs arches. La recherche des îles fortunées, sans bouses de vache et sans trop de coassements, s'achève le soir autour d'un feu sur "un petit Sahara d'un hectare", content de retrouver entiers les compagnons aperçus de dos ou à demi-occultés, "palabres autour des braises", sans songer à lire ni aquareller. Le seul livre emporté, un Malaparte, sert d'allume-feu (autant dire qu'on y laisse la peau), et quelle réponse encore à qui pourrait croire que les mots auront, en toute fin, le dernier mot. À partir de Candes-Saint-Martin, la Loire navigable et balisée fait chômer la vigie. Moment choisi pour une étude comparative des conditions de marcheur et de rameur, unis par des vicissitudes telles que le roulage matinal de duvet. Le piéton bénéficie des rencontres, de la liberté de s'arrêter à tout instant, mais il est écarté du fleuve par des barbelés et des contournements en progressant vers l'estuaire. Paradoxe, "le marcheur manque de chemins" quand les navigateurs taillent la route comme s'il avaient un pass Navigo en poche. Point de tourisme urbain, mais une écoute des mutations, des multiples transitions du fleuve vers l'autre fleuve (ses intervalles), de l'eau douce à l'eau salée, du courant latéral au courant frontal, les vives eaux obligeant à mettre en panne jusqu'à l'étale. "Décidément la Loire aperçue depuis le pont de Nevers s'arrête à Ancenis, nous ramons sur un fleuve gagné des haut-le-coeur de la mer." Désenchantement des sommeils dans des bâches de chantier, et la vue d'une ville pimbêche, fille Goriot, ingrate envers son fleuve: "Nantes un peu autolâtre, comme si elle avait autre chose en tête, l'Erdre, son petit dernier." Et Michel Jullien se tourne vers un marcheur, Thierry Guidet, qui dans La Compagnie du fleuve, relevait: "Des villes se sont détournées du fleuve, aucune avec autant de sotte détermination en décidant de combler quelques uns de ses bras entre les deux guerres et, pour faire bonne mesure, de détourner l'Erdre et de la confiner dans un tunnel" (3).
Nantes où "la petite Nénette est rendue au pays des géants", pétrolier, cargos, le looping du pont de Cheviré, centrale thermique... Jusqu'aux "maisons enfantines" de Paimbœuf. Le marin qui cherche de l'oeil un café ne sait pas encore qu'il a déjà rendez-vous avec son propre futur, là, devant un café matinal, et que quelques années plus tard (d'un dégagement à un engagement) il rejoindra la communauté des Paimblotins, semblable à celle des lotophages de l'Odyssée, terre si hospitalière qu'elle prive les marins de toute envie de repartir. Le sortilège permet cependant de prolonger le voyage magique jusqu'au ciel, là où, affirme Michel Jullien, la Loire trouve son embouchure.

Daniel Morvan

Michel Jullien: Intervalles de Loire. Verdier 2020, 128 pages, 14€. 

Edition limitée illustrée par Dominique Leroy, 15 illustrations intérieures, une lithographie originale sous rabat, numérotée et signée des auteur et illustrateur. Pour souscrire, écrire par mail à lau.biaune@gmail.com


1: Jean-Jacques Rousseau: Les rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade.
2: Pierre-Henri Frangne a co-signé avec Michel Jullien un très bel ouvrage dont l'écrivain est aussi l'éditeur: Alpinisme et photographie (1860-1940), Les éditions de l'amateur, 2006.
3: Thierry Guidet: La compagnie du fleuve, joca seria, 2004, rééd. 2010.


Do Fournier: Portrait de Michel Jullien ©

jeudi 13 février 2020

Auguste Chauvin, métallo nantais fusillé en 1943


Jean Chauvin, fils d'Auguste Chauvin, le métallo, devant sa maison de Nantes, pour le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la résistance
« Dites leur que le nom des Chauvin est sans tache, et que je suis mort comme un Communard qui n'a pas voulu baisser la tête devant la bestialité fasciste. » 
Ses lèvres tremblent un peu.
Pourtant, Jean Chauvin a l'habitude. Il n'a jamais connu Auguste Chauvin, son père. Mais il a été élevé dans sa vénération.

« Les lettres de mon père faisaient partie de la stratégie éducative de maman, nous explique-t-il ensuite, après avoir surmonté l'émotion. Si je faisais une bêtise, elle me disait : qu'est-ce que ton père aurait pensé ? »
Mais quand on est le fils d'Auguste Chauvin, métallo des Batignolles fusillé à 33 ans, le 13 février 1943, et qu'on entend un comédien dire ses lettres à haute voix, devant sa maison, on pleure. Et même quand on n'est pas le fils. « C'est une belle mort que de tomber sous les balles de nos ennemis » : il parlait comme un héros ordinaire. Et son héroïsme, il l'a écrit à sa femme, de sa prison nantaise, sur du papier à cigarettes. Des phrases plus belles que celles des poètes. Des expressions non émoussées : « Si vous retrouvez ma tombe et qu'il s'y trouve une croix, arrachez-la » : ça voulait dire quelque chose, être un communiste des FTP. Ça voulait parfois dire fusillé. Ça voudrait dire, plus tard, l'honneur de la France «sauvé par la classe ouvrière », selon Mauriac. Mais aussi par des aristos de droite comme Honoré d'Estienne d'Orves, qui créa à Nantes le réseau Nemrod. Et put établir, depuis Chantenay, le 25 décembre 1940, la première liaison radio avec la France libre.
Tous ces souvenirs, ils sont là, à Chantenay comme ailleurs. Attac 44 a voulu les raviver en 2004 autour de l'anniversaire du programme social du Comité national de la Résistance. Parce qu'on les oublie. Les lettres de Chauvin n'ont été publiées qu'en 2003. « Les traces de la Résistance sont partout, explique Luc Douillard, membre d'Attac. Ce sont des gens qui se sont battus pour la liberté, les droits économiques et sociaux. Les Résistants ne se sont pas contentés de vouloir libérer le pays, ils ont aussi préparé un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste. Au moment où l'on attaque le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous voulons rappeler son héritage. »

Aubrac et Tillion

Cet appel au souvenir a été lancé par un groupe de vétérans des forces de la France Libre : Lucie et Raymond Aubrac, Jean-Pierre Vernant, Lise London, Maurice Kriegel-Valrimont, Germaine Tillion... Tous appellent les Français à célébrer l'anniversaire d'un programme adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, et qui jette les bases de la Constitution et de la législation sociale de notre pays. On y trouve la Sécurité sociale, les retraites, le droit à une culture et une éducation de qualité, la liberté de la presse, le droit de correspondre sans être espionné, la liberté d'aller et venir, les lois sociales ouvrières et agricoles, la liberté syndicale... Un programme peu célébré pourtant. Autour d'Attac, une centaine de personnes ont suivi cinq comédiens, encore ébranlés par la mort accidentelle du metteur en scène Michel Liard : « Chantenay, terre de résistance », proclamait une banderole. « Alphonse Braud, instituteur, déporté politique mort à Auschwitz en 1942. » Voilà ce que dit la plaque sur l'ancienne école Gutenberg. Arrêté par la police dans sa classe, ce militant communiste avait rassuré ses élèves avant de partir. Des enfants font pleuvoir des pétales de roses sur la plaque. Le cortège descend vers le boulevard de l'Égalité. Diffusée par haut-parleur, une voix sépulcrale dit les lettres de Guy Môquet et fait résonner la rue.
1, rue du Bois-Haligan, c'est là qu'Honoré d'Estienne d'Orves créa son réseau. L'occasion pour les comédiens de raviver le souvenir de cette figure lumineuse, à travers les témoignages des femmes communistes avec qui il fut enfermé. En remontant la rue, nous nous trouvons chez Auguste Chauvin, l'un des 42 fusillés de 1943. En poursuivant notre route vers la caisse locale d'assurance maladie, rue des Girondins, Jean Chauvin nous confie encore : « C'est parce que j'ai écrit un livre sur mon père que je peux aujourd'hui parler de lui. Je l'ai désidéalisé, j'ai découvert un jeune homme ordinaire. » Qui avait des rêves extraordinaires : liberté, égalité, fraternité.

Daniel MORVAN.
Samedi 20 mars 2004, 820 mots
L'association Attac 44 (Association pour une taxe sur les transactions pour l'Aide aux citoyens) invitait en mars 2004 les Nantais à célébrer le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la Résistance. A Chantenay, quartier ouvrier à l'ouest de Nantes.

mercredi 8 janvier 2020

Marie Ndiaye

Grâce à son roman, Trois Femmes puissantes (Gallimard), elle a remporté le prix Goncourt. Elle était donnée comme favorite.
Consécration d'une étoile apparue très tôt dans le ciel littéraire, à l'âge de 17 ans. Marie NDiaye vient d'ajouter le prix Goncourt au Fémina qu'elle avait décroché en 2001.
Elle a obtenu, dès le premier tour de scrutin, cinq voix contre deux à Jean-Philippe Toussaint (La vérité sur Marie, Minuit) et une voix à Delphine de Vigan (Les heures souterraines, J.-C. Lattès).
La subtilité de son roman, Trois femmes puissantes apparaît dès son titre : ces trois femmes sont accablées, anéanties. Au lecteur de comprendre en quoi elles sont pourtant dites « puissantes ». Le livre n'accuse pas les hommes du mal qu'ils font aux femmes. Il montre celles-ci se dressant au milieu d'existences désespérantes et continuant à croire à la possibilité de vivre.
La puissance des trois héroïnes, Norah, Fanta, Khady Demba, réside dans leur faculté à continuer d'aimer, malgré les hommes inconséquents, ridicules ou pitoyables qu'elles rencontrent. Même le petit Blanc qui adresse des propos racistes à sa femme noire peut être sauvé.
Une grande styliste
Ce livre condense la démarche de Marie NDiaye : elle continue d'explorer de nouveaux territoires (ici, les migrations entre la France et l'Afrique), dans une écriture d'une élégance toute classique. Ce qui ne l'empêche pas d'inventer de nouvelles manières de raconter. Par exemple, le portrait « en creux » de Fanta, décrite à travers ce qu'en pense son mari.
Loin de surplomber ses personnages, Marie NDiaye nous fait partager leur aventure intérieure. Leur histoire est aussi l'histoire de consciences qui tentent de mieux appréhender le monde.
Ce roman a rencontré le succès public avant le Goncourt. Et Marie NDiaye n'a pas sacrifié au parisianisme : Française, elle vit depuis 2007 à Berlin, avec ses trois enfants et son compagnon, l'écrivain Jean-Yves Cendrey. Un départ qui était, selon ses propres déclarations, une réponse à la politique d'expulsions du gouvernement.
Comme ses trois « femmes puissantes », la belle Marie NDiaye sait qu'il est toujours possible d'échapper à l'ennui des vies trop prévisibles. Prévisible, son prix l'était pourtant. Avec lui, Gallimard remporte son 36e Goncourt. Mais rarement la plus haute distinction littéraire française aura été plus méritée.
Marie NDiaye, 42 ans, première femme à obtenir le Goncourt depuis 1998.
Daniel MORVAN.

samedi 7 décembre 2019

Pari Texas (Le bruit des tuiles, de Thomas Giraud)

Victor Considerant

Thomas Giraud aime les perdants. Jusqu'à créer une sorte de genre littéraire, l'histoire d'échec, comme il y a les success stories. Après La Ballade silencieuse de Jackson C. Franck, qui conte le destin de celui qui aurait pu être un autre Bob Dylan, voici celle de Victor Considerant, sans accent sur le "e". Comment faire échouer une grande idée? En tentant de la réaliser. Le livre en développe le mode d'emploi, sans jamais céder à la tentation de moquer l'utopiste, avec une tendresse certaine pour ce qu'il assume d'universel en poussant un peu plus loin le rêve de société idéale. En 1855, un ingénieur et polytechnicien français développe l'idée d'une communauté sur des terres près d'un village isolé du Texas, qu'il appellera Réunion. Il recrute des colons suisses et français, et donne des conférences où tout est embobiné de manière scientifique, à partir d'un petit ouvrage de sa main, constitué "d'extrapolations" à partir d'un séjour aux Etats-Unis, de "quelques souvenirs de bivouacs dans les Vosges transposés pour les besoins de la cause dans le Nouveau Monde, de quelques idées de Rousseau", le tout mixé avec les principes de Charles Fourier et un peu de mathématiques. Thomas Giraud démonte la mécanique mentale d'un penseur qui se laisse prendre à son jeu, conformément à ce que l'on croit savoir de l'utopie, construction littéraire et vertige d'une construction imaginaire avant d'être mise en oeuvre. Ainsi Considerant se découvre écrivain et orateur. Il sait brasser les mots, en choisir qui "ne doivent pas se mélanger au risque de tomber comme on tombe d'un cheval monté à plusieurs, comme ces tuiles qui tombent car mal posées sur des murs trop instables". D'où ce titre qui en évoque un autre, promenade littéraire dans un autre continent rêvé:"Tuiles intactes et jades brisés" (Philippe Picquier, 2003) de Lisa Bresner. Conscient de sa facilité à échafauder, Considerant bétonne. "Sa démonstration est bien préparée mais il se sait au nombre de ceux dont l'enthousiasme déborde enjolive mélange fait se chevaucher tournoyer s'empiler mots, idées et concepts et il ne voudrait pas qu'il y ait là quelques fondations instables pour ce grand projet. Il s'empêche et pour être tenu, ligoté presque par ses propres mots, sa démonstration, il a deux parties, deux sous-parties et à l'intérieur encore, deux autres sous-parties, des poupées russes emboîtées qu'il ouvre patiemment en prenant le temps de respirer longuement, une, deux, trois ou quatre respirations complètes entre chaque idée." Ainsi est démontée la mécanique de l'échec, qui commence par une obsession de la forme rugueuse, un certain perfectionnisme dans l'ânonnement, une diction de prédicateur: "perdre une consonne vous disqualifierait pour le grand projet de Reunion." Au bout de toutes ces envoûtantes conférences, il y a la réalité du monde meilleur prôné par le prophète: Le pari Texas se perd dans un désert asséché, des "terres vaines, inutiles, stériles et pouilleuses", au milieu desquelles il ne sait que répéter les vieux principes, "ne trouve rien d'autre que du vide à reformuler, de vieilles idées fades et collantes comme un vieux bonbon à ressasser". Le Moïse du Nouveau monde se révèle grand diseur et piètre faiseur, même s'il se fait aider par Leroux, un paysan plus pragmatique. Jusqu'au premier mort, Reunion est un western rêvé par des Français et des Suisses lecteurs de Proudhon et Babeuf, qui ont tout prévu sauf les sauterelles, après lesquelles tous les mots sont creux. Reste une belle histoire, qui suggère que l'échec n'annule pas les rêves des hommes, qui peuvent au moins en tirer de beaux livres.
Daniel Morvan


Thomas Giraud: Le bruit des tuiles. Éditions la contre allée, 280 pages, 18,50€

mercredi 13 novembre 2019

Vie de Brendan: le voyage fabuleux revisité comme une partition

Robin Troman


Dans son premier roman, le musicien Robin Troman revisite la légende du moine irlandais, rendu célèbre par ses "navigations aux îles fortunées". Cette version contemporaine ne prend pas pour héros le moine né à Clonfert (Irlande), mais un jeune breton né quelques siècles plus tard. 


En revisitant la vie du célèbre saint irlandais Brendan, dont il existe déjà plusieurs «vies» et « navigations », quel était votre projet?

A-t-on vraiment un projet ? Une histoire est là, il faut qu’elle sorte. Puis elle génère son langage et ses règles.
Il y a très longtemps, j’avais imaginé, avec le comédien et metteur en scène Michel de Maulne, un spectacle poétique et musical à partir de ces Vita Brendani médiévales. Ce projet n’a jamais vu l’ombre d’une réalisation. Deux décennies plus tard, en survolant la Manche, j’ai noté le canevas d’une navigation féérique, qui conduirait un équipage d’île en île à travers l’Atlantique Nord. J’ai oublié ces feuillets dans la poche du veston que je portais à l’époque, et quand je les ai retrouvés encore une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à rédiger La vie de Brendan.

Mais cette rédaction nouvelle n'est pas la copie contemporaine d'une histoire ancienne?
En effet, mon héros n’est pas le saint abbé de Clonfert, c’est un jeune breton qui vit plusieurs centaines d’années après lui. Oui, j’ai emprunté au Brendan du poète anglo-normand Benedeit (XIIe siècle) des noms, des rencontres, des paysages, et la forme générale du voyage ; mais tous ces éléments sont décalés, inversés, recomposés. Brendan refait, à son insu, quelque chose comme la navigation de son illustre homonyme. Comment situer alors mon texte par rapport aux Brendan historiques ? Disons que c’est un surgeon, qui a poussé un peu de travers, sur la vieille souche de ce corpus médiéval.

Quelles sont les sources imaginaires de ce roman?
Enfant, j’ai baigné dans un univers de contes et légendes. J’ai voulu en faire ce chaudron, comme l’indique la dédicace à mon père Morley Troman, c’est-à-dire une matrice d’où l’on peut renaître, comme dans toutes les mythologies. Les mythes ne sont pas des objets d’étude ou de décoration : ils sont vivants, actifs, réactifs même, ils peuvent nous aider à trouver un sens à ce qui nous arrive ici-bas. Il faut les vivre, les actualiser, les transfigurer.
Visibilia et invisibilia : ce sont pour moi les deux mots les plus importants du Credo. Comme Brendan le gnostique, l’hérétique (c’est à dire, étymologiquement, celui qui choisit) je crois qu’il est toujours possible de trouver et suivre le fil qui relie le visible à l’invisible. Je m’insurge contre les positivismes qui prétendent qu’il n’y a rien au-delà du relevé précis des lignes et des surfaces, et qui réduisent l’Etre à la Manifestation.
Alors j’ai greffé de l’irréel dans le réel, j’ai brouillé les pistes. Les personnages, les lieux et les évènements de « La vie de Brendan » oscillent, sur une ligne de crête, entre l’exactitude historique et géographique, et la plus pure invention. J’ai toujours eu une grande admiration pour les faussaires.

S'agit-il donc d'un roman initiatique, voire ésotérique?
Il sera catalogué comme tel, certainement. Entendons-nous alors sur le sens d’initiatique, qui n’est certes pas la délivrance de vérités supérieures mais seulement, comme le veut l’étymologie, le fait d'initier, de commencer. Roman poétique, oui, car prose et poésie sont fondamentalement la même chose, et que seule diffère la distance focale prise par l’auteur vis à vis de la langue : aussi existe-t-il mille étapes entre la prose et la poésie. Roman ésotérique, symbolique ? Ce sont des mots qui ont mauvaise presse, mais je les assume à condition de préciser qu’ésotérique désigne simplement ce qui est à l’intérieur, et que si le symbole génère à présent autant de malentendus, c’est parce que nous en avons perdu l’usage en le ramenant à la dualité du signe. Comme le souligne le peintre, poète et philosophe Pierre Dubrunquez, le lion n’est pas le signifiant du signifié soleil, mais le soleil lui-même, sous l’une de ses épiphanies. La rose peinte par le miniaturiste persan n’est pas l’image d’une rose ayant fleuri tel jour dans tel jardin : elle est cette rose dans un de ses multiples actes d’être.

Votre démarche d’auteur a-t-elle quelque rapport avec votre démarche de musicien s’attachant à faire vivre et revivre des pages souvent oubliées de la musique baroque?
Je crois d’abord que toute littérature est musique. C’est évident pour la poésie, mais c’est vrai aussi pour le roman, et un texte qui perd son oralité court le risque de se dessécher, de n’être plus qu’un cimetière de mots. J’entends les phrases, avant même de comprendre ce qu’elles expriment. Puis je m’approche, et je distingue les mots, les idées.
Le mot écrit est un mot de substitution. Le premier mot est vibration, déplacement d’air, physique, concret, qui se réfléchit de paroi à paroi dans une salle dallée de marbre, qui se clame dans un amphithéâtre à ciel ouvert, qui se chuchote à l’oreille.
Les mots gravés dans l’argile ou la pierre, tracés à la craie, au pinceau, imprimés sur une feuille de papier, tous renvoient à une phonè primitive.
Je préfère phonè à verbe. La phonè nous permet d’être à la racine commune du mot et de la note de musique, dans une strate profonde où la phrase parlée et la mélodie sont encore indissociées. Jean nous dit que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans cette phonè. Elle est la vibration initiale qui fait apparaître le monde.

C'est aussi ce qui définit votre démarche de musicien?
J’appartiens à ce courant de pratique musicale qu’il est convenu d’appeler, d’un terme inélégant et qui ne désigne qu’une partie de la réalité, interprétation historiquement informée. Cela veut dire que pour jouer les musiques des siècles passés, nous prenons en compte, directement et indirectement, toutes les informations dont nous disposons sur la facture, le diapason, l’accord des instruments, à travers les ouvrages théoriques et pratiques, ainsi que les disciplines associées comme la danse, la rhétorique, la liturgie etc…
Le but n’est pas, comme on le laisse croire, d’aboutir à une reconstitution historique, mais de mettre en avant cette vérité fondamentale et commune à tous les arts: que l’œuvre est le fruit d’une dialectique entre l’idée et le matériau, et que les caractéristiques de ce dernier modifient grandement (voire déterminent entièrement) l’idée initiale de l’artiste, comme une veine dure que le sculpteur rencontre dans le bois va infléchir la direction et la force de ses coups de ciseaux. Mépriser ou négliger le matériau – et j’entends matériau dans un sens très large – revient alors à défigurer l’œuvre.
Notre rapport à l’histoire est donc vivant, fécond. La rigueur, l’exactitude de nos informations n’ont de valeur que transmuées en plaisir, en émotion. En écrivant La vie de Brendan, je n’ai peut-être fait qu’appliquer à une fiction cette approche musicale. On ne saura jamais, au fond, comment sonnaient les œuvres de ces époques reculées, comment les gens les entendaient, ce qu’ils ressentaient, ni quelles pensées les visitaient au réveil et quel goût ils avaient le soir dans la bouche ; mais le travail vers cet objectif favorise l’éblouissement d’une page ou d’un moment musical, qui est toujours une grâce.

Ce texte est-il aussi pour vous une façon d’écrire le récit ou le mythe de vos origines? Auriez-vous écrit ce livre si vous n'étiez pas le fils de Shula et Morley Troman, parvenus en Bretagne, après s'être rencontrés dans un camp, au terme d’une longue "navigation" dans ce qu'on appelle les eaux mouvementées de l'histoire…
Ce ne fut pas toujours facile de porter cette double hérédité judaïque et britannique, surtout en essayant d’y incorporer une patrie choisie, la Bretagne ! J’ai souffert, à l’école, d’avoir des parents qui n’étaient français ni l’un ni l’autre, et qui surtout ne faisaient rien comme tout le monde. Passées les humiliations et frustrations de l’enfance, j’en ai conçu une certaine fierté. Moitié anglais, moitié français, disais-je pour faire simple, sans savoir alors qu’on n’est jamais moitié-moitié, mais entièrement l’un et entièrement l’autre. Je n’ai pas oublié non plus les leçons de mon professeur de philo, au lycée de Lannion, Emmanuel Nikkiprovetski, qui devant nos enthousiasmes d’adolescents avides de découvrir la racine, la clé de toutes choses, nous mettait en garde contre la problématique de l’origine, qui n’explique pas tout, disait-il. L’origine biologique, nationale ou sociétale, on s’en moque. C’est un piège pour nous fourrer encore dans des petites cases (furieuse passion de l’homme pour la classification !) Mais le mythe de l’origine, oui – plus fécond que celui de la fin – est intéressant.

Alors, Brendan correspond-il à ce mythe ? 
Pas tellement. On n’y trouve ni cette Mitteleuropa ni cette Olde England qui me hantent. Un jour, certainement, je donnerai corps non pas à un mythe, mais à un récit, un récit fondateur, celui, mille fois entendu dans mon enfance, du camp de prisonniers de Vittel où mes parents furent incarcérés. Le Camp. Toutes les histoires sur la vie de cette société fermée, microcosme reproduisant les tares aussi bien que les solidarités de la France occupée, monde en sursis qui fut l’endroit où la route de mon père, étudiant anglais capturé par les allemands à Jersey en 1940 puis déporté dans un stalag en Bavière et finalement nommé professeur de dessin et de littérature pour les prisonnières, croisa en 1943 celle de ma mère, Shulamith Przepiorka, née à Jaffa, fille d’émigrés juifs rattrapés par l’histoire (1). Et le dramatique épisode final des Polonais en transit, que mes parents, impuissants, virent repartir vers les chambres à gaz après avoir cru qu’ils en étaient sauvés. Les eaux mouvementées de l’histoire…

Recueilli par Daniel Morvan

Robin Troman: La vie de Brendan. Éditions le Moustier (Langoat), 2019. 204 pages, 17€

1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.


vendredi 11 octobre 2019

À Paimboeuf, Dominique Leroy a ouvert son atelier aux apprentis artistes


< archive 2019>  Sa maison est la plus scrutée de Paimboeuf, la façade tapissée de chambres à air en bord de quai. Même la Loire monte aux fenêtres voir si le travail avance. Du dedans cela fait comme un bateau ivre, avec à la barre un capitaine Nemo un peu Chagall, qui rêve le monde sous forme de visages médusés, de paysages de déluge. C'est la demeure et l'atelier de Dominique Leroy, peintre diplômé. Pas ours pour deux liards, le taulier pose souvent sur sa chaise dans la rue et lie conversation avec le passant.
S'exposer, oui. Il le fait parfois, trop rarement, à Saint-Nazaire ou chez lui, pour fêter le passage d'une flotille avec sa voisine peintre, Do Fournier. Mais enseigner? Il y pensait, mais tiquait à l'idée de poser en vieil académicien dispensateur de recettes. Aujourd'hui le fauve doux fend l'armure et ouvre un atelier d'art. Ne dites école, ni cours, ni leçon. Dites métier, pratique, méditation, sortie de piste, disparition des radars, même.
Dominique Leroy mit son expérience à disposition de quiconque, se sentant comme une fleuriste amnésique, ne sait pas par quel bout prendre le bouquet. À disposition de tout enfant curieux des arts, tout amateur désireux d'aller voir de l'autre côté d'un miroir qui ne lui renvoie que des barques, des chats et des sujets de convention.

"Rendre les gens libres"


Résumé du projet? "Rendre les gens plus libres de faire ce qu'ils ont envie, de jeter par dessus bord tout ce qui les ennuie, tout ce qui se répète dans leur manière de peindre, de dessiner. Les chats, les chiens, les bateaux. Cela n'a rien d'un cours classique avec des natures mortes et des aquarelles. Je vous aide seulement à vous rapprocher de ce que vous voulez faire."
La chose est dite, cela dure trois petites heures par semaine, et cela se termine par le thé du patron. Avec conversation à livre ouvert devant des grands albums d'art, pour voir comment les grands prennent du champ avec le monde simplifié qui est nôtre: "l'esprit humain ne peut rien créer, il ne peut être fécondé que par l'expérience et la méditation", est-il écrit quelque part sur un de ses livres. Au test des premières heures d'atelier, le fauve doux se révèle un bon pédagogue, pas dirigiste, vous guidant en douceur, aidant chacun à prolonger son geste, à forcer en bougonnant le passage vers des noirs de charbons impensables. De ces longues mains qui reviennent dans l'esquisse d'une autre, ou encore de ces découpes au cutter qui, incisant un calque opaque, révèle des feuillages. Dans ce bateau ivre, on se décloue du poteau des couleurs.
Au bout de quelques heures vous avez pondu quelque chose d'informe, avec des ombres sur le côté. C'est surtout ces ombres qu'il faut travailler. Tout reste à faire, vous êtes toujours devant les fleurs éparses, sans savoir, et pourtant vous sentez avoir ouvert une brèche. Vers quoi? Votre dessin intérieur?


L'Atelier de Dominique Leroy se situait quai Boulay-Paty et 98 rue du Général-de-Gaulle, 44560 Paimboeuf.

jeudi 18 juillet 2019

Marie-Hélène Prouteau: mémoire brestoise de Paul Celan

A Brest, Celan a la vision d'une cité inaltérable


Marie-Hélène Prouteau: le coeur est une place forte

 
 Un jour de 1961, un vieux livret militaire, perdu au plus fort de la bataille, ressurgit. C'est celui du grand-père de Marie-Hélène Prouteau. Il ne porte aucune inscription: Ni les états de service, ni la blessure que Guillaume a reçue en 1916. Fascinée par le vide de ces pages blanches, Marie-Hélène Prouteau tente de faire parler le passé autour de la figure inconnue du grand-père, mort à sa naissance en 1950. "Que me dit le silence du vieux livret resté cloîtré dans le fatras des balles Lebel, des bandes molletières, des shakos de Ulhans, des plaques, des gamelles rouillées, des cartouchières et des clairons?" Ce travail "d'invention d'un grand-père" fait émerger d'autres voix, d'autres histoires. Celle du petit garçon fossoyeur de la ligne de front luxembourgeoise. Celle de l'oncle Paul, mort au combat à la libération de Mulhouse, enterré près d'un jeune aviateur anglais de la RAF, tombes jumelles de La Forest-Landerneau. Ou encore celle du calvaire de Tréhou, démonté pièce par pièce et offert par la Bretagne à ses enfants morts loin de chez eux. 

le calvaire de Tréhou, déplacé en 1932 au cimetière de Maissin, pour "veiller sur les Poilus bretons"


Puis l'image d'une ville confondue avec ses décombres, pyramide arasée par les bombes: Brest. Autour de la ville se tisse la mémoire des villes détruites, Dresde, Alep, et même l'antique Ur, dont la destruction est restée dans la mémoire humaine par une tablette sumérienne. Autour des ombres de Brest, avec le poète Paul Celan, Marie-Hélène Prouteau édifie une ville mystique ‒ une Brest inaltérable qui aurait survécu sous les couches temporelles: la ville visitée par les artistes et les poètes, Blok en 1911, James Europe, introducteur du jazz sur le vieux continent en 1917, Victor Segalen de retour de Chine en 1918, Jean Grémillon captant en 1939, pour son film Remorques, "les dernières images de la ville avant sa destruction". "On arase les ruines. On n'arase pas le jadis. On n'arase pas les présences invisibles".

Daniel Morvan


Marie-Hélène Prouteau: le coeur est une place forte. La part commune, 2019. 148 pages, 14€.
 
 

Petites proses de plage


A la manière d'Agnès Varda remontant le fil de ses jours à travers ses glanages de plage en plage, ou d'Edouard Limonov dans les méandres de ses souvenirs à partir du thème aquatique dans Le livre de l'eau, Marie-Hélène Prouteau explore les recoins de sa "petite patrie" maritime. Kerfissien (à Cléder) est un simple nom qui ponctue le découpage des côtes nord-finistériennes, le lieu d'enfance de la Nantaise. Il est aussi la matrice d'une écriture qui convoque les silhouettes du passé, décor comme personnage principal du récit: "Il s'agit de l'autobiographie du lieu et les personnages sont les figurants", indique-t-elle par le biais d'une citation d'Erri De Luca, en épigraphe de ces courts textes qui dessinent un "paysage mental". Un texte à lire, nous dit Marie-Hélène Prouteau, comme écrits "sur de longues laminaires qui se déroulent, tels d'antiques rouleaux de soie". Ecrire sur des rouleaux, reprendre un geste immémorial de scribe afin de répondre à un devoir sacré: cette image gouverne  le projet de Marie-Hélène Prouteau, où la plage semble occuper en creux la place d'un dieu caché, dispensateur de "leçons d'énergie", ayant imprimé en elle un "code intérieur", une "tournure de l'âme".

Autobiographie d'une plage, d'ailleurs pas si petite en réalité, à la manière d'un poète japonais qui aime mieux enclore le monde en un trait d'encre plutôt qu'en une longue chronique. Le microcosme est aussi image du macrocosme, et la plage reflet du monde. La poésie du rivage est un genre épineux. Professeur de lettres, Marie-Hélène Prouteau en connaît les écueils: couleur locale, celtomanie et sentimentalisme, clichés, entre-soi régionaliste... Sans se refuser quelques images simples, certains schèmes qui vont avec le romantisme des parapets, ce livre y échappe et ricoche sur les eaux du souvenir. Cueillie du bout d'un pinceau avec l'impétuosité de ses déferlantes, cette petite plage contient l'imminence de la "grande vague" qui s'élève en arrière-plan dans Les pêcheuses de goémon de Gauguin. S'il nous semblait d'abord découvrir l'équivalent écrit d'une aquarelle, Marie-Hélène Prouteau nous indique que son propos va au-delà du folklore des mouettes, des plages et des pluies. Le "petit" est une antiphrase, il désigne un vaste monde, un immense champ de culture. Toute une famille, tout un peuple se sont donné rendez-vous dans les fissures de Kerfissien, qui rime avec fusain: pour dissiper les dernières apparences de mièvrerie, vient tôt dans le livre, sous les hachures d'un dessin voué à exorciser un noir souvenir transmis de grand-mère à petite-fille, une scène de guerre: un soldat allemand fuyant Brest sous les ruines, qui s'en prend à un chien. La plage communique avec d'autres plages, comme celles du débarquement. Elle abrite aussi bien la mémoire familiale, individuelle qu'historique et imaginaire. La "petite plage" accueille les souvenirs d'une grand-mère, les membres estropiés d'un oncle rescapé de la grande guerre, comme les visions de l'art: Madeleine Bernard, soeur et modèle de son frère Emile, peinte (étendue entre les rochers de l'Aven dans le fascinant tableau Madeleine au bois d'Amour), aussi tendrement aimée que Lucile de Chateaubriand, ou Michèle Morgan, visage rincé d'embruns dans Remorques de Grémillon... Pont-Aven, le Japon sont de l'autre côté des rochers. Marie-Hélène Prouteau s'éloigne souvent de ce lieu natif, l'actualité fouette sa prose, elle va de Lampedusa à l'Amoco Cadiz, de l'Afrique du sud à la Bretagne de l'âge d'or, non celui des terre-neuvas mais celui du commerce des toiles. Segalen, Hokusai sont les contemporains de cette plage éternelle, ils hantent les compositions verticales, en gris-bleu, de ce livre rêvant tout haut d'apesanteur et d'enfance retrouvée.
Daniel Morvan
Marie-Hélène Prouteau: La Petite Plage. La Part Commune, 126 pages, 14€.

 

mercredi 17 juillet 2019

Vaché n’est pas mort (dialogue radiophonique)


L’avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes. 
André Breton, Jacques Vaché (Les pas perdus).
 



Uchronie (1)

La littérature aime à reconstruire sa propre histoire. A imaginer des morts qui ne seraient pas morts. C’est le cas de Jacques Vaché, dont le suicide permet à André Breton de fonder le mouvement artistique majeur du 20e siècle: le surréalisme.

Que serait-il arrivé, monsieur X. (1), si Jacques Vaché n’était pas mort ?

Il serait mort tout de même. Mais dans sa mort, il devient quelqu’un d’autre. Ce que je vais vous dire, après avoir levé un préalable éthique : L’idée d’une réversibilité du suicide menace le précieux commerce que nous entretenons avec nos morts à nous, qui seuls comptent. Cette *imagination de la mort* est peut-être ce que la vie a de plus beau. Les morts doivent rester morts, et nous, nous devons souffrir.

Eh bien, c’est dit. Alors, si Vaché ne s’était pas suicidé ?


Pourquoi faire appel à la mort pour imaginer des possibles ? Il n’y a que ceux qui se croient un seul être d’un bloc, lâché sur le mini bobsleigh du parc de Procé, qui rêvent aux sorties de route. Tous les autres les vivent. Jacques Vaché a d’ailleurs répondu à votre question, dans une lettre à André Breton : « Vous me croirez disparu, mort et un jour – tout arrive – vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a couru. Seuls quelques livres, - bien peu, dites – soigneusement enfermés à l’étage supérieur attesteront que quelque chose s’est passé. » Qu’ajouter à cela ?

Vaché se voit survivre en vacher : un peu court, tout de même. Peut-on imaginer autre chose qu’un simple jeu de mots ?

Admettons : Jacques Vaché n’est pas mort le lundi 6 janvier 1919 à l’hôtel de France à Nantes. Il ne sera pas étendu nu, en compagnie d’un ami. Il n’aura pas absorbé l’opium qu’on utilisait en médecine pour les amputations, pour s’amputer du monde. Il aura survécu à cette surdose qui semble annoncer d’autres morts qui nous fascinent, parce qu’elles sont des morts dans des hôtels, Dylan Thomas, Jimi Hendrix, Marco Pantani, Jim Morrison, Janis Joplin, Cesare Pavese. Mourir dans un hôtel est une mort d’artiste, parce que l’hôtel est la maison de l’artiste. La mort de Vaché est bien différente de celles-là. Vaché n’est pas mort, il a été assassiné.

Un nom?

Mais nous le connaissons tous: André Breton. Il a fourni l’opium. Son mobile ? Jacques Vaché vivant, il n’aurait pu fonder le surréalisme. Dans une nouvelle de Borgès, Judas assassine le Christ pour fonder le christianisme. Vaché fut le Christ de Breton. Vous vous souvenez qu’il était l’infirmier du grand mirliton roux. Il détenait la clef de la boîte à pharmacie de l’hôpital auxiliaire 103 bis, à Nantes. Il disposait des remèdes. L’opium à partir duquel l’on composait les anesthésiques.
Vaché survivant à l’overdose ? Imaginer Vaché au milieu de ses bovins, notable rangé, improbable président d’une académie de basse-Loire, auteur (comme il dit) d’une "réussite dans l’épicerie", me semble impossible. Vaché a été liquidé aux opiacés par celui qui a compris son génie, au nom d’un pacte qui fait de lui-même l’apôtre de ce qu’il a tué : André Breton. La preuve que Breton a cherché son Messie est qu’il l’a trouvé deux fois. La répétition prouve l’intention.

Double déicide ?

Jacques Vaché, et Arthur Cravan, lui aussi suicidé : vous ne la trouvez pas suspecte, cette affection qui se pose préférentiellement sur des suicidés ? On ne fonde d’église que sur des sacrifiés, qui ont placé le refus de l’ordre dans leur propre vie, sans négociation possible ; je pense également à Nadja, celle qui marche la tête haute. Breton eut aussi des aînés, comme Apollinaire, qui énonce en 1917, la cervelle à l’air, l’idée claire du surréalisme, mise en pratique, au même moment, par Tzara et sa bande. Un aîné vous annonce et vous enfante ; un suicidé vous fait entrer dans la grande scène sacrificielle. Vous ne pourrez plus ensuite réapparaître parmi les vivants comme un simple mortel.
Cravan eût été une option. Nous aurions eu le mythe du boxeur sublime et sanctifié. Mais Breton n’eut pas la maîtrise du suicide de Cravan ; au contraire il contrôla totalement et pharmaceutiquement Vaché. Il avait reçu sa parole énigmatique, qui ne consiste qu’en quelques lettres et des pitreries comme de surgir dans un théâtre en brandissant une arme chargée. Vaché lui-même ignore la portée de tout cela, c’est un cancre qui ne veut pas grandir.  Breton, lui, veut s'élever. Il veut fonder. Il se veut pape du bizarre. Il lui faut créer un mythe. Il tue son dieu.

Comment cela s’est-il passé ?

Il suffit de lire Breton, qui avoue tout : il rencontre Vaché à Nantes en 1916. Il est interne au centre de neurologie de la rue Marie-Anne du Boccage, et soigne Jacques Vaché, interprète auxiliaire, en traitement pour une blessure du mollet. Nous entrons avec Breton dans l’espace de la pure fascination: « Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. »
Inutile d’en dire plus : Breton est révélé à lui-même par ce patient qui dessine des petits princes, une sorte de Saint-Exupéry en négatif, qui moque en lui le « pohète » mallarméen – celui que Breton serait resté sans cette rencontre. Breton le dit dans ces lignes magnifiques, qui justement répondent à votre question sur les possibles : « Sans lui j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. » Vocation implique appel, désignation par un doigt divin ; Vaché permet à Breton d’identifier ce que recouvrait l’idée fausse de la vocation : l’idée géniale d’une vocation qui ne se reconnaît aucune  transcendance.

Dites-moi maintenant ce qui serait arrivé si André Breton avait dû hériter d’un Jacques Vaché vivant?

La présence insurpassable de Vaché alité, André Breton devra la rayer afin de se l’enfoncer profondément dans le cœur, et d’en pouvoir exhiber les stigmates. Ces deux hommes de *l’arrière* vont conclure un pacte de suicide. C’est, répétons-le, Breton qui détient les fioles, le chloroforme que l’on ne dispense qu’avec parcimonie, et le royal opium.

Sur quelles preuves appuyez-vous cette hypothèse d’un pacte suicidaire ?

Sur la chronologie des lettres et des rencontres. Reprenons. Le 6 janvier 1919, chambre 4 du Grand Hôtel de France, Vaché meurt après avoir absorbé quarante grammes d’opium. Son compagnon échappe de justesse à la mort.
Breton a quitté Nantes en mai 1916. Il dit n’avoir revu Vaché que « cinq ou six fois ». Notamment le 23 juin 1917, alors qu’il se trouve est en traitement à l’hôpital de la Pitié, à Paris. Ils doivent se retrouver à la première des *Mamelles de Tirésias* d’Apollinaire. Breton : « Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. »
Ils se revoient encore la même année 1917, à l’occasion d’une permission de l’interprète Vaché, sur les bords du canal de l’Ourcq. Vaché ne parvient pas à s’imaginer un avenir sous une autre forme que dérisoire. L’idée de vivre le fait rire. Jusqu’à la « fameuse lettre du 14 novembre 1918, que tous mes amis, dit Breton, savent par cœur ». Une lettre où Vaché revient à nouveau, amèrement, sur l’emploi de sa vie : « Je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être à a manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite)… » Et encore : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou mineur, ou sonneur. » Avant la clôture testamentaire : « Tout ça finira par un incendie, je vous le dis, ou dans un salon, richesse faite. – Well. »

A partir de cette dernière rencontre avec Breton, Vaché a donc décidé d’en finir ? « Tout ça finira par un incendie » : Tout est déjà écrit, à partir de ce moment ?

Voyez comme l’idée d’une survie de Vaché est improbable. Quelques semaines seulement nous séparent du 6 janvier 1919. La prédiction de « l’incendie » suit de très près la dernière rencontre avec Breton, sur les rives du canal.
Et Breton de conclure (dans ses souvenirs) par une provocation : « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. »
Il sait que ni Vaché ni son ami ne sont des fumeurs expérimentés, l’opium se pratiquant dans des clandés de troisième sous-sol, à la Simenon, fréquentés par des Américains. Vaché a choisi de finir la nuit à l’hôtel avec des camarades de bordée. Ils ne disposent pas de la panoplie du bon opiomane ; ils beurrent des cigarettes blondes avec l’opium qu’ils ont préalablement chauffé, puis l’avalent. Si l’opium est là, c’est pour un tout autre usage que récréatif. D’ailleurs les premiers compagnons, américains, de cette orgie, ont rapidement fui, effarés.

Sait-on d’où venait cet opium ? Est-il prouvé qu’il avait été donné par André Breton ?

L’enquête de police se concentra très précisément sur votre question. Sa provenance n’a jamais été élucidée. La presse locale reprend fidèlement le rapport de police qui consigne le témoignage du père : « M. V… père a déclaré qu’il avait bien vu dans la chambre de son fils le pot en faïence (contenant l’opium), recouvert et ficelé, trouvé à l’hôtel de France, mais qu’il n’y avait pas pris garde, car il avait toujours pensé que c’était un pot de confiture que son fils avait rapporté d’Aix-la-Chapelle, où il était avec son régiment avant de venir en permission. M. V… a ajouté qu’il n’avait jamais eu d’opium chez lui et qu’il ignorait, dès lors, comment son fils avait pu se le procurer. »
Je pense que l’on peut croire M. Vaché père. Et je conçois mal que Vaché ait pu se procurer l’opium dans sa caserne, mais plutôt à Paris, étape de son voyage de permission vers Nantes. M. V… aurait dû se souvenir que son fils avait à Paris un ami infirmier, qu’il rencontra pour la dernière fois sur les bords du canal de l’Ourcq. A l’abri des regards, André Breton a glissé les boulettes d’opium dans la poche de son ami.

Je reviens maintenant à notre question première, si vous voulez bien. Si Vaché avait survécu à cette nuit d’opium ? Quelles en sont les conséquences, petites ou grandes, pour l’histoire de l’art, et donc pour l’histoire ?

Sans la mort de Vaché, Breton ne peut devenir le prophète de l’insurrection qui vient. Comme la publication des *Lettres de guerre* est l’un des premiers textes de Breton, on voit bien que l’affrontement entre les dadaïstes et le clan Breton est la lutte entre deux versions, girondine et montagnarde, de l’avant-garde européenne : Jacques Vaché et Tristan Tzara, Nantes et Zurich. Vaché est l’âme du surréalisme. Ayant survécu, il n’aura pas été sanctifié par Breton, Breton ne se sera pas proclamé chef, et sera resté ce qu’il était, un « pohète » à l’ancienne, un rimailleur. Ne cherchez pas les possibles ailleurs que dans le possible.

De quelles avant-gardes parlez-vous ?

Celle de Vaché consiste dans « l’umour », qui est une sensation de l’inutilité théâtrale de tout. Elle est dandy, jarryesque et désinvolte. Elle n’a pas d’avenir. Il n’en restera qu’un nom qui flamboie au fronton du XXe siècle. L’œuvre de Vaché, c’est son nom. L’avant-garde de Dada est plus combative, plus féconde et plus théâtrale. Elle a conçu un programme, qui consiste à rompre avec le monde ancien, ses conventions et son esthétique (qui ont accouché d’un monstre, la guerre mondiale) en transgressant les formes admises, en favorisant le désordre, le hasard, le merveilleux, bref, tout ce qui échappe aux intentions humaines. Ils avaient raison.
 Et c’est déjà le programme d’Apollinaire, mais Apollinaire est mort. Dada est un laboratoire central. Breton resté simple mortel par la survie de Vaché, la tendance Tzara ne rencontre aucune opposition et triomphe. Dès lors, le scénario est classique. Comme il faut bien qu’une contestation soit absorbée par les « seigneurs de la guerre », ceux-ci (Jacques Rivière et André Gide, patrons de la Nouvelle Revue Française) vont organiser le triomphe, et donc la mort, du dadaïsme. L’outsider Tzara devient chef de la NRF et décroche le Nobel, avec un ouvrage dont on prétend que Gide a été le « nègre ». Il domine toute la scène littéraire. Ecoeurés, Sartre et Beauvoir s’exileront en Chine et deviendront les conseillers politiques de Mao. Ils feront partie de la « bande des quatre », qu’ils portent à six. Beauvoir organise des décapitations publiques dans les stades, Sartre devient l’eunuque du Prince. Ils se suicideront en prison, avec la veuve sanglante. C’est un scénario possible, mais il y en a d’autres.

L’autre scénario, ce serait l’ascension parisienne de Vaché ?  Et du coup, les deux leaders historiques de l’avant-garde, Vaché et Tzara, sont sur le ring ?

C’est possible. Jacques Vaché n’est donc pas devenu marchand de veaux à Guerlesquin, mais journaliste. J’imagine cette atrocité : Un Vaché pétainiste sanctionnant les livres novateurs pour plaire à ses chefs. Sauvé par un médecin américain qui aura su lui administrer les tonicardiaques appropriés, il fait carrière et culmine dans la rubrique littéro-hippique. Echappe-t-il à ce destin ? Oui, car il se fait remarquer pour ses billets dans *Le phare de la Loire*. Il monte rapidement à Paris et devient critique à la NRF : c’est le petit protégé d’André Gide.

Mais ne venez-vous pas de dire que Tristan Tzara occupait déjà la place de patron de la NRF ?

Cela s’appelle une rivalité de pouvoir. Ici, grande bifurcation historique : ou Vaché s’allie avec Tzara (pour devenir son lieutenant et flinguer tout ce qui est moderne), ou il l’affronte. Je préfère qu’il l’affronte.
Ce qui s’est passé est d’ailleurs inouï, lorsqu’on songe que Vaché, suicidé, serait devenu l’icône du surréalisme. En 1920, Gide commence à critiquer Dada et Tzara dans la NRF. C’est le scénario inverse du précédent : Gide préfère Vaché. Il y a donc un homme en trop. Les flingues sont posés sur la table. Pour allumer l’incendie, notre Jacquot de Nantes publie un brûlot : *Contre Dada*, où Tzara est qualifié de « juif cosmopolite » (il répète ce qu’il a entendu dans la bouche de Gide). *Dada nous pompe*, proclame-t-il dans un autre pamphlet. En effet, Dada nous pompe l’air. Il commence à ressembler au Comité de salut public. Aragon, qui deviendra un chanteur respecté, et parolier de Suzy Solidor (je vous renvoie au bel ouvrage de Nathalie Piégay-Gros, Aragon et la chanson, Textuel 2007) appelle de ses vœux la Terreur. Quoi qu’il ait transgressé, à combien de lois qu’il ait contrevenu, Vaché est désormais du côté de l’ordre. Le chef de file de la réaction. Il prépare « un joli coup de grisou ». Il en a tant parlé qu’il doit passer à l’acte. Cela se passe en décembre 1920. Le samedi 21, si mes souvenirs sont bons…

Le 21 décembre 1920 ? Par exemple ! C’est le jour de la mort d’Hippolyte Rouby, ancien sénateur républicain de Corrèze, auteur de *L’hystérie de Sainte-Thérèse *!

Vous allez me demander : et si Hippolyte Rouby n’était pas mort ? Non, s’il vous plaît : ne déviez pas. Le 21 décembre 1920, donc, a lieu le vernissage d’une exposition de Picabia (*Jésus-Christ rastaquouère*). Jacques Vaché décharge deux revolvers dans la poitrine de Tristan Tzara, qui décède. Suivent la prison, les regrets, la réhabilitation. Je suis souvent allé le voir à la Santé, il était revenu au dessin. On vient de republier la version illustrée de ses Lettres de prison. Son chef d’œuvre, de l’avis général. Si vous voulez vous le procurer, il vient de reparaître en collection Quarto, avec l’intégrale de ses romans policiers. Des romans « marqués d’ironie désenchantée », selon la préface de Philippe Djian, qui se proclame son héritier. Dans cette édition, on trouve aussi les Lettres de guerre. Elles ne sont citées qu’en annexe, avec les excuses de l’éditeur, navré de leur pauvreté. Si vous lisez l’index, vous trouverez tout le monde, de Jacques Abeille à Michel Zimbacca, sauf André Breton. Aux oubliettes.

L’uchronie est plus cruelle encore que le destin ! Mais justement : Qu’est devenu André Breton ?

Eh bien, la leçon de l’époque ne lui a pas profité. Il affectera le mépris pour Tzara, mais un mépris stérile qui l’empêche de tenter le putsch littéraire. Il n’est pas assis sur les épaules de Vaché. Il ne prend pas le pouvoir. En s’appuyant sur le prestige de Vaché l’embastillé, Gide instaure la dictature millénaire de la NRF.

Breton n’écrira donc pas, avec Philippe Soupault, l’ouvrage fondateur, Les champs magnétiques? Pas de : « Prisonnier des bulles d’air nous sommes des animaux perpétuels » (2) ?

Soupault est également absent de l’index du surréalisme. Et Breton va exprimer autrement son goût pour les « petits objets inimaginables, sans âge, jamais rêvés » qu’il aime trouver chez une héroïne de Paul Morand. Hors la pourpre cardinalice, un seul métier possible pour André Breton : les antiquités. On se souvient peut-être d’un Dédé la brocante qui, entre Locronan et Nantes, vantait avec un talent remarqué la beauté des jouets mécaniques cassés, des orgues à vapeur, des corsets à ramage, des bénitiers de faïence, des peintures idiotes et des toiles de saltimbanques. Il s’était associé avec un ami de boisson que j’ai bien connu, Yves Tanguy. Tous les deux, ils avaient le chic pour dénicher les trucs les plus bizarres. Des tas d’artistes allaient se fournir chez eux, Arman, César, Tinguely, Villeglé, Hains. On n’oubliera pas la citation imparable de Niki de Saint-Phalle : « Nulle beauté plus convulsive que cette statue spontanée que j’ai découverte dans le bric-à-brac de Breton et Tanguy, à Ploumilliau, association hallucinante d’une vierge romaine et d’un arbre à cames, vouée à être jetée aux ronces. »

Mais alors, il ne peut avoir rencontré Julien Gracq dans un hôtel de Nantes, la veille de la guerre ?

Je vous vois venir, sautillant à cloche-pied de la tête de Vaché à celle de Breton, puis celle de Gracq, pour affirmer qu’en survivant, Vaché a aussi tué Gracq. Eh bien non, ou plutôt oui. Le jour où il aurait pu rencontrer Gracq, Breton était occupé à fourguer les lettres de Vaché à un de ses collègues de la place Viarmes. Je me souviens du tableau, j’y étais : scène pathétique que ce trafic de lettres cédées pour le prix d’une caisse de gros-plant, au pied de la statue de Charrette. Elles furent retrouvées par miracle chez une confiturière de Chantenay, une dame Lhomeau, je crois bien, qui avait connu la sœur de Vaché à la pension des Dames Blanches. Vous savez, le bagne de filles, du côté de la rue de Gigant, à Nantes. Gracq n’a pas reçu de Breton la lettre d’éloges qui l’a lancé dans le monde des lettres, après la publication d’*Au château d’Argol.* N’ayant pas été adoubé par Breton, Gracq n’a pas existé en tant qu’écrivain. De lui, on gardera le souvenir d’un *hermétique mineur* du XXe siècle français. Je crois que Gracq s’est ensuite fait connaître pour d’autres raisons.

Je vous vois venir, moi aussi : c’est bien lui qui a assassiné Staline après la signature du pacte germano-soviétique ?

Mon uchronie s’appuie, comme pour Breton, sur le plus vraisemblable : Gracq, sous le nom de Louis Poirier, se fera connaître comme ayant été le coach de Ulf Andersson, que battit Gary Kasparov en 1979, alors qu’il n’avait que 16 ans.

Dites-moi, ce n’est pas bien glorieux. Et si Ulf Andersson avait Gagné ?

Vous souvenez-vous que Kasparov est l’auteur d’un ouvrage de stratégie ?

Dont le titre est…

*Et le fou devint roi*. Eh bien, le fou serait devenu roi. Kasparov aurait, de toute évidence, pris la tête du mouvement anti-corruption qui empêcha l’accession de Wladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie.

C’est curieux, j’ai toujours cru que M. Poirier était devenu professeur de géographie.

Beaucoup le croient, en effet.

Daniel Morvan

1. : Cette entretien imaginaire est parue dans la revue PLACE PUBLIQUE, dont le directeur Thierry Guidet avait consacré un numéro entier aux "uchronies". Avec mes remerciements à Patrick Pesnot, dont l’émission « Rendez-vous avec X », qui était diffusée chaque samedi sur France Inter, a inspiré ce dialogue.
2: Incipit des Champs magnétiques.

jeudi 20 juin 2019

Marielle Macé: poétique et politique de la cabane

"Faire des cabanes: jardiner des possibles". Inventer des manières d'habiter dans un monde abimé. Dans son "essai-poème" intitulé "Nos cabanes", Marielle Macé revient à sa propre intelligence du monde, à ses paysages natifs de l'estuaire de la Loire. Elle se rappelle les noues de son enfance en bord de fleuve, nom de ces fossés herbeux qui permettent de stocker l'eau débordante. La noue, eau dormante et déjà comme une prescience des "zones à défendre". La noue, emblème de la fragilité des zones humides, dont les deux tiers ont disparu au XXe siècle en France. Derrière ce toponyme de "noues", Marielle Macé formule une proposition militante adressée aux jeunes générations: passer d'une société d'abondance et de précarité, à un monde de liens à nouer en contestant le dogme de la déliaison humaine, la séparation homme-nature. Comment vivre dans ce monde dégradé, écologiquement et socialement? Par la poésie et les cabanes, à partir desquelles édifier un "parlement élargi" des vivants, qui "rassemblerait sur la scène politique humains et non-humains, hommes et bêtes, fleuves, pierres, forêts..." Entendre ce qui ne parle pas "mais n'en pense pas moins". Face à la catastrophe écologique, aux crises de l'accueil des migrants, Marielle Macé invite chacun à agir en être parlant, afin de mieux rendre compte du monde, de son langage et de ses silences grandissants. "Pour un poète en effet, rien d'étrange à écouter les pensées de l'eau, de l'arbre, des morts, à s'adresser à eux, à leur poser des questions, à leur commander même." 
Entendre se taire les oiseaux, dit-elle, afin de dire quel est le monde que l'on souhaite partager avec eux, en compagnons voyageurs des oiseaux et des êtres d'une seule biosphère. Ce pamphlet aussi généreux que bref, d'une belle densité, ne se réduit donc pas à un hymne à la cabane. C'est un manifeste écopoétique pour l'Anthropocène, dont le projet est de "reconnaître les êtres de la nature comme des partenaires politiques". Cesser de considérer la planète comme le simple décor du génie humain: "Le monde muet est notre seule patrie", disait déjà le poète Francis Ponge.


Marielle Macé: Nos cabanes, éd. Verdier. 128 pages, 6,50€

samedi 6 avril 2019

Les bonheurs poétiques de Magali Brazil (2003)

Magali Brazil © samoa


 Archive. Magali Brazil, directrice de la Maison de la poésie à Nantes : la poésie comme moyen d'ouvrir l'existence à plus d'intensité. Ses bonheurs de lecture révèlent un goût très sûr: Autant de prescriptions à suivre!
 
« La poésie se porte bien. » Magali Brazil ouvre le dernier numéro de « Gare Maritime » (1), tout frais sorti des presses. La revue de la Maison de la poésie, qu'elle dirige, réunit sur un disque une sélection des meilleurs moments des lectures publiques. Un florilège capté au Pannonica au cours de l'année 2002, et qui donne une idée de l'activité poétique à Nantes : 23 auteurs, parfois à mi-chemin entre jazz et poème, ont dit leurs textes. Des poètes reconnus comme James Sacré, Jacques Roubaud ou André Velter. Des auteurs de la jeune génération comme Sabine Macher. Il y a cinq ans, ces rencontres rassemblaient une vingtaine de spectateurs. Aujourd'hui, ils sont une cinquantaine à se retrouver au Pannonica.
Magali Brazil a découvert la poésie par l'édition, après avoir suivi la formation Pro Libris du Cecofop de Nantes. « J'aimais l'esprit petit éditeur typographe. J'ai travaillé aux éditions Cénomane, puis au service manuscrits des éditions du Rocher. Là, j'ai découvert le versant kafkaïen de l'édition, quand on sait que pour 15 manuscrits reçus chaque jour, un seul sera retenu pour toute l'année. » 
Un sur 5 000. Le reste relevant des logiques de réseaux, de l'ancrage sociologique de l'auteur... En poésie aussi ? « C'est très différent ! L'éditeur joue un rôle de découvreur, s'appuie sur le travail des revues. On ne publie pas seulement un livre, mais une œuvre et un auteur. Le Printemps des poètes est une façon de montrer tout ce travail souterrain. De montrer que tout le monde peut avoir accès à l'émotion poétique. La poésie s'adresse aux individus, pas aux masses. Elle suppose effort et patience, à contre-courant des modes et des habitudes médiatiques. »
Ce qui caractérise l'époque est le retour à l'oral et un goût certain pour la présence, la performance d'auteur. On aime une poésie qui rende un « son neuf » en restant audible (comme le dit le poète Jean-Claude Pinson). Et au-delà des clivages d'écoles, entre formalistes et lyriques, hermétiques, expérimentaux ou tenant d'une parole « ordinaire », chacun peut y trouver son bonheur. 
Magali Brazil nous confie le sien.

Ses coups de coeur: Rouzeau,
Fourcade, Biga, Venaille, Sacré

Valérie Rouzeau : « Pas revoir ». Personne ne la connaissait lorsqu'elle publia ce livre, où elle faisait le deuil de son père. Magali Brazil a été saisie par son émotion sensible à fleur de syntaxe, allant jusqu'au babil, au bord des larmes. Elle n'a pas été la seule puisque ce livre fut épuisé au bout d'un an, puis imprimé, réimprimé à 10 000 exemplaires. Valérie Rouzeau (née en 1967, elle est aussi traductrice, en particulier de Sylvia Plath) est désormais une voix majeure de la poésie française contemporaine. « Enfant dans les grands sapins verts/c'était toi qui sifflais soufflais enfant/dans les grands sapins blancs. » éd. Du Dé Bleu, 1999.
 
Dominique Fourcade : « Est-ce que j'peux placer un mot ? » Voici l'un de ces poètes revigorants de la nouvelle génération, peu soucieux de s'insérer dans une chapelle. Ce livre, explique Magali Brazil, « est important pour tous ceux qui s'interrogent sur la place du langage dans la construction de soi ». Il est en effet construit comme un va-et-vient entre tous les refrains de l'enfance où l'auteur demande s'il peut être au monde, et par quelle méthode, si elle existe. « Je suis un handicapé profond dans un brouillard de lavande. » Éd. POL, 2002.

Daniel Biga : « L'Afrique est en nous ». Un poète proche de la Beat Generation, connu pour son recueil : « Les poètes ne cotisent pas à la Sécurité sociale ». « Une explosion verbale et un regard acide sur la culture de masse, son manque d'authenticité. » Biga (le Nantais est né en 1940 à Nice) écrit pour un « retour à la Poévie, voix vibrant du dessus des décombres, des gravats et des menaces de ce temps ». Aux éditions l'Amourier, 1999.


Franck Venaille : « La descente de l'Escaut ». Ce livre de poète marcheur est devenu un classique, après avoir été couronné par le prix Mallarmé en 1995. « Le fleuve semble avoir un cours régulier. Il impose son rythme, sa dimension, sa profondeur. Je le crois très indépendant d'humeur. C'est sans âge. Cela aime éloigné de tout. C'est toujours là. Ça ne risque guère de changer de place. C'est ça la vérité. » Éd. Obsidiane, épuisé (disponible dans le recueil « Capitale de l'angoisse animale », Obsidiane/Le temps qu'il fait).


James Sacré : La poésie, comment dire ? » À mille lieues du mysticisme, du post-romantisme, James Sacré atteint dans son écriture la dimension du chant par le recours aux façons de dire de sa Vendée natale (il est né en 1939 à Cougou). Une poésie qui use savamment et subtilement des parlers populaires pour nous ramener dans un quotidien démaniéré et profondément émouvant. « Il explique que la poésie est partout dans l'attention à la vie. » Aux éditions André Dimanche/Ryoan Ji. Sans oublier "Une fin d'après-midi à Marrakech" (Ryoan Ji).


(1) Gare Maritime 2003, revue de la Maison de la poésie. 84 pages, avec CD, 15 €. Maison de la poésie, 35 rue de l'Héronnière 44000 Nantes. Tél. 02 40 69 22 32.


mercredi‎ ‎12‎ ‎mars‎ ‎2003
1262 mots
Daniel Morvan