samedi 22 avril 2017

Ce soir, l'héritage de José Arribas est en jeu (2005)


Arribas, inventeur d'un jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon


Le papier du maintien (le mien) en ligue 1


José Arribas, l'entraîneur légendaire des années 1960, fut l'artisan d'un style de jeu révolutionnaire grâce auquel Nantes resta, pendant 42 ans, dans l'élite de L1. Ce soir, c'est tout l'héritage des Canaris qui est en jeu.

Juillet 1937. Personne n'en veut, de ce rafiot. Bordeaux et La Pallice l'ont refoulé. Nantes accepte ce bateau de réfugiés espagnols. On dit que c'est ainsi, sous les habits de la misère, cherchant du pain et de l'eau, que la gloire future fait son entrée dans une ville. Elle a pour nom José Arribas, fils de combattant républicain, réfugié du Pays basque que Franco vient d'envahir.

Nantes ne sait pas que cet enfant sera son roi. Et le gosse court sur pattes non plus. Il a 16 ans, et avec sa soeur, il fuit la soldatesque franquiste. Ils meurent de faim tous les deux. Ils sont accueillis au Champ de Mars de Nantes. « Je n'avais pas vu un morceau de pain depuis six mois, dira-t-il. On nous a donné des brioches et des fruits. Je me croyais au paradis. » 
Sous ses yeux, un terrain vague. Qui n'attend que lui pour devenir le futur stade Marcel-Saupin. L'arène, le chaudron.
Donnez-lui une brioche et quelques fruits, voilà ce que vous rend le petit basque espagnol : treize ans de bonheur. Quelque chose qui dut ressembler à la furia francese sur le pont de Lodi, Pierrot le fou multiplié par onze.
« Papa monnayait son talent, éclaire aujourd'hui José Arribas, l'un des trois fils de José Arribas. Il joua comme inter au Mans, il entraînait aussi le club de Noyant-sur-Sarthe, où il tenait un café.»

Et c'est ce bistrotier surnommé « Bilbao » qui ose se proposer comme entraîneur au FC Nantes. À Nantes, on caresse le cuir et la gloire, sans l'atteindre. Jean Clerfeuille, le président du club, l'a bien claire en effet, pour capter le signe du destin dans une lettre bien brossée d'Arribas. Bluffé par le culot de cet entraîneur de patelin. « Un peu comme un type au bout du rouleau qui achète un billet de loterie. »
Banco. À Nantes, Arribas applique les méthodes de Noyant : confiance accordée aux jeunes, plaisir du jeu collectif. Il y ajoute la mobilité perpétuelle, la brillance improvisatrice, la chatoyance aérienne qui définiront bientôt le « jeu à la nantaise ».

Jouer sans ballon

Le club accède à l'élite en 1963, et décroche le titre de champion de France en 1965 et 1966. Grâce à ce jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon, avec tout l'espace libre devant, dans lequel l'attaquant sait imaginer non pas une, mais plusieurs figures. Se projeter en vingt, cent espaces de jeu imaginaires afin d'en faire advenir un réel, celui où la balle perfore les lignes.
Le joueur devient un virtuose des possibles, comme le musicien de free jazz : « Le joueur nantais ne peut exister sans son voisin, explique José, le fils. On disait que le jeu nantais ne s'exportait pas, car il aurait fallu exporter les paires de joueurs. Le jeu à la nantaise, c'est anticiper plutôt qu'affronter, éviter les duels. Si tu n'as pas le ballon, tu dois être concerné par celui qui l'a, et lui proposer plusieurs solutions. Pareil pour la défense : les premiers attaquants sont les défenseurs. On anticipe, on intercepte, on relance vite pour surprendre l'adversaire, idéalement on marque sans qu'il ait pu toucher la balle. On ne peut pas jouer tout un match comme ça, l'adversaire a trouvé les parades, mais certains clubs, comme le Real Madrid, ont su jouer ainsi dans leurs meilleures années. »
Survolté par ce vent d'anarchie qui fait table rase du style d'antan, le stade Marcel-Saupin devient une sorte de cage de Faraday, un cyclotron où les équipes adverses entrent tétanisées, comme si le canari avait avalé un cobra.
« Gondet, ton but ! » hurle le stade, mantra rituel pour réclamer au « Vautour » son tir foudroyant à chaque match (36 buts pour la saison 1966).
Jusqu'en 1976, Arribas et ses Canaris connaîtront des hauts et des bas, mais jamais le football n'aura été aussi près des étoiles.


Daniel Morvan

‎samedi‎ ‎28‎ ‎mai‎ ‎2005, 746 mots

Anna Mouglalis, l'oeil musical de Chabrol

L'actrice nantaise irradie ' Merci pour le chocolat '

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mardi‎ ‎31‎ ‎octobre‎ ‎2000
847 mots
Daniel MORVAN
Remarquée au théâtre dans ' L'éveil du printemps ', l'actrice nantaise Anna Mouglalis partage la vedette du 48e film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert et Jacques Dutronc. La comédienne de 22 ans, choisie par Chabrol pour son visage magnétique et mystérieux, rencontrait le public hier soir au Katorza.
Est-ce que votre présence à l'affiche du dernier Chabrol a changé le regard de vos proches ? Ma mère m'a dit : alors, tu peux être dure comme ça avec les gens ? Toutes les personnes qui me connaissent sont troublées par ça dans leur lecture du film. Comment le casting avec Chabrol s'est-il passé ? J'ai une agence, ' Inter-talents ', qui m'a envoyée sur le casting. J'ai rencontré Cécile Maistres, la belle-fille de Chabrol. Elle m'a donné un texte à apprendre et j'ai ensuite fait des essais avec Rudolphe Pauly (qui joue le fils du pianiste). J'ai ensuite rencontré Claude Chabrol, qui m'a dit : ' mademoiselle, j'ai été ravi de vous rencontrer '. J'ai fait la grimace parce que j'étais sûre d'être écartée. Il m'a rappelée le soir même. Il n'y a pas eu de répétition, j'ai été plongée tout de suite dans le tournage. Et c'est ainsi que vous faites votre entrée, en jupette de tennis... J'étais horriblement gênée avec cette jupe plissée, je ne sais pas pourquoi il fallait la porter, je suppose que ça sert les fantasmes des messieurs, non ? La première scène tournée est celle où j'observe Jacques Dutronc à travers une vitre. Un tournage avec Chabrol, c'est comment ? Il accorde une confiance énorme aux acteurs et n'apporte que quelques indications. Finalement, tout est conditionné, il donne au tournage une ambiance familiale. On ne se lève pas trop tôt, on mange super-bien. Et la Suisse, c'est très calme. Dès que j'avais des appréhensions sur une scène, Chabrol m'a toujours suivi dans le rire. Vos relations avec Isabelle Huppert et Jacques Dutronc ? Ils étaient dans un palace, on ne se voyait pas trop en dehors, mais ils m'ont bien accueillie. Cela facilite le jeu de ne pas lire de l'appréhension dans le regard de ses partenaires. Pour vous, être actrice, c'était une vocation ? J'ai été élève en seconde A 3, la classe cinéma du lycée Guist'hau, avec Philippe Jalladeau comme professeur. Mais je ne pensais pas que je ' ferais ' l'actrice. Je suis ensuite allée à Paris, en hypokhâgne à Jules-Ferry. Des pièces de théâtre m'ont déterminée dans cette voie, comme ' L'Ecclésiaste ' de Claude Régy. Tous les spectacles de la Chamaille, à Nantes, m'ont aussi marquée. Pourquoi Chabrol vous a-t-il choisie ? Parce que, dit-il, j'ai ' l'oeil musical '. Un regard un peu opaque qui laisse penser que je suis dans un monde intérieur. Je n'ai fait qu'un an de piano, mais pour le film, il m'a fallu apprendre la partition par coeur. J'ai travaillé un mois sur l'Allegro Barbaro de Bartok, j'en avais des crampes ! Quels sont vos projets ? Je vais sans doute travailler sur le prochain Chabrol. Je termine ma troisième année de Conservatoire et je dois jouer dans un spectacle autour de Pasolini, avec Catherine Marnas. Quand avez-vous fait vos premiers pas sur scène ? Quand je suis entrée au Conservatoire, un membre du jury m'a recrutée pour ' L'éveil du printemps ' de Franz Wedekind. Une année entière pour me former. J'ai pu approfondir mon approche du métier d'actrice, travailler sur cette idée que je ne veux pas me figer à l'intérieur d'un seul personnage. J'ai travaillé sur le problème de l'incarnation. Vous avez le trac ? Je suis assez traqueuse, et quand je ne l'aurai plus, j'arrêterai ce métier. Cette peur me submerge, elle me vide la tête mais quand je la surmonte, elle me donne une force monstrueuse. Vous aimeriez être qui ? Andromaque. La tragédie n'existe que si règne au préalable la possibilité du bonheur absolu. Ce serait un amour si merveilleux, s'il n'y avait pas la guerre de Troie ! La tragédie est un peu partout dans la vie. Aujourd'hui, dans les conservatoires, Andromaque est trop jouée façon sitcom. Alors que dans la tragédie, quand on dit ' je t'aime ', si l'autre dit ' non ', c'est la mort. Mais pourquoi êtes-vous partie à Paris, si vous ne vouliez pas spécialement être actrice ? Bon, je vous le dis : j'étais très amoureuse d'un garçon qui partait faire la Femis, je l'ai suivi. Je suis persuadée qu'il deviendra un grand ingénieur du son. Le problème de l'incarnation, c'est quoi ? Il faut demander au Christ. Daniel MORVAN.
La nantaise Anna Mouglalis termine sa troisième année de Conservatoire. Elle illumine le dernier film de Claude Chabrol.

Shoah, rencontre avec Lanzmann


Claude Lanzmann a rencontré hier les étudiants de l'école des Beaux-Arts

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎jeudi‎ ‎25‎ ‎novembre‎ ‎1999
799 mots
Daniel MORVAN
L'école des Beaux-arts accueillait hier Claude Lanzmann, pour une rencontre avec les étudiants. L'auteur de ' Shoah ', le film de neuf heures et demie, qui a été vu par 70 millions d'humains, a parlé de son travail sur la mémoire enfouie.
La Shoah et les images. ' La Liste de Schindler ', de Steven Spielberg et récemment le film de Roberto Benigni, ' La vie est belle ' ont posé la question : la Shoah est-elle représentable ? Claude Lanzmann a réglé la question en n'utilisant aucun document. ' C'est un mot que j'interdis. Et quand j'entends prononcer le mot documentaire... ' Le réalisateur, qui a consacré onze ans de sa vie au tournage de ' Shoah ', s'oppose par son oeuvre à toute tentative de reconstitution, de fictionnalisation. Avec lui, le spectateur part du réel, la parole des survivants et des bourreaux nazis (en images volées) et les paysages autour des camps d'extermination, paysages de mémoire latente. ' Benigni rend la Shoah abordable et digeste. C'est un travestissement honteux de l'histoire, mais il n'y a pas de quoi rire. Ils ont besoin de ça à la fin du millénaire. Ce qui m'étonne, c'est que les organisations juives aient soutenu ça. Lorsqu'on me demande si on peut faire de l'art après Auschwitz, je réponds oui, regardez mon film. ' Internet et le révisionnisme. Internet favorise le révisionnisme rampant et lui offre une tribune inespérée. Lorsqu'on demande ' Claude Lanzmann ' à un moteur de recherche français, on peut tomber sur des pages consacrées à la mise en doute des chambres à gaz, comme celle-ci : ' Mon expérience du révisionnisme, par R. Faurisson. ' La ville de Nantes a connu un épisode révisionniste, lorsque fut soutenue en catimini, à la faculté des lettres, une thèse mettant en cause la véracité des témoignages sur les camps de la mort. ' Un témoignage essentiel provenait d'un SS qui convoyait du gaz asphyxiant Zyklon B, explique Yannick Guin, qui fut l'un de deux qui déclenchèrent ' l'affaire Roques '. En revenant à Berlin, il décrit les techniques de gazage à un diplomate suédois. Ce témoin fut interrogé par les Français et les Américains à la Libération. Il existe donc plusieurs versions, et c'est sur cette différence que s'appuient les révisionnistes. ' Pour Claude Lanzmann, ' Internet, c'est la poubelle du monde. Le négationnisme procède comme Internet, par arborescence. Ils passent leur temps à se citer entre eux, comme les pages du web renvoient les unes aux autres. ' L'Holocauste et l'école. ' Même si la Seconde guerre mondiale est au programme de terminale, il faut voir comment l'Holocauste est escamoté. Mais il est question de mettre ' Shoah ' au programme des écoles. ' La diffusion de ' Shoah '. Le film est arrivé lentement dans certains pays. Parmi les bons souvenirs : ' Lorsqu'il a été montré en Tchécoslovaquie, pour la commémoration de la déportation des Juifs de Prague à Terezin, j'ai rencontré Vaclav Havel. Il m'a offert l'un des 24 exemplaires dactylographié de la traduction qu'il avait établie de mon livre ' Shoah ', alors qu'il était en prison. A Moscou, il y a eu une projection réservée à l'intelligentsia. C'était le jour de la mort de Sakharov. Il devait être assis près de moi, à sa place il y avait un petit bouquet de fleurs. ' Les survivants de la Shoah ne disent pas ' je '. Pour en revenir au cinéma : peut-on représenter indirectement la Shoah, l'aborder latéralement, par le biais d'histoires où il y aurait des héros, une happy end ? ' Avec Spielberg, on ne retient qu'une histoire de sauvetage. ' Shoah ' n'est pas un film sur la survie mais sur la radicalité de la mort. Les survivants ne disent pas ' je ', mais ' nous '. Ils sont les porte-parole des morts. Spielberg n'a pas réfléchi sur ce qu'est la Shoah, ni sur ce qu'est le cinéma. Il en arrive à des subterfuges, comme la chambre à gaz qui est une douche, alors que c'était l'inverse. Il transforme ça en histoire de sadisme, avec le chef du camp qui fait des cartons. Mais dans les camps, il n'y avait pas de temps pour le sadisme privé. C'était industriel. ' Recueilli par Daniel MORVAN.

vendredi 21 avril 2017

Fête des langues : toute la beauté du monde / dédicace #lucdouillard



Fête des langues : toute la beauté du monde
‎lundi‎ ‎19‎ ‎juin‎ ‎2000
510 mots

L'association ' Neuf ' organisait samedi, sur le marché du Bouffay, la première fête des langues parlées dans la région nantaise.

'Le français est défendu par des gens dont il n'est pas la langue maternelle.' Luc Douillard, président de Neuf/Nantes est une fête, avait rêvé de réunir toutes les langues parlées de la ville. Pas Babel, mais presque. Il a réuni 42 idiomes, depuis la langue de Jésus, l'araméen, jusqu'à l'espéranto et la langue des signes.
Ni minorités écrasées ni majorités écrasantes : la planète est à notre porte, à visage ouvert, sans peur et sans crainte. "L'idée est venue de Toulouse précise modestement Luc Douillard, qui s'avoue lui-même piètre linguiste. Il s'agit de réunir les langues de nos villes et de nos campagnes, dans un esprit humaniste et pour affirmer qu'elles sont, petites ou grandes, égales en droit et en dignité."
Ce forum a été l'occasion pour des personnes nées à des milliers de kilomètres l'une de l'autre de se connaître et de lier amitié. A l'exemple de cette Hongroise qui étudie le folklore breton, de Stanley le Bolivien qui parle deux langues amérindiennes, le quechua et l'aymara, ou des jeunes kurdes Filiz et Aysen qui se félicitent que la Turquie autorise enfin l'enseignement de leur langue. Les Bretons ? Heureux ! ' La multiplicité des langues, en France, on connaît, dit Armand Tosser, membre de l'association des enseignants bretonnants laïcs Ar Falz. Ici, on parle breton, français, gallo, poitevin, rien de plus normal. '
Du côté du Madagascar, on branche guitare et l'accordéon attaque un maloya bien balancé. Vous prenez votre premier cours de malgache. ' Mon grand-frère a la folie des fleurs ', cela se dit : ' Mangalatra ni voninkazy nyzukiko. ' En créole haïtien, on dira : ' Granfrè m nan gen foliflè. ' Si vous vous écoutiez, vous vous feriez répéter quinze fois ' Il fratello grande va pazzo per i fiori ', tellement c'est joli. Le lettré poitevin, après avoir consulté son dictionnaire, décide que ce sera ' Mun grand fraere, ol at rén que l'aeme pas meu que lès fleurs. ' Et le breton se fend d'un imparable ' Ma breur braz a zo sot gant ar bleunioù. ' Apprendre un parler, c'est d'abord lire les visages, déchiffrer les sourires. Cette quête n'a pas plus de fin que la passion des langues. Comme dit le proverbe vietnamien : ' Parle si tu sais. Mais si tu ne sais pas, appuie-toi à la colonne et écoute. '

Daniel Morvan

10e fête des langues à Nantes: avec les Araméens de Nantes


Araméen, noirmoutrin, malgache : pour son dixième anniversaire, la Fête des langues rassemblait 35 langues sous les halles du Bouffay.

« Vous vous rendez compte ? À la Guérinière, qui touche l'Épine, ils roulent les « ! » Colette pouffe de rire. Non pour rire de ses voisins, mais pour marquer un étonnement émerveillé devant la diversité des parlers. Colette, elle « caôze » la langue de l'Épine, une petite commune de l'île de Noirmoutier. Une langue dont elle vantait les beautés, samedi après-midi sous les halles du Bouffay.
Variante du poitevin saintongeais, le dialecte de l'Épine se distingue par ses diphtongues (alors que le poitevin n'en a pas), et par de beaux subjonctifs. « Nos parents nous ont transmis le subjonctif, alors qu'ils n'allaient pas à l'école. » Ainsi, « que j'aie » se dit « que i'avége ».

Des îles dans l'île

À l'Épine, le vocabulaire maritime est omniprésent. Ranger se dit « arrimer », renverser se dit « chavirer » et on ne va pas chercher, mais on « pêche les enfants à l'école ».
Sur l'île, les parlers sont des îles dans l'île. Et il suffit de marcher quelques minutes pour se trouver comme en terre étrangère. Et ce dialecte se parle d'abondance : « Quand je pars en vacances avec ma soeur, nous ne parlons pas un mot de français entre nous ! »
Ce n'est pas comme les Philippines, l'Épine. « Aux Philippines, nous parlons notre langue et celle de l'occupant, constate Loreta, qui accueille le public, vêtue d'une somptueuse robe rouge. Espagnols, Américains nous ont enseigné leur langue. Nous leur prenons des mots, mais nous gardons notre langue. »

L'araméen est-il une langue îlienne ? L'existence d'une zone kurde protégée par les Américains constitue une sorte d'insularité bénéfique pour la langue et la culture araméennes.
Comme le poitevin, l'araméen se subdivise en plusieurs rameaux, et l'araméen natif des chrétiens d'Irak n'est pas le même que celui des musulmans de Syrie (où cette langue se parle aussi !).
L'araméen est une langue liturgique. Simon peut en témoigner, qui est issu du séminaire de Mossoul. En témoigne une photo de lui prise en 1959, dans sa robe de petit séminariste. « Notre araméen est en fait du franco-araméen, comme celui d'Irak est de l'arabo-araméen », note ce grand lettré.
Mais tous dérivent de l'araméen antique, qui était la langue pratiquée par le Christ. Le jeu de mot biblique : « tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église », fonctionne-t-il aussi en araméen ? « En effet ! Pierre se dit « képa », qui est à la fois un nom et un prénom. »

De même, les mots « êli, êli, lama sabachthani » (mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?) du Christ sur la croix ne se diraient guère différemment aujourd'hui : « Elle Elle imana chwaqtan ».

20 familles à Nantes

« Un petit gâteau de figues ? » propose la souriante Ferial, histoire de rompre la gravité de la conversation. Les Araméens de Nantes comptent vingt familles. Il ne cesse d'en arriver de nouvelles chaque année. Toutes parlent leur langue de manière quotidienne, aussi simplement qu'on partage des gâteaux de figues.
Et nous pourrions aller ainsi d'île en île, passant du malgache au noirmoutrin, au gré de la multiplication des parlers, en remontant jusqu'à celui en usage au paradis.
Tous réunis dans une Fête des langues qui pourrait se développer davantage, si ses initiateurs le souhaitaient. Ce qui permettrait à un plus large public de découvrir la diversité des idiomes pratiqués à Nantes.
Une diversité qui n'empêche pas chacun de comprendre l'autre, comme le note la Hongroise Zsofia : « Toutes les langues ont des points communs. Par exemple, les oiseaux sont toujours les messagers des amoureux. »

Simon Kossa montre une photo datée de 1959. Il a 13 ans et est élève au petit séminaire de Mossoul. C'est là qu'il a appris à écrire l'araméen. À sa gauche, son épouse Jeannette (ou Djamila), et Ferial, une amie. Tous pratiquent l'araméen quotidiennement.

Daniel MORVAN.

2014, Nantes: Un parcours poétique grec avec Michel Volkovitch



Le grand traducteur Michel Volkovitch est l'invité d'un parcours poétique et musical grec, le 15 mai à Nantes. Il est organisé par les associations Ahéla (Grecs de Nantes) et Nantes est une fête.
Profil



Michel Volkovitch, quel est pour vous, fin angliciste tombé amoureux de la Grèce, le sens d'un parcours poétique évoquant l'exil grec, l'amour hellène ?

Par-delà les poésies de tel ou tel pays, il y a la poésie universelle. Les traductions sont là pour enrichir cette poésie en faisant circuler les poèmes par-delà les frontières. Tout le monde y gagne : le pays de départ qui donne à ses poètes une plus large audience, et le pays d'arrivée qui découvre des voix et des beautés nouvelles. S'agissant de la Grèce et de la France, nous avons un pays, le nôtre, où la poésie occupe actuellement une place plutôt marginale, et un autre où elle est plus aimée, plus pratiquée. Elle est la langue maternelle des Grecs. La Grèce d'aujourd'hui possède un trésor au moins : sa poésie, l'une des plus riches du monde selon certains. Nous avons donc tout intérêt à écouter ce qui s'écrit là-bas... En consultant par exemple l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine 1945-2000 (Poésie/Gallimard), et en suivant le parcours poétique dans les rues de Nantes le 16 mai !

Quels poèmes doivent-ils y figurer selon vous ?

La poésie grecque étant d'une extrême abondance et d'une extrême variété, on ne peut tout faire entendre d'un seul coup. Ce que je souhaite, c'est qu'on ne se limite pas toujours aux mêmes noms. Rìtsos, par exemple, est un grand poète, mais il n'y a pas que lui ! J'ai traduit jusqu'à présent, quant à moi, plus de 150 poètes grecs, dont une grande partie mérite, je crois, d'être connue à l'étranger.

Ce parcours ne se limite pas à des lectures, il est ponctué de musiques. On rendra hommage au « rebetiko », avec un moment « cabaret » dans un bar nantais, le Chavalais. Qu'est-ce donc que cette musique ? Une forme grecque du fado ?

C'est une certaine forme de chanson, apparue vers 1920 dans les ports grecs, composée à l'origine par les mauvais garçons. Les chansons rebètika ont pour thème la misère, la drogue, la prison, la mort, et l'amour bien sûr, malheureux de préférence. Longtemps méprisées, voire interdites, ces chansons sont devenues à la mode après la guerre au point d'être aujourd'hui connues et aimées de tous. Alors même qu'on n'en compose plus de nouvelles depuis 1960. Je viens de publier aux éditions Le miel des anges, sous le titre La Grèce de l'ombre, 130 de ces chansons en version française.

Que pensez-vous de cet élan d'amour pour la Grèce, parti de Nantes avec le mouvement Je suis grec ?

Je me suis joint au mouvement dès le début avec enthousiasme. Il faudrait des dizaines, des centaines d'initiatives comme celle-là pour secouer l'apathie de ce pays fatigué. Et pas seulement en ce qui concerne la Grèce.

Quelle est votre Grèce intime, la plus chère à votre coeur ?

Ma Grèce est moins celle du soleil, des îles et des antiquités que celle qu'on connaît moins, la Grèce des villes, Athènes, Thessalonique, Patras, Yànnena, où les Grecs d'aujourd'hui vivent, travaillent, aiment et souffrent. Et maintenant qu'ils souffrent plus que jamais, il est urgent de les aider en combattant la mauvaise image qu'ils ont parfois à l'étranger. Ma façon à moi de me battre pour eux, c'est de traduire et faire connaître ce qu'ils créent de beau et de fort en poésie, en prose, au théâtre. De les montrer tels qu'ils sont vraiment à travers ce qu'ils écrivent sur eux-mêmes, avec leurs défauts mais aussi leurs grandes qualités.

Daniel MORVAN.




Vente Julien Gracq: Une vie d'écrivain au vide-grenier


Parmi les objets à l'encan, cette photographie de Gracq avec Nora Mitrani



Acte 1. Visite avant dispersion



Mercredi 12 novembre 2008, la succession Julien Gracq est dispersée à Nantes. Visite avant dispersion en compagnie de l’écrivain Pierre Michon. 


« Oh, cette photo! Julien Gracq en gondole à Venise! Avec son amie Nora Mitrani et André Pieyre de Mandiargues, qui avait une maison là-bas. Gracq en parle dans ses carnets: Nora et moi, allions acheter du calamar au marché de Venise. »

Visiter incognito la vente Gracq: Il fallait cet appât pour extraire Pierre Michon de l’écriture de son prochain livre. 
Henri Veyrac, le commissaire-priseur, lui réserve un accueil princier. Il le conduit devant le talisman, la lettre autographe d’André Breton, celle du 13 mai 1939, où le poète dit son admiration pour Gracq et son Château d’Argol. « Oui, c’est bien l’encre bleue des mers du sud qu’utilisait Breton. »
La vente est constituée de trois cents lots, meubles, photos, livres, tableaux, lettres où se racontent les grandes amitiés littéraires. Connues, celle que Julien Gracq entretenait avec Ernst Jünger, son héros littéraire, photographié avec un épervier sur l’épaule.
Ce sont ses héritiers, des cousins du côté des parents de Gracq, qui ont décidé de vendre ce qui restait. Les manuscrits de ses livres ont été offerts à la Bibliothèque nationale de France (BNF). À l'image de la vente André Breton, vide-grenier de luxe qui avait provoqué un scandale, celle de Gracq a fait réagir. Et pas seulement quelques intellectuels.

"Regarde, il s'allume une clope"

La vente n’a rien de flamboyant: « A Saint-Florent-le-Vieil, il s’est installé dans les meubles de ses parents, sans rien toucher », note Henri Veyrac. Le fauteuil où il installait ses visiteurs est resté aux héritiers. Un portrait de Gracq par Bellmer a été légué à ses premiers exégètes.

De l’appartement parisien, on conserve un bureau, une chambre à coucher. Un chartreux l’aurait trouvé austère. Rien de ce qu’on attendrait d’un écrivain de la mouvance surréaliste: « le fonds de commerce des surréalistes, rappelle Michon, c’est le marché aux puces et les échanges de tableaux et de dessins. Or Gracq ne collectionnait rien. »

Parmi des portraits, la photo du prix Goncourt refusé: « Regarde, il s’allume une clope, elle est jolie cette photo. Au fond Gracq est une grande coquette: il a le Goncourt et le refuse. Le beurre et l’argent du beurre, quoi. »

Se scandaliser de cette vente? Pas Michon: « Rien n’est mis à l’encan de la vie privée, il n’y a pas de lettres sentimentales. » Quelques objets touchants rappellent que lorsque grandissait la stature de Julien Gracq, le modeste Louis Poirier continuait de vivre: un carnet de notes du lycée de Nantes où il est qualifié d’« élève d’élite ». On double portrait colorisé de lui et de sa sœur Suzanne, avec qui il vécut à Saint-Florent-le-Vieil. Son appareil photo, un Contessa Zeiss et toutes ses diapos: New York, le Montana... Gracq photographe? Mais oui.

Michon hume les livres, les dédicaces. « Je me demande s’il avait gardé le livre que je lui avais envoyé, La Grande Beune. J’avais reçu une belle lettre de lui. Maintenant, je regrette un peu de n’être pas allé le voir. »



Acte 2. La vente: une cérémonie des adieux



Le 12 novembre 2008, les objets familiers de Julien Gracq, de son bureau à ses livres (lire nos éditions d'hier) étaient mis en vente à l'Hôtel des ventes Couton-Veyrac, rue Miséricorde à Nantes. Folie des enchères, mélancolie de la dispersion. Une manière d'adieux déchirants, dans tous les sens du terme.



« Vendre les objets, livres et lettres de Gracq rue de la Miséricorde, à deux pas du cimetière... Je trouve ça vraiment trop triste. » L'homme qui parle, et feint de déplorer, s'appelle numéro 125. Un chiffre à lui attribué par Henri Veyrac, qui orchestre les enchères. De temps à autre, d'un signe du menton ou de la main, il surenchérit. Pas de pitié pour les amateurs : Vous auriez voulu posséder la lettre de José Corti, son compte-rendu de lecture d'Au château d'Argol ? Monsieur 125 vous la souffle pour 23000€. Une édition originale d'Un beau ténébreux ? Ténébreux vous même! 125 l'emporte pour 4 000 misérables euros que vous n'avez pas.

Les simples curieux, venus avec le fol espoir de ramener un souvenir, lèvent les yeux aux ciel. Entre les institutions, qui préemptent plus vite que leur ombre, les requins d'enchères et les gros collectionneurs, aucune place pour la petite acquisition sentimentale d'un étudiant désargenté ou d'un journaliste au harnais. « Mais en même temps, conclut carnassièrement ce monsieur 125, ces livres vont trouver une seconde vie. »

« Je lui ai apporté du sable de Lybie »


Triste mais pas trop, ce libraire nommé Jean-Baptiste de Proyart, dans le 16e arrondissement de Paris. « J'ai acheté une lettre de Jacques Chardonne à propos du livre Préférences, car j'avais déjà l'exemplaire de l'ouvrage dédicacé au même Chardonne. Il me la fallait absolument. »
Dans la foule de 400 personnes, de nombreux passionnés de Gracq, comme cette enseignante d'esthétique aux Beaux-arts de Quimper, elle-même écrivaine: Christine Lapostolle. Elle observe, dévore, avec un sourire de résignation quand une belle édition illustrée lui passe sous le nez. Ou cette élégante avocate parisienne qui venait souvent rendre visite à l'écrivain, à Saint-Florent-le-Vieil. « Lors d'un voyage en Libye, se souvient-elle, je me suis aperçue que le rivage des Syrtes existait réellement, et pas seulement dans l’œuvre. Je lui ai apporté un peu de sable du désert. Je voudrais bien acheter quelques souvenirs, j'aime tellement Julien Gracq. »

Elle parvient à obtenir, pour 500 €, une belle édition à tirage limité des Eaux étroites, et une autre d'Au château d'Argol. Mais lorsque les enchères opposent un acheteur américain ou britannique, un aigle des lettres comme Régis Debray ou une institution publique (l'État, la ville de Nantes, Angers, la bibliothèque Jacques-Doucet ou la future maison Gracq de Saint-Florent-le-Vieil), on compte les points... en relisant une dédicace impertinente («et merde pour la reine d'Angleterre ») écrite sur un texte érotique par Mandiargues.

Cette très longue demi-journée ressemble à une poignante cérémonie des adieux, avec des nantis déçus et cyniques : «J'aurais bien acheté ce tirage de tête du Rivage, grince cet esthète à nœud papillon, mais entre Gracq et la Mercedes neuve, il faut choisir... »
Bien heureuse, celle qui aura su, par surprise, se saisir d'une sorte de dessin, ou un petit carton avec la mention manuscrite: Je reviens dans quelques minutes, lot de consolation à 90€. Pour tous les autres, il y a les librairies. Et les brocantes, où la dispersion sans fin des fétiches de papier se poursuit sans caméras et sans requins, avec les seuls lecteurs, ces frères Gracques.

Daniel MORVAN.


3. Réactions indignées: "Au rendez-vous des charognards"

Cette dispersion Gracq a en 2008 provoqué l'indignation d'écrivains comme Pierre Assouline et François Bon.

Pierre Assouline parlait sur son blog de la « tristesse » ressentie devant les photos de famille de l'écrivain. « Photos de la classe de 1re au lycée Clemenceau à Nantes. D'un voyage en amoureux à Venise ou ailleurs avec Nora Mitrani. D'un dîner de copains chez Françis Ponge. On a l'impression de violer l'intimité de cet intraitable discret ».

Et le mobilier: « le fauteuil club en cuir marron (200/300 €) », le « bureau en bois (1 000/1 500 €), le téléphone en bakélite noire, sa bibliothèque, ses lampes, ses valises... Un lot m'a bouleversé, allez savoir pourquoi : son poste TSF gramophone «La voix de son maître» (50/80 €) ».
Et François Bon, sur son blog, évoque une vente « qu'ils auraient mieux fait d'appeler un vide-greniers, un matin tôt, et hop au revoir, mais sans rien du nom Poirier.»

"Pseudo-admirateurs dévoyés"

Le quotidien Ouest-France publiait le courrier d'un de ses lecteurs de Saint Sébastien-sur-Loire, Hervé M***., qui relisait notre reportage (ci-dessus) à sa manière.
« Bien plus qu'une « cérémonie des adieux », pour reprendre le titre du compte-rendu de Daniel Morvan dans Ouest-France de jeudi 13 novembre, la vente des livres et objets de Julien Gracq qui s'est déroulée à Nantes mercredi 12, a été un consternant simulacre « d'adieux déchirants », et se résume en réalité à une affaire de gros sous...
« Entendons-nous bien : il ne s'agit pas ici de contester le droit aux institutions de « préempter » pour pouvoir mettre la main sur des livres et objets qu'elles jugent opportuns d'acquérir, encore qu'il reste à savoir si ceux-ci ne rejoindront pas les oubliettes des réserves des bibliothèques, alors qu'il serait légitime de les rendre accessibles au public par la création d'une exposition permanente au sein d'un « musée Gracq » par exemple.
« Non, le plus irritant est bien d'assister au déferlement de collectionneurs compulsifs, prêts, tant leur névrose a atteint un point de non-retour, à investir des milliers - et parfois des dizaines de milliers - d'euros pour obtenir telle lettre qui donnera encore plus de prix à une édition originale qu'ils possèdent déjà, avec peut-être en plus des visées mercantiles, comme il est permis de le penser avec ce libraire parisien fortuné du XVIe arrondissement de Paris...
« Un véritable microcosme en représentation, ces piliers des salles de vente ! Une telle ayant découvert que Le rivage des Syrtes existe bien en Libye (et non pas Lybie comme il est écrit par erreur !) se vante d'avoir apporté un peu de sable du désert au grand écrivain, une autre, soucieuse de montrer à ses ami(e) s qu'elle est là et bien là pour ce « must » incontournable, fait rire l'assemblée en levant le bras et en faisant ainsi croire à une enchère : quel gag inénarrable ! Et pour finir, il y a le frustré qui aurait bien acheté « un tirage de tête » du Rivage des Syrtes, mais qui doit choisir entre « Gracq et la Mercedes neuve ».
« Alors, permettons-nous de lui signaler que Julien Gracq, lui, roulait en 2 chevaux, comme le rappelle opportunément Jean de Malestroit dans le journal de ses rencontres avec Gracq, intitulé Julien Gracq, Quarante ans d'amitié (1967-2007), tout récemment paru, et fort instructif. Là se situe toute la différence entre un vrai connaisseur de l'écrivain et de son œuvre, et ces pseudo-admirateurs dévoyés... »

mardi 18 avril 2017

Chantal Connan est allée en Arrée (1995)



Chantal Connan

Le vitrail », un livre posthume de la photographe quimpéroise

Elle aimait le vent, le sable, les longues routes, les champs de colza, le clair-obscur des pinèdes et la poésie d'Eugène Guillevic. Avec le poète, elle avait réalisé son second et dernier livre de photos : Nature épousée, qui suivait Finis Terrae.

Minée par la leucémie, elle avait usé ses dernières forces sur les pentes des Monts d'Arrée pour saisir la lumière du petit jour sur les arêtes schisteuses de Roc Trevezel. Chantal Connan avait ainsi emmagasiné 2 000 clichés. 

Sous la reliure japonaise cousue main, dix tableaux. L'émotion de découvrir ce testament photographique riche de possibles, la fulgurance de ces intuitions artistiques où la lumière est traitée avec un regard de peintre, densifiée, mouillée ou surexposée. 
Il y a là toutes les pistes que poursuivait Chantal Connan, cette relation insistante qu'elle entretenait avec la nature. Les images se suffisent certes à elles-mêmes, mais les textes d'Yvon Le Men y ajoutent, sous le couvert d'un commentaire sur les images, la méditation en filigrane sur la cruauté d'une mort qui a fermé un si beau regard sur le monde, mais nous accorde de voir ce qu'il a vu et qui était plus grand que la vie. 

Daniel Morvan

Le vitrail, aux éditions Filigranes, 1995.


475 mots samedi 24 juin 1995

Max Jacob. Mes jeunes pensées en robe de dimanche






Cinquantenaire de la mort de Max Jacob avril 1994


Une enfance quimpéroise entre processions et humanités classiques




Né en 1876 dans une famille juive qui s'est vite enracinée à QuimperMax Jacob va grandir dans l'ombre jumelle de la cathédrale et des humanités classiques. Deux mondes que tout oppose, dont il tentera la fusion dans son oeuvre poétique.

Les Jacob sont laïcs, agnostiques et voltairiens. Hormis les grandes fêtes du judaïsme, la famille ne pratique guère. « On respectait plus que tout la science, les honneurs, les titres, la fortune », dit Max Jacob. En digne rejeton de la bourgeoisie quimpéroise, il suit les cours du nouveau lycée de La Tour d'Auvergne, temple du positivisme, qu'il qualifie de « lycée laïque à une époque des plus laïques, celle qui précède la séparation de l'Église et de l'État ». Juif et athée, Max baigne pourtant dans le christianisme. Le spectacle de la religion déroule ses fastes sous ses yeux, comme un immense tapis de fleurs qu'il ne peut fouler. « Que pouvait signifier pour un enfant juif athée ce dais doré et blanc solennellement empanaché, accompagné de messieurs en habits noirs, à l'air si ému ? » Il ne sait, mais avoue « avoir envié ceux qui tombaient à genoux, ceux qui jetaient des fleurs sous les pieds des prêtres » (...). Et « d'avoir admiré plus que tout au monde la longue procession qui, au bord de la rivière, sortie de la cathédrale, allait sous de longues allées d'arbres, rejoindre une petite église romane de faubourg, au pied d'une montagne de verdure. » La pompe et l'émotion religieuse font de Quimper une cathédrale contenant une cathédrale, un réservoir d'images bouleversantes captées depuis la fenêtre d'une chambre d'enfant.

Dans l'herbe du Frugy


L'enfance ? « J'imagine, dit la biographe Hélène Henry, une petite enfance de gosse nerveux, fragile, mais qui déjà, travaille bien à l'école et qui vit dans l'ombre du mythique grand-père qui prédit : « celui-là ira loin ! » 

Déjà cubiste, l'enfance : « La maison paternelle est là ; les marronniers sont collés à la fenêtre, La préfecture est collée aux marronniers, le mont Frugy est collé à la préfecture. » Quimper est un prisme, un kaléidoscope dont les couleurs embrasent la sensibilité de l'adolescent. Allongé dans l'herbe au sommet du Frugy, sa rêverie va d'un livre ouvert aux marronniers-marquises, dans ces vers lyriques du « Laboratoire central » : « Voici le précipice où mon arbre a grandi/ Il y a là un amphithéâtre de jeunes filles roses et blanches/ Je me suis couché au bord et j'ai lu des livres/ Mes jeunes pensées étaient en robe de dimanche/ Elles avaient des fleurs dans leurs cheveux lisses. » 
La mort du grand-père en 1889 provoque un tel désarroi chez Max que sa famille le fait examiner par le neurologue parisien Charcot. Comme si Samuel Jacob avait emporté l'être de Max dans les limbes, l'abandonnant à son « Qui suis-je ? » « J'étais, enfant, doué. Mille reflets du ciel/ Promenaient, éveillé, les charmes de mes songes/ Et venaient éclipser l'étendard du réel./ Au milieu des amis, enseignés par les anges/ J'ignorais qui j'étais et j'écrivais un peu. » (Le laboratoire central.) Dans l'écriture, il y a une quête de soi, et la conscience que le « moi » n'est qu'illusion.

Rêves inventés


A partir de la seconde, Max est l'un des plus brillants élèves du lycée de Quimper. Comme ses amis René Villard et Raoul Bolloré (qui se jettera dans la Vilaine à vingt ans), il lit les classiques mais aussi Verlaine et Rimbaud, initié par son professeur, une jeune femme. Elle aussi se suicidera. On se suicide beaucoup. 

Max lui-même joue à se faire peur. Car « toutes les ivresses ne font pas taire l'idée obsédante du suicide ». Ce sont pourtant « les plus belles années de ma vie ». Le commerce familial est florissant : Lazare Jacob ouvre une succursale à Saint-Servan et Paris, où il répand la mode des mules brodées, obtenant par elles un prix à l'exposition universelle de 1898. 
On habille le conseil municipal, les professeurs de La Tour d'Auvergne fréquentent le salon Jacob, on parle de sa carrière quand il joue avec ses frères et sa soeur au jeu des « rêves inventés », qui sera plus tard sa définition de la poésie. Qui laisse deviner l'invention doit payer un gage. Le matériel et la méthode poétique du « Cornet à dés » sont là. Sur son trajet quotidien pour le lycée, Max fend une foule de coiffes et de chapeaux, baigne dans la langue bretonne qu'il entend aussi dans la bouche des brodeurs de l'atelier paternel. Si Max ignore qui il est, du moins sait-il où il est, dans cette Bretagne qui « tient du prêtre et du tzigane. » 

Daniel MORVAN.

dimanche 9 avril 2017

Max Jacob : vrai ou faux?

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
samedi 16 avril 1994
Cinquantenaire Max Jacob/ DM 815 mots

Max Jacob est né dans une famille de petits commerçants

Faux. Son grand-père Samuel Alexandre émigre en France pour fuir les pogroms allemands. Les Alexandre s'associent à leurs cousins Jacob, et en prennent le nom. Lorsque Max Jacob naît le 12 juillet 1876, les Jacob sont les plus grands tailleurs de Quimper, et reçoivent les notables. « Quand une reine venait à Quimper, raconte Hélène Henry, et il en venait, elle achetait des cartes postales chez les Villard et des dentelles chez les Jacob. »

L'accès de la cathédrale de Quimper était interdit aux Jacob

Vrai. Les Jacob sont la seule famille juive de Quimper - on les dit « juifs glaziks ». Ils sont laïcs. Depuis sa chambre du 8, rue du Parc, Max dispose d'une vue imprenable sur les flèches. Hélène Henry, sa biographe: « Max adore la cathédrale, les processions, les fêtes Dieu. L'accès à la cathédrale lui est interdit. Il ne supporte pas cette idée d'exclusion. » 

A la suite d'une vision christique en 1909, il se convertira au christianisme. Il se réfugie à Saint-Benoît-sur-Loire pour vivre sa religion. « Les paroissiens se pressaient derrière les piliers pour voir l'illumination de son visage au moment de la communion. »

Max Jacob était dépendant de drogues

Oui, Max Jacob a connu une période éthéromane, à Paris de 1908 à 1912, son époque de vache enragée. A l'époque, certains sceptiques ont attribué ses visions mystiques à cette intoxication. « Cela n'avait rien à voir avec l'usage des drogues opiacées dont on pouvait faire alors usage, comme Modigliani. »

Max Jacob ignorait la culture populaire

Faux. On connaît la solidité de sa culture classique, qui s'appuie sur l'enseignement dispensé au lycée La Tour d'Auvergne, où il lit Rabelais, Voltaire, Rousseau et surtout Pascal. Max parle allemand, pratique Goethe, Hoffmann et Heine, lui aussi Juif réfugié en France. Un seul domaine est interdit, celui du roman (Flaubert et Zola sont proscrits). La culture bretonne, Max y accède par les brodeurs qui travaillent dans l'atelier de son grand-père. « Ils brodent les habits d'académiciens et les gilets paysans, et chantent en breton toute la journée. Max se fait traduire ces chansons. » Il dévore les livres d'Anatole le Braz, Luzel, La Villemarqué. Cela se retrouve dans les « Poèmes de Morven le gaélique».

Max a couvert sa ville natale de gloire

Vrai. Avec les Bolloré et les Villard, Max se dispute les prix au lycée. En 1894, il est le premier élève de ce nouveau lycée à être proposé au concours général de philosophie. Il remporte un prestigieux accessit, qui lui est remis au cours d'une cérémonie triomphale à Quimper. « Le nom de M. Jacob est longuement acclamé» écrit la presse.

Quimper est au centre de son oeuvre

Oui. Il écrit : « J'ai retrouvé Quimper et je n'ai pas retrouvé mes larmes. » Mais Quimper restera toujours la ville de sa vie. Il parle de son «adoration pour Quimper», et son émotion est telle qu'il pleure devant les arbres du Frugy, devant un coucher de soleil au champ de foire. « La Bretagne fait fonction de souffleur dans l'expérience du poète, disait Georges Perros, qui prévenait aussi : Ne faisons pas de tourisme avec Max Jacob. » N'oublions pas qu'une bonne partie de l'oeuvre de Max Jacob s'écrit à Quimper, au cours de ses différents séjours où il vit « le nuage de feu » : la « trilogie de Matorel », « La côte», certains poèmes des livres essentiels, « Le cornet à dés » et « Laboratoire central ».

Max Jacob a inventé le surréalisme.

Il en est un précurseur. Les surréalistes ont reconnu leur dette à son égard, via «Le cornet à dés ». Dans une conférence à l'exposition universelle de 1938, Max Jacob raconte comment, avec ses frères et soeur, il se livre au jeu des « rêves inventés » : ils se racontaient les rêves de la nuit, et celui dont les rêves sentaient l'invention devait payer un gage : cela tombait souvent sur Max. La poésie comme rêve inventé, définition du surréalisme, de la poésie. 

Daniel Morvan

jeudi 6 avril 2017

Nono 4, 6 kg à jeun: Les Frankenstein du tapis vert jouent à l'avale-cubes



lundi 4 mars 2002 870 mots
« Des cubes de 100 g, des écrous de 50 g et des cotillons, rien que pour nous ennuyer ! » Pierre-Édouard, l'un des élèves du lycée Saint-Étienne (Cesson-Sévigné), est confiant. Et les concurrents sont terrorisés devant la gloutonnerie de la bestiole : « Saint-Étienne ? Leur robot avale tout ! » Les quinze élèves du team ont travaillé par étapes : « D'abord une maquette dans une boîte à chaussures, puis en Lego, avant de réaliser le prototype en Inox soudé par un tôlier. Notre machine est munie de deux balais rotatifs qui avalent les obstacles. Dans une semaine, la finale à Paris ! » 
« Nous avons mis au point une idée simple qui marche bien, explique Andy, puisque nous sommes douzièmes sur 43. » Sous la coque de la machine, deux moteurs entraînent des fils de nylon. Point de joints toriques ni de soudures Inox. Les membres du club Cistem de Keragayouat ont consacré 50 heures de travail à leur bécane, forts de leur participation en 2001 à Exposciences. Comme cette autre association brestoise, dont les animateurs n'étaient pas vraiment préparés : « On a commencé par essayer de comprendre comment marche un moteur électrique, et on a eu l'idée du Cobra. Le but, c'est surtout de bouger du quartier !» 10f 206
Chantenay : trois clubs en lice, et un entraînement à peaufiner
Le collège de Chantenay ne proposait pas moins de trois robots, présentés par le collège, le foyer des élèves et la classe-relais. Le tout est managé par un aide éducateur. Gilbert Le Guern, enseignant, a imaginé un avale-tout sur tapis roulant : « C'est notre seconde année de participation et l'an dernier, en finale où nous sommes allés, nous avons vu l'efficacité du tapis roulant. Mais cette année, pas évident, avec les gros cubes ! » Même quand ils sont pourvus d'adhésif. Et comme pour tous les groupes, la différence se fait au pilotage. À vos manettes ! Mais à Nantes, l'initiation commence tôt : ainsi ce jeune garçon apprend, sur le stand des « P'tits débrouillards », le fonctionnement d'une simple guirlande (notre photo 10g 206)
Saint-Laurent-sur-Sèvre : la gloutonnerie de Nono 4 est sans bornes
Les terminales S4 de Saint-Gabriel (Saint-Laurent-sur-Sèvre en Vendée) sont les Frankenstein d'un concurrent aussi effrayant que glouton : Nono 4, 6 kg à jeun. «On est un peu remontés, là. Notre adversaire en seizième de finale est venu nous chercher des cubes dans la balance. » Nouvelle version de l'expression « se chercher des poux dans la tête ».
Alors que M6 diffuse des images d'opérations chirurgicales sur le grand écran de la salle Mangin, que les supporters s'égosillent, le groupe de Saint-Gab' n'a guère plus rien à faire qu'à admirer Nono 4, sa transmission surdimensionnée par chaîne et son épaisse carapace. Nono 4, classé septième, ira à la Cité des sciences en finale.

10d 206
Brest, cobra. « Nous avons mis au point une idée simple qui marche bien, explique Andy, puisque nous sommes douzièmes sur 43. » Sous la coque de la machine, deux moteurs entraînent des fils de nylon. Point de joints toriques ni de soudures Inox. Les membres du club Cistem de Keragayouat ont consacré 50 heures de travail à leur bécane, forts de leur participation en 2001 à Exposciences. Comme cette autre association brestoise, dont les animateurs n'étaient pas vraiment préparés : « On a commencé par essayer de comprendre comment marche un moteur électrique, et on a eu l'idée du Cobra. Le but, c'est surtout de bouger du quartier ! »
Robot Daniel Morvan

Quand une fan de Gracq revisite le drame maritime


Sophie Tessier

C’est une étrange histoire à la manière des drames maritimes de Victor Hugo. Sur une île qui évoque Ouessant, trois personnages survivent au cœur d'une brèche temporelle, depuis que Maria, femme à la beauté fabuleuse, s’est noyée avant son mariage. Et voici que, trente ans après, son corps réapparaît: « La chaîne des événements a sauté cet été-là, et voici qu’elle reprend du mouvement sans aucune apparence de discontinuité. » Les personnages de ce premier roman de Sophie Tessier possèdent la dimension magique des héros gracquiens: Antelme, qui lit le stoïcien Marc Aurèle dans le texte, d’où les citations latines qui émaillent le récit. Gaspard, un jeune adolescent un peu étrange, et l’étrange Chantôme, marin à la cape qui porte le deuil de Maria, et subsiste dans une vie réduite à l’os...
Passionnée par l’univers nordique, Sophie Tessier investit avec talent l’âpre imaginaire celtique, où l’autre monde est toujours affleurant, juste derrière le miroir. Cet univers s’édifie à l’intuition, dans le miroitement boréal des épiphanies, et exige du lecteur qu’il accepte de se perdre. De fait, on se laisse étourdir par une écriture qui parle à l’oreille et au corps, avant de s’adresser à l’intelligence: «Les meubles s’étaient durcis à vive arête et l’ombre, rivetée dans les angles morts, comme prostrée, semblait fourmiller de reproches. » Pour ne pas les encourir, il suffit de se laisser happer par le style hypnotique de Sophie Tessier.
DM
Sophie Tessier: Varech. Diabase, 176 pages, 16€.


mercredi 5 avril 2017

Trop courte note about Federman

Raymond Federman
Retour au fumier
Ed. Al Dante, 208 pages, 20 €
Sacré Federman ! Bientôt 80 ans et toujours l’œil vif et la plume alerte. Son histoire est tragique : lors d'une rafle allemande, sa mère le cache dans un placard. Quand il en sort, il est seul : il ne reverra plus sa famille. Il parvient tout de même à passer en zone libre et, malingre petit juif de Paris, se fait échanger contre deux poulets pour curer le fumier d'une ferme de Lot-et-Garonne. Federman a passé l'essentiel de sa vie aux États-Unis et publié là-bas. Cette traduction nous permet de découvrir l'histoire drolatique d'un vieil Américain qui revient et raconte, sous forme dialoguée, ces années passées parmi l'humanité la plus fruste. Le monde animal sort magnifié de ce road movie : sublimes figures de la jument Juliette et du chien Bigleux ! Quant aux hommes, Federman préfère les femmes.
DM