lundi 9 avril 2018

Julien Gracq, dernier des Mohicans (archive)

Julien Gracq © DR

Solitaire, inflexible, rare, secret, discret : c'est ce qu'on a dit de Julien Gracq, mort à 97 ans, le 22 décembre 2007 à Angers. Il était simplement un romantique. Le dernier des romantiques.
Il était aussi un pamphlétaire. Dans La littérature à l'estomac, il rentrait dans le chou de la littérature dominante, militante, et faisait l'éloge d'une lecture secrète. Pour cette raison, il avait refusé l'édition de ses livres en format poche.
« C'était un roi. C'était le dernier des Mohicans, résume l'écrivain Pierre Michon. Le dernier des contemplatifs. Il avait écrit ceci, qui me trotte dans la tête : Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler. »
Ce regard a disparu, à 97 ans. « Il n'a pas bouleversé la littérature mais il a laissé des choses parfaites, comme Alain-Fournier, comme Gérard de Nerval », dit encore Pierre Michon.
Que reste-t-il de lui ? Un nom. L'un des plus beaux. Julien Gracq, pseudonyme de Louis Poirier, professeur agrégé d'histoire et géographie à Nantes, Quimper, Paris qui à 27 ans publie son premier ouvrage, Au château d'Argol. À compte d'auteur, chez José Corti, après avoir été refusé par Gallimard. Il restera fidèle à cette petite maison jusqu'à son dernier livre, Entretiens, en 2002.
Son premier roman, Au château d'Argol, a lieu dans une Bretagne mystique et arthurienne. Le rivage des Syrtes évoque Venise et la Libye, Un balcon en forêt a pour cadre les Ardennes. « Je ne suis pas du tout un écrivain régionaliste, je suis un écrivain français. Ma région est la langue française. »
On se souvient aussi d'un jeu de mots de Raymond Queneau, président du prix Goncourt, qui annonce en 1951 : « Le prix Goncourt est attribué à Julien Green pour Les ravages de Sartre ». À farceur, farceur et demi : Julien Gracq, auteur des Rivage des Syrtes, fait scandale en refusant le Goncourt. Ainsi, il écartait les mirages de la célébrité et de l'importance accidentelle.
On le rattache à André Breton, qu'il a rencontré en 1939 à Nantes. Héritier de Chateaubriand, Gracq est aussi un compagnon des surréalistes : La Nadja d'André Breton est sa vraie muse. Mais peut-on oublier Sur les falaises de marbre, de Ernst Jünger, son grand ami, mort à 102 ans en 1998 ? Et peut-on omettre Jules Verne, qu'il appelait « mon primitif à moi » ?
Julien Gracq excellait dans les cahiers, carnets, notes, impressions de voyages. Son écriture est une ligne droite partant des romantiques allemands et traversant le surréalisme, l'a conduit vers une pratique du fragment.
Il était peut-être l'écrivain français le plus visité, alors qu'il avait choisi le retrait. Les plus grands ont poussé la porte de sa maison, à Saint-Florent-Le-Vieil, au bord de la Loire.
Retiré ? « La Loire ne retire pas les hommes, elle les réfléchit », corrige l'écrivain nantais Michel Chaillou, admirateur de Gracq. Il était accueillant. Assis à contre-jour, il servait volontiers le muscadet maison et commentait le dernier match de foot à la télévision.
Toujours rebelle, il s'étonnait de la place démesurée de Paris dans le monde des lettres. « Lorsqu'on vit à Saint-Florent, on passe pour un marginal. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les écrivains vivent loin des centres médiatiques et cela ne les gêne pas. »
Les heures blanches et vides de la Loire alimentaient ses rêveries. Mais il se refusait pourtant à être le "Giono de l'Anjou". L'esprit des lieux, il le capte souverainement, en grand écrivain de la Nature. « Saint-Florent et la Loire, disait-il, j'y suis habitué comme un vieux vêtement. »
Mais Julien Gracq n'est pas l'auteur d'un seul paysage. Combien de lecteurs ont arpenté les landes d'Argol, cherchant une clef dans son absence de château, les lagunes de Venise, les marais de Guérande, les rues de Nantes, avant de comprendre qu'il avait tout inventé ?

Daniel MORVAN.

mercredi 4 avril 2018

Judith Brouste, Didier da Silva: lectures parallèles

L'extraordinaire combat de Giap, raconté dans
L'enfance future

Le terrible Heinrich von Kleist, mort très jeune en 1811 ©DR






L'idée de réunir dans une même chronique deux livres aussi différents que Toutes les pierres et L'enfance future est-elle saugrenue? A vrai dire, le seul fait qu'ils ont été lus à la suite est un peu court pour justifier l'exercice. Difficile pourtant de séparer ces deux livres. 
Ils entretiennent l'un comme l'autre un rapport très particulier à l'Histoire, fondé sur l'écart et la distance spatio-temporelle: dans L'enfance future, Judith Brouste raconte l'histoire d'une fillette malade et maltraitée. Son père médecin lui lit Crime et chatiment le soir pour l'endormir, entre deux souvenirs d'Indochine. Et, à douze mille kilomètres de distance des événements, la guerre coloniale de la France, menée par De Lattre dans le Haut-Tonkin, vient envahir cette enfance. Le lecteur peine à distinguer qui est qui dans cet univers provincial des années 1950, les parents sont désignés par un prénom ou un nom, la narratrice s'exprime à la première personne mais existe aussi à la troisième personne et sous un autre prénom (Catherine, la petite) que celui de l'auteur. Et c'est pourtant dans ce parallèle entre l'histoire individuelle d'une fillette et cet "écroulement de l'Occident" qu'est Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, qui fait que les deux recherches de vérité s'éclairent mutuellement. L'obscurité première de ce roman éprouvant est aussi à la mesure de son exigence de vérité.

Mahler et Granados, ou l'ironie du sort


A l'opposé de cette histoire de terreur, Didier da Silva développe avec un plaisir d'esthète les vies parallèles de deux poètes séparés par mille ans d'histoire, mais que de secrètes affinités lient pourtant: le romantique Heinrich von Kleist, mort jeune en 1811, et le nomade Li Baï, grand poète qui vécut dans la Chine du VIIIe siècle, traversant les turbulences de la dynastie Tang. Des plaisirs subtils de l'écart, du rapprochement de réalités situés à des points opposés de la galaxie... Dans ce texte euphorique et habile, le lecteur court après une clef, une résolution musicale qui ferait apparaître le secret commun à ces deux destins - échecs littéraires, goût du vagabondage et des alcools. L'écart spatio-temporel entre Allemagne et Chine, romantisme et poésie chinoise, ne se résout pas par magie scénaristique. Le lecteur est invité à construire lui-même la cohérence de cet assemblage, à capter les jeux de contrastes, à participer jusqu'au bout aux "joies du montage alterné", jeu préféré de Didier da Silva. Avec pour principe directeur l'idée un peu risquée que c'est du même homme générique que l'on parle, qu'il soit écrivain cyclothymique et suicidaire ou poète buveur, marchant "vers un avenir incertain". 
"Mon point de vue préféré est celui de Sirius", soutient l'auteur. Il complique encore son montage parallèle en faisant surgir deux autres personnages chargés d'assurer les intermèdes: les musiciens Enrique Granados et Gustav Mahler, que tout oppose: le génie dompteur des grandes masses orchestrales, et le petit maître pianistique. La camarde a fixé à tous deux une mort étonnante, avec pour Mahler une sorte de scoop dans ce final ornithologique dont nous ignorions tout. 
Ces compositions biographiques se déploient comme de grands paravents: derrière les deux vies de Kleist et Li Baï, narrées sur un mode solennel, avec un long développement consacré au suicide romantique, les vies parallèles de Granados et Mahler (celui-ci relié à Li Baï par son travail sur la poésie chinoise dans ses ultimes travaux symphoniques) nous font entendre les accents mineurs de l'ironie du sort.

Daniel Morvan

Didier da Silva: Toutes les pierres. Éditions de l'Arbre Vengeur, 314 pages, 18€.

Judith Brouste: L'enfance future. Gallimard. 160 pages, 15€.

lundi 2 avril 2018

Anne Brégeaut expose ses visions cosmiques

Parfois la nuit, 2020, peinture vinylique sur toile, 200 x 120 cm



Anne Brégeaut expose cet automne 2021 à la biennale d'Issy, sur le thème: Chimères artistiques: figurer le cosmos. 

Nous l'avions rencontrée pour la première fois en 1999. Elle présentait la primeur de son travail à la Galerie de l'école des beaux-arts de Nantes. 



Anne Brégeaut... en 1999 à Nantes


Pendant son post-diplôme, Anne Brégeaut avait semé sur son passage des mouchoirs de papier sur lesquels étaient inscrites, par gaufrage, des questions aussi importantes que : Et si mon amour pour Bashung n'était pas réciproque ? ou C'est déjà pas gai d'être triste. 
A mi-chemin entre Glen Baxter et Droopy, Anne Brégeaut n'avait rien d'une ironiste endurcie ou d'une dadaïste de choc.

Par le biais d'un journal intime, nous allions des illusions à la découverte de la solitude, par petits chocs répétés, défaites, découverte des lois de la compétition amoureuse. Du journal intime au conceptuel: Dès la première année, j'utilisais les mots comme support, c'est la base de mon travail. J'ai commencé par des journaux intimes, avec des dessins et des phrases. Petit à petit, j'ai gagné de la distance. 
Et la personne d'Anne Brégeaut est devenue le personnage de ses oeuvres. Devant ses oeuvres, nous sommes dans le presque rien. Sur un mur, deux chaises peintes, vides. Au-dessus, les phrases : Et qu'est-ce qui se passe entre vous ? Rien, et c'est déjà assez compliqué. 
Sur un autre mur, elle poursuit les images des passagers de sa vie, de ceux qu'elle croise ou quitte, à travers des polaroïds. 

Il s'agit de portraits à développement instantané où, à la place d'un visage, on trouve une formule, un portrait verbal. Armelle, elle a de grands yeux, immenses même, d'ailleurs, c'est pas une fille, c'est une paire d'yeux. 

Vincent, c'est un rêve qui dit qu'il vous aime et qui s'en va. 
Ou encore: Franck. Franck, j'ai dû oublier. 
Chaque texte, qui rappelle les intertitres émaillant les films muets, sonne comme le début d'une nouvelle qu'il nous appartient de poursuivre. 
J'aime beaucoup le haïku, qui dit beaucoup en peu de mots, et je n'ai pas envie de tout dire. C'est vrai que je ne suis pas trop tendre avec les autres dans ces phrases, mais c'est quand même bien moi. 
Anne Brégeaut utilise les éléments et les mots de sa vie de jeune femme, ramenant l'art conceptuel à un théâtre intime, mis en scène avec ce qu'il faut d'ironie, ce qu'il faut de sincérité.


Anne Brégeaut... en 2021 à Issy

Vingt ans après, l'artiste se prête à une actualisation de son portrait. "Je développe un univers intime onirique et fantasmatique très imagé et coloré. Des rapprochements incongrus ou absurdes viennent contaminer un monde au premier regard joyeux, sentimental et presque enfantin le rendant tour à tour inquiétant, ambigu ou fragile. Mon travail est du côté d’une peinture non démonstrative et il privilégie notre attention à la vulnérabilité des choses ainsi que celle de notre propre regard."  
Elle participe à la biennale d'Issy, qui prend ses quartiers au musée de la carte à jouer, sur le thème: Chimères artistiques, figurer le cosmos. 


CHIMERES ARTISTIQUES, FIGURER LE COSMOS. au Musée de la carte à jouer, 16 rue Auguste Gervais, Issy Les Moulineaux.
 Du 15 Septembre au 7 Novembre 2021
From 16 September to 7 November 2021
https://www.biennaledissy.com/



Anne Brégeaut est née à Clermont-Ferrand. Après son passage à Nantes, où elle a été l'élève de Patrick Reynaud, elle s'est installée à Montreuil.

dimanche 1 avril 2018

Quai de la Fosse, au gros calibre



L'histoire commence un peu comme Les Tontons flingueurs, et elle se continue comme A la recherche du temps perdu. On reprend les mêmes seize ans après, à peine changés, à part la coloration pour les filles. Comme dans les romans de Proust, les demi-mondaines et les noceurs, les anciennes reines de la Nuit et ses marquis rangés des voitures défilent à la barre des témoins. Une histoire de filles, une gifle, peut-être un honneur à laver. Et au petit matin, un tueur qui défouraille au gros calibre dans un club de la Fosse.

Fusillade dans le noir

Ça se passe après 5 h du matin, allée de l'île Gloriette. Deux hommes et deux femmes dînent à une table. À une table voisine, une femme, N., tenancière d'un bar du quai de la Fosse, en compagnie de trois hommes, dont M***.
Le courant passe mal entre les deux tables, à cause d'une querelle sentimentale qui a éclaté deux jours avant. Un revolver à barillet sort d'une ceinture. Premier coup de feu dans le plafond. Extinction des spots lumineux. Trois autres coups de feu dans le noir.
L'un atteint A***, qui reçoit une balle dans l'épaule. Deux autres frappent E***. Une balle dans la jambe, une autre dans la gorge. Mortelle. Magnum 357 ou P38, on ne sait pas, l'arme a disparu.
E, qui travaille dans un bar de nuit, est mort à 24 ans le 17 avril 1992. Ayant pris la fuite pour l'Espagne après les faits, M***, né à Istanbul en 196*, avait été jugé par contumace.
Son extradition par la Belgique permet de le juger en personne.

« Je n'ai tué personne »

Tresses juvéniles, blouson de jean, la brune A. se souvient de cette fin de nuit embrumée, en compagnie d'Eugenio et Tony et d'une autre hôtesse de bar, L. Ce bar était l'étape obligée du circuit des noctambules.
L., aujourd'hui brocanteuse et blonde, se rappelle « un monsieur qui s'est levé précipitamment, a tendu son bras et a tiré ». En 1992, elle distingue le tueur de ses deux compagnons, l'un grisonnant, l'autre de forte corpulence. Le reconnaît-elle aujourd'hui dans le box, ce troisième homme ? « C'est un monsieur qui a l'air gentil. Je reconnais tout de même un certain regard et le même hâle de peau. »
Maigre, émacié, l'accusé l'était déjà en 1992. Pouvait-on le confondre avec les deux amis plutôt carrés que l'on voit sur les photos d'époque ? C'est bien la question. « Je n'ai tué personne, soutient l'accusé, qui précise : A aucun moment je ne portais une arme. »
Dans les auditions de 1992, un autre reconnaît « formellement le turc qui se trouvait avec N. et qui a tiré. » Antonio est lui aussi formel, et semble « bien placé » pour l'être : Il était dans la ligne de mire du calibre. La seconde balle lui avait traversé l'épaule pour frapper son ami à la mâchoire.

Daniel MORVAN.

‎vendredi‎ ‎13‎ ‎juin‎ ‎2008
610 mots

mardi 13 mars 2018

Jean-Claude Schneider: rencontrer la couleur

Vitrail de Bazaine © dr


Jean-Claude Schneider, né en 1936, est l'un des premiers traducteurs de Paul Celan. Il a également entretenu un compagnonnage d'artiste avec le peintre Jean Bazaine (1904-2001) depuis 1965. Le poète et critique publiait en 1994 « Habiter la lumière, regards sur la peinture de Bazaine» chez Deyrolle. Cette parution m'offrit l'occasion d'une rencontre avec l'écrivain, chez lui dans le sud Finistère.

Chaque année, aux vacances scolaires, il se retire avec son épouse dans sa maison de Tréguennec. Un lieu propice à l'écriture, où il aime retrouver « l'éphémère perpétuel, la mouvance de l'atmosphère. La Bretagne est le contraire de la Grèce, où tout est fixe, ciel bleu et colonnes des temples. Ici tout est lié à l'heure et au passage. » C'est donc ici qu'il travaille. D'abord connu comme traducteur (« Les romantiques allemands » en Pléiade, Kleist, Holderlin, Hoffmanstahl et même le russe Mandelstam), il écrit sur la peinture et il est poète. Son livre intitulé « Habiter la lumière » est une suite de textes s'étalant sur une vingtaine d'années, organisés de façon à varier les approches, entre la réponse lyrique aux couleurs et le commentaire refléchi. « J'ai rencontré Bazaine pour la première fois en 1963. Je lui ai demandé d'illustrer un premier recueil de poèmes et une monographie chez Maeght. Bazaine est à la jonction de la figure et de l'abstraction. Il a dit lui-même : « La forme me fuit ». Plus que les formes, ce sont les forces qu'il exprime, ce qui habite le rocher, la vague ou le vent. Mais mon émotion esthétique n'est jamais si forte que lorsque je reconnais la forme ! »


Pour avoir pratiqué tous les éditeurs, grands et petits, il apprécie la relation avec ces derniers : « le petit s'occupe beaucoup mieux de vous, c'est un rapport de personnes, l'auteur participe directement à la fabrication, il le suit pas à pas. » La faible audience de la poésie ? « Je dois avoir 200 lecteurs, mais les livres passent de main en main, ils ont une vie intense. La poésie circule sans bruit, c'est une activité clandestine. Baudelaire ne disait-il pas : « Ah, si j'avais 500 lecteurs ! » La chance de la poésie est qu'elle ne soit pas une matière marchande, qu'elle n'ait pas de valeur. C'est ce dont la peinture souffre. » Une récente étude réalisée en Angleterre prouve que la poésie est une bonne alliée du psychiatre dans les soins aux dépressifs. « Nommer la douleur la lève », affirme Claude Beausoleil. 


Pour Jean-Claude Schneider, « la poésie n'a pas d'efficacité immédiate, mais un rescapé des camps de Sibérie a dit : « la poésie est ce qui reste quand il ne reste plus rien. » Plus de poème après Auschwitz? Sûrement pas ! Il est vrai que les Russes ont sur nous l'avantage d'une grande culture de la poésie, entretenue par la mémoire. Là-bas, l'ouvrier lit de la poésie dans le tramway. Nous n'avons pas la mémoire. » Jean-Claude Schneider est tout de même capable de réciter les premiers vers de « Prélude à l'après-midi d'un faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer... » 

Il aime aussi Mandelstam, chez qui la poésie est comme Cassandre, l'hirondelle dont on ne comprend pas tout de suite le chant. « Un jour, Guillevic m'a dit : « C'est clair, ce que j'écris, n'est-ce pas ? » Je lui ai cité des passages toujours obscurs. Et qui comprend toutes les « Illuminations » de Rimbaud ? Et pourtant, cela reste beau. Et efficace. Il ne faut pas traduire la poésie. »

Jean-Claude Schneider, traducteur des romantiques allemands, vient de publier « Habiter la lumière», un recueil de textes sur le peintre Bazaine, chez Deyrolle.

dimanche 11 mars 2018

Sylvain Prudhomme: la performance, stade suprême de l'art mondialisé

Sylvain Prudhomme: réédition d'un de ses premiers textes,
et parution en Folio de son roman "Légende"
 © Catherine Hélie/Gallimard

"Une nuit de novembre, le Furtif prit le large. Dans le silence du port de Lisbonne endormi, on le vit larguer les amarres et se faufiler tous feux éteints entre les bateaux à quai." Ainsi débute L'affaire Furtif. Un peu à la manière d'un roman colonial de Georges Simenon, ou d'une histoire maritime dans le style Gustave Toudouze. Rien ne permet au lecteur de deviner qu'il s'engage dans une histoire d'art contemporain.
Et ce qui peut d'abord passer pour la réponse d'un équipage de marins à l'appel du large prend vite les allures d'une rupture d'avec la société: alors que cette course vers le sud est suivie par des "millions de téléspectateurs", le skipper détruit la caméra qui permettait un lien permanent avec la terre. L'affaire Furtif (tel est le nom du bateau) commence, sous l'oeil des caméras survolant le voilier dans sa route vers le sud, et l'identité de trois des six membres de l'équipage est révélée: il s'agit de Jo Di Bembo, plasticien contemporain, Alma Fitzpatrick, photographe, et Toyo Sôseki, botaniste. Le bateau se dirige vers un archipel de l'Antarctique, les îles Heywood, où il dépose les équipiers, qui le sabordent. La découverte d'une énorme bouée en peau de phoque, puis d'un ballon tout aussi dadaïste, ouvre le champ à de nouvelles hypothèses: L'affaire Furtif revient sur le tapis, et une mission de recherche est envoyée sur les lieux, qui recueille sur les lieux divers documents sonores ou écrits laissés par les naufragés. 
On découvre ainsi, sur les îlots occupés séparément par les membres d'équipage, l'appareil photographique d'Alma Fitzpatrick, dont on parvient à tirer des clichés pâlis, cadrés au ras du sol, "vingt-deux regards de l'artiste, peut-être ses tout derniers, sur un monde désormais réduit pour elle à ces rochers étroits". Les critiques, les étudiants d'art s'emparent de la découverte la commenter "la puissance dramatique" de ces images. Troisième objet après les bouées et les photographies, un journal de bord tenu par le botaniste, publié sous le titre "Journal de Toyo Sôseki", établi non selon le calendrier grégorien mais par le simple décompte des jours passés sur l'île, dans lequel on voit une rupture bouleversante dans le rapport de l'homme au temps, et même une "immersion absolue dans l'instant". 
Quatrième découverte, des feuilles manuscrites de l'architecte Youri Spassky, contenue dans des bouteilles. Il y développe les principes d'une "anarchitecture", dont la pierre d'angle est le cocon, destiné à "ramener la maison de l'homme à des proportions plus justes". 
La découverte d'un enregistrement de la musicienne irlandaise Emily Evans parachève cette sécession dans les arts - sculpture, photographie, littérature, architecture et musique. En s'essayant au mariage de deux genres parfaitement étrangers l'un à l'autre, le roman d'aventures et le commentaire burlesque d'oeuvres hermétiques et "ouvertes aux interprétations" (comme un mélange de Jules Verne et de Catherine Millet), Sylvain Prudhomme s'est amusé à inventer un groupe d'artistes élitaires qui, brûlant ses vaisseaux, rompt avec la civilisation pour "faire oeuvre" à l'échelle planétaire (dans une sorte de muséification globale). 
L'oeuvre est trace d'une survie, testament d'architecte ou ultime chant d'une musicienne, dernier message aux humains lancé par des artistes qui sont allés jusqu'au bout de leur exigence, jusqu'à se couper du monde sur des îlots déserts, y faire oeuvre tout en y mourant - voire même faire oeuvre de leur propre mort. Mais (et reconnaissons que cette vision de l'art contemporain n'a rien de nouveau, c'est même un poncif que l'art dévoré par le discours porté sur lui) les objets qui en résultent vont alimenter la même logomachie critique, et s'effacer devant elle. 
Dans cette pochade, l'humour de l'écrivain tient dans le fait de substituer au récit "réel" de la survie des dissidents les diverses élucubrations critiques autour de leurs "gestes artistiques": le jour de la fin du monde, il y aura un critique d'art contemporain pour discuter des intentions de l'artiste. Reste le mythe d'un art qui embrasserait le monde comme une robinsonade, le concept de performance s'étant lui-même mondialisé jusqu'à prendre la planète pour décor.

Daniel Morvan

Sylvain Prudhomme: L'affaire Furtif. L'arbalète Gallimard, 126 pages, 10,50€.  À cette occasion, la collection Folio/Gallimard réédite en poche son roman "Légende": un western contemporain dans le far-west camarguais où l'auteur ausculte une jeunesse des années 1980 avide de "vivre vite". 

mercredi 14 février 2018

L'homme qui mangea le monde: grandeur et misère de la classe moyenne

Yvon Lapous et Hervé Guilloteau dans "L'homme qui mangea le monde". ©DR
Lorsque le rideau se lève (manière de parler puisque de rideau point dans cette belle salle du nouveau Studio théâtre, rue du Ballet à Nantes), le public sait déjà que tout est perdu. La pièce s'ouvre sur un passé traumatique inconnu. On a perdu le courage de finir ses phrases, de briller, on est comme ces sphinx qui contemplent le désert et qui s'ennuient dans les vestiges écroulés d'une civilisation morte.
Nous savons pourtant que nous avons affaire aux doubles décolorés de personnes qui de leur vivant savaient captiver, fasciner et plaire. Pourtant tous ont gardé une trace de l'enjouement de l'époque où ils étaient pleins d'espoir et réussissaient. 
Des membres de cette famille de la classe moyenne pétrifiée par l'échec, un seul peut avancer l'excuse des ans, avec cette cette bonté inutile des vieillards cernés par la méchanceté d'enfants gâtés qui ont tout détruit. C'est le père, qui apparaît au début de la pièce, tel un vieux roi de contes de fées, frappé de gâtisme et tremblotant de tous ses maux. Il s'est mordu la langue, brûlé la main, il souffre de grippe mais travaille encore. Chez qui vient-il demander secours? Chez son fils aîné et adulé, le rejeton sous le coup d'un licenciement brutal dont nous ignorerons les causes (insubordination, insultes?).
Avant d'aller plus avant dans cette pièce, faite de répliques interrompues, de propos hachés et crachés, de colères subites, de coups de téléphones qui s'entrecroisent nerveusement, peut-être faut-il présenter du tandem Hervé Guilloteau et Yvon Lapous. Ce dernier revient sur la scène de ses débuts, comme une figure du temps retrouvé, des années épiques où il faisait ses débuts sur cette même scène, ce studio théâtre d'où peut-être sortirait un jour (mais ne sortirait effectivement pas) le centre dramatique de Nantes. Mais par une ironie de l'histoire c'est donc en vieux père malade qu'apparaît maintenant un Yvon Lapous devant l'un de ceux qui reprennent le flambeau: Hervé Guilloteau, dans le rôle d'un fils indigne, d'un père absent et d'un maltraiteur de vieillard.
La pièce est admirable, d'un auteur allemand qui fut distingué comme "jeune dramaturge de l'année 2010" par les critiques du journal Theater Heute. Elle met donc en présence un homme qui, en pleine crise, désire s'arracher au "bourbier des responsabilités" pour crier: Je suis libre! Il ne voit plus ses enfants, sa femme Lisa l'a quitté pour son meilleur ami Ulf (Bertrand Ducher), "connard de capitaliste" qui continue de le fréquenter au nom de leur vieille amitié, et lui assène ses quatre vérités. Son frère cadet Philipp, faute d'égaler un aîné admiré, sombre dans la marginalité, mais tente encore de répondre à ses demandes d'argent en inventoriant un misérable pécule de petit dealer. Car l'aîné veut "se mettre à son compte", projet fumeux comme il semble en avoir la spécialité. Lisa (Florence Bourgès) se mure dans une dignité pathétique, partagée entre la honte d'être "regardée avec une petite pointe de pitié" partout où elle va, la tristesse d'avoir perdu le génie protecteur de sa famille et avec lui son rêve de vie conjugale.
C'est tout? Oui, c'est tout. Des personnages comme on peut en connaître dans la vie, des phrases inachevées comme on en entend chez les gens qui craquent, une histoire que l'on prend à sa fin en ignorant le début, tout cela ensemble nous mène à cette pièce qui s'achemine lentement et sûrement vers le pire. Un pire qui s'avance sur des patins de feutre, avec cette démarche un peu biaisée qui est celle du fils: nous le verrons soumettre le vieux père, tiré nu du placard où il se terre avec sa soupe de lentilles et s'automutile, à une séance de torture morale difficile à entendre. Puis, entre deux douleurs féminines étouffées, l'effondrement du cadet, puisque c'est la maladie qui, tôt ou tard, vient empocher les mises. C'est avec des rêves que l'on fabrique le désespoir. Ces personnages nous sont présentés d'emblée dans leur détresse, se déchirant et détruisant toutes les promesses. L'auteur de cette pièce n'a eu qu'une délicatesse, laisser planer un doute sur la possible euthanasie qui clôt ce tableau de moeurs contemporaines.
On ne peut que se réjouir de retrouver Hervé Guilloteau dans cette proposition du théâtre du Loup, arraché à ses propres routines et ses provocations, humblement comédien au service d'un texte fort, inédit en France. Le texte de Nis-Momme Stockmann (né en 1981) agit comme un bain révélateur, plongeant les corps dans un catalyseur qui produit un théâtre âpre, où le réalisme social se joue sur la partition des crises sans fin, des pleurs ravalés au bout du fil et des égoïsmes inatteignables. La sobriété de la scénographie est liée aux conditions de la création, mais elle convient bien à cette tragédie du déclassement, la pauvreté au pas de la porte, à portée d'une main brûlée, d'une gifle.
Daniel Morvan

Une pièce présentée par les éditions de l'Arche. 
Production Théâtre du Loup et Le Grand T avec le soutien de la ville de Nantes.
Théâtre du Loup, 27 av. de la gare Saint-Joseph, 44300 Nantes. Tél. 02 40 84 31 52.
theatreduloup@wanadoo.fr

jeudi 8 février 2018

Hybris: la cruauté sied aux belles âmes


"... comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés..." 
© Bastien Capela

Hybris, du grec ancien démesure: c'est le titre du spectacle écrit et joué au théâtre universitaire de Nantes (février 2018) par ce couple d'acteurs, Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian (tous deux issus de la classe d'art dramatique du Théâtre national de Bretagne). C'est en effet de démesure qu'il faut parler, de férocité et de douceur, de symbiose et d'incompréhension, de qu'on s'envoie dans la figure au gré de la météo tourmentée d'un couple à la Cassavetes. Un peu de cruauté sied aux grandes âmes. Lui est poète, un héros amoureux, aux prises avec un "moi" enténébré, représenté ici avec une rudesse homérique et sans égard pour les codes de la galanterie théâtrale. Elle s’appelle Mathilde, Julie, Lennie… Elle ajoute par le jeu et la diction quelque chose qui participe à la fois du naturel contemporain et des traits génériques de l'amoureuse tragique.
Mais ce n'est pas vraiment pour le vérisme des scènes sentimentales et violentes que le spectacle tout entier vous empoigne avec une force presque racinienne: c'est plutôt par cette façon de condenser des époques très lointaines de cette vie commune, des âges reculés de l'amour et les blessures encore ouvertes, que ce spectacle écrit et joué à deux réussit une sorte de tour de force. Oui, c'est ce jeu sur le temps, sur les facettes d'un sentiment qui renvoie sur son objet les éclats les plus lointains comme les plus immédiats, qui donne sa valeur à ce spectacle écrit (dirait-on) au cours d'un été d'accalmie dans les intervalles d'une vie passionnée. Aussi s'accroche-t-on à ce qui ressemble aux instants de bonheur, puisque tout, même l'idylle la plus touchante, engendre des éclairs de colère: "cependant leur amour est pire que leur haine", dit le tragédien. Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian ont réussi à rétablir le sentiment du tragique dans un univers d'idéaux déçus, de rêves galants, de fantasmes héroïques. 

Une musique implacable et sombre


"Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus." Je ne suis pas certain de citer la phrase dite, que Manuel Garcie-Kilian tire d'un livre qu'il tient à la main (celui-là même que je lisais lorsque je suis allé voir cette pièce: Le temps retrouvé); et voici que déjà le livre tombe au sol. S'élève une musique implacable et sombre (Seilman Bellinsky) qui semble renforcer la confusion entre les rêves qui s'effacent et les lectures qui s'y mêlent: telle est la condition de spectateur que, lorsque les mots se mêlent à ses propres rêves, il en vient à douter de leur réalité. La musique, justement, ne vint qu'à point nommé et sans esprit d'habillage, en évitant la surenchère d'effets qu'il est si facile de produire avec la puissance du rock, comme on l'a encore vu récemment chez Vincent Macaigne. La musique de Seilman Bellinsky vient au contraire comme doucher la logorrhée incessante du couple, cette parole répétitive qui forme parfois des boucles musicales superposées d'une manière virtuose. Un mélange de Schubert et d'Eli et Jacno, nous dit Jonathan Seilman. Quelque chose de solennel et de romantique en fin de partie.
Je sortis de ce spectacle mal réveillé, sans avoir rien noté, ni songé une seconde à une quelconque attente critique, comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés, tâchant de recouvrer au plus vite le sentiment ordinaire de la réalité. Et maintenant, comme ce mélomane qui ne sait plus depuis longtemps pourquoi il aimait la musique, je ne saurais que balbutier mécaniquement: oui, ces deux comédiens ont une classe extraordinaire.

Daniel Morvan


Durée: 1 h 45. Production Fitorio Théâtre.

mardi 6 février 2018

Jackson C. Franck, héros oublié de la musique folk

Jackson C Franck rencontre Presley à Graceland

Jackson C. Franck est l'un des plus inconnus des musiciens culte. Ce chanteur folk est pourtant l'auteur d'au moins deux "standards" de la musique folk, Blues run the game et My name is carnival. Jackson C. Franck y inventait une certaine forme de mélancolie, lui donnait ses couleurs personnelles de braise et un certain mouvement de mer, et cette application d'artisan qui le distingue de Bob Dylan. Après son premier livre, un essai rêvé autour du géographe Elisée Reclus, Thomas Giraud met en oeuvre la même méthode personnelle, ni biographie ni essai historique, pour tenter de comprendre l'apparition et le retrait de Jackson C. Franck. Pourquoi lui? "J'envisageais d'abord de traiter du silence, à partir d'une oeuvre de John Cage, 4'33", souvent considérée comme 4'33" de silence, mais en fait constituée des bruits environnants. J'ai ensuite considéré que l'existence d'un fort corpus théorique de Cage risquait d'affaiblir mon propos. Et j'ai pensé à Jackson C. Franck, dont je possédais l'unique album." Né à Buffalo en 1943, Jackson C. Frank grandit dans la petite ville de Cheektowaga, non loin des chutes du Niagara. Quand son école brûle, faisant de nombreuses victimes parmi les élèves, il fait partie des survivants. Une guitare offerte par l’un de ses professeurs vient éclairer sa douloureuse convalescence. C'est l'époque où Elvis Presley devient le king: Pour fêter le retour à la maison, la mère de Jackson offre à son fils une visite à Graceland. En cette résidence royale, l'incroyable rencontre (fortuite) a lieu entre l'enfant brûlé et la jeune star, qui passe quatre heures avec lui et sa guitare. Commence la période bénie du jeune musicien, que Thomas Giraud sait analyser de cette manière quasi médiumnique qui avait déjà fait merveille à propos d'Elisée Reclus. L'essentiel de son analyse, si elle met en mouvement des blocs de biographie bien identifiés, tient dans une sorte d'empathie imaginative avec ce personnage aux couleurs pastel.
Devant un tableau de Rothko, couleur peau et Bétadine, il découvre "la nécessité d'une forme géométrique pour encadrer et rassurer ses chansons". L'auteur nous fait entrer dans la vision interne du musicien, repérant sa fixation objectale sur ce morceau de peau qu'il a greffé au front et qu'il semble fixer de l'intérieur... Un artiste ne naît pas au monde sans ce fin ajustage de ses capteurs sensoriels, de ses infirmités, de ses blessures sur ce grand tout qu'il s'apprête à chanter. Mais voici que l'argent de l'assurance tombe. Fortuné et fou de voitures, Jackson file à la concession londonienne de Bentley. Fixant une sorte de losange hallucinatoire apparu mentalement, il écrit ses premières chansons. Cela sonne comme du Pete Seeger. Il se glisse dans l'universel folk, avec son look de séminariste, son air "d'échassier égaré". Nous nous l'étions peut-être imaginé enfant noir? Voici que Thomas Giraud nous le montre, "blond comme les blés, beau comme un astre (...) qui boîte et se balade en automobile de luxe". 
Son chemin croise celui de Paul Simon, déjà en route pour la gloire. Paul lui loue un studio encore tout chaud des traces d'un "jeune loup frisé" appelé Dylan. Paul sait le dorloter, l'enfermer dans un cocon de paravents pour qu'il accouche de son album. C'est magnifique, Blues run the game sort de sa gangue, Jackson se coule dans le swinging London, claque sa fortune, et puis sans prévenir, c'est l'échec. L'album sorti en décembre 1965 fait un flop. La critique flingue le chanteur à la Bentley. Diagnostic? Thomas Giraud: "Il y a une promesse de choses en mouvement que l'on ne sent pas chez Jackson alors que tout le monde n'attend que ça. Jackson ne secoue pas vraiment, il est une brise légère". La comparaison peut sembler cruelle entre les deux méthodes de travail. Celle de Dylan, la puissance créatrice à l'oeuvre, indomptable improvisateur, progressant au fil d'une "narration audacieuse et aventureuse", et celle de Jackson C. Franck, plus méticuleux, dans un "juste milieu entre le folk anglais et américain", dont les morceaux "sont terminés comme pris dans le ciment". Cette observation cruelle de Thomas Giraud: "Jackson avait dit en 1960 après avoir vu Dylan sur scène, pourtant médusé par autant de talent, Je pourrais faire aussi bien, je ferai mieux. C'est raté. Il est en retard. Il a 22 ans en 1965. À 22 ans, Dylan avait déjà au moins 30 ans." 
Il faut aussi réussir à coïncider avec son époque, être son propre contemporain. On se souvient du film des frères Cohen sur un thème semblable, Inside Llewyn Davis, où le balladin occidental renoue avec les épreuves de Lancelot sur la quête du Graal: de Rimbaud à Charlot, l'échec serait-il plus beau que le succès? Jackson oublie les chansons, les voitures, reprend l'avion pour le village près des chutes, se clochardise. Il fait tout ce qu'on peut faire quand on est pas Dylan, et c'est aussi redoutable que si ça avait marché.
Daniel Morvan
Thomas Giraud: La ballade silencieuse de Jackson C. Franck. La Contre Allée, 165 pages, 17€.

mardi 30 janvier 2018

Max Jacob, 2. Un corps déboîté dans un monde déboîté



En 1994, Le cinquantenaire de la mort de Max Jacob. 2 : Le brillant lauréat du concours général renonce à ses rêves d'Orient pour la misère à Montmartre. Il rencontre Picasso.



Les succès scolaires de Max Jacob lui ouvrent une carrière brillante à laquelle il se dérobe. Entré à l'École coloniale, il la quitte bien vite pour suivre sa vocation artistique. Il vit misérablement à Montmartre. Trente six métiers, trente six misères et deux coups de foudre : l'un pour une jeune femme, l'autre pour Pablo Picasso.

En 1894, Max Jacob est le premier élève du jeune lycée de La Tour d'Auvergne à décrocher un accessit au concours général de philosophie. Au cours d'une distribution solennelle, le nom de Jacob est acclamé par Quimper. Sa carrière est toute tracée. Pourtant, Max éprouve l'impérieux désir d'être un autre. « Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge », lui dit son Blaise Pascal. Et l'homme est selon le même Pascal un « monstre incompréhensible » : Max dira lui-même : « une personnalité n'est qu'une erreur persistante 
». 
Bien qu'il dise être « né triste », Max s'est par bonheur reconnu artiste, et « la poésie est une vertu comme la gaîté ». Une vertu qui sauve d'une « belle époque » creuse. Quand le monde dérive, tourne encore, à plein régime, la mécanique langagière.

Un bavard timide


Ses parents le verraient bien normalien. Mais la pédagogie ne le tente pas. « Sujet d'examen : est-ce que l'oeuf vole ? », ironise-t-il. Au grand étonnement de son entourage, il opte pour l'École coloniale. Etre un autre... Poussé par quels rêves orientaux ? « Je pense que mon ange gardien me désignait par là que ma vie devait se faire dans une autre patrie que celle qui était la mienne, j'entends une patrie morale. » Projet de courte durée. Il se laisse recaler en seconde année, puis se fait réformer : « Je n'ai jamais pu être militaire/ Étant moitié fil de fer et coton. » Quimper ne lui pardonnera pas. 


Ses retours réguliers, chaque année, au 8 rue du Parc à Quimper, sont émaillés de vexations. On lui reproche son manque d'ambition, ses bouffonneries : Le « besoin de plaire » mêlé à une « timidité qu'il violente » fait de lui un « insupportable bavard » (« La défense de Tartufe »). La honte qu'inspire la disgrâce physique (1), maintenant officielle, va obséder sa poésie : «Je suis le coq beurré, je suis la poule tiède», quand ce n'est pas « foetus sans alcool, grenouille du préau ». 

Puis, en 1901...


 « Comment engager ce corps déboîté dans ce monde déboîté ? » résumait, dans une conférence donnée récemment au théâtre, le professeur Michel Quesnel. Or Max, comme la grenouille du préau, atteint 1901. Il l'a annoncé à sa famille : je serai artiste. Malaise du père, drame familial. Ayant dérobé quelques sous, Max s'éclipse. Une période difficile s'ouvre. A Montmartre, Max vit un temps de ses piges de critique pour « Le moniteur des arts » - dix-sept articles encore inédits, sous le nom de Léon David. 
Critique ? « Tu ferais mieux d'apprendre à écrire », lui conseille son rédacteur en chef. « J'avais été étudiant chic, précepteur, employé de commerce, critique d'art dans les revues officielles, puis balayeur, puis jeune homme riche, puis lauréat et amateur de coulisses. » 
Un certain jour de 1901, lors d'une visite à la galerie d'Ambroise Vollard, l'oeil de Max se fixe. Ce n'est pas un reflet insaisissable dans une glace, mais un « autre lui-même » bien réel : Pablo Picasso. 

Daniel Morvan. 
‎samedi‎ ‎18‎ ‎juin‎ ‎1994
738 mots

(1) Disgrâce physique, mais fort magnétisme personnel : « Je ne connais rien de plus beau que les yeux de Max Jacob. Il est presque normal que le monde se fasse poème après avoir traversé des yeux pareils, comme drapés autour du visage » (Jean Cocteau).

dimanche 28 janvier 2018

En 1993, la rencontre entre Yves Prigent et Charles Juliet



Le psychiatre breton Yves Prigent rencontrait en 1993 l'écrivain Charles Juliet.

Entre Yves Prigent et Charles Juliet, la communauté d'esprit débouche sur une rencontre et sur un livre à deux voix. Le premier, neurologue et psychiatre de formation psychanalytique, s'intéresse au langage, au fait que « nous sommes une usine à créer du langage, des images, des fantasmes, des significations, des choix, des orientations ». Il a consacré plusieurs essais à la découverte de soi et à «l'expérience dépressive ». Le second, révélé par « L'année de l'éveil », récit porté au cinéma, a publié un journal, des entretiens, des études sur des artistes.

Les mots qui manquent


« L'exploration par l'écriture » (éditions Calligrammes) rapporte les grandes lignes d'une conversation où Charles Juliet pose les questions. L'écriture et la lecture, exercices de santé pychique ? Pour Yves Prigent, un livre est « la proposition généreuse à autrui de quelques mots qui parfois lui manquent. Il y a des gens qui sont parfois en panne, faute de quelques mots. Je sais bien telle ou telle phrase qui pour vous ne dirait peut-être rien, mais qui m'a permis de cheminer dans une autre direction, ou de poursuivre un chemin où je m'étais arrêté. » 


 Le pouvoir d'ébranlement de la littérature est d'autant plus vital qu'aujourd'hui, estime Yves Prigent, notre société fabrique des personnalités tristement efficaces et sans « états d'âmes ». Le constat est banal, mais conduit la psychanalyse à se remettre en cause : finies les belles névroses d'antan, place aux effondrements psychiques sans cause, sans souffrance et sans rêves. 

 Plus que jamais, l'écrivain est investi d'un rôle « d'ouvreur d'espace psychique », d'éveilleur des désirs enfouis. « L'écriture est un cas particulier du fonctionnement psychique, lequel est en grande partie involontaire (...). Un livre est « écrit » en ce sens qu'il n'est pas entièrement maîtrisé. » 


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎jeudi‎ ‎23‎ ‎septembre‎ ‎1993

452 mots

Malanga, l'ethnographe de la culture pop

Gérard Malanga, ici coiffé par Edie Sedgwick pour le film © Haircut


Assistant de Warhol, il a photographié le New York des années 1960-1970

Malanga, en chair et en os, comme arraché vivant de ces clichés où il côtoie l'oiseau de nuit halluciné qui inventa le pop art, dans une usine désaffectée, un phalanstère urbain aux senteurs de soufre. Et dire que ce père tranquille est celui qui a sérigraphié Marylin ! Quand les films de Warhol, comme «Chelsea Girl », sortirent en Europe, Malanga devint une superstar. Sa personne signifiait glamour, célébrité et beauté de la jeunesse.

Iggy, Patti, Mick, Keith... Malanga fut, dit le New York Times, « l'associé le plus important d'Andy Warhol. » Grâce à sa formation de sérigraphe, c'est lui qui réalise pour le pape du pop art les photos agrandies et colisées devenues célèbres : Elisabeth Taylor, Marylin Monroe, Elvis Presley deviennent dans ses mains les icônes de la société de consommation, idoles vidées de chair et de substance par la reproduction de l'image. Les images de Malanga sont tout le contraire. Elles pourraient s'appeler : «Jours paisibles à New York», tant est perceptible la grande familiarité entre le photographe et ses sujets.

Fascinants portraits où Malanga nous montre les stars dans leur vérité quotidienne. On voit Iggy Pop nu, plus près de l'ethnographie que du glamour. On voit Patti Smith, étrange indienne, la bouche de Mick Jagger, Keith Richards dans son jardin en friche, Andy Warhol, des tas de jolies filles, des drôles de garçons. New York est alors en train de gagner la troisième guerre mondiale, celle qui va imposer les jean's, le Coca et la musique pop sur toute la planète. Malanga nous montre les redoutables généraux en chef de cette guerre.

Gérard Malanga n'est guère bavard sur ses années passées avec Warhol de 1963 à 1970. « C'est juste un petit moment dans ma vie, prétend-il. Juste sept années qui ont révolutionné l'art. A croire que l'éphèbe des films expérimentaux n'était que la petite main de l'artiste. Andy ? Un petit garçon ! Il est vrai que Malanga s'émancipera de l'esthétique de la Factory pour créer son propre langage de poète et photographe.

De Warhol, il dit qu'il était « un petit garçon. Et comme les adultes aiment offrir des cadeaux aux petits garçons, il était heureux comme un gamin. » A propos de ces images : « Ces photos, je vis avec. Je les range dans des boîtes et de temps à autre, je les partage. C'est ma propre vie que je partage ainsi. La raison d'être de la photographie, c'est d'être l'outil de la mémoire. Et je suis toujours surpris d'avoir pu faire de telles images, où il n'y a que des stars. J'aurais également pu en faire à Paris, mais je n'étais pas dans mon élément et je n'ai pas osé photographier Duras, Balthus ou Godard. L'image qui m'émeut le plus ? Celle de William Burroughs, qui était un bon ami. Je n'aurai plus jamais l'occasion de le photographier. Mais l'amitié se prolonge au-delà de la mort. » 

Daniel MORVAN.