samedi 5 mars 2016

Don Giovanni sous cocaïne à Nantes





La tradition ne nous avait pas préparé à un Mozart junkie, ni à un Don Giovanni sex addict, sniffant de la coke et se shootant à l'héro: c'est pourtant ce personnage que Patrice Caurier et Moshe Leiser parviennent à imposer dans leur version trash mais chic de cet opéra (leur 130e création, en mars 2016 à l'opéra de Nantes). Faire jouer Mozart en costumes d'époque, c'est faire du Watteau et du Fragonard: on ne s'y risque plus.
Prenant le contrepied, la mise en scène tentée à Nantes offre au remarquable baryton américain John Chest un rôle à la Brad Pitt des quartiers, qui surligne sans lourdeur les principaux traits du personnage: absence de surmoi, séduction et toute puissance d'un petit chef de bande, le plaisir comme seul moteur, Eros et Thanatos sur la même ligne de départ. Don Juan, c'est le désir-roi transposé par cette mise en scène dans l'univers glacial de notre société libérale. L'apostrophe métaphysique associée à Don Juan? Désolé, la maison ne fait plus cet article.
Mais ce collectionneur de femmes est parfaitement crédible dans des décors de hall d'immeuble, garage souterrain, se promenant en caddy de supérette et mangeant des sandwiches avec son valet de pied. Même si ce dépouillement déteint sur la musique de Mozart, en tirant l'opéra vers la traque urbaine, vers une sorte de nihilisme lyrique. Ce n'est certes pas la première fois qu'on habille l'opéra en jogging à capuche. Ce choix permet de rendre contemporain ce personnage caméléon, en montrant le pathétique de sa solitude et la course suicidaire où il est engagé. Performance partagée avec le sympathique baryton suisse Ruben Drole, abonné aux rôles de valet (il était déjà un parfait Papageno dans La Flûte enchantée) et tenant la scène dans un combat inégal avec son mauvais maître dont il est, sans ambiguïté, amoureux.

On n'éventera pas les jolies trouvailles qui projettent Don Giovanni ("grand seigneur, méchant homme", chez Molière) dans notre univers surconnecté, mais voir apparaître le séducteur mythique dans un monde de Smartphones, de lecteurs CD et de digicodes est l'un des plaisirs de cette production. L'œuvre commence (comme dans un thriller) par un viol suivi d'un meurtre. Une tache de sang au mur rappelle que les "mille e tre" conquêtes de Don Juan sont jalonnées de malheur. Un malheur sur fond de béton et de grisaille urbaine (décors de Christian Fenouillat). Presque trop ressemblantes entre elles, Gabrielle Philiponet (Donna Anna) et Rinat Shaham (Elvira) emportent pourtant la conviction sur les hits universels que sont La ci darem la mano ou la lamentation de l'épouse trahie, Ah, taci ingiusto core: Rinat Shaham seule devant le rideau offre un moment sublime. Plus en retrait, Zerlina est séduite lors de son mariage, qui sait user de séduction (Batti, batti O bel Mazetto) et Elodie Kimmel se montre délicieuse dans l'air de l'apothicaire (Vedrai carino).


copyright photo Jef Rabillon
Pour cette première création mozartienne du tandem Leiser-Caurier, avec Mark Shanahan à la baguette, l'invention est donc au rendez-vous: l'audace frappe juste car elle est tenue de part en part sans fléchir, et la sincérité de jeunes et beaux interprètes jette une lumière crue sur une œuvre où les merveilles musicales ruissellent comme autant de diamants sur une robe de deuil. Le spectateur partage les sentiments de Leporello, qui ne sait s'il échappera à cette tempête, alors que s'approche la mort de Don Giovanni, une mort de petit dealer coursé par la milice populaire. Se conjuguent le shoot final et la vision d'un Commandeur que certains auront pu juger petit bras, mais il ne faut plus compter sur les Commandeurs à la Moïse. Quoi qu'il en soit, cette lecture "sexe, drogues et baroque" possède un double mérite: elle est cohérente et lisible dans ses décors et costumes sans une once de surcharge. Les quelques huées du dernier carré des wagnériens nantais (visant les décors et la mise en scène) contresignent la réussite de cette production qui semble toucher une partie du public nantais, et déconcerter l'autre, sans dissiper le mystère: qui est vraiment Don Giovanni?
Daniel Morvan



Patrice Caurier et Moshe Leiser à la première de leur Don Giovanni
Copyright Daniel Morvan



vendredi 4 mars 2016

Alphabet cyrillique, le voyage de Jean-Claude Pinson en Soviétorussie

"Se perdre, s'oublier. Fatigués de tourner en rond entre Nantes et Tharon. De caboter entre soi et soi-même en pays sot breton/ se perdre, s'enfoncer en Sibérie. L'intérieure, celle qu'on porte en soi. Pays mongol et monotone où l'on broie jour et nuit du noir. Et la vraie, l'extérieure, la glaciale et très loin de Montmartre, où l'on peut encore respirer de grands bols d'air soviétique. Celle qu'on a vue avec les yeux du corps: à Novossibirsk, à Irkoutsk. Et même Oulan-Oudé, qui est en Bouriatie, au bord de la Mongolie Extérieure."

Cet abécédaire d’allure enfantine nous mène de Α (comme Alissa, petite-fille du narrateur) à Я (ia comme Yanka) en passant par Ж (jé comme Jénia) et Ю (iou comme Ioulia). Un livre dont ne fait pas aisément le tour, comme son objet,  la "Soviétorussie" (selon le mot de Marina Tsvétaïeva), ou encore "Cyrillie", à la fois pays réel et univers imaginaire de lettres. Une sorte de méthode Assimil à la manière de Jean-Claude Pinson: comment apprendre "à converser en russe sans peine au coin du feu en 70 leçons".

Jean-Claude Pinson confie avoir décidé d'écrire cet alphabet le jour où il donnait ses derniers cours de philosophie à la faculté de Nantes, devenant ainsi "maître de conférences honoraire", le 24 mai 2008, le jour de la fête de l'écriture. Un livre né de l'amour du russe, de l'alphabet, de la couleur rouge ("la couleur des couleurs"), du tac-tac ferroviaire à 5 ou 7 temps des trains lancés à travers la steppe, quand fume au bout du compartiment l'imposant samovar, surveillé par une gardienne à casquette, la maîtresse du thé. Comme un souvenir de Michel Strogoff... Ce livre est à la fois syllabaire, récit de voyage, micro-fictions, poème en prose citant des poèmes en vers, autobiographie, méditation sur la mort, bestiaire et, à la manière de Victor Hugo, roman familial où l'auteur s'exerce à l'art d’être grand-père, en compagnie de la charmante Alissa.

Le lecteur non averti devra d'abord assimiler le dispositif très particulier du livre: plusieurs voix se croisent et se répondent, comme sur une scène imaginaire. Jean-Claude Pinson fait entendre, outre lui-même, la voix du poète Lermontov (tué en duel à 27 ans, dans la ville d'eaux de Piatigorsk), et celles d’autres revenants qui viennent donner la réplique (un sosie du poète italien Leopardi ; un double du philosophe français Kojève, un faux B(e)audelaire…). Jean-Claude Pinson s'y entend pour brouiller les pistes, faire proliférer les métaphores, déjouer une lecture qui réduirait l'ouvrage à une linéaire autobiographie. Celle-ci est pourtant bien le fil rouge qui nous conduit, à travers cet abécédaire amoureux, au fil des pérégrinations du narrateur et de ses acolytes jusqu’à Vladivostok.

Un récit de voyage? "C’est bien plutôt une relation d’errances, tant géographiques que linguistiques", nous dit l'auteur. Nous lirons de belles pages sur l'expérience ferroviaire du temps: "Pas mieux que le train pour une première expérience de l'espace et du temps russes. Tranche de vie garantie et tranche d'histoire aussi. Car c'est encore la Russie d'autrefois, ses chemins de terre en allés au milieu des champs, ses villages et hameaux semés de guingois au bord des rivières et des bois, qu'on n'en finit pas de découvrir par-dessus les rideaux qui ornent les fenêtres du couloir où l'on en vient fumer pour tuer le temps. Tandis que soviétiques encore sont les petites villes de province dont on entrevoit au lever du jour, depuis les quais des gares où le train fait de longs arrêts, l'architecture à colonnades et l'inévitable grand-place avec statue d'un Lénine musculeux et prolétarien." On rêve presque du roman de voyage que ce livre pourrait être, et qu'il contient. Alphabet cyrillique ne peut pas se réduire à cette dimension: la matière du langage est toujours le point de départ de la méditation. Ainsi, à la lettre Ж, qui est l'initiale de jaloba, plainte: la consonne Ж "est toujours une consonne dure", évoquant "non pas les simples jérémiades perso, mais la grande plainte de l'immensité russe, où très vite se trouvent engloutis, points minuscules dans la steppe enneigée, les je qui peu à peu s'effacent".
"L'intention" de ce livre? Certainement pas un inventaire des décombres du projet soviétique, ni une psycho-géographie désabusée: Le poète ne propose pas des objets calibrés pour un lecteur contemporain, mais fonctionne davantage sur l'intuition angoissée du post-moderne, un peu à la façon d'Antoine Volodine. Sa Russie est inouïe, à la fois passée et encore à venir. C'est la rencontre des deux chaos qui fonde l'harmonie de cet ouvrage - ni simplement Russie, ni uniquement Pinson, mais collision d'un intime et d'un "extime", d'une intériorité à la fois douloureuse, par le deuil, et heureuse, par l'amour, et de cette extériorité inépuisable qu'est la Russie.

Pinson illustre son pessimisme dans le double sens du mot "mir", à la fois monde et paix. "Voyager en Russie n'aura été qu'un leurre, une illusion (certes belle). Coupés du monde on est restés. (...) Et pas davantage la paix n'est revenue dans nos cœurs. Inapaisés on est restés. Très remontés contre le cours indigne, affreux, débilitant, réfrigérant, du monde". Poète sans illusions, l'auteur cherche en l’autre Russie, la secrète, éloignée du Kremlin, un empire de signes où se dissipent les perceptions trop sûres. Il cherche à dépayser son propre réel au contact des découpages et des images proposés par le russe. Il pratique le « nécessaire abandon à l’espièglerie des mots » que recommandait Novalis, tous les jeux étant bons à prendre : ainsi liess (forêt, en russe) est-il objet de liesse : « grande joie que c’est/ liesse en été/ d’y aller, en forêt, bien nommée, faire griller des chachliks, des brochettes de mouton ».

Mais à quoi bon, aujourd’hui, rêver d’une russification de la poésie? "Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche"... Œuvre de projection dans l'espace, cet Alphabet travaille un pur espace de signes. Il existe même une page où le caractère cède la place à l'élégante courbe d'une lettre qui évoque une piscine, rêve d'idéogramme slave. C’est d’ailleurs à cet endroit que la Russie de l'ex-maoïste Jean-Claude Pinson est très différente de la Chine désenchantée de Roland Barthes, découverte lors d'un voyage fameux avec Philippe Sollers. On aime au contraire observer le narrateur seul en Russie comme « dans la forêt ensorcelée des femmes», se laissant éblouir au musée de l’Ermitage par un portrait de Matisse, ou recherchant le secret alchimique des beautés russes sur la perspective Nevski : "tous les mélanges imaginables: sibéro-caucasiens, kazakho-ukrainiens, birobidjano-lettoniens"… La "mèche lente de la Russie" continue de brûler dans ces lignes, puisque la poésie est encore le meilleur moyen d'approcher les mystères russes, ceux qu'on porte aussi en soi.
Daniel Morvan

Jean-Claude Pinson: Alphabet cyrillique. Champ Vallon, 360 pages, 24€.

vendredi 26 février 2016

Julia Kristeva : préparer les combats pour la liberté


Entretien
Julia Kristeva, psychanalyste, romancière. Dernier ouvrage paru : Beauvoir présente (Fayard, 2016). Invitée aux rencontres de Sophie, ce week-end au Lieu Unique

Le public aime les rencontres philosophiques. Comment interprétez-vous cet engouement ?
Le monde où nous vivons nous oblige à défendre l’humanisme et, sur ce chemin, nous rencontrons la philosophie. Refonder l’humanisme passe par deux voies : reprendre la philosophie des Lumières, rendre ses valeurs à nouveau partageables. Et engager une exploration du sentiment religieux, non pas comme une survivance du passé (sans quoi il nous revient comme un boomerang sous forme d’intégrisme), mais en prenant au sérieux le besoin de croire.

L’intimité est-elle aussi en train de changer ?
L’intime est un lien amoureux. Le besoin de croire préreligieux en fait partie. Je l’aborderai sous deux aspects. Le psychisme humain conserve, d’une part, l’empreinte sensorielle de la dépendance à la mère, ce qu’on appelle le sentiment océanique. Mais aussi, et d’autre part, l’enfant se construit par une identification avec le père.
Lorsque ce besoin de croire est satisfait, le désir de savoir peut se développer, avec ses mouvements de révolte et de quête d’idéalité. Je prétends qu’on oublie trop souvent le lien parents - enfants et ce besoin de croire méconnu ou mal reconnu peut conduire aux attitudes destructives et aux « idéaux » du terrorisme.

Le terrorisme trouverait-il ses racines dans un affaiblissement du lien entre parents et enfants ?
Pas seulement. Mais il est vrai qu’à côté de la famille recomposée, on assiste aux retours des archaïsmes, du cocooning et des formes classiques de soumission. On accepte la polygamie et certaines féministes en viennent à justifier les agressions sexuelles de Cologne.
Il serait criminel de démissionner devant ces croyances, notamment islamistes, qui considèrent les femmes comme des proies et propagent la soumission à une orthodoxie de masse.

Vous en appelez précisément, dans un ouvrage récent, à relire Simone de Beauvoir.
Pour cette raison, j’ai pris l’initiative de créer le prix Simone de Beauvoir et je suis choquée qu’on ne l’enseigne presque plus en France. Le prix encourage le combat féministe, notamment dans les pays émergents et le tiers-monde, où les droits des femmes sont bafoués et des millions de femmes subissent le mariage forcé.
La philosophie, qui s’étonne et interroge, prépare les hommes et des femmes aux combats pour la liberté.

Y compris le combat de Thérèse d’Avila, à qui vous avez consacré un livre, Thérèse, mon amour ?
Dans la crise actuelle des valeurs, s’il y en a une à sauver, c’est l’amour de la vie. Contre le déferlement de la pulsion de mort au nom de la religion, nous devons réinterpréter la tradition religieuse, jusque dans la vie amoureuse : l’expérience religieuse de Thérèse, sainte baroque et charnelle, nous est précieuse. Face au dogme, elle ne conçoit pas l’amour comme stationnaire et invite ses lecteurs à faire « échec et mat à Dieu ».

Dieu est pour elle un partenaire jouable ?
Parce qu’aimable. Je faisais d’ailleurs partie des quatre philosophes invités par Benoit XVI pour représenter les non-croyants lors de la rencontre interreligieuse d’Assise, en 2011. Et le pape a affirmé que « personne n’est propriétaire de la vérité ».

Vous étiez proche d’Umberto Eco, mort le 19 février 2016?
Oui, il travaillait dans ce même esprit. Il était fasciné par les coulisses du sacré, où le romancier faisait évoluer ses personnages hérétiques. Cet érudit était un boulimique de culture, qui ne s’accomplit, pour le meilleur, que dans le rire !

Recueilli par Daniel MORVAN.


Photo Maurice Rougemont

jeudi 25 février 2016

Tuer tous les animaux de la planète? Aucun problème!

Entretien avec Vincent Message





Un monde sans animaux, confronté à l’extinction massive des espèces, sera-t-il aussi un monde qui aura aussi perdu le sens de l’humain ?

Ce qui m'intéresse est d'abord de brouiller les frontières, de montrer que ce qu'on entend par humain n'a rien d'évident. C'est la raison pour laquelle je me glisse dans la tête d'un narrateur d'une autre espèce, mais qui ressemble par beaucoup d'aspects à la nôtre ; et, parallèlement, que j'imagine un monde où nous sommes les nouveaux animaux. Quand on parle du sens de l'humain, on pense généralement à une certaine douceur, à un comportement réfléchi, respectueux ; mais on sait pourtant que les hommes sont capables des pires horreurs. Sur notre planète, ils sont devenus de super-prédateurs, tuant les animaux sauvages à un rythme très rapide et détruisant leurs écosystèmes. La sixième extinction massive des espèces représente une très grande menace pour la biodiversité ; et elle comporte aussi le risque que la planète devienne très rapidement inhabitable pour les hommes également.



Devant la capacité de l’homme à fabriquer un monde invivable, et à compter sur des solutions indolores, sans conséquences sur son mode de consommation, que peut la littérature ?
Elle ne peut certainement pas grand-chose. Simplement, nous sommes dans une situation où il ne faut pas se plaindre des limites de nos forces, mais où chacun doit agir depuis sa sphère d'activités, avec les moyens dont il dispose, pour faire sa part. Dans le roman, le narrateur Malo Claeys change de point de vue sur la domination, se rend compte qu’il ne peut plus se soucier seulement d’acquérir du pouvoir ou de rechercher des plaisirs, mais qu’il lui faut s’interroger sur les destructions concrètes et irréversibles que les rapports de force en vigueur engendrent. Et si certains lecteurs y trouvent à la fois la joie d'une fiction combative et de quoi nourrir leur réflexion sur la réforme de nos conduites qui apparaît aujourd'hui nécessaire, alors le roman aura joué son rôle.
Recueilli par Daniel Morvan


lundi 22 février 2016

Pierre Bergounioux, écrire la vie

Sa mère est morte la veille des attentats de novembre 2015. Pour l'écrivain, les deux deuils, personnel et collectif, se mêlent.
©Pierre Bergounioux

« Je lis Spinoza après avoir mis deux lessives à sécher […]. Les années, à mon âge, ne durent plus. Je m’étonne, chaque matin, au réveil, de vivre toujours. Cela fait si longtemps. » Étonnant Pierre Bergounioux (né en 1949), qui publie le quatrième volume de ses Carnets de notes chez Verdier. C’est un vrai journal de bord, où se côtoient les chiffres de tension artérielle, l’effroi et le vertige, le chant des grives, les visites à la mère, Mam, dans sa maison de retraite. Ainsi sur plus de 1 200 pages, le tout formant une entreprise sans équivalent actuel, un journal à la Léautaud, auteur fétiche d’Antoine Doinel chez Truffaut.
Oui, il existe quelque chose d’intemporel dans cette course éperdue contre la montre, et la référence à Truffaut n’est pas si absurde dès lors que le style nait des tumultes de la passion, de la fièvre d’embrasser le vivant, jusqu’au plus petit événement de la vie : ici consignées, cinq années de la vie d’un homme ordinaire, qui ne prétend pas en extraire la part la plus noble, mais au contraire en saisir la part la plus friable, la plus fugace. Nul jugement, simplement le journal d’un Matinal qui se lève tôt pour avoir une chance de saisir l'éphémère et l'or du temps. Jusqu’à la date de la mort de Mam, qui s’éteint le 12 novembre, la veille des attentats de Paris : « Le paysage s’embue», en ce noir novembre 2015 qui emporte la mère et endeuille Paris. Le carnet de notes continue, comme une barque frêle mais obstinée lancée dans l’océan du Temps.
Daniel Morvan.
« Carnet de notes 2011-2015 », de Pierre Bergounioux, Verdier, 1 204 pages, 38 €.

vendredi 22 janvier 2016

Sika Fakambi: Traduire, dit-elle (Tail of the blue bird)


Sika Fakambi, traductrice littéraire, lauréate des prix Baudelaire et Laure Bataillon 2014 pour sa traduction de Notre quelque part du ghanéen Nii Ayikwei Parkes.
Entretien
 
Le métier de traducteur est rarement mis en lumière. Deux prix prestigieux pour votre deuxième traduction de roman, cela change votre vie ?
 
C’est toujours un peu irréel, sans doute, même si cela me ravit et m’honore. Et cela augmente un peu la pression, peut-être. Par exemple, je crois bien que je suis maintenant censée accélérer le rythme dans mon travail : jusqu’ici, puisque j’ai toujours choisi de concentrer mon activité de traduction sur des projets qui me tenaient à cœur, et qu’à chaque fois il s’agissait d’auteurs inconnus en France… d’une certaine manière « personne ne m’attendait »… et de ce fait je pouvais passer des mois, voire des années, sur un texte, sans être jamais sûre qu’il serait un jour accepté par un éditeur. Comme pour le roman de Nii Ayikwei Parkes, dont j’avais envoyé le premier chapitre traduit à différentes maisons dès 2008, sans que rien ne se passe… jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Zulma en 2012. 
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Comment avez-vous découvert ce livre?
Depuis le début, je traduis de la poésie, et c’est en faisant des recherches autour du poète de la Barbade Kamau Brathwaite que j’ai « rencontré » Nii Ayikwei Parkes. Il venait d’éditer une anthologie où figurait un poème de Brathwaite, à la mémoire de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, auteur d’un très beau roman intitulé Sozaboy. J’ai tendu l’oreille, j’ai tiré le fil, j’ai voulu savoir de qui Nii Ayikwei Parkes était le nom, en quelque sorte, et j’ai découvert là un jeune écrivain ghanéen, poète primé, déclamant certains de ses poèmes dans la veine du spoken word, et qui achevait l’écriture de ce premier roman, Tail of the Blue Bird. Je lui ai écrit, il m’a envoyé le premier chapitre de son roman, que j’ai tout de suite eu envie de traduire. Autour de ce projet, sans savoir s’il allait ou non aboutir à une publication en français, nous avons correspondu pendant quelques années, avant de nous rencontrer finalement en 2012 au salon du livre de Paris, sur le stand de Zulma, à qui j’avais envoyé le texte quelques mois auparavant et qui avait décidé de le publier. Il est vrai que j’ai un sentiment de connivence avec les écritures du Nigeria et du Ghana, pays proches du Bénin où j’ai grandi, mais mes premières explorations littéraires m’ont plutôt portée très loin des deux univers qui sont les miens au départ, l’Afrique de l’Ouest et l’Europe : et le premier auteur que j’ai voulu traduire a été l’Australienne Gail Jones. Puis j’ai entamé un cursus d’études canadiennes, et peu à peu cette exploration intuitive des « marges » de la littérature anglophone (par opposition aux « centres » que seraient la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, largement prépondérants, me semble-t-il, dans les départements d’études anglophones des universités françaises que j’ai fréquentées), m’a ramenée vers l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement vers les auteurs émergents de l’aire anglophone. 
 
Votre « quelque part » linguistique, quel est-il ? Quel est le déclic qui vous décide à traduire un livre ? Quelles ont été les difficultés de cette traduction ?
 
Il y a d’abord la jubilation et la fascination devant le texte. La principale difficulté était probablement de rendre en français les différentes langues qui imprègnent le roman : entre autres, le pidgin des policiers d’Accra, qui pour aller vite pourrait être décrit comme un anglais créolisé ; la langue imaginaire et imagée du chasseur Yao Poku ; les paroles de sagesse ancestrale portées par les proverbes… Et chacune des langues qui tissent ce récit raconte un monde, une vision du monde. En même temps, je dois dire que cette question des difficultés du texte me met toujours un peu dans l’embarras : d’abord parce que je me rends compte que j’ai du mal à « parler » de ma traduction, à expliquer, par des mots qui ne seraient pas ceux du texte, comment j’ai traduit ceci ou cela, car le geste de traduire est pour moi quelque chose d’assez « organique », difficile à verbaliser. En rendre compte serait, idéalement, de lire le texte traduit en duo avec l’auteur lisant l’original ! Il y a aussi que cette question des difficultés, pour le roman de Nii Parkes, me fait prendre conscience du fait qu’avant tout cette traduction a été un immense plaisir, comme si j’attendais depuis longtemps un texte comme celui-ci, qui me ferait replonger dans cette réjouissante mixture de langues qui a été, qui est pour toujours « mon quelque part » linguistique. 
 
Comment y êtes-vous parvenue ?
 
En faisant confiance à mon oreille d’« enfant du Bénin debout », peut-être… Je plaisante, et c’est curieux que cette expression me vienne comme ça : ce sont les premiers mots de l’hymne béninois, qu’au temps de Kérékou, qui a dirigé le pays pendant 17 ans de « marxisme léninisme », il nous fallait chanter, au garde-à-vous, tous les jours en chœur, toutes les classes de l’école primaire de Ouidah rassemblées devant le drapeau planté au milieu de la cour… Souvenir très ambigu, à la fois oppressant et exaltant, mais à la réflexion ça fait sens, ce surgissement, comme un lapsus, d’une des réminiscences les plus lointaines et pourtant saillantes de mon enfance, parce que cette époque, c’est aussi celle où j’ai pris conscience que je pouvais parler différentes langues et différents français — selon que je m’adressais en français à mon frère, ma sœur ou mes parents (un couple mixte), en mina à ma grand-mère paternelle (qui vivait avec nous), en français de France à mes cousins parisiens lorsqu’ils venaient nous rendre visite ou que nous allions les voir, en fon ou en « français fongbétisé » à mes cousins et copains de Ouidah et Cotonou, en fon aux vendeuses de rue ou aux ouvriers de l’atelier de menuiserie que nous avions au fond du jardin, en fon très simplifié aux bouviers peuhls menant leur vaches dans les champs derrière la maison... Traduire, pour moi, disons que tout s’est sans doute décidé là-bas, dans ce Golfe du Bénin où j’ai grandi, cette enfance entre les langues et les cultures, dont j’ai aimé précisément ça : « être entre ». Pour traduire Notre quelque part, c’est sûrement de cela aussi que je me suis servi. 
 
La façon dont vous traduisez le titre original, Tail of the Blue Bird, en est un exemple ?
Le choix du titre définitif se fait toujours en concertation avec l’éditeur. Le titre original du roman, Tail of the Blue Bird, n’est d’ailleurs pas celui qu’avait choisi l’auteur avant d’envoyer le livre à son éditeur anglais. Il l’avait d’abord intitulé Afterbirth, un mot qui en anglais signifie « placenta »… Toute l’intrigue du roman démarre après la découverte, au milieu d’une case dans un village reculé du Ghana, de restes organiques manifestement humains que les premiers policiers dépêchés sur la scène du « crime » prennent tout d’abord pour de la matière placentaire.
Quand l’éditrice cherchait un titre pour le livre traduit, Nii Parkes et moi avons à sa demande proposé quelques fragments du texte à partir desquels travailler. Cette expression de Yao Poku, « nous étions à notre quelque part », est la traduction littérale d’une expression courante en twi, une parole d’accueil évoquant, de manière plutôt métaphysique, un état de bien-être et de tranquillité. Une journaliste, Salomé Kiner, y a d’ailleurs reconnu le lentus in umbra (« nonchalant sous l’ombrage ») de Virgile, dans les Bucoliques, et j’ai pensé que c’était une belle lecture de ce fragment, qui est un leitmotiv du récit de Yao Poku. En tout cas, l’expression nous a paru intéressante aussi parce qu’elle fait quelque chose à la langue — en français comme en anglais. De cette expression, nous avons extrait « notre quelque part », avec le sentiment que ce titre donnerait au livre en français toute son ampleur — à la fois linguistique, politique, et aussi poétique, car il est en soi très évocateur. « Notre quelque part », cela pourrait être bien des choses pour le lecteur. Ce pourrait être par exemple  la langue au sens plein — celle qui fait de nous des êtres humains. Et maintenant que j’y songe, cela pourrait aussi évoquer un univers placentaire... 
 
Avez-vous rencontré en France l’équivalent de cette diversité linguistique ? Que pensez-vous de ce que la France fait de ses langues ? De sa langue ?
Il m’est arrivé d’entendre parfois des gens, qui par ailleurs se disent grands lecteurs, y compris de littérature étrangère, tenir des propos particulièrement pédants sur les parlers régionaux de France ou de la francophonie, des gens qui, notamment, ont travaillé à gommer leur propre accent régional, et surtout qui affirment ne plus supporter d’entendre, lorsqu’ils reviennent visiter leur région natale, tel accent trop prononcé ou tel parler dialectal… C’est une chose que je n’arrive pas à comprendre, cette forme d’aveuglement, de surdité, devant l’immensité des possibles de la langue française, hors des rigidités académiques. Adolescente, je m’émerveillais d’entendre dans la cour de mon collège-lycée, à Cotonou, toutes les formes que pouvait prendre le français dans nos bouches d’élèves venus d’un peu partout : métis aux origines diverses, jeunes « expats » français ou venus d’autres pays d’Europe, du Québec parfois, ou encore jeunes Béninois, Libanais, Syriens, Indiens… Je me souviens d’ailleurs que je m’amusais à écrire de petits textes dialogués pour essayer de capturer ces parlers « caméléons » que j’entendais autour de moi, dans la rue ou la cour de l’école, où le français populaire d’Abidjan était en vogue, mélangé au verlan qui nous arrivait des banlieues françaises, et aux expressions directement calquées sur le fon de Cotonou... 
 
Le paysage de l’édition française ne laisse pas une grande place aux écritures « multiculturelles »… pensez-vous que vous puissiez contribuer à le faire évoluer ?
J’espère que cela est en train de bouger, justement, grâce à des maisons comme Zulma, entre autres, et parce que je veux croire que l’idée que l’on se fait de la littérature traduite est en train de changer, en même temps que changent les pratiques des traducteurs et celles des lecteurs de textes traduits — peut-être de plus en plus attentifs au fait même qu’ils lisent un texte « étranger », même s’il est écrit en français ? Et j’ai l’impression, oui, que c’est aussi cela, la tâche du traducteur. S’il n’y avait pas eu la réflexion de traducteurs-penseurs tels que Antoine Berman ou Henri Meschonnic, et aussi André Markowicz, ou Laure Bataillon, dont l’essai Traduire, écrire, un petit livre d’entretiens, textes critiques et correspondances, m’a également marquée, j’aurais évidemment eu une tout autre vision de ce métier, de sa pratique, et peut-être que j’aurais écouté moins longtemps que je ne l’ai fait cette petite voix intérieure qui, au fil des années, me disait : continue de traduire. Ces traducteurs ont montré, par leur pratique et leur réflexion, que traduire, cela peut aussi être augmenter le français, « étranger le français ». Faire entendre un français plus vaste qu’on ne nous le fait croire ou qu’on ne veut bien l’admettre : un français qui peut contenir des multitudes.
A quel moment savez-vous que vous avez réussi à traduire un texte ?
Quand je lis le poème ou le paragraphe de prose traduit en français, et qu’il me semble retrouver le souffle, la voix de l’auteur, celle que j’ai perçue au moment de ma lecture de l’original.
Existe-t-il des textes intraduisibles ?
Devant pareille question je me sens toute petite. Je préfère donc m’en remettre à cette possible réponse faite par le poète Adonis qui, invité aux Assises de la traduction littéraire à Arles, en 2003, disait : « La métaphore agit dans le poème comme le feraient des fleuves souterrains. Elle déborde la limite des mots. Par elle, le langage s’ouvre à l’infini. Et si nous ajoutons que les mots dans chaque langue passent par différents âges liés à la culture, à la politique, à l’histoire, aux mythes, nous comprenons l’impossibilité de la fidélité et de l’exactitude en traduction. Les mots dans le poème sont comme des ponts : on ne les traduit pas seulement en tant que tels, mais pour l’espace qu’ils parcourent. A quoi sert de traduire le nuage, si on ne traduit pas l’eau qu’il porte en lui ? De même, on ne traduit pas la tige de la rose, ni ses feuilles : on traduit son parfum. »
« L’inspiration » ou « la grâce » existent-elles lorsque l’on traduit, à quoi les reconnaissez-vous ?
Difficile de me reconnaître dans cette terminologie mais, lorsque je traduis, il peut arriver que je me sente « traversée » par le texte qui s’écrit : je dirais presque comme par une fièvre. Surtout en poésie. C’est ce qui a pu se passer, par exemple, pour ma traduction du poème Georgia d’Andrew Zawacki, ou pour Negus de Kamau Brathwaite, et même pour certains passages du récit de Yao Poku, dans Notre quelque part. Je n’appelle pas cela « inspiration » ou « grâce », d’ailleurs je n’ai pas vraiment de mot pour décrire ce qui me traverse dans ces moments, mais j’en sors comme on sort d’une lecture bouleversante, et souvent le texte qui résulte d’un « premier jet » écrit dans cette sorte d’euphorie ne bouge pas tant que cela ensuite. 
 
Recueilli par Daniel Morvan

mardi 19 janvier 2016

La danse carnavalesque d'Olivia Grandville au Lieu Unique

Pour cette création au Lieu Unique de Nantes (19 et 20 janvier 2016), la chorégraphe s'inspire d'un tableau du flamand Pieter Bruegel.

Dix danseurs commandés à distance exécutent les figures cycliques d'un carnaval inspiré d'un tableau de Bruegel: Combat de Carnaval et Carême. C'est l'ambitieuse nouvelle création de la chorégraphe nantaise Olivia Grandville, ancienne danseuse de Dominique Bagouet.
Après une semaine de répétition sur le plateau du Lieu Unique, le public découvrait mardi ce nouveau spectacle. Conçu comme un tableau en mouvement, il fonctionne sur des figures organisées en boucle et commandées par casque audio aux interprètes. Un dispositif qui laisse imaginer une partition inconnue, soutenue par un mix sonore traversé par les Quatre saisons de Vivaldi. Dans l'Europe du 16e siècle, Le combat de Carnaval et Carême représente la transition entre deux temps religieux: le mardi gras et le mercredi des cendres. Ce spectacle travaille aussi l'idée d'une alternance saisonnière de l'excès et de la diète, d'un éternel retour de ces principes qui évoque le cycle des renaissances successives. Il actualise la notion de « culture carnavalesque », dans une composition éclatée, construite en petits tableaux, comme la peinture de Bruegel.
Outre le public nantais, adultes et jeunes lycéens, des participants aux Biennales internationales du spectacle (BIS) étaient présents hier à la première. Pour les autres, il reste une soirée pour découvrir cette passionnante expérimentation, qui rassemble une belle diversité de danseurs.
Ce mercredi 20 janvier 2016 à 20h30. Billetterie: 02 40 12 14 34. Lieu Unique, quai Ferdinand Favre.

lundi 18 janvier 2016

Cinéma : Les innocentes d'Anne Fontaine


« Les innocentes » est d’abord un beau film d’histoire. Anne Fontaine s’est appuyée sur l’histoire de Madeleine Pauliac, médecin chef de l’hôpital français de Varsovie, en 1945. C’est dans le cadre de ses missions qu’elle découvrit l’étendue des viols collectifs dans les maternités et les couvents. Auprès des religieuses, son travail consista, à la fois, à les accoucher et à libérer leurs consciences. C’est l’axe choisi pour ce film impeccablement scénarisé : le passage de l’expérience de mort vécue par les sœurs dans le viol, à l’expérience de vie de l’enfantement. Et la remise en question, dans l’imminence d’une série d’accouchements, de l'aveugle discipline conventuelle.


Mathilde, une jeune interne de la Croix-Rouge (Lou de Laâge, parfaite), est appelée au secours par une religieuse polonaise. Elle se rend à son chevet et découvre un petit couvent d’une trentaine de Bénédictines, coupées du monde, dans la plaine enneigée. Elle est amenée à pratiquer une césarienne en urgence, sans aucune expérience, et découvre que plusieurs de ces sœurs, violées par des soldats soviétiques, sont enceintes.

Un lien se noue entre la jeune femme moderne, athée, pragmatique, et ces religieuses terrorisées,  souffrant à peine d’être examinées ni même touchées. Le spectateur lira ce film à la lueur d’un présent où le viol demeure une arme de guerre. En 1945 comme aujourd’hui, la honte et le bannissement, voire la crainte de la damnation, pèsent sur la victime.
Le film d’Anne Fontaine est aussi un « film religieux », au sens où il met en évidence la porosité de la paroi entre le monde profane et le couvent. Le principe de réalité amène chacune de ces sœurs à reconnaître que ce à quoi elles ont renoncé est aussi leur bien et leur identité : être femmes et pouvoir donner la vie.
Et chacune trouvera une réponse différente. Bercé de chants liturgiques, admirablement inscrit dans le paysage hivernal, avec de vrais accents polonais, le film trouve aussi un bon contrepoint dans l’univers très concret de l’hôpital de campagne dont s'éloigne Mathilde. Les cabotinages de Vincent Macaigne font sourire, le temps d’espérer le mieux pour celles qui ont vécu le pire… Un beau film qu'il faut aller voir.
Daniel Morvan.


Constance en mission séduction chez Kim Jong-il: Envoyée spéciale, de Jean Echenoz

Elle se prénomme Constance. Un joli prénom qui ne vous prédispose pas forcément aux missions de charme en Corée du nord. C’est qu’on apprécie son filet de voix, au nord du 32e parallèle. Kidnappée par deux pieds nickelés, Constance est est expédiée en opération séduction chez Kim Jong-il. Cette histoire de barbouzes, entre Jean Yanne et OSS 117, n’est que le prétexte d’une pochade malicieuse dans le goût policier. A vrai dire, on sait déjà que ce grand styliste d’Echenoz est capable de mener son lecteur où il veut: c’est la marque des maîtres. Quand à savoir où ça va, quelle drôle de question!
Daniel Morvan
Jean Echenoz: Envoyée spéciale. Minuit, 312 pages, 18,50€. Janvier 2016


Peintre de la reine, rescapée de la guillotine: Vigée Le Brun

Souvenirs, lettres, listes d’œuvres : étrange assemblage en vérité que ces Souvenirs de la grande portraitiste de l’Europe galante, dont l’exposition se poursuit jusqu’au 11 janvier 2016 au Grand Palais. C’est la première rétrospective française consacrée à Élisabeth Louise Vigée Le Brun, qui fut d’abord saluée par les États-Unis. Les 130 œuvres présentées à Paris composent aussi un véritable tour d’Europe en portraits, au fil des déplacements de l’atelier itinérant que Vigée Lebrun promenait de cour en cour. Dans ses souvenirs, publiés de son vivant, elle fait d’abord œuvre de mémorialiste, non sans évoquer sa formation d’artiste, comme cette visite à Rome où elle évoque l’habitude qu’elle juge déplorable des étudiants de calquer Raphaël à même ses œuvres. Aussi aime-t-on trouver en fin d’ouvrage ses « conseils sur la peinture du portrait » qui nous la montrent au chevalet.
On pouvait donc être à la fois cette grande snob et ce peintre de génie… Et nous tombons d’accord avec le goût de ses contemporains. Ce que ses propres tableaux avaient de si particulier, ils en étaient frappés de la même manière que nous : on célèbre la beauté de ses carnations, le fondu des couleurs, le sentiment de voir le sang animer les chairs de ses portraits. Et son autoportrait au chapeau de paille sera un triomphe féminin… Ce qui ne suffira pas à l’artiste, devenue une star, à réintégrer l’Institut de France, celui-ci étant fermé aux femmes dans cette période post-révolutionnaire où elle est « condamnée » à un vagabondage de luxe. Peintre officiel des monarchies, elle cultive une sacro-sainte terreur du peuple et de l’émeute, et prise le cocon des cours européennes. Descend-elle parfois de son piédestal ? On sait d’elle qu’elle sut exploiter habilement sa beauté, mais aussi qu’elle témoigna d’une forte endurance physique. Ce en quoi ses Souvenirs rejoignent intimement son œuvre, c’est dans son goût pour les paysages, si singulier chez l’une des plus grandes portraitistes de l’ancien régime : peut-être y voyait-elle un autre visage du monde, celui que le romantisme allait bientôt découvrir ?
Daniel Morvan

Élisabeth Vigée Le Brun, Souvenirs 1755-1842, texte établi et annoté par Geneviève Haroche-Bouzinac, Paris, Honoré Champion, 860 pages, 25 €.

vendredi 15 janvier 2016

Le match des romans 2016: Florence contre Prague

Julia Kerninon / © Daniel Morvan



Roman et développement durable: Banc d'essai comparatif de deux romans de la rentrée littéraire 2016. La « petite rentrée » de janvier est l’autre grand rendez-vous littéraire de l’année. En janvier 2016, 308 romans sont l’œuvre d’auteurs français, dont deux Nantais : Julia Kerninon (29 ans le 21 janvier 2016), pour Le dernier amour d’Attila Kiss (Le Rouergue), et Yan Gauchard (43 ans), pour Le cas Annunziato (Minuit). Le premier met en scène une joute amoureuse entre une riche Autrichienne et un prolétaire hongrois, à Prague. Dans le second, un certain Fabrizio Annunziato se retrouve enfermé dans un musée à Florence. Et choisit d’y rester.


Storytelling et punchline


Le storytelling est la légende du livre. Ce qu’on raconte (ou invente) sur la manière dont le livre est né. Julia Kerninon a commencé à écrire ce roman à 20 ans sur une punchline d'enfer : « Un matin où je me suis réveillée déprimée, j’ai écrit ces lignes : La nuit je trie des poussins, le jour je peins. » Son livre est aussi une visite guidée dans l’empire bicéphale des Habsbourg : la romancière a une tante guide touristique en Autriche.
Pour Yan Gauchard, tout a commencé par une visite au couvent San Marco de Florence, il y a quinze ans. « J’ai monté les escaliers sans attente particulière, raconte l’auteur, et j’ai pris la fresque de l’Annonciation. Oui, j’ai vécu une sorte de syndrome de Stendhal. Une émotion esthétique particulièrement forte. Le soir même, j’ai jeté sur le papier ce qui allait devenir Le cas Annunziato. »


Empreinte carbone et développement narratif durable


Ce critère vise les déplacements géographiques des personnages, s’ils étaient réellement accomplis, et plus globalement la pression environnementale qu'ils exerceraient s'ils étaient des personnes réelles.  Julia Kerninon comme Yan Gauchard atteignent un bon score grâce à deux histoires statiques : huis clos à Budapest pour l’une. Claustration dans un musée, pour l’autre: les héros des deux romans sont dans les critères d'un développement narratif durable (concept de narrative sustainability exposé par Olivier Pontoizeau au colloque Narratologie et développement durable, 2017).
Cependant, plusieurs éléments impactent négativement ce diagnostic d'empreinte écologique. Julia Kerninon pâtit du mode de vie énergivore de son héroïne : Theodora a « passé son enfance à grignoter du caviar à la petite cuiller » et parcourt le monde en avion pour gérer l’héritage artistique de son père, ténor d’opéra. Côté éthique environnementale, Attila est trieur de poussins, activité condamnée par de nombreuses associations.


Charme et bouleversement


« C’est terrifiant d’écrire un livre qui ne dérange personne », dit le romancier Édouard Louis. Nos deux Nantais sont-ils dérangeants ? Il a tout le charme des premières sonates, cet affrontement passionnel entre Sissi et Attila raconté par Kerninon. Ah, cette scène où l’ennemie ancestrale se promène nue, marchant sur les tubes de peinture de son amant…
Le cas Annunziato joue une autre carte, celle d’une étude de cas, quasiment clinique. Ce qui lui permet de revisiter sur le mode pince-sans-rire un grand thème littéraire, celui du prisonnier volontaire par amour (La Chartreuse de Parme). Deux études de virtuosité, certes… Mais bien écrire, n’est-ce pas déjà changer la vie ?
Yann Gauchard Photo Jérôme Fouquet/OF




La touche fashion


Il s’agit d’évaluer le livre en tant qu’accessoire de séduction, sorti d’un sac à main ou lu dans le TGV. Quelqu’un qui lit dans un café aura toujours le dessus, côté séduction. Griffé du logo à l’étoile, le livre des éditions de Minuit est un must du chic, au PMU de Derval comme à la Cigale. Julia Kerninon pâtit de la couverture un peu fade des éditions du Rouergue, malgré un titre qui accroche l’œil.


Dans le buzz ou pas


Avec son écriture survoltée, son prix Françoise Sagan, Kerninon est au top du buzz. On voit bien ce charmant aérolithe briguer le prix de Flore et devenir la coqueluche de Saint-Germain-des-Prés.
Mais Gauchard est un outsider redoutable : Journaliste dans la presse régionale, ce styliste de fond a su mettre à profit un accident de bicyclette pour entrer en écriture. Quinze ans après un frein qui lâche, le primo-romancier signe chez Minuit. Au vélo pourri, la littérature reconnaissante…


Accord vins-livre


On risque ici, pour la première fois, ce critère stylistico oenologique. Et ça fonctionne à merveille: Le cas Annunziato se lit avec un chianti ou un asti spumante blanc, sur des brisures rationnées de pecorino toscano. Le dernier amour d’Attila Kiss appelle un tokay hongrois ou un blanc sec de la rive sud du lac Balaton. Pour les plus aventuriers, Julia Kerninon suggère une palinka, l’eau-de-vie des Carpates hongroises.


Force de conviction


Soyons clairs, on ne croit pas totalement à l’histoire d’amour de Julia Kerninon, mais on croit à son désir de l’écrire. Pur exercice de style, Attila Kiss est juste un sas avant le gros troisième roman qui cassera la baraque, comme le fit Buvard (qui a révélé Julia Kerninon, quoi qu'en disent quelques snobs).
La « suspension consentie d’incrédulité » (moteur de toute lecture) fonctionne mieux avec Gauchard. Peut-être parce qu’il s’est littéralement « tapé la tête contre les murs » pour venir à bout de son intrigue, la rewriter et nous convaincre que rien au monde ne l’aurait empêché d’écrire son roman.

Daniel MORVAN.

Le dernier amour d’Attila Kiss, Julia Kerninon, au Rouergue (128 pages, 13,80 €).
Le cas Annunziato, Yan Gauchard, chez Minuit (128 pages, 12,50 €).

Le Coq, le chanteur qui ne cherchait pas la lumière


Le musicien Thierry Le Coq est décédé jeudi 14 janvier 2016 – le jour de son anniversaire. Originaire du Morbihan, le chanteur installé à Nantes, venait d’avoir 50 ans.

« Il ne cherchait pas la lumière », dit simplement Dominique Marie, son attaché de presse. Mais la lumière, elle était dans ses chansons, souvent mélancoliques, secrètes, intimistes. Et vingt ans après le lancement de son projet artistique, Le Coq continuait sa route. Et s’apprêtait sortir de l’ombre pour faire la promo de son dernier album, version vinyle, quand le cœur a lâché, le jour de ses 50 ans. Un album plus joyeux que les autres, disent les amis…
On l’avait vu chanter dans le Morbihan, au sein du groupe Mauvais Sang, avec Dominique A en première partie… Et aussi en premier partie de Daniel Darc. Thierry Le Coq avait commencé sa carrière dans divers groupes vannetais : Ivamaïn, Mauvais Sang, Candid. Il avait ensuite joué avec Dominic Sonic et, à son arrivée à Nantes, avec des musiciens de la région : Marc Morvan & Ben Jarry, Oldman…

« Il composait une musique intimiste, raffinée mais sans snobisme, dit encore Dominique Marie, mais qui se méritait et portait sa marque d’artiste. » Et c’est la référence de Nick Drake qui vient à l’esprit : même si Lecoq chantait en français, la pop anglo-saxonne et la musique folk et blues étaient bien ses sources d’inspiration, comme on peut l’entendre dans ses récentes vidéos captées à Trempolino.


« Ce garçon étrange »


En 1999, paraît son premier album solo La Fenêtre, aussitôt salué par les Inrockuptibles : « Ces chansons composées à même le bois, sont baignées d’une lumière douce et chaleureuse, refusant l’obscurité cache-misère des minimalistes, préférant regarder dehors en couleurs rosses, plutôt que son nombril à la loupe ».
Deux albums avaient suivi sur le label de Pierre Barouh, Saravah : Interludes en 2002, composé de climats tour à tour orageux ou tempérés. Puis Tête de Gondole en 2005. À nouveau, la critique saluait la singularité de ce « garçon étrange » qui incarnait une certaine idée de la chanson française, « cultivant plutôt un jardin de fleurs carnivores que les béats parterres actuels », selon Christian Larrède.


"Grandes chansons à usage intime"


« D’Arradon » avait suivi en 2009, et enfin « Chaconnes » était sorti en 2013, où éclatait à nouveau le talent d’un « merveilleux chanteur français méconnu ». Chaconnes était réédité en vinyle en décembre 2015, et toujours écoutable sur Bandcamp. « Qu’importe leur anonymat : ce sont des grandes chansons à usage intime, qui chamboulent et rendent maboul, avec leurs mélodies en opaline et leur murmure du son », écrivait le critique musical JD Beauvallet dans Les Inrocks.
Cette réédition en vinyle était « une chose dont Thierry était particulièrement satisfait, estime Dominique Marie. Thierry ne posait pas à l’artiste maudit, mais il était heureux de ce disque plus joyeux que les autres. Et sans parler d’une tournée, il se préparait à remonter sur scène. En pleine promotion de cette nouvelle sortie, il était sur scène, la veille de sa mort. »
Sur Facebook, parmi les hommages, Sylvain Lasco se souvient d’un « garçon discret et attachant. Je garde de lui un moment d’exception où il faisait la première partie de Daniel Darc et où il fît une reprise d’un titre de Moondog fabuleuse… Nous étions une cinquantaine d’heureux élus dans la salle… Darc était seul sur scène avec un pianiste. Thierry était au même niveau que Darc ce soir-là… Mémorable. Son jeu de guitare était très subtil et éblouissant. »


Daniel MORVAN.


lundi 30 novembre 2015

Cette femme vous fera faire des films: Sari Turgeman

Sari Turgeman: "En général, celui qui écrit un scénario ne sait pas ce qu'il veut dire" / ©Daniel Morvan

Festival des Trois Continents, Nantes.

Scripte du réalisateur israélien Amos Gitaï sur six de ses longs-métragesla consultante en scénario franco-israélienne Sari Turgeman a acquis une solide expérience « de terrain » en écriture scénaristique.

Entretien: Sari Turgeman, scénariste, professeur et docteur en scénario

Un scénario, ça n’est pas forcément bon tout de suite ?
Ça n’est jamais bon tout de suite. Il faut plusieurs récritures, y revenir cinq ou dix fois avant que ce qui est écrit exprime vraiment l’idée de départ. En général, celui qui écrit un scénario ne sait pas ce qu’il veut dire. Il est seul, sans miroir. Il développe une idée abstraite sans dialogue avec l'extérieur, et se désespère ensuite de ne pas être compris. Mon travail est de trouver où se trouve la vie, à quel endroit on va pouvoir l’insuffler.

Quelles sont les questions élémentaires que l’on se pose devant un scénario de film ?

Qui est le personnage principal. Souvent, on se trompe, on donne de l’importance à un personnage secondaire. Parfois parce qu’on n’ose pas en donner au vrai héros, s’il vous ressemble et que vous n’osez pas le dévoiler.

Existe-t-il une méthode créative estampillée Sari Turgeman ?

Oui, je publie bientôt un livre : « Voyage du scénario en 84 jours », tiré de mes cours en Israël, qui se déroulent sur douze semaines. Et en hommage à Jules Verne, le maître du voyage à la fois extérieur et intérieur.

Et donc, vos principes à vous ?

Ils sont basés sur la vie. On aime toujours les histoires de transformation, les doubles contraintes. L’idée de conflit, ça paraît abstrait, mais si on dit que le personnage a l’air de vouloir quelque chose et veut en réalité autre chose, ça parle tout de suite davantage. Et j’utilise beaucoup de questions : Pourquoi lui et pas elle ? De quoi ça parle ? Qui est le héros ? Où ça se passe ? Comment le lieu influence le personnage ? Mes consultations sont parfois assez thérapeutiques: je montre qu'une fois que vous cernez le cœur de votre histoire, vous pouvez lâcher prise et vivre votre aventure sans vous perdre dans des recherches vaines. Ecrire, c'est un mélange d'énergie et de structure. Mais la question fondamentale est: de quoi parle votre histoire? Pourquoi est-elle fondamentale pour vous? Faites en sorte que votre scénario contienne votre voix unique et originale: c'est le cœur du scénario.

Un peu comme un réacteur... Et que contient-il, ce cœur?
Quatre éléments: le sujet, un thème universel qui intéresse tout le monde, comme l'amour, la mort, la guerre, la pauvreté... Ensuite, votre intention, qui est votre empreinte originale: nous sommes tous semblables par le sujet, et tous différents par l'intention. En troisième lieu, l'idée originale, la prémice. Enfin, la passion, qui allume l'idée, qui vous permet de mener le projet à terme, à travers toutes ses difficultés.


Partant de là, quelles sont les étapes du scénario?
On commence par le cœur, les prémices, on passe au synopsis, puis au step out line (le séquencier: 100 scènes résumées en une phrase chacune). Puis directement au scénario sans étape intermédiaire. D'abord un premier jet qui fixe toutes les réponses connues aux problèmes posés, sans sous-texte.


Comment êtes-vous devenue consultante en scénario ?


J’ai été scripte sur la plupart des longs métrages israéliens, de Shlomi Elkabetz ou Amos Gitaï. Je viens du tournage, ce moment où le mot « voiture rouge » devient une vraie voiture rouge. C’est là que j’ai appris à analyser la magie du cinéma et à donner mon avis.


Votre méthode donne-t-elle des résultats ?


Oui, les premiers scenarii issus de mes ateliers ont déjà trouvé des financements, une bonne analyse du scénario permet de gagner beaucoup de temps et d’arriver rapidement au stade du tournage. Et Israël est un pays où l’on crée et produit intensément, c’est peut-être dû aux menaces qui nous entourent…

Recueilli par Daniel MORVAN.

dimanche 24 mai 2015

Un thriller maritime à bord d'un bateau de pique-nique!

La dernière page de ce livre se referme et, comme ses héros, on n'éprouve plus rien d'autre que l'amertume des atterrages. Rejetés sur le bord par une histoire trop forte, pleine de bruit et de fureur, qui puise dans la tradition lointaine des grands romans maritimes. Nul besoin d'en appeler aux arguments de la "grande fable contemporaine", de la métaphore du voyage comme image de la vie. Sylvain Coher va plus loin que dans son roman précédent, Carénage, plus loin dans la composition d'un roman qui est à la fois roman de mer, thriller empruntant ses procédés au cinéma (celui du flashback), roman d'amour (dans une géométrie triangulaire) et enfin roman fantastique, jusqu'à frôler l'horreur. La comparaison avec le précédent livre se justifie par l'importance accordée au "véhicule": la moto de Carénage nous faisait approcher les héros modernes à la James Dean, le bateau de Nord-nord-ouest (une sorte de day-boat pour les pique-nique nautiques) est lui aussi un explorateur de limites (ces "points de repère éternels sur les grands chemins du monde" dont parle Loti, cité en fin d'ouvrage), et cette liberté rêvée, effrayante, semble avoir pris la place de la baleine blanche d'Achab dans Moby Dick.


Capitaines courageux



Le nom du bateau, Slangevar (slainte! santé, en gaélique) est ironique mais contient aussi le secret de la destination de cette arche. La dimension initiatique est un autre point commun, ce roman ayant pour personnages trois jeunes gens en fuite, cousins de Tom Sawyer et des Capitaines courageux, prêts à tous les risques, à transgresser l'interdit de la frontière (en ceci, frères de tous les émigrants), pour accéder à une vie nouvelle. L'auteur ne révèle pas la raison de cette fuite, réservant ce moment à l'un des épisodes les plus critiques de la traversée, pour conjuguer la révélation d'une menace au risque mortel qu'il fait prendre.
Les références à la peinture sont aussi fortes que celles qui évoquent Jules Verne, Edouard Peisson, Victor Hugo (et ses encres marines bien présentes dans les scènes de tempête)... L'unité de l'ouvrage tient à sa manière de nous conduire vers un sens apparent très binaire (l'opposition première entre terre et mer contenant celles de la jeunesse et du destin, du huis clos et du ciel pur, de l'enfermement et de la liberté) qui ferait de l'océan le lieu de la purification des fautes commises à terre. La révélation tardive vient surprendre le lecteur dans ses attentes, les trois novices engagés dans une course désespérée apparaissent alors comme de vrais héros. Le récit en vient ainsi à dépasser la proposition dramatique de départ: "manquer d'expérience ne peut conduire qu'à l'échec et à la mort" devient: "l'expérience la plus grande s'acquiert dans la confrontation au risque de mort". C'est même le ressort principal du roman d'apprentissage qui, c'est la loi du genre, débute dans les tavernes, où l'on chante dans les langues officielles de la mer, l'anglais et le breton. Avec ce fier proverbe, devise de tous les aventuriers: An hini n'eo ket un aotrou en e vro N'en deus nemet mont d'ur vro all hag e vo (Celui qui n'est pas un monsieur dans son pays, qu'il aille dans un autre et il le sera). Sylvain Coher nous offre un magnifique roman de mer, puisant dans sa propre expérience de voile, ses souvenirs malouins, pour le nourrir du beau vocabulaire nautique, de sorte qu'il n'est rien de plus précis que ce roman des vagues. "Le ciel se maintenait dans une sorte d'obscurité laiteuse venant tremper dans l'eau noire. Slangevar multipliait les effractions. Plus bas, les bêtes suivaient la progression de la quille qui déchirait leur ciel. Avec les fragments luminescents d'une étoile filante. Le grain les surprit et leur ferma la vue, aussi radicalement qu'un poing ganté. Il leur sembla glisser sur un tapis roulant, vers un gouffre dont ils percevaient la rumeur."
Daniel Morvan

Sylvain Coher: Nord-nord-ouest. Actes Sud, 268 pages, 18,70€

jeudi 21 mai 2015

Julia Kerninon, elle vient de là, elle vient du slam


Julia Kerninon

Son sens du tempo et du phrasé lui vient du slam. « Je suis née avec le slam nantais, j’ai démarré toute petite en 2001, au Lieu Unique. Les vieux slameurs ont fait mon éducation, ils m’ont appris à me vernir les ongles, ils m’ont ouverte au choc du texte qu’on balance devant un public ». Jolie fille pas rangée, Julia Kerninon carbure à l’adrénaline : la preuve, son premier roman scandé de bout en bout. Buvard, l’histoire d’une élève qui vampirise le maître devient une légende.

Ses parcours nantais portent le signe astral de l’enfance et de la nuit : celle qui fut l’élève des Pygmalion slameurs a d’abord hanté la fête foraine du cours Saint-Pierre, « le truc le plus cool de Nantes », la Patinoire avec son papa, les visites passionnées aux coléoptères mordorés du Museum, avec son ami Pierre. Elle a pédalé dans les voitures d’enfants sur le toit des Galeries Lafayette : « J’y allais avec ma mère, toutes les deux en manteau léopard », avant d’aller prendre un chocolat chez Marnie. Et puis les souvenirs de lycée, à Jules-Verne : « le café Budapest (16, rue de Budapest), qui m’a donné envie d’aller à Budapest, où j’ai écrit Buvard. » Ses amis rockeurs viennent chez elle, pour des brunchs somptueux : la Bohème de Julia, c’était rue Sarrazin. Aujourd’hui, plongée dans une thèse universitaire sur le roman américain et son prochain roman, Attila Kiss, elle revient à ses amours : le bar à tapas et resto « Et la fourmi » (2, rue Grétry). Sa base de noctambule, à partir de laquelle elle a exploré les ressources de la dolce vita nantaise, entre les after du Pickwick’s (3, rue Rameau) et les nuits à l’Éléphant Club (10, place de la Bourse). Et les huîtres bretonnes de Talensac, souveraines après les nuits folles … Mais pas de posture de romancière noceuse, la nuit ne semble laisser aucune trace sur ce visage radieux, malgré l’image de Françoise Sagan qui lui colle à la peau (Buvard a reçu le prix Sagan 2014). Cette vie trépidante d’écrivain ne l’empêche pas de se définir comme une « femme d’intérieur : on aimerait tous une maison au bord de la mer, mais c’est un rêve, car on écrit toujours chez soi, comme un fonctionnaire, avec plein d’autres choses à faire, qui attendent. »


René Martin, l'homme qui fait pousser les festivals de musique


Le fondateur de la Folle journée lance deux nouveaux festivals: l’un à Séoul en 2016, l’autre à Saint-Florent-le-Vieil fin mai. L’un des plus grands organisateurs de concerts reste attaché à ses racines.
Dans son bureau, les piles de disques mangent une partie de la lumière. Rue Anne-Marie du Boccage (le nom d’une tragédienne amie de Voltaire), le CREA œuvre en toute discrétion. Le Centre de Réalisations et d'Etudes Artistiques emploie huit salariés. Une petite structure associative, une véritable ruche qui n’a pas la réputation de papillonner, autour de René Martin. « Tout est négocié ici, c’est un gain de temps, assure-t-il. Et si je fais le compte, nous organisons 1500 concerts par an. » 300 à la Folle Journée de Nantes, les autres dans le reste du monde.
Les deux dossiers en cours sont éloquents. Une méga salle de spectacle vient-elle de sortir de terre à Séoul? La Corée pense aussitôt à René Martin, comme lui pense à la Corée. Il montre la plaquette de présentation du DDP Séoul (Dream Design Play). De cet énorme zeppelin de métal et de verre, émane comme un désir de Folle journée. La délégation coréenne a profité d’un voyage au Japon du maestro nantais pour lui vanter les charmes de leur DDP. « Oui, on peut tenter Séoul en 2016 après le Japon », médite René Martin, évaluant l’économie réalisée sur les frais de déplacement des orchestres et solistes.
Car il ne dit pas oui à tout. « Berlin? Ils me relancent, mais ils ont déjà tout à Berlin. Mais Ekaterinburg, oui. C’est la 4e ville de Russie, le besoin est réel. Tout comme Tel Aviv, une ville d’une forte vitalité: eux aussi ont besoin d’une Folle journée. »
Vu de loin, on pourrait imaginer René Martin en cerveau surpuissant, véritable machine à fabriquer des festivals, des programmes, agencer des concepts. Et c’est le cas!


Mais ça ne dit pas à quoi marche René Martin. Qu’est-ce qui le fait courir? Une passion insensée pour la musique et les musiciens, bien sûr. Le goût de l’organisation, des combinaisons, et la satisfaction de remplir les salles. « Mais il ne faut pas se laisser happer par les grandes capitales, je suis très attaché à mes racines. Il est aussi difficile de remplir une salle de 500 places à Saint-Florent le Vieil qu’à Ekaterinbourg. »
C’est peut-être une clef: ce n’est pas l’ivresse des foules qui l’anime, mais, par exemple, le désir de proposer des transcriptions de lieder de Schumann en secteur rural. Comme quand il faisait écouter le dernier Led Zeppelin à ses copains.
C’est ainsi qu’il a imaginé Le Rivage des voix, dans le village de Julien Gracq à Saint-Florent. « On m’avait sollicité pour organiser le concert de l’inauguration de la maison Gracq, et j’ai découvert une thèse sur Julien Gracq et la musique. » La passion de l’écrivain pour l’opéra, découvert au théâtre Graslin, et sa passion pour Wagner, « tellement surprenante de la part de ce personnage effacé. j’ai iamginé une petite Folle journée des voix, avec des formations comme la capella de Saint-Petersburg, le meilleur chœur du monde... ».
Gracq wagnérien. René Martin, fils de commerçants et ancien batteur de rock qui s’exporte dans l’Oural... Les auteurs ne ressemblent jamais à leurs œuvres. René Martin a lui aussi, bien caché, une fibre, le goût de l’écoute, mais aussi quelque chose de plus chevillé au corps. Il a créé les Folles nuits de Marseille, Nîmes, Grenoble, Noirmoutier, à la salle Gaveau, des festivals à Tours, La Roque d’Anthéron (35 ans cette année), La Grange de Meslay... C’est l’organisateur de concerts classiques le plus courtisé du monde, ses prix sont ceux des artistes, pour qui entrer dans le sérail vaut tous les sacrifices.
Mais ce petit-fils de paysan a aussi à cœur d’animer une « vraie saison musicale à Héric, le village de mon grand-père. J’accorde la même importance et la même écoute à Héric qu’à Tel Aviv. Et si j’évolue dans un monde de forte densité communicationnelle, ici à Héric, je suis juste un gars du pays. Et il viendront à 700 écouter du piano. Juste parce que je suis l’un des leurs. »
Daniel Morvan.