vendredi 25 novembre 2016

Festival des 3 continents 2016: Destruction Babies

Le cru 2016 du festival des 3 continents propose neuf longs métrages de tous horizons, projetés au Katorza. Destruction babies revisite le thème de la violence gratuite, mode Orange Mécanique. Il a déjà été primé au festival de Locarno.

Critique

Comment ça va avec la violence dans l’empire du soleil levant ? Destruction babies brode sur un canevas des plus classiques : un adolescent cogne sur les garçons d’un quartier voisin. Puis il s’en prend, au hasard, aux personnes qu’il croise. La double dimension du film happe le spectateur : les scènes de violence se déroulent devant un public (à l’intérieur du film!) qui adore ça, et l’auteur des coups a tout du « walking dead », le mort vivant drogué à la violence.Testuya Mariko filme très bien l’univers des salles de jeux et la galerie commerciale de la ville. La chorégraphie un peu molle des bagarres contribue à anesthésier le spectateur : rien de vraiment grave ne va arriver. Justement, si.Star montante d’un jeune cinéma japonais, Tetsuya Mariko ne joue pas vraiment le réalisme brutal. Tout en louchant sur Orange Mécanique, il relit les vieux plans samouraïs à la lueur blafarde d’un smartphone. Et nous emmène gentiment jusqu’à une horreur pas si exotique.

jeudi 24 novembre 2016

Vimala Pons et Tsirihaka: On a retrouvé les clowns

critique


Grande, c’est un cirque en kit assemblé par deux artistes : Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. On les avait vus dans le collectif « De nos jours », on les retrouva (en 2016) au Lieu unique de Nantes dans un énorme bric-à-brac d’amplis, d’accessoires.
Le spectacle use et abuse de panneaux d’avertissement, de comptes à rebours, jouant avec l’illusion que tout est en train de se ficeler sous nos yeux, sur un timing finement minuté. L’enjeu est la spontanéité : donner à voir que ce qui a lieu sur scène est réellement vécu, et que cette infirmière qui porte une machine à laver sur la tête est vraiment lessivée. L’accessoire essentiel de Tsirihaka est un palan électrique sur rails qui le hisse jusqu’au sommet d’un toboggan. Vimala Pons excelle dans l’art du portage d’objets divers, allant de la colonne dorique à la feuille de papier. Tout cela n’est qu’un cadre pour faire jouer les talents multiples des deux comédiens: musiciens, mimes, danseurs, art des voix et registres mixtes, et exécution musicale en direct sur des claviers. Non, ce n’est pas du cirque, mais ce music-hall barré emprunte au cirque son sens de l’erreur volontaire, du faux pas, le rythme effréné, les assiettes cassées. Et encore : Un cercueil en carton, des fleurs fanées, l'effeuillage express d'un multicouche de robes, les crises de couple et les hurlements devant une porte fermée qui devient ascenseur ou cible de lanceur de couteaux. Un doux vent de révolte passe là-dessus, s’insurge contre l’ennui. 
On les a retrouvés. Qui ? Les clowns !

Daniel Morvan.

Née en Inde, installée en France à l’âge de 7 ans, elle pratique le tennis et le karaté jusqu’à 15 ans. Elle étudie ensuite l’histoire de l’art, le cinéma, intègre le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris puis le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne en 2006. Chez elle, tout fait corps et sens.

mercredi 23 novembre 2016

L'halleluia de Leyla McCalla à Leonard Cohen


Certains privilégiés avaient pu entendre Leyla McCalla en 2015 au sein des Carolina Chocolate Drops, groupe dont elle était la violoncelliste. Aujourd'hui, la musicienne joue en son nom propre et ajoute des cordes à son arc : au violoncelle viennent s'ajouter la guitare, le banjo et le chant en anglais ou créole. Un attirail joué avec un naturel couplé à une technique inculquée par une formation classique. Leyla McCalla tisse à part de ceci des chansons métissées où l'on retrouve des influences haïtiennes, cajuns, folk et blues. Une musique cosmopolite à l'image de la Nouvelle Orléans, ville d'adoption de l'artiste. 
En fin de tournée française, la chanteuse haïtienne était le 22 novembre 2016 à la salle Paul Fort de Nantes. Concert qui s'est clos sur un superbe "Halleluia" en hommage à Leonard Cohen.







Chanteuse et multi-instrumentiste, née à New York, Leyla McCalla a rejoint les terres métisses de Crescent City, La Nouvelle-Orléans, en 2010 où elle retrouve ses racines haïtiennes et peut enfin créer la musique à laquelle elle aspire. chantant en français, créole haïtien et anglais, Leyla McCalla joue du violoncelle, du banjo ténor et de la guitare. Alors qu'elle joue du Bach dans la rue, l'artiste est repérée et intègre le groupe Carolina Chocolate Drop. En 2013 elle sort l'album "Vari-colored songs", hommage vibrant aux textes du poète afro-américain Langston Hughes et au folklore Haïtien et Cajun.

Sur son nouvel opus "A Day for the Hunter, A Day for the Prey", (un proverbe haïtien) Leyla McCalla poursuit l’exploration des thèmes de la justice sociale et de la conscience panafricaine avec une fusion intemporelle de folk multiculturelle.

vendredi 18 novembre 2016

Elisée, l'histoire du garçon qui traversa la France à 11 ans





Juge à Nantes, Thomas Giraud raconte la vie d’Élisée Reclus (1830-1905). La vie, non : l’enfance poétique d’un géographe fou de nature. Un bouquin génial et passionnant, l’une des révélations de la rentrée.


Quelle drôle d’idée, d’écrire un livre sur la vie d’Élisée Reclus!
Vous avez raison, nombre de personnes et même de libraires ignoraient qui il était. Des lecteurs ont cru qu’il était une fille : Élisée. Ce qui a déclenché l’envie d’écrire, c’est la découverte d’un recueil de ses lettres à son frère Élie et à sa mère, Zéline. Son écriture et ses sujets me parlent beaucoup : on voit se dessiner ce qu’il sera, un géographe émotif, un auteur proche de la nature, comme Giono et Ramuz. Ce n’est donc pas la vie d’Élisée, mais son enfance passionnée par « les sinuosités et les remous » des ruisseaux…


Communard, anarchiste, libertaire, Reclus a même connu Bakounine. Votre livre n’est pas un manifeste politique. Vous avez préféré rêver votre personnage ?
Élisée Reclus est connu pour ses positions anarchistes, et son slogan : L’utopie, c’est la seule réalité. C’est un homme qui a vécu selon ses principes, avec une rigueur morale qui par exemple, semblerait faire défaut à Jean-Jacques Rousseau, qu’il admirait. C’est une figure de l’engagement, à la Diderot, mais je me suis concentré sur son éveil à la nature, avant qu’il ne devienne l’auteur d’Histoire d’un ruisseau et d’Histoire d’une montagne, et rédacteur de l’ancêtre du Guide Bleu.


Votre livre touche à l’extraordinaire, avec une traversée de la France accomplie par Élisée à l’âge de onze ans !
À l’époque on était adulte plus tôt. Il s’agit d’une expédition folle depuis sa ville de Sainte-Foy pour rejoindre un collège allemand, sur les bords du Rhin, selon le vœu paternel. Ce long chemin suit une diagonale que les géographes appelleront « la diagonale du vide ». Et là, Élisée vit une expérience intime qui annonce ce qu’il sera plus tard, il reçoit le monde sans hiérarchiser les choses, ce qui ne peut que nous étonner, nous qui voulons toujours tout ranger selon un ordre : Un arbre au bord du chemin l’émeut autant que les grandes villes.


Dans ce livre, vous mélangez fiction et biographie. On se dit en vous lisant que vous réinventez une certaine idée du bonheur à travers Élisée…
Il est né dans une famille de 12 ou 13 enfants, sa mère aimait beaucoup l’utopiste Charles Fourier, elle a inventé l’école maternelle : on a donné à ces enfants le goût des choses peu ordinaires. Cet Élisée, je le voulais intelligent et enfantin, un peu comme sur la photo de Nadar, qui capte son œil malicieux. C’est un peu Arthur Rimbaud aussi, ce garçon aux semelles de vent.


Recueilli par Daniel Morvan.
Thomas Giraud : Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes. La Contre année, 136 pages, 14 €.

"Pas un tombeau": Mon père, ce héros

Gérard Guérif, interprète de ce magnifique hommage au père

Il faut voir « Pas un tombeau », hommage émouvant d’un homme d'âge mûr à son vieux père. Et à travers lui, à tous les pères. Il faut aller voir ce joli moment de théâtre. Vous penserez à votre père, à vos enfants, vous verrez comme personne n'est mieux observé qu'un père par son fils... Composée de 280 anamnèses (souvenirs d'enfance recueillis sous forme d'une liste à la Pérec), cette pièce de Bernard Bretonnière est mise en scène par François Parmentier, avec l'acteur Gérard Guérif, qui porte ce texte avec verve et émotion. Déjà représentée une cinquantaine de fois "chez l'habitant", François Parmentier en propose une version plus théâtrale, au studio St Georges des Batignolles à Nantes.

Entretien
Bernard Bretonnière, auteur, traducteur, poète.

Quel est le sujet de cette pièce, qui semble dérouler devant nos yeux, comme un immense diaporama, les épiphanies d'une enfance ?
Le sujet de ce monologue devenu pièce par la volonté d’un comédien et d’un metteur en scène (que je remercie vivement !) est un « sujet » vivant, et unique : mon père. J’ai voulu évoquer mon père vivant, et de son vivant (il a aujourd’hui 93 ans), quand la plupart des écrivains ne consacrent de livres à leurs pères qu’après leur mort. J’ai vu dans ce projet d’écriture une forme de défi qui, bien sûr, remettait en question jusqu’aux temps de conjugaison, le présent n’étant pas révolu, ni le remords de n’avoir pas dit plus tôt, avant. J’avais encore la volonté de ne pas verser dans l’éloge ou l’hommage comme on est tenté de le faire post-mortem, je ne voulais pas faire ce que l’on appelle, en littérature, un « tombeau ». Ce père, comme tous les pères, a des défauts que le texte rappelle, ils ne sont ni oubliés, ni cachés.

Comment la mise en scène de souvenirs est-elle abordée ?
Le metteur en scène, François Parmentier, a voulu placer chaque représentation dans un cadre intime, une façon de cercle de famille, en le jouant d’abord chez l’habitant. Les souvenirs ne sont matérialisés que par la projection d’images extraites de films familiaux d’amateur (du vieux Super 8). Mais la prééminence reste à la parole : un fils raconte, confie, se souvient tandis qu’il dîne frugalement, seul, mais avec quelques chansons et musiques toujours liées à son père. À partir de cette figure particulière dont il fixe la mémoire particulière, il veut, il espère parler de tous les pères, et à tous les enfants.

Vous dites lui faire parler « une langue d’avant la TSF ». Qu’est-ce au juste que cette langue ?
J’ai voulu retrouver les mots passés de mode qu’emploie, souvent encore, mon père, comme la plupart des gens de sa génération : ainsi, la TSF, Paris-Inter, tourne-disque, réclame, etc. La langue traduit toujours une époque, et entendre aujourd’hui ces mots qu’on dirait « obsolètes » devient savoureux, et même touchant. La langue d’un père, avec le vocabulaire et les expressions « de son temps » n’est pas la même que celle de ses enfants ; et elle les amuse…

Recueilli par Daniel Morvan.

contact@aphoristes.com

mercredi 16 novembre 2016

5e hurlants: la persévérance de l'araignée

© Georges Ridel

Raphaëlle Boitel revient au Grand T avec cinq jeunes artistes issus de l’académie Fratellini.

Je voudrais vous parler de la persévérance, nous dit Raphaëlle Boitel, metteur en scène de la compagnie L’oublié(e). La persévérance des chats, celle des araignées et des hommes. Elle a travaillé treize ans avec le petit-fils de Charlie Chaplin : il y a sûrement un lien (de transmission) entre cet artiste des chutes et le travail de la jeune chorégraphe. Son goût des pieds dans le plat, des orteils qui ripent, des glissades sur les fesses.
Il y a longtemps que vous n’avez pas entendu ces rires clairs dans la salle ? Ces rires premiers, ceux du clown qui se casse la figure ? Et le vôtre, il se porte comment ? Il ira encore mieux quand vous aurez vu 5e hurlants. Un spectacle qui raconte le spectacle, nous le montre en train de se faire. Une suite de numéros, qu’on applaudit, avec de la belle musique, pour illustrer le proverbe : « Sept fois à terre, huit fois debout ».
Deux jeunes femmes et trois jeunes hommes qui jonglent, s’élèvent et chutent en musique. Le tout dans un espace clair-obscur, tendu par les tire-forts, sous l’œil d’un gros projecteur roulant, lieu sombre pour de belles fulgurances : Julieta au cœur de son cerceau et dans ses agrès, Aloïse en contorsion et glissades, Salvo dans ses sangles, Alejandro jonglant et Loïc hésitant virtuose sur son fil. Pour ce troisième opus de cirque chorégraphié, Raphaëlle Boitel nous raconte la naissance du merveilleux, la conquête de l’espace et l’invention de la précision par des artistes par ailleurs normaux, amoureux et maladroits. Un poème de la fragilité et de la force, et du trajet qu’on rêve tous de faire de l’une à l’autre, dans les deux sens.
Daniel Morvan.

© Georges Ridel
Ce jeudi 17 novembre, à 20 h, vendredi 18, à 14 h, et samedi 19 novembre, à 19 h. Grand T de Nantes. Tarifs : 25 € et 21 €. 

Annie Ernaux au théâtre: L'hyper est notre humeur


« Sur le tapis roulant, sous la verrière, on monte vers les guirlandes et les illuminations qui pendent comme des colliers de pierres précieuses ». « Regarde les lumières mon amour », c’est le titre du livre d’Annie Ernaux, qu’elle a écrit au fil de ses observations à l’Auchan de Cergy-Pontoise. Zone aveugle, « l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert ». Un lieu révélateur sur notre façon de « faire société ». Empoigner ce texte pour en faire spectacle, c’est l’autre pari de Marie-Laure Crochant, metteur en scène nantaise.
Avec sa comédienne Marilyn Leray, elle sait jouer sur la fausse banalité d’un lieu pourtant contraint, lieu de liberté surveillée, d’injonctions incessantes, de slogans (« la vie, la vraie ») de rituels (le passage en caisse automatique) et de contrôle général.
Un dressing modulable permet de faire évoluer l’espace, de cette fausse banalité à la fantasmagorie la plus effrayante, dans une mer de plastique qui nous rappelle le Vortex de Phia Ménard. Oui, l’hyper est encore dans nos humeurs et nos rituels pour quelque temps. Et Marie-Laure Crochant nous montre combien nous y sommes spectateurs de nous-mêmes et des autres.

Daniel Morvan

dimanche 13 novembre 2016

Archives des assises: 17 marques carrées

En janvier 2004, Marie *** succombait à des coups portés par son compagnon, à B***, où ils vivaient dans une caravane. C *** comparaît pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il risque jusqu'à 20 ans de prison.



Ce n'est pas ce qu'on appelle du mobilier de jardin. C'est de la misère en planches. Une pauvre table et un pauvre banc. Posés là sous les yeux des jurés. Une fois, l'adjointe aux affaires sociales de Basse-Goulaine était venue les voir. Elle, Marie ***, et lui, C ***. Deux caravanes, un hangar de branches, une table, deux bancs. C'est comme ça qu'ils s'étaient fabriqués un semblant de vie, dans une zone inondable. Avec même une plante sur la table. Marie utilisait une balayette pour nettoyer. «C'était hétéroclite et émouvant.» Émouvant comme deux êtres agrippés à la même planche dans le naufrage de leurs vies.
Le samedi 24 janvier 2004, Marie va glisser du banc. Ce sera le terme de sa longue glissade. C*** épatait ses rares copains avec son pot-au-feu. Il savait le faire. On le mangeait les pieds dans la boue, mais on le mangeait. On buvait aussi. Un pote avait apporté un cubi de rosé, un autre de rouge. Un moment, Marie ne tenait plus debout. Raide. C*** était allé chercher du bois mort pour la nuit. Il la trouve par terre, sa « petite bonne femme gentille » qui planquait les litres derrière les arbres. Elle a encore tout cassé le mobilier. Et lui qui lui achète parfois des fleurs, il va la frapper à mort. « Ce soir-là, ça a explosé. »
On ne peut pas trop imaginer ça : C*** et sa grande carcasse et elle, poids plume, 1,58 m, face contre terre dans la boue, vêtue d'une seule chemise, ivre (3,72 g dans le sang). Les dix-sept marques carrées de 22 mm sur 30 mm relevées dans le dos, les lésions d'embrochage de la plèvre et du poumon gauche par les esquilles des côtes fracturées, les plaies crâniennes ne laissent que peu de doutes : il a dû frapper très fort avec ce gros marteau, même s'il dit avoir oublié. Et pourtant, dit-il au président de la cour, « je ne pouvais pas la quitter, je l'aimais, et plus que vous croyez. » Il l'avait déjà dit à un expert : « Qu'est-ce que je l'ai adorée cette fille-là. »

Enfance

Alors, quoi ? Faire défiler les images à l'envers, depuis ce gars sombre en pull écru irlandais, costaud, impulsif, mais capable de se défendre, au gosse de la Ddass qui crut trouver l'espoir dans une famille d'accueil ? Espoir insensé : C*** croit même être aimé, être le chouchou de ce « papa » adoptif, lorsque celui-ci meurt.
« Le jour de l'enterrement, j'ai voulu entrer dans le cercueil. Je suis tombé évanoui dans l'église. »
Et ensuite, l'enfant ne cessera de s'évanouir. Tomber devient le leit-motif de sa vie. Il s'exprime en syncopes. Sa façon à lui de dire ce qui lui arrive.
Il rate son CAP horticole (lui qui adore la nature) et s'engage chez les paras. Sa façon de tomber ne doit pas plaire, et il a horreur des armes. Réformé. Il rencontre Sandra à V***. Il tombe (encore) d'une fenêtre en posant une tringle. Une petite L*** naît, mais ce n'est pas le bonheur. Sandra le trompe. Alors C*** saute dans un train qui l'amène jusqu'à Nantes. Foyer, RMI, la rue, la manche, essai de désintoxication. Et un jour, devant la mairie de Chantenay, Marie. Il tombe amoureux. Elle traîne avec les clochards, elle est avec un gars tuberculeux qui meurt. Avec C***, qui « la secoue comme un prunier » deux à trois fois par semaine, Marie va devenir la femme qu'on reconnaît à ses bandages, ses bleus et ses yeux au beurre noir.
Mais ils ne peuvent se quitter. Ils glissent ensemble, il la bat, elle se débat, mais reste. Lui aussi. Soudés dans le malheur. « J'aurais voulu faire une bonne vie avec Marie, on a toujours été amoureux. »
Mais, comme si une seule personne ne pouvait à la fois aimer, battre, compatir, dire, hurler toute cette douleur, c'est le fils de Marie, R***, qui est venu pour faire entendre une souffrance audible. Quand on a montré le lourd marteau, on a vu un gosse pleurer. Juste pleurer.

Daniel Morvan

Paru dans le quotidien le ‎mercredi‎ ‎11‎ ‎janvier‎ ‎2006: 797 mots

Hiver à Sokcho, romance à l’encre de Chine




Elisa Shua Dusapin


Le livre. Hiver à Sokcho, ou l’histoire d’un Français qui dessine et d’une Coréenne qui cuisine. Une histoire minimaliste, signée par la franco-coréenne Elisa Shua Dusapin. Diplômée d’une école suisse, elle signe ici un premier roman dont elle est aussi la traductrice, à la fois simplissime et très habile. Dans une pension de famille à la Ozu, à quelques kilomètres de la frontière entre les deux Corée, deux jeunes gens se scrutent, échangent des mots rares. Nous ne quitterons pas Sokcho, ce petit port au nord de la  Corée du Sud, où la narratrice, une jeune Franco-Coréenne, rencontre un auteur de bande dessinée venu de Normandie.
Ils ont faim, les corps sont lourds, douloureux : un simple trait d’encre peut-il les sauver ? L’essentiel se trouve dans les dessins de ce Français et dans le désir d’être dessinée de la jeune fille. « Exister sous sa plume, dans son encre, y baigner, qu’il oublie toutes les autres. Je n’en voulais pas de sa lucidité. Je voulais qu’il me dessine. » Toute la sensualité de ce livre d'esquisses amoureuses passe par les pots d’encre de Chine où l’on trempe un doigt, l’art d’extraire la poche à encre d’une seiche ou d’éviscérer le fugu, dont les entrailles sont empoisonnées. Bien sûr, tout se termine par un dessin. Un récit qui se déguste lentement, à petites gorgées…
Daniel Morvan
Hiver à Sokcho : Éditions Zoé (Genève). 144 pages, 15,50 €. Prix Robert Walser.


L'auteure: Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy, où elle obtient son baccalauréat en 2011. Diplômée en 2014 de l’Institut littéraire suisse de Bienne (Haute Ecole des Arts de Berne), elle écrit un spectacle musical avec le chanteur Thierry Romanens. Dès 2014, elle se produit en tant que comédienne dans la compagnie Sturmfrei dirigée par Maya Bösch. Entre deux voyages en Asie de l’Est, elle poursuit actuellement sa formation avec un Master en Lettres à l’université de Lausanne.

Le Silence des chauves-souris : la grâce des exilées

Le silence des chauve-souris, création 2015 de la Grange-aux-belles

Critique
Présentée en octobre 2016 au Studio Théâtre, la pièce "Le silence des chauve-souris" raconte l'histoire de deux femmes en fuite : l’une échappe à la guerre, l’autre à l’amour. Le chant de leurs incertitudes est mis en scène avec grâce, malgré quelques flottements…

Deux histoires, celles de Maya et Nour : l’une a dû faire son sac en cinq minutes pour quitter une histoire d’amour. La seconde a dû faire son sac en cinq minutes pour quitter son pays en guerre.
Dans leur colocation, sur leurs lits superposés, les deux femmes rongent leur frein et soliloquent dans un silence de mort. Née d’une rencontre de l’auteur et metteur en scène, Anaïs Allais, avec une jeune femme ayant fui la Syrie, la pièce sonde cet intervalle de stupeur situé entre le moment des bombes et le retour de la parole : « Ce que vous allez entendre, vous allez certainement vous en foutre. Qu’il soit question de guerre ou pas, vous allez vous en foutre aussi. […] Mais ce n’est pas parce que vous n’avez pas connu la guerre que vous ne la connaîtrez pas. Et ce n’est pas parce que vous n’avez pas connu la guerre que vous n’avez pas connu la guerre. »


Pas sûr de tout capter


Comme ces chauves-souris guidées par écolocation, en émettant 180 cris à la seconde, les deux femmes sondent le silence des humains. Le nôtre.
Présentée par le TU dans le cocon du Studio théâtre, la pièce bénéficie d’une belle scénographie, un rideau scindant l’espace intime et celui de l’adresse au public. Comme le dit le texte, le spectateur n’est pas sûr de tout capter, partageant lui-même l’état de stupeur des personnages.
Sommes-nous bien d’accord sur ce qui constitue le « cœur du scénario », ce qui fait qu’on veut savoir la suite ? L’irréalité des scènes se justifie par ce que vivent les personnages, moins par ce que vit le spectateur. Il flotte, jusque dans les scènes qui forment l’ancrage réaliste de cette pièce, au risque de trop nous tirer vers le poncif « amateur » des parcours administratifs et médicaux : les visites à la préfecture, chez l’ophtalmologiste, le dermato ou le gynéco. C’est drôle, mais un peu bateau.
Manque sans doute un fil rouge qui dynamiserait ce spectacle long, et une intrigue plus marquée qui permette de suivre le beau texte d’Anaïs Allais. Celle-ci, jeune et prometteuse auteure/actrice, n’en impose pas moins un univers très fort qu’on attend de retrouver dans des pièces plus lisibles.
Et, pour tenter de rattraper la goujaterie de cette critique, saluons la beauté des images scéniques produites par Anaïs Allais. C’est une belle loi du théâtre, toute œuvre a son moment de grâce absolue, qui rachète les souffrances du spectateur. Mardi soir, ce fut un merveilleux moment de tango. Juste quelques pas argentins sur la piste, qui tout d’un coup, vous soulèvent de votre siège.

Daniel Morvan.
Le 4 avril 2017 au Théâtre de l’Hôtel de Ville à Saint-Barthélemy-d’Anjou

mardi 8 novembre 2016

Le loup des steppes: Harry rencontre Hermine





Harry est un homme égaré dans le monde, déchiré par les deux facettes de sa personnalité qui se livrent bataille en lui : l’homme raffiné, qui aime Mozart, et le « loup des steppes », sauvage et misanthrope/lycanthrope. Dans le roman d’Herman Hesse, vieux bouquin de beatniks porté à la scène par Tanguy Bordage, Harry rencontre Hermine, son double. Elle va l’engager dans un parcours initiatique, de l’ombre à la lumière.

Le metteur en scène débarque avec sa faim de loup et vise le spectacle total, embrasse Mozart et étreint Michael Jackson, non sans lorgner vers la boxe, la peinture et le cabaret. Cet appétit monstrueux s’illustre dans la valse des décors, l'occupation maximale de l'espace, mais surtout l’exubérance juvénile d’une meute de comédiens prêts à tout- l’insensée Coline Barraud, le sombre Tanguy Bordage, l’élégant Kevin Laplaige, l’ahurissante Alice Tremblay. Tout y passe, jusqu’aux scènes gores et pitreries (l’imitation de Sophie Marceau à Cannes).

Défi à la culture bourgeoise, au consumérisme, ce Loup des steppes est parfois « bavard », comme disent les vieux critiques. Mais il touche trop souvent à la grâce, nous fait trop frémir pour que le génie n’y ait aucune part. La voix d’Herman Hesse sort des ombres et elle vibre. Ses mots nous arrachent à nos « existences immédiates ». Ils nous portent dans l’univers incandescent que Bordage lit entre les lignes.


Daniel Morvan.


Jusqu’au 10 novembre à 20 h 30 au Théâtre Universitaire, Chemin de la Censive du Tertre, Nantes. Durée : 1 h 50. 8 €/20 €. Réservations sur www.tunantes.fr. Tel. 02 40 14 55 14.




dimanche 6 novembre 2016

Miss Bella Donna (le papier de Christine Brûlé)

Collection Latitude Ouest, 2002


Article de Christine Brûlé paru le 21 juillet 2002.
Daniel Morvan est l'auteur de Miss Bella Donna. Plus noir qu'un polar, plus intime qu'il n'y paraît.




Il est grand le bougre. Il arrive à vélo au Lieu Unique, où il a donné rendez-vous. L'ancienne usine Lefevre-Utile transformée en restaurant, salle d'expo, salle de spectacle. Le vent du canal rafraîchit le soleil. Est-ce la Nantes de Daniel Morvan ? La ville où il vit, oui. La ville de son roman, non.
«La Nantes de Miss Bella Donna, c'est plutôt la ville rêvée des films de Jacques Demy... L'héroïne du livre, Awen, va rejoindre son salon de coiffure, à pied, mais, elle plane plus qu'elle ne marche ! Elle ne se laisse accrocher que par les gens qu'elle aime. »
Et puis, d'ailleurs, le roman de Daniel Morvan n'a pas que Nantes comme décor. Il y aussi Paule, près de Carhaix, dans le centre de la Bretagne où il situe un festival de musique (et ce sont bien les Vieilles Charrues !), et Ouessant, au cœur de l'enfance d'Awen. « Un univers qui concentre tous les mondes » ajoute Daniel Morvan.


Awen n'est pas la seule des personnages. Elle côtoie Lannurien, le tueur en série, Angel, « l'Indien », le techno qui grimpe aux poutrelles de scène du festival de rock, au milieu des champs, Jacques Kerdoncuff journaliste au Cultivateur du Perche, tellement moins candide qu'il n'y paraît, égaré dans les loges des stars. Auxquels il faut ajouter ces plantes sombres et vénéneuses, jusquiame noire et belladone qui empoisonnent les victimes du tueur et laissent traîner leur odeur bizarre partout...


Un polar comme premier roman donc ? « Un roman noir, disons plutôt ». Et il a raison. Miss Bella Donna est le contraire d'un énième bouquin avec des morts, des armes et du suspense. Plus fouillé sûrement, plus intime.
Le tueur en série par exemple ? « Il reste une énigme de souffrance. Ne laisse qu'entrevoir la torture qui l'habite. Il a roulé sa bosse, mais il est profondément ancré aux terres où il est né, habité par de sombres histoires rurales, déraciné. »
Pour Daniel, le roman entier est un retour à l'enfance. Non qu'il ait connu un serial killer, non qu'il ait jamais exercé le métier de coiffeur, mais il est originaire de la campagne, comme Lannurien.
Ses parents avaient une ferme à Plougasnou, près de Brest. « Lannurien, c'est la face noire d'une paysannerie idéalisée. Précisément, parfois, par ceux qui fréquentent ces rassemblements de musique comme celui de Paule où l'on vit le rêve d'une entente planétaire, dans un univers rural en décalage complet et que l'on ignore. »

Écrire, aussi, vient de l'enfance. « Quand j'étais gamin, pensionnaire à Lannion, je rédigeais des petites histoires. Que je louais à lire pour 10 centimes ! » Écrire, il n'a jamais arrêté. Mais il a pris des chemins de traverse, avant ce premier roman, à 47 ans. Le journalisme.
Cet étonnant métier de « locale », qui vous fait côtoyer, le même jour dans la même ville, un écrivain connu et des gens de peu, mettre noir sur blanc la langue de bois et la sincérité. « Je considère le journalisme comme un genre littéraire. Nous racontons des histoires vraies et, s'il n'y avait pas de la chair, des images, les gens nous liraient-ils ? » 
Alors, il y a dans Miss Bella Donna des petites touches qui tiennent des notes de terrain. Un genre nourrit l'autre. « Mais c'est tout. La fiction n'a rien à voir avec le journalisme. Dans un roman, tu es en reportage sur ce que tu as dans la tête ! »
Non, il le répète, le roman, c'est vraiment un retour aux premières années. « Le plaisir des mots quand on en découvre le sens. Je n'ai pas souffert : écrire était un jeu. Mais il y a quand même, dans l'acte d'écrire, un dépassement de la honte de se livrer... »
Et pour s'assurer, il faisait lire les derniers chapitres, rédigés dans sa caravane à Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique), à sa fille aînée de 16 ans. Elle ne lui aurait rien passé ! Et quand il parle de l'écriture comme un retour à l'enfance, c'est encore plus intime comme histoire : un « retour à la mère ». Un dialogue à distance avec sa propre mère.
« Écrire, je l'ai aussi vécu comme un devoir. Parce que je viens du monde rural et que je voulais écrire sur lui. Ma mère n'admirait qu'un écrivain : Jean Guéhenno. Parce qu'il était la voix du peuple.»
Un enfant, même grand, cherche toujours à réaliser le rêve qu'ont fait ses parents pour lui. Pourquoi alors n'avoir pas dédicacé ce premier roman à cette mère trop tôt disparue ? « Un de mes personnages fait ce rêve-là : il fleurit la tombe de sa mère de jusquiame noire. Un cauchemar ! On ne fleurit pas la tombe de sa mère avec des fleurs vénéneuses. On ne dédicace pas un roman noir à une mère qui révérait Guéhenno. »
Christine BRULÉ.

samedi 5 novembre 2016

Faire du théâtre amateur à Nantes: les bonnes pistes


Comédien dans l’âme, vous connaissez par cœur les répliques des Tontons flingueurs, ou celles de Cyrano de Bergerac ? Pas d’hésitation, bougez-vous !

L’agglomération nantaise foisonne de propositions : centres d’animation, écoles de théâtre, conservatoire, ateliers… Procurez-vous l’indispensable « guide des pratiques artistiques », annuaire nantais des activités artistiques amateur (1). Une pléthore de propositions, pour cultiver son art scénique sans forcer sur les vieilles dentelles. Mais avant tout, quelques recommandations pour s’y retrouver !

Précisez votre besoin
Selon que vous cherchiez à améliorer votre aisance en public, perfectionner votre diction bafouillante, renforcer votre charisme ou désamorcer l’agressivité de votre chef de service, l’offre est différente.

Testez le cours
Il faut tester le cours, afin de vérifier que vous avez les atomes crochus avec les pédagogues. Sur le papier, c’est formidable, mais en pratique ?

Évitez les cours surchargés
Inutile d’insister si votre atelier entasse les apprentis acteurs pour faire du chiffre. Cinq, sept élèves, c’est bien. Trente, c’est injouable !

Gardez-vous des gourous
On ne s’improvise pas plus prof de théâtre que maître cuisinier. Une autoformation succincte ne suffit pas. N’hésitez pas à demander le diplôme. Et si le prof est un gourou à tendances narcissiques, changez de crémerie.

Préférez les pros
Corollaire : vous êtes amateur, préférez les professionnels. De nombreuses compagnies pros locales et régionales proposent des cours. Il suffit donc d’aller consulter leur site, pour vérifier qu’elles font bien du théâtre et ont su conquérir leur public. C’est un gage de qualité, qui n’est pas liée au prix d’inscription.

Quelques bonnes pistes
Parmi les compagnies nantaises réputées, en voici quelques unes à recommander pour leur sérieux pédagogique : la Ruche, théâtre de l’entracte (tél. 02 51 80 89 13) ; Banquet d’avril (tél. 06 89 08 43 38) ; la Lina (ligue d’improvisation, tél. 02 40 30 11 76) ; les Aphoristes (tél. 09 52 71 15 72) ; le Théâtre nuit, branché comédie musicale (tél. 02 40 69 00 47) ; la Fidèle idée (pratiquestheatrales@lafideleidee.fr)…
À cette liste non exhaustive, il faut ajouter les stages proposés par le Grand T, le Pont supérieur ou l’Université permanente.
Parmi ses nombreuses activités, le pôle de la vie étudiante propose aussi un atelier de pratique théâtrale chaque mercredi au Théâtre universitaire. Gratuit, ouvert aux étudiants et aux personnels de l’université.
Daniel Morvan.

(1) Le guide des pratiques artistiques 2016-2017, édité par la ville de Nantes. Il recense toutes les compagnies, associations et structures assurant cours ou formations (en musique, chant, danse, théâtre et cirque). Gratuit, dans les lieux culturels ou à la Direction du développement culturel, 2, rue de l’Hôtel-de-Ville, à Nantes.
La fidèle idée, l’une des compagnies que nous recommandons pour la qualité de leur formation.

vendredi 4 novembre 2016

Cet acrobate qui déplie l'espace de Georges Pérec



Théâtre. Le metteur en scène Aurélien Bory rend hommage à Georges Perec, dans sa création intitulée Espæce. Un spectacle sans mots mais qui évoque l’enfance de l’écrivain. Une merveille de mise en scène, de scénographie, et une lecture inventive de Pérec.







Comédien, acrobate, directeur artistique de la compagnie 111, Aurélien Bory aime mêler théâtre et cirque, opéra et contorsionnisme. Sa spécialité est de plonger des artistes dans un univers inconfortable, et de voir ce qu’ils deviennent : plan incliné, chapiteau caoutchouteux ou forêt de fils, ils sont toujours confrontés à un espace singulier, riche de surprises et de machineries.

Espæce, sa nouvelle création, a pour origine un livre de Georges Perec, Espèce d’espaces. Présentée cet été à Avignon, cette courte pièce démarre sur un espace vide. Qui va se remplir «comme dans un cauchemar », dit Aurélien Bory.
« Perec était un arpenteur d’espace, il marchait beaucoup. En lisant ce livre, j’ai eu l’intuition de ce spectacle et de son sujet : Un espace inhabitable que l’espèce va tenter d’habiter. Contrairement à mon habitude, je pars d’un plateau nu, et de la disparition de l’espèce. »

Conceptuel ? Un brin. Il faut être joueur, aimer les puzzles, énigmes et clefs secrètes : « Je pars de cette phrase du livre de Perec : Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Tout un programme. Et toute une histoire, celle de Georges Perec, dont l’œuvre est hanté par la disparition - titre d’un de ses livres. Ses jeux de mots les plus anodins, en apparence, portent l’ombre du 3e Reich et de la mort de sa mère, Cécile/Cyrla : ses traces sont disséminées dans l’œuvre. elle est dans W ou le souvenir. Le « W » du titre, c’est celui d’Auschwitz, où fut déportée sa mère en 1943.

« La raison première de son écriture est l’autobiographie. Il dit vouloir laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
Écriture d’une pudeur extrême, jouant avec les vrais souvenirs (les « scènes primitives »), et celles qu’il imagine. Quel écho ceci éveille-t-il dans l’imaginaire de Bory ? « La question des espaces flottants, le fait d’être de nulle part constituent mon rapport au monde et au théâtre… Le théâtre, c’est l’endroit d’où l’on voit. » Et d’où l’on imagine mieux ce que la vie a décidé de rendre flou : enfance, mère disparue, voici qu’ils retrouvent leur lieu et leur espace. Une espèce d’espace.

Daniel Morvan.

« Espæce » est l’au-revoir d’Aurélien Bory au Grand T. Il clôt six ans de compagnonnage avec la salle de Loire-Atlantique, où quatre de ses onze spectacles ont été créés, depuis 2011 : Géométrie de caoutchouc, Plexus, Azimut et cette année Espæce.

mardi 25 octobre 2016

Entretien avec Pierre Bergounioux: du petit monde à la vaste planète

Pierre Bergounioux est l'un des écrivains contemporains majeurs. Son oeuvre traite de la fin d'un certain monde, celui des campagnes françaises et de sa Corrèze natale. Je remets en ligne l'entretien à distance rédigé avec lui en 2015.

Entretien

Pierre Bergounioux, né le 25 mai 1949, à Brive-la-Gaillarde, écrivain et professeur retraité.

Mercredi, au Lieu unique, vous vous entretenez avec Philippe Cognée. D'où vient votre proximité avec ce peintre de la région nantaise ?

Philippe Cognée est un peintre talentueux, de réputation internationale. Mes fantaisies métalliques sont un délassement tout privé, marginal et passager, à l'âpre abstraction du travail de plume. Philippe Cognée et moi avons exercé conjointement à l'École des Beaux-arts de Paris (j'ai pris ma retraite il y a un an). J'ai pu lui dire combien son travail me touchait et que je me réjouissais, avec ça, de le compter parmi les vivants.

Vous êtes l'auteur d'une oeuvre considérable, riche d'une soixantaine d'ouvrages. Comment définissez-vous votre travail ?

Il se trouve que j'ai vu le jour au milieu du siècle dernier, dans une province rurale, encore patoisante. Mais j'ai bénéficié aussi du premier des privilèges, qui est le loisir studieux, découvert la culture lettrée, le haut degré de conscience qu'elle peut introduire dans l'existence. Or, cette culture n'a longtemps reflété que la vie des groupes installés dans l'honneur et la puissance, l'aristocratie, la bourgeoisie citadine. J'ai ressenti le besoin de porter dans ce registre second, facultatif, explicite, le petit monde qui m'avait porté. Il était, depuis la nuit des âges, obscur à lui-même, fermé au plan général comme à sa propre particularité, pauvret, muet. Jean-Claude Pinson [qui anime la soirée de jeudi] ne fait pas autre chose mais avec d'autres moyens, poétiques.

Comment réagissez-vous aux jours de terreur que nous venons de connaître ?

Comme l'écrasante majorité d'entre nous, j'ai été révolté, atterré par l'intrusion de la barbarie dans les locaux de Charlie Hebdo. La liberté d'expression est une acquisition imprescriptible des sociétés développées. La raison est cette faculté qui nous élève au-dessus de l'animalité. On ne peut tolérer que des imbéciles exécutent froidement des hommes qui n'ont pas le discutable privilège de partager leurs convictions irrationnelles, non démontrables, non universelles.

Votre analyse sur les causes de cet assaut contre la liberté ?

Nous découvrons, vingt-cinq ans après, les séquelles de l'autodestruction du socialisme réel. La responsabilité du chaos planétaire incombe, en dernière instance, au Soviet Suprême. Il n'a pas su rendre souhaitable, inéluctable, l'idéal égalitaire qu'il était chargé de faire descendre du ciel, où le christianisme (qui est historiquement une religion d'esclaves) l'avait situé, sur la terre. Que les terroristes s'en prennent à des alliés objectifs, découle de la médiocrité de leurs ressources matérielles, intellectuelles. Le mot de Marx : « La religion est l'esprit des situations sans esprit ». Et, pour finir, cette banderole que j'ai vue, le 11 janvier, place de la Nation, à Paris : « C'est dur d'être tué par des cons ». Oui.

Dans ce XXIe siècle globalisé, où placez-vous vos espoirs ?

L'universel, qui était resté longtemps une abstraction philosophique, est entré partout dans les faits, dans la vie des gens. C'est la globalisation, l'occidentalisation du monde. Le péril est donc général, avec la suraccumulation du capital et la baisse inéluctable du taux de profit. La religion reverdit sur les décombres de la philosophie de l'histoire, après la défaite historique du mouvement ouvrier à l'échelle internationale. L'horizon est bien sombre.

Daniel MORVAN.

jeudi 20 octobre 2016

Profession: poseur de bonnes questions #boutouillet


Rentrée littéraire oblige, les venues d’auteurs se succèdent chez les libraires. Derrière ces événements, un métier, animateur. Entretien avec le nantais Guénaël Boutouillet.






Animateur littéraire, quelle est la réalité de ce métier? Comment vous démarquez-vous de la simple promotion d’auteur?
Travaillant avec Vent d’Ouest, j’y suis attaché (comme avec la Vie devant soi), pour une question de sens. Le choix des auteurs invité se fait en coopération avec les libraires: je passe les voir régulièrement, on décide ensemble. Ce que j’apporte à ces rencontres d’auteurs? Je crois que je sais les faire parler, j’ai déjà 150 tables rondes au compteur!



Mais comment décide-t-on d’inviter un auteur, connu ou pas? C’est une lutte au couteau entre libraires?
Pas du tout! Il y a de la place pour tout le monde, surtout dans une rentrée littéraire aussi riche que celle de 2016. Si j’invite Bertrand Belin à Vent d’ouest, c’est parec que je suis depuis longtemps en cheville avec l’éditeur. Mais c’est un an et demi de travail pour l’avoir. Cécile Minard, c’est elle qui a voulu venir à Vent d’Ouest. Jablonka a été invité par le rayon sciences humaines de la librairie avec le Lieu Unique. Mauvignier aussi nous a choisis parce que Vent d’ouest est une « librairie Minuit », qui défend cet éditeur depuis toujours. Mais par ailleurs, Charlotte Desmousseaux a mis une OPA amicale sur Sylvain Prudhomme (Légende, l’Arbalète). Mathias Enard est allé une première fois chez Coiffard, puis après son prix Goncourt à la Vie devant soi. Il n’a pas forcément dit les mêmes choses.


Autre aspect de votre travail, la découverte des auteurs locaux.
Oui, c’est le cas d’Alexandre Seurat, d’Angers, pour son remarquable Administrateur provisoire, ou encore d’Eric Chauvier, qui travaille à l’école d’architecture. Ce n’est pas une histoire de combat, nous sommes ravis d’avoir des gros vendeurs et aussi des découvertes.


Le public nantais est comblé. Mais les autres, "en campagne"?
Je suis aussi médiateur à contre-temps. J’anime aussi des rencontres a posteriori dans les médiathèques de campagne. Nous vivons dans un très haut régime d’information. L’idée n’est pas d’en rajouter mais de fabriquer un moment de sens, une heure d’échange unique, qui ne se reproduira pas.
En 150 rencontres, quelle est votre plus belle question?
Version blagueuse : à Maylis de Kerangal, dans une médiathèque, après un long préambule à propos notamment du mouvement dans son oeuvre, finir par « avez-vous fait bon voyage? » Réponse : 12 minutes, magnifiques!




Rencontres Vents d’Ouest, à 19h30:

— Bertrand Belin ( Editions POL), mardi 8 novembre
— Céline Minard ( Éditions Rivages), jeudi 10 novembre
— Laurent Mauvignier ( Les éditions de Minuit) jeudi 17 novembre
— Ivan Jablonka (Editions du Seuil), mardi 22 novembre, au lieu unique, à 20h

Vent d’ouest, 5 place du Bon Pasteur, 44000 Nantes. Tél. 02 40 48 64 81

mercredi 19 octobre 2016

Trois raisons d’aller écouter Leyla McCalla

Photo Sarrah Danziger
Folk cajun et violoncelle, formule inédite inventée par cette nouvelle étoile de la renaissance créole.





1. Magie du folk créole
Bayou louisianais, folklore haïtien, formation classique : le secret de Leyla McCalla est cette triple distillation des sources musicales. Débuts confidentiels au seul des Carolina Chocolate Drops. Violoncelliste de formation, elle quitte New York pour La Nouvelle-Orléans. Alors seule dans les rues de Crescent City, elle joue des suites de Bach.


2. Poésie des origines
C’est dans la rue que la jeune Haïtienne concocte son nouveau son, en chantant les poèmes de Langston Hughes (1902-1967), leader de la Harlem Renaissance.



3. Beauté superscénique
Illuminant ces poèmes de folk et blues, elle se produit sur scène avec violoncelle, banjo et pedal steel guitar. Découverte à Jazz sous les pommiers, après un rodage parisien, elle s’offre même un mini-tube blues, A Day For the Hunter, a Day for the Prey, extrait de l’album qui porte le même nom.



Mardi 22 novembre à 21 h. 20 €/18 €. Salle Paul-Fort, 9, rue Basse Porte, 44 000 Nantes.
T. 02 51 72 10 10

"Tout ici sent le soufre": Il y a 100 ans, la rencontre Breton-Vaché #surréalisme



Une journée d’études saluait en octobre 2016, à Nantes, le centenaire de la rencontre entre André Breton et Jacques Vaché à Nantes, dans les locaux du lycée Guist’hau. Plusieurs manifestations s’emploient d’octobre à décembre à rendre hommage à cet événement fondateur, et d’en rendre sensible la mémoire sur les lieux mêmes de son avènement. Entretien avec le maître d'oeuvre de ce centenaire nantais, avec quelques vidéos YT sur Vaché, Breton et le surréalisme.


RMN

coll. perrin





Entretien
Thierry Brigandat, professeur de lettres.




André Breton et Jacques Vaché se sont rencontrés à Nantes. Dans quelles circonstances?
Breton, après avoir fait ses classes à Pontivy, est affecté à Nantes. Il occupe la fonction d’ « interne provisoire » à l’Ambulance Municipale n° 103 bis, 2 bis rue du Boccage. Il y restera de juin 1915 à juillet 1916.
Jacques Vaché, blessé sur le front en septembre 1915, est rapatrié sur Nantes en novembre 1915. Est en convalescence rue du Boccage jusqu’en février 1916.
C’est donc entre fin 1915 et début 1916 que Breton fait la rencontre de Vaché. Nous présenterons lors de l’exposition qui se tiendra à partir du 3 novembre des documents inédits sur le séjour de Vaché au lycée Guist’hau.




En quoi cette rencontre est-elle décisive?
Breton a toujours présenté, jusque dans ses derniers textes, cette rencontre comme capitale, d’où la phrase de Breton placée en exergue pour notre journée d’études : « sans lui, j’aurais peut-être été un poète ».
Cette rencontre amène André Breton à revoir toutes ses admirations littéraires et tout l’héritage dans lequel il entendait se fondre. Vaché oblige Breton à décaper sa perception de la poésie et de la création artistique, en général,  à réévaluer ses fascinations pour Mallarmé, Rimbaud, Valéry, Apollinaire même.
Seuls existent aux yeux de Vaché Jarry et son humour dévastateur. Il est en cela la préfiguration de l’esprit Dada avec lequel Breton entrera proprement en contact début 1919.
Sans cet ébranlement, à Nantes, de tout ce à quoi croyait Breton en matière de poésie, l’esthétique du surréalisme n’aurait peut-être pas pris aussi vite après la guerre cet essor.




Le surréalisme est-il né à Nantes?
Le surréalisme n’est PAS né à Nantes. Le surréalisme est une aventure collective, qui ne peut naître qu’avec le concours de Reverdy, Soupault, Aragon, puis Eluard, Desnos, Peret, à Paris.
Mais il y a à Nantes une conjonction frappante, un élan qui tient à la rencontre en un même lieu – l’hôpital militaire – de Vaché, d’André Breton et de Théodore Fraenkel, un copain de lycée de Breton, avec qui il a commencé ses études de médecine, affecté lui aussi rue du Boccage, amoureux de poésie et passionné de Jarry, compagnon de route, en retrait, mais efficace, du surréalisme des débuts.
De même, la fréquentation de ce qu’on a appelé le « groupe de Nantes » a amené Breton à infléchir ses conceptions littéraires et artistiques.
Difficile dans ces circonstances de ne pas penser au « hasard objectif » que Breton évoque dans Nadja.
Surtout, quand on sait que Vaché meurt – début 1919 – au moment même où Tzara s’apprête à rencontrer Breton ; rencontre que Breton avait acceptée avec l’idée d’associer Vaché à ce qui s’annonçait comme la promesse de la mise en œuvre d’une démarche artistique radicalement nouvelle.
On a coutume de dire que le surréalisme est directement issu des convulsions de la Première guerre mondiale. Le surréalisme est peut-être aussi né d’une mort qui s’est jouée à Nantes dans une chambre d’hôtel de la place Graslin. Le surréalisme est peut-être le fruit d’un deuil impossible, celui de l’ami, à qui Breton restera fidèle sa vie durant.



Ce centenaire est-il l’occasion d’une réévaluation du rôle de Vaché, malgré l'absence d'œuvre ?
Ce centenaire s’emploie à raviver une mémoire. D’abord, à faire prendre conscience aux lycéens qui viennent tous les jours au lycée Guist’hau que ces murs ont une histoire, et que, dans une période où on revisite le souvenir de la Grande guerre, ce souvenir peut être convoqué dans l’espace même qui leur est le plus quotidien.
Ce centenaire s’emploie aussi à rappeler que Nantes est une ville littéraire, qu’on s’y est passionné, qu’on s’y passionne pour la littérature.
Pas de réévaluation, donc, car pas d’œuvre, au sens véritable du terme, de Jacques Vaché, mais le retour vers le moment des fondations, ce moment où tout est encore en germe, en fermentation… (Ce centenaire va permettre néanmoins de réévaluer, autour des universitaires spécialistes de Vaché et Breton, la part du mythe dans la construction de la légende Vaché, et la part de la réalité, notamment autour de la biographie de Vaché, en préparation, qui entend présenter l’homme au-delà de la légende, autour de nombreux documents inédits).



L'historiographie locale n'a guère les moyens ni le désir d'analyser le fait littéraire; elle n'a rien apporté de décisif non plus sur les faits. Que sait-on vraiment de cette rencontre, au-delà des images d'Epinal?
Peu de choses, tributaires que nous sommes de notre presque unique source : André Breton. Je ne vois quant à moi vraiment pas de quoi bâtir une image d’Epinal. Tout sent ici, sinon le soufre, du moins l’anticonformisme le plus assumé, dans ce qui vient mettre à mal les valeurs et l’ordre bourgeois. Jacques Vaché est un fils d’officier, d’une famille honorablement connue à Nantes, qui, en commençant des études aux Beaux-Arts, se prend de passion pour le dessin de mode, affecte un dandysme outrancier, pratique la dérision systématique à l’égard de toutes les valeurs établies – y compris la gloire littéraire –  tout en choisissant de s’engager volontairement dans le premier conflit mondial. Sa mort précoce – « dernière fourberie drôle », selon les mots d’André Breton – est un défi aux bonnes mœurs : consommation d’opium et soupçon d’homosexualité…
Difficile de tisser le récit édifiant susceptible d’alimenter les rubriques d’une histoire locale sans heurts.



Lit-on encore les surréalistes?
Je serais tenté de répondre : tout le monde aujourd’hui lit les surréalistes. Dès lors qu’on lit un des auteurs importants du XXe siècle, on court le risque d’aborder un auteur qui a été lié à un moment ou à un autre au surréalisme : lire Aragon, c’est lire un surréaliste, lire Gracq tout autant, lire Leiris, lire René Char, Eluard, Yves Bonnefoy. Tout le monde ne se cantonne pas à Sartre et Camus, adversaires résolus du surréalisme… Plus grand mouvement littéraire du XXe siècle, puisqu’il court de la fin années 1910’ à la fin des années 1960’, il fait toujours l’objet aujourd’hui de recherches universitaires, de thèses, de découvertes. Nombre d’écrivains contemporains continuent de s’inscrire dans le sillage du mouvement qui voulait « changer la vie ».


Recueilli par Daniel Morvan.



mardi 18 octobre 2016

Detroit, survie d'une ville américaine

Marianne Rubinstein © DR



"Ecrire sur l'économie, mais de manière vibrante, incarnée, pour tenter de saisir ce monde changeant, lui donner de la matière et y trouver une entrée, un point de passage par où se faufiler": Marianne Rubinstein définit ainsi son projet au début de ce portrait d'une ville américaine désertifiée et livrée à la violence, Detroit. Parce que c'est elle, professeur d'économie depuis 20 ans, mais aussi romancière: Marianne Rubinstein partage son écriture entre fiction (ses romans) et non-fiction (ses deux enquêtes sur la mémoire juive). Parce que c'est Detroit, la ville qui "a tout connu avant les autres. Le fordisme dès les années 1910, la folle croissance pendant la Seconde guerre mondiale (Detroit était alors l'arsenal de l'Amérique) la désindustrialisation à partir des années 50." Condensation d'une double expérience en un seul livre, où l'effondrement de Detroit et celui d'un modèle d'exploitation du travail ne seraient pas sans rapports avec le génocide des Juifs d'Europe: survivre à un cancer, et se projeter dans ce capitalisme qui, à travers l'économie de la survie dont Detroit est le laboratoire, se renforce de ce qui ne le tue pas. C'est un projet littéraire à la manière d'un Michael Gondry dans sa "conversation animée avec Noam Chomsky", une méditation sur la fin de l'idée de croissance et le modèle urbain qui, dit-on s'esquisse à Detroit, ville dont le roi, Ford, était un admirateur de Hitler. Detroit et l'usine Ford, le coeur du réacteur capitaliste, dont l'organisation n'est pas sans rapport, assure Marianne Rubinstein, avec les camps nazis: les deux combinent industrialisation et massification du travail. On le voit, la métaphore de la survie a des implications critiques fortes à l'endroit d'un modèle de production qui, comme le notait Céline à la suite de sa visite chez Ford en 1925, comme médecin de la SDN, préférait les ouvriers "les plus déchus physiquement et psychiquement".

Fille d’un «Juif né à Paris de parents apatrides» et d’une «Bretonne de Carantec», Marianne Rubinstein est bien placée pour cet exercice de pas chassés de l'histoire à l'autobiographie, de l'existentiel à l'économique. Elle se sent même un peu chez elle à Detroit, ville où ses grands-parents juifs polonais auraient pu choisir d’émigrer : « Ils auraient vécu leur vie, plutôt que la déportation et la mort.» Cette exploration d’une ville américaine en crise est aussi un émouvant autoportrait.

Daniel Morvan.


Marianne Rubinstein : Detroit, dit-elle. Éditions Verticales (Gallimard), 166 pages, 16 €.






Après l'affaire Cantat, Wajdi Mouawad avait failli abandonner le théâtre






Wajdi Mouawad à Nantes en 2016: "j'ai voulu abandonner le théâtre pour écrire des livres"



Le diptyque « Les mourants » marque la fin de votre association avec le Grand T, la scène de Loire Atlantique. Quel est votre regard sur toutes ces années d'artiste associé ?

Le Grand T est devenu un foyer pour moi, j’ai même déménagé à Nantes avec ma famille. Je n’ai pas triché, des amitiés se sont nouées : les directeurs Philippe Coutant et Catherine Blondeau, les metteurs en scène Anaïs Allais et Sébastien Barrier. Nous aurions pu travailler davantage avec les compagnies locales et le conservatoire, mais je n’ai pas le sentiment d’avoir été un simple prestataire de services.

Votre plus beau souvenir ?
Un tout petit, mais le plus beau : la rencontre publique avec Elisabeth de Fontenay à propos de l’animalité et du « silence des bêtes ». Devant une salle pleine avec les ados du projet « avoir 20 ans en 2015 », et un public de tout âge. Une petite heure avec cette grande femme…

Le moment le plus terrible ?
Celui où j’annonce aux acteurs que j’annule Ajax, étant incapable de l’écrire. Et le plus beau, trois jours plus tard, où je leur amène le texte écrit dans ces trois jours.

Un miracle ?
Non, Catherine Blondeau. Elle ne m’a pas dit : « arrête de faire l’enfant, Wajdi, les abonnés comptent sur toi ». Mais seulement : « essaie encore un peu, deux ou trois jours ».

Votre plus grande déception ?
Je dirai plutôt une douleur. Tout ce qui a entouré la création de Des femmes en 2011 avec Bertrand Cantat (1), et qu'on a appelé l'affaire Cantat. J’étais peiné pour tout le monde : les acteurs, Bertrand Cantat, la famille de Marie Trintignant, le public choqué et ceux qui étaient choqués qu’on soit choqué. J’ai été sévèrement jugé pour ça, jusqu’au Québec. Ce fut une erreur de ne pas avoir anticipé cette polémique, mais c’est dans ces moments-là qu’on compte ses amis.



C’est aussi dans ces années que vous êtes aussi devenu romancier ?
Après cette affaire, j’ai voulu abandonner le théâtre pour écrire des livres, au moment de la sortie d’Anima (Actes sud). Je me suis enfermé un mois au grand T, pour voir si j’avais tout de même encore envie de faire du théâtre. C’est là que j’ai trouvé les nouvelles formes des derniers spectacles. Ce furent quatre années merveilleuses.

Mais le romancier ne s’est pas avoué battu ?
Depuis deux ans, une nouvelle histoire me passionne. Je porte ce secret, il me préserve. Et puis une aventure inouïe commence, celle du théâtre de la Colline…

Quel est votre projet, au théâtre national de la Colline ?
C’est un lieu puissant, qui appelle à être habité par une vision du lien d’hospitalité et du lien social. Le geste le plus révolutionnaire aujourd’hui est celui de l’amour, de la douceur et de l’amitié. Comment s’adresser aux jeunes, créer un lieu de naissance et d’apparition au monde, mon projet, ce sont toutes ces questions.



Recueilli par Daniel Morvan.




1 : En 2011, une âpre polémique agita Avignon, où Bertrand Cantat, ex-chanteur de Noir Désir, devait chanter les paroles du chœur dans la trilogie Des femmes. Il dut y renoncer.
Depuis septembre 2011, Wajdi Mouawad fut artiste associé au Grand T, théâtre de Loire-Atlantique à Nantes. Il est nommé en avril 2016 directeur du théâtre national de la Colline.

samedi 15 octobre 2016

Stratégie pour deux jambons: la parole des bêtes


C’est une vie monacale et réglée, de l’engraissement à l’abattoir, sur une surface de deux mètres carrés : « Je ne sais pourquoi, dit le cochon, l’idée d’exercer ma liberté à l’intérieur d’un carré m’est d’un précieux réconfort. »
À proximité des bains-douches, le TNT est le bon endroit où installer un carré de paille et ce seau d’eau, où le comédien Didier Royant boit parfois. Il fait noblement parler l’animal, optant pour l’épure, avec une belle fragilité teintée de lyrisme. Il se projette fièrement en carcasse, plaignant le verrat pour son manque d’idéalisme.
Voilà pourquoi il faut voir cette pièce: L’acteur y est grand, et fait aussi bien la bête que l’homme. Le texte est formidable (l’œil de Beckett s’y posa avec intérêt). L’auteur (breton) Raymond Cousse est un « suicidé de la société » à redécouvrir.
Et l’attelage fonctionne entre l’acteur et sa coach Solenn Jarniou, qui a su trouver le ton juste pour servir ce texte ciselé, voltairien, godelureau. Cousse a bricolé avec style un « discours de la servitude volontaire » porcin : Millésimée 1979, cette Stratégie pour deux jambons s’entend différemment aujourd’hui. Les vidéos d’abattoir diffusées par l’association L214 ont changé la vision.
Ce « destin de cochon » n’est pas une simple métaphore du capitalisme, il est bien le sujet de la pièce. Peut-on définir l’humain sans aussi interroger le silence des bêtes? C’est ce que fait cette pièce, avec talent.

Du mercredi 19 au vendredi 21 octobre, à 21 h, au TNT, allée de la Maison-Rouge, Nantes.
Daniel Morvan

Du 19 au 21 octobre 2016 à 21h. TNT, allée de la Maison-Rouge

jeudi 13 octobre 2016

Les onze terreurs de Pierre Michon

L’histoire de la Révolution française à travers celle d’un tableau. Pierre Michon © Jean-Luc Bertini   

 

Les Onze, de Pierre Michon, aborde l’histoire de la Révolution française à travers celle d’un tableau : le portrait collectif des onze membres du Comité de salut public. Pierre Michon a écrit les trois premiers chapitres en 1993, et a terminé l’ouvrage en 2008. « Les Onze » a paru le 24 avril 2009. Voici la version complète de l'entretien réalisé à cette occasion.

Entretien

Pierre Michon, auteur de Les Onze


Quelle est la part de fiction dans cette histoire ? Pardonnez cette ignorance, mais le peintre François-Elie Corentin est-il si connu ? Et ce « célèbre tableau », Les Onze ?
Un des chapitres des Onze que je n’ai pas publiés commençait ainsi : « Imaginez, Monsieur, cet être improbable : quelqu’un qui ne connaîtrait pas Les Onze » : Cet être existe, c’est vous, Daniel Morvan! Et vous n’êtes pas le seul : plusieurs amis (dont Emmanuel Carrère) se sont excusés de «leur ignorance». J’en suis extrêmement satisfait : c’est que j’ai fait exister le tableau, on y croit !
Malheureusement, Corentin et Les Onze sont pure fiction. Mais comme j’ai pris l’habitude d’écrire en partant de faits vrais, on croit que là aussi, c’est tout vrai. Je bénéficie de la présomption de vérité. Mais c’est du roman !

Écrire l’histoire, c’est toujours faire œuvre de romancier ou d’artiste ?
L’histoire n’a pas de sens, sinon celui d’une belle tragédie. Borges disait que l’histoire des religions est une branche de la littérature. Mais on peut le dire de l’histoire tout court.

Dans ce livre, il est autant question d’étoffes que d’idées. La vérité de la Terreur serait-elle plus dans le « manteau de soufre » de Couthon que dans ses convictions ?
La matérialité m’intéresse bien plus que l’abstrait. Les textes sur l’institution politique, etc., me tombent des mains. La fraise que portent au cou les hommes du début XVIIe m’en apprend plus que les traités politico-juridiques. De même l’uniforme tricolore « à la nation » des Représentants en mission.
Plus simplement : il s’agit ici d’un tableau de peinture, c’est-à-dire d’une discipline dans laquelle l’habit fait le moine.

Quelle ambition est à l’origine de ce texte ? Et qu’est-ce qui a été surmonté pour que les Onze finissent par paraître ?
L’idée m’en est venue en 1993, au bicentenaire de la Terreur (qui est à mon sens la vérité de la Révolution, plus que 1789). J’ai alors écrit, il y a quinze ans, les trois premiers chapitres. Puis je suis passé alors à la rédaction de La Grande Beune. Mais ce texte flottait toujours dans mon esprit.
Ce qui a été surmonté, dans les quinze ans qui séparent la rédaction des deux parties, c’est ma crainte des opinions partisanes concernant la Révolution. J’ai eu en 2008 le culot que je n’avais pas eu en 1993 : celui de mettre cet événement sous verre, protégé sous une vitre blindée, comme l’est mon tableau.

Pourquoi ne pas avoir traité directement du sujet (la Terreur), sans en passer par la peinture ni par Michelet ?
J’aurais couru le risque d’enfoncer des portes ouvertes. Mon texte fait appel à des échos (c’est une chambre d’échos) dont le plus visible est Michelet. Mais il y a aussi, moins visibles, de Maistre, Sade, Marx. Et même Shakespeare, qui a représenté la Terreur bien avant la Terreur !

Le « Pierrot » à la Watteau, qui est un peu votre double et qui apparaît souvent dans vos livres, devient ici un « Robespierrot » régicide et parricide !
Toute histoire de la Révolution est une histoire de meurtre du père. C’est la horde des origines, comme dans Totem et Tabou de Freud : les fils, les frères (les Onze) tuent le père (le roi), et fous de culpabilité s’entretuent.

Comment composez-vous une scène aussi complexe que celle de la convocation du peintre ?
Faire tenir ensemble des éléments et des métaphores disparates : les os morts des saintes, l’or, les bicornes, les cloches, les chevaux, Michelet et Lascaux : je ne peux pas vraiment en parler, mais c’est là que réside le plaisir propre à la production d’écriture, à la joie de la trouvaille, des trouvailles multiples, et au glaçage final de tout cela dans le texte lisse.

Recueilli par Daniel Morvan.

Pierre Michon : Les Onze. Verdier 2009, 140 p., 14 €. Et aussi : Pierre Michon, un livre CD d’Agnès Castiglione. Ed. Textuel, 132 p., 19 €.






Pierre Michon © DR