Si Hemingway vivait et visitait Nantes, c'est à la Conga des Bananes qu'il mangerait, en écoutant Compay Segundo. Et peut-être dirait-il, en exagérant un peu : « La Madeleine, c'est La Havane ».
La preuve que les artistes sont bien dans leur quartier, c'est l'espadon de la Conga des Bananes. Un bar-restaurant sans bananes, mais avec congas. « L'idée de ce nom vient d'un titre d'une bande dessinée de Hugo Pratt. » Alain Peneau a découvert la Madeleine par hasard, en cherchant un lieu pour y loger son rêve de restaurant carribéen, avec un magnifique espadon de résine. « La Madeleine, ce n'est pas le centre ville. Quand on vient ici, c'est parce qu'on a décidé de manger ou de boire un verre à la Conga des Bananes, comme on va à la Belle Équipe ou à la Civelle. Manger ou boire, pas les deux : j'ai découvert ça, les Nantais aiment bien commencer dans un lieu et continuer ailleurs. » Ou l'inverse. Donc, pas le centre ville. D'ailleurs, ce quartier si vivant le jour est, de l'aveu du restaurateur, aussi désert la nuit que la rue principale de La Ferté-Bernard un soir de couvre-feu. « La Madeleine devient un quartier résidentiel, avec beaucoup d'employés du secteur tertiaire. Les squats tendent à disparaître, car on détruit beaucoup d'entrepôts. Cela risque d'altérer le pittoresque, mais les résidents cherchent un environnement plus calme. Ceci dit, nous n'avons jamais eu à nous plaindre des squatters. » Alors, cette conga ? « La conga, c'est un rythme des Caraïbes. A cause des bananes, les gens croient qu'il s'agit d'une ancienne mûrisserie. En réalité, il s'agissait d'une boulangerie. » Ici, on peut déguster sans honte un Romeo Y Julietta, un Monte Cristo ou un Davidoff de la cave du maître de maison, un vieux rhum de La Havane ou de Port-au-Prince, un curry ou un colombo, plats de porc ou de volaille, accompagnés de sauce épicée d'origine indienne. Et écouter de la musique exclusivement acoustique et non amplifiée, en compagnie de personnes qui ne sont pas seulement ces « quadras BCBG » qu'Alain Peneau pensait attirer. « Ici, les 20 ans et les 70 ans cohabitent très bien. »
Le merle et l'androïde
Une mûrisserie, en voici une : rue Émile-Péhant, avec ses claires-voies. Nous sommes à l'Artomatique, un ancien garage automobile simplement rebaptisé en changeant le « u » en « r ». L'Artomatique, lieu officiel d'un collectif d'artistes, héberge neuf ateliers d'artistes répartis dans des coins de garages et des soupentes signalés par des anciennes plaques bleues de rues.
Cédric Angelin, par exemple, travaille rue de l'Aveyron. Cet ancien élève de l'école Boulle prépare un beau fond rouge, où il a peint des carrés d'or. Ce qu'on peut souhaiter de mieux à un habitant du quartier, c'est d'avoir ce tableau sur l'un de ses murs. Un colosse passe, portant négligemment une poutre de chêne sous le bras. « Ici, c'est un superbe endroit.
En l'an 2000, un coup de bulldozer là-dedans et hop, terminé ! Mais je préfère être là qu'à ne rien faire dans la rue. Pour le reste, voyez le président. »
Au fond de la cour, un hangar en planches abrite le lieu des fêtes du collectif. Très excité, Axel Rhod prépare une soirée DJ « spatial kitsch ». Avec des planches récupérées dans des bennes à ordures, il fabrique des soucoupes volantes où, vendredi, les disc jockeys vont emmener tout le monde dans les mondes intergalactiques de la house et du trip hop.
Axel Rhod n'a pas le temps. Trop speed, mais bon, cinq minutes alors. T'as du feu ? « Je ne m'implique pas directement dans l'association de l'Artomatique, car je démarre un peu dans mon travail de sculpteur. Mieux vaut s'adresser au président. » Des oscars géants pour boîtes de nuit, des totems pour concerts de rock, des femmes androïdes en pièces mécaniques. Bonne chance, l'artiste, dans un monde de vitesse.
Et que la Madeleine garde sa lenteur.
Lorsqu'on marche dans les rues de la Madeleine, la Loire est très discrète. Elle se devine seulement au bout de la rue Fouré et des Olivettes. Pour entrer en contact direct avec le fleuve, il faut quitter la Madeleine, prendre un chemin entre le quai Magellan et la Loire, emprunter un ponton aux pieds duquel l'eau coule sans bruit. Tournant le dos aux immeubles, un pêcheur monte et remonte son trémail, mais a sans doute oublié de prier sainte Alose. Quand il n'y aura plus de quartier, il y aura toujours la Loire.
Encore plus loin, c'est l'îlot Bitche, derrière la Cité des congrès, exemple d'urbanisme de la table rase. Comme un dinosaure de bande dessinée, un tractopelle grignote délicatement la toiture des Hydropath. Ici, la grondante écluse Saint-Félix, derrière laquelle on devine, comme enchaînés aux eaux, des mondes de pépiements, de merles siffleurs, de grives soûlées de soleil, de charrues au front buté, de cris d'enfants chasseurs d'arcs-en-ciel, de cornemuses à ciel ouvert, le vacarme champêtre qui manque à la ville, l'écluse marque le point kilométrique 00,000 du Canal de Nantes à Brest. Le point zéro de l'allée royale des marcheurs. C'est tentant, mais ça ne serait pas sérieux.