Attendait-on
Michel Jullien autour d'une joliesse de canotage populaire? Non sans
doute, mais à quelle histoire doit-on, alors, s'attendre sous un
titre comme: "Intervalles de Loire"? Récit d'un périple
d'amis au fil du fleuve altier, cet ouvrage vient après Denise au
Ventoux (2017), Les Combarelles (2017), L'Île aux troncs (2018).
Trois dégagements vers des confins, des sommets, des gouffres,
montagne, grotte ou île de relégation. L'homme, ancien alpiniste,
"escalade" aussi les fleuves.
À
bord d'un esquif d'aluminium, descendant le fleuve à la rame avec
ses deux amis d'enfance, il use de cette merveilleuse liberté de
voguer ouverte à tout citoyen par la Révolution française, dans
une sobriété toute démocratique: "À l'instant du départ,
personne ne nous vit appareiller, aucun salut, pas de mouchoir agité
depuis la grève, aucuns falbalas d'adieux. La barque se coula en
silence à la Loire, mue par les premiers coups d'avirons, malhabile,
des manoeuvres de rame empotées, de peu d'atout, sans tempo, comme
tordues."
Comment
cela s'est-il décidé? Les trois amis vont avoir cinquante ans. Au
cours d'une partie de campagne, ils regardent couler la Loire,
penchés sur le parapet du pont de Nevers: que peut-on faire
d'original, l'an prochain, pour fêter ces dix lustres? Une idée,
sans plus d'émotion que ça: descendre la Loire à la rame. 848 km
de développé pour la partie praticable en barque, plus les zigzags
et les fausses routes, "parcourus en vingt six jours, jamais de
gîte, de plafond ou de camping", d'île en île, de pont en
pont, et il y en a cent vingt-huit d'Andrézieux à Saint-Nazaire.
"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"
Si
la mode du canotage est née au XIXe siècle comme forme populaire
d'un loisir aristocratique, le livre qui rend compte de cette
aventure n'est aucunement un charmant périple sur le mode mineur,
une nouvelle de Maupassant, bouquet de jolies phrases et de choses
vues. En s'en tenant à la vibration sensitive au phénomène du
fleuve, en se concentrant sur ce que le corps peut dire de
l'aventure, le livre déjoue les attentes en matière de fluidité et
d'insouciance. Michel Jullien fait l'économie des figures imposées
en conjuguant une écriture d'une haute singularité, confinant au
dialecte personnel, à une aventure sensorielle où les personnages
sont des silhouettes, et les événements, des beautés stylistiques.
Le
traitement proposé est celui de fragments, des "varia de
l'oeil" et autres pièces fluviales assemblées comme au hasard
d'un carnet de croquis, dans un désordre voulu, avec des "entrées"
à mots clefs, "renifler", atomique", "jusqu'à
Mitchum" (pour évoquer La nuit du chasseur), "écarts
du fleuve", "aperçus citadins"... Chacune de ces
proses formant comme un psaume monodique du visible, que l'objet en
soit noble ou trivial, pont, village au bord de l'eau, île, super U,
centrale nucléaire, cimetière.
Scénarisé
et dialogué, ce huis-clos flottant eût formé un cadre pour une
comédie à la Jaoui-Bacri. L'auteur sait d'ailleurs manier l'humour,
tant dans la manière de camper une scène (ainsi l'exercice de
navigation sur gazon, très Buster Keaton) que dans l'art de l'image:
"l'eau changée entre le vert, l'écru et une couleur salive,
avec des ballots d'écume isolés, derviches, omelettes, espèce de
neige à la mélancolie". Sans parler de "Nénette",
nom de baptême bombé au pochoir de sorte qu'il soit "rendu en
miroir, à la surface de l'eau", ainsi inscrite littérairement
autant qu'au quartier maritime. La figure humaine s'élude pour que
subsiste la chance d'être ému par le fleuve, non dans une fiction,
mais plutôt dans la manière de donner à voir, par les traits,
touches, nuances, images ("un vert Autriche et guacamole, menthe
et iguane", ou l'envol d'un banc d'oiseaux: "trois, dix se
défroissent, ils jettent les bras au ciel dans un bruit de carton").
On aimerait y voir quelque chose de Rousseau, au moins pour "le
sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection"(1).
Jules
Renard, auteur totémique de la narration, arrive par association
d'idées à partir de Chitry, bourg de la Nièvre dont Jules fut
maire, région où Jullien acheta sa maison de campagne. Jules
Renard, convoqué à dessein: L'auteur du Journal n'est-t-il
pas l'homme de l'effet de réel, d'une éloquence économe qui
s'obtient par allègement plus que par addition, dans une sobriété
calligraphique? Et Renard n'aurait pas désavoué cette esquisse
d'une femme qui franchit un pont alors que passe la barque des trois
amis, s'accoude, "les jambes croisées derrière, à la
Doisneau", et salue, "révérence d'une main à l'idée
d'une récréation nautique".
Épaules
de rameurs, ombres au bivouac, le soir sur les îles: on ne les
connaît pas, on les voit, le narrateur et ses deux amis, désignés
comme "l'un et l'autre". Des signes ténus, un murmure
minimal rendent la vie plus qu'un dialogue, une notation
psychologique. La "signature sonore" de chacun lorsqu'il
saisit les rames, sa manière de souquer. C'est au cours de la
rotation des places que se précisent les personnalités, mais ce
sont des fiches de postes. À moins qu'on veuille y déceler la
subsistance d'une structure tripartite à la Dumézil: celui qui
travaille, celui qui décide de la direction et celui qui prie (pour
la sûreté de sa barre).
Le
banc de proue, celui où le rameur peut se reposer et "ravoir
ses mains" devant le fleuve à livre ouvert, mais la place est
"la pire" car elle se paie de l'obligation de "voir
deux fois", d'abord le panorama fluvial réel, et sa réplique
de papier réunie dans un compendium de captures d'écran, le
Navigator, bible du forçat.
Le
banc de poupe, la barre, enfer du gaucher qui doit inverser les
consignes émises par la vigie.
Et
le poste central: "Le voici donc, le banc B - la guillotine".
En matière de grand témoin, il n'y a que le Hugo du "Dernier
jour du condamné" qui puisse comparaître et confirmer que le
banc B est une vision du monde. La souffrance des mains et une
position dos au fleuve retranchent ce prolétaire rêveur de la
vision frontale. Le banc B est celui de l'évanescence des choses,
puisque ce pont dont on parle dans son dos, quand il entre dans son
champ de vision, "n'advient pas, il s'abolit". Ainsi, la
sensation est un fait de structure.
"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"
Ce
texte éclaté, on aimerait pouvoir le lire avec naïf lyrisme, comme
on écoute du Smetana à la radio, mais il s'avère tachiste,
pointilliste, coupeur de cheveux en quatre, impressionniste affronté
à un fleuve aussi résistant, comme objet littéraire, qu'une
montagne. À charge pour l'écrivain de rassembler toute la diversité des
paysages et des choses vues pour les unifier, les homogénéiser et
exercer sur elles les décantations de l'écriture, pour en extraire
un sentiment singulier, par une fusion et une dissolution des
perceptions, souvenirs de navigation sur l'Amazone, anticipations sur
sa vie future, déconstruction des figures du voyage, dévoyage d'écriture
dans un flux de conscience unique. On ne sait s'il est fait
d'émerveillement ou d'ennui, ou d'un autre type d'émotion, mêlant
rêverie et minutie, qui n'appartient qu'à Michel Jullien.
Sur ce chemin on suit la marche du style, non point la
frappe d'une chute imparable, mais la cloche lointaine scandant
l'office à la déesse mimésis, qui permet de rendre réel ce que
l'on montre. Il est alors possible de saisir comment la rudesse du
voyage favorise le papillonnage sensoriel, à l'image de cette Loire
"encline aux lubies saturniennes" qui possède "très
tôt l'allure des fleuves qui ont trop duré" et "brouille
les directions en de vastes boires", fausses pistes parfois
longues de dix-sept kilomètres en aval de Varades. C'est la Loire
excessive, diverse, amazonienne, odorante, de sable ("un grand
fleuve de sable quelquefois mouillé", dit Jules Renard) et de
vase. Un excès auquel les navigateurs se joignent, pris
par le cap à tenir, les obstacles à éviter, retranchés de la
ville par les odeurs du banc de nage, dans une solitude vertigineuse, pascalienne:
"plus bas que ce qu'un chien retient des apparats terrestres,
nous glissons sur un plancher situé en deçà du monde".
Toute phrase serait
citable mais sans reconstituer le texte, observons l'entrée de
Nénette dans les pleines eaux, celles où la quille, dont la robe
d'aluminium est découpée d'estafilades, atteint enfin des
profondeurs dignes de son tirant d'eau, observons comment ce petit
moment d'effusion est extrait des souvenirs pour devenir ce moment de
lyrisme tenu: "Alors les ramées s'enchaînent sans qu'il nous
faille descendre, il y a maintenant ce qu'il y aura pour longtemps,
des champs, des saules, des rideaux de verdure coupés à l'enclave
des fenaisons, les heures informes, des mottes de terre à hauteur du
regard, un fleuve brou de noix, des bovillons rouquins stupéfaits de
notre venue au sortir des méandres, des entailles de lumière
poignardées aux arbres, des impressions physiques d'action et
d'inaction, la réalité écrasante de nos fesses appliquées aux
bancs, les grenouilles faisant fête au mois de juillet. Partout des
pêcheurs sur la berge." L'image n'est risquée que dans le
tumulte modéré de l'énumération, c'est du bouillonnement traversé
d'angles aigus, et ces "entailles de lumière poignardées aux
arbres", plus qu'une notation de peintre, sonnent comme un aveu
de foi dans un coeur d'athée.
L'empire
du fleuve abrite assez de divinités pour combler les soifs de
l'homme, même si son émotion est tempérée d'une ironie
protectrice. La tonalité est douce-amère, mais les couleurs
flambent.
Plus
d'une fois le lecteur a rendez-vous avec l'étrangeté. Cette
expérience est offerte, dès le début, dans la vision des pêcheurs
sur les rives, vides d'identité et "syndiqués d'eux-mêmes",
figures de la neutralité ("L'attente les prive de visage, elle
les absout"), et démultiplication du même faciès au fil de
l'eau, et dans lequel on craint de reconnaître le masque de la mort
qui pêche. Étranges aussi ces dialogues inaboutis, échangés au
cours des permutations du trio dont deux seulement peuvent parler et
se voir, par dessus l'épaule du barreur.
On
se pose sur "une caillasse de fauteuil sur la rive", pour
l'encas de midi, qui n'est pas réellement accostage, puisque "l'eau
continue son verbiage alors que nous mastiquons devant, la pupille
abrutie de son cours, le
débit en optique"
(le fleuve en vue?). Ou l'étape, l'équipée victime de disette, au
centre
Leclerc de Gien.
"Nous nous séparons dès les premiers rayonnages avec chacun sa
liste, un galurin chiffonné sur la tête, nos mitaines à bout de
bras, des démarches inaptes, un côté Alain Bombard perdu dans une
grande surface." Puis revenir à l'habitacle de survie, "se
tasser dans notre amande d'aluminium, trois personnes dans quatre
mètres carrés (...), s'en remettre à la coulée liquide, à la
lisière du temps".
Autre
rapprochement étrange à qui ne pratique pas l'alpinisme, l'alpe
et le fleuve. On a bien comme riverain la sensation qu'un fleuve
contient sa propre altitude, et Pierre-Henri Frangne (2)
est
là pour rappeler que le latin "altitudo" désigne à la
fois "l'élévation d'une montagne, mais aussi la profondeur la
plus basse d'un fleuve". En commun, les deux massifs proposent
une certaine expérience du temps aux limites sans cesse repoussées, une absence
de conclusion, une fugacité: "Que se passe-t-il? Je suis venu
vérifier mon absence dans plus grand". Et au retour de tout
cela, vérifier que cela est sans retour. Que des chocs, de l'âpreté
de la confrontation, on ne ramène que peu de choses exactes, car
l'ensemble écrase le détail: "une fois revenu, ces endroits
baignent dans un défaut de mémoire, il ne reste que l'idée de
montagne, l'opinion d'un fleuve, des amalgames." Mais cependant
l'expérience est si forte d'avoir conquis les sommets alpins qu'elle
revient à chaque fois que l'on se porte aux limites de l'espace,
dans ces "ailleurs du monde" dont on ne ramène aucun
échantillon.
Les
ponts sont des êtres mythologiques dans cette navigation de moines
irlandais, portant "moustaches d'écume à la Loire" et
faisant les gros yeux de leurs arches. La recherche des îles
fortunées, sans bouses de vache et sans trop de coassements,
s'achève le soir autour d'un feu sur "un petit Sahara d'un
hectare", content de retrouver entiers les compagnons aperçus
de dos ou à demi-occultés, "palabres autour des braises",
sans songer à lire ni aquareller. Le seul livre emporté, un
Malaparte, sert d'allume-feu (autant dire qu'on y laisse la peau), et
quelle réponse encore à qui pourrait croire que les mots auront, en
toute fin, le dernier mot. À partir de Candes-Saint-Martin, la Loire
navigable et balisée fait chômer la vigie. Moment choisi pour une
étude comparative des conditions de marcheur et de rameur, unis par
des vicissitudes telles que le roulage matinal de duvet. Le piéton
bénéficie des rencontres, de la liberté de s'arrêter à tout
instant, mais il est écarté du fleuve par des barbelés et des
contournements en progressant vers l'estuaire. Paradoxe, "le
marcheur manque de chemins" quand les navigateurs taillent la
route comme s'il avaient un pass Navigo en poche. Point de tourisme
urbain, mais une écoute des mutations, des multiples transitions du
fleuve vers l'autre fleuve (ses intervalles), de l'eau douce à l'eau
salée, du courant latéral au courant frontal, les vives eaux
obligeant à mettre en panne jusqu'à l'étale. "Décidément la
Loire aperçue depuis le pont de Nevers s'arrête à Ancenis, nous
ramons sur un fleuve gagné des haut-le-coeur de la mer."
Désenchantement des sommeils dans des bâches de chantier, et la vue
d'une ville pimbêche, fille Goriot, ingrate envers son fleuve:
"Nantes un peu autolâtre, comme si elle avait autre chose en
tête, l'Erdre, son petit dernier." Et Michel Jullien se tourne
vers un marcheur, Thierry Guidet, qui dans La
Compagnie du fleuve,
relevait: "Des villes se sont détournées du fleuve, aucune
avec autant de sotte détermination en décidant de combler quelques
uns de ses bras entre les deux guerres et, pour faire bonne mesure,
de détourner l'Erdre et de la confiner dans un tunnel" (3).
Nantes
où "la petite Nénette est rendue au pays des géants",
pétrolier, cargos, le looping du pont de Cheviré, centrale
thermique... Jusqu'aux "maisons enfantines" de Paimbœuf.
Le marin qui cherche de l'oeil un café ne sait pas encore qu'il a
déjà rendez-vous avec son propre futur, là, devant un café
matinal, et que quelques années plus tard (d'un dégagement à un
engagement) il rejoindra la communauté des Paimblotins, semblable à
celle des lotophages de l'Odyssée, terre si hospitalière qu'elle
prive les marins de toute envie de repartir. Le sortilège permet
cependant de prolonger le voyage magique jusqu'au ciel, là où,
affirme Michel Jullien, la Loire trouve son embouchure.
Daniel
Morvan
Michel
Jullien: Intervalles de Loire. Verdier 2020, 128 pages, 14€.
Edition limitée illustrée par Dominique Leroy, 15 illustrations intérieures, une lithographie originale sous rabat, numérotée et signée des auteur et illustrateur. Pour souscrire, écrire par mail à lau.biaune@gmail.com
1:
Jean-Jacques Rousseau: Les rêveries du promeneur solitaire,
cinquième promenade.
2:
Pierre-Henri Frangne a co-signé avec Michel Jullien un très bel
ouvrage dont l'écrivain est aussi l'éditeur: Alpinisme et
photographie (1860-1940), Les éditions de l'amateur, 2006.
3:
Thierry Guidet: La compagnie du fleuve, joca seria, 2004, rééd.
2010.