mardi 25 février 2025

521 Déchet Mathématique à la plage

 Pareille à la course du versoir

qui va ouvrir le flux des glèbes

la mémoire poursuit son oeuvre de retournement

du sol

elle tranche dans l'étoffe du temps à la façon des ciseaux

du tailleur, elle inverse l'endroit, l'envers elle le déverse

tu étais enfant te voici chêne blessé tu étais vainqueur

te voici renversé par souci de mémoire

tout retourné parmi tes antécédents : je ne rêve pas d'un présent indemne de tout passé

seulement de ses vestiges 


j'aime sa pluie bruissante et fendeuse d'ombres

qui sort du sombre et revient vers sa chair –  souvenir, tu es ce train qui retourne

vers le sifflet qui le précéda, cette vague que la mer ravale ce forçat qu'on libère

- cliquetis d'un convoi lointain

fracas ferroviaire, émotion de palmes 

un son

émerge du chaos


un crissement de plume


sur le papier . bruit d'autrefois . bruit enfant


qui n'est pas pensum (ce mot désignait le poids de laine 

que l’esclave devait filer par jour)

bruit d'un avant, bruit de l'enfant-pluie dans le passé


laisse aller 

laisse tomber la neige sur les yeux levés

du berger


laisse la rotative dévorer la beauté qu'elle moissonne 

comme une largeur de blé sur l'étendue d'un journal de terre

et qu'il en bondisse 

une polka 

une gavotte 

une valse 

Peins ce que tu vois provoque l'accident visuel 

fais trembler la mythologie introduis-y de l'actuel

ne crains trop d'éclat et trop de vivacité

que toute action de Tancrède et d'Argant soit le combat 

que tout amour soit Acis et Galatée 

Pyrame et Thisbée dont j'entends dire

qu'ils furent légendaires


– mais coupons court dans ce fatras mytho et repartons là-bas

puisqu'aujourd'hui est un présent qui se poursuit

dans la question: "qu'ai-je réellement vécu de ce dont

je me souviens?"

tentons une nouvelle fois:

seize ans, un véhicule de petite cylindrée –

c'est assez pour une rencontre au bord de mer


en ces années les teenagers correspondent

par cartes postales tracées à l'encre

bleue des mers du sud. Par exemple, datée du 30 juin,

cette carte qu'elle m'autorise, j'espère, à reproduire,

où l'une aux yeux pers ourdit des conclaves adolescents

et m'invite à la plage :


Maintenant que j'ai mon brevet je commets des fautes énormes

je suis allée au CES chercher un prix de breton (deux mille)

je m'enquiquine par ce temps alors je téléphone et je reste

une demi-heure dans la cabine de Landrellec pour quarante centimes

dis j'espère que les foins sont rentrés parce qu'on avait l'intention

de se réunir un de ces jours toute la bande et les autres

à la plage at Beg Leguer ou à Trébeurden ou à la rigueur

au jardin public

j'ai deux questions à te poser: est-ce que tu vas en vacances et où

est-ce que tu as un solex ou autre cycle motorisé? D. et moi 

on se voit souvent samedi on va au gala de tauromachie à Lannion

et cet été j'irai peut-être à Plestin-les-Ploucs


et je sais d'avance par les livres toute l'ivresse marine

je sais la vague et l'étourdissement du soleil autour

de celles dont il me tarde de voir le rire et

les cheveux d'or dans leur rôle de filles de la plage

pour le reste il suffit au garçon de se référer aux règles basiques de la séduction

en témoigne cette recommandation à tous les adolescents

du monde des sables:


Rire aux éclats pendant les jeux de ballon montre que vous êtes une personne joyeuse et positive, ce qui est irrésistible pour beaucoup. Laissez transparaître votre personnalité chaleureuse et ouverte, ce qui pourra confirmer la bonne impression faite sur vos amis de collège. L'expérience capitalisée sur de longs mois d'étude vous permet de briller dans les jeux tels badminton ou beach-volley, et de paraître non comme le garçon seulement rêvé, mais mieux encore, comme le flirt idéal et possible.


Étais-je aussi chaleureux et ouvert que dans les préceptes

De la presse aux adolescents?

Je possédais un avantage: l'humble véhicule la mobylette bleue 

qui emporte le pâtre sur les ailes de l'amour 

vers celle qui s'en montrait par ses mots disposée 

ouvrant carrière, simple, naïve et sans pompe, 

à l'idylle recommandée par les traités


Venant d'yeux perçants, une autre carte postale vérifie

qu'entre campagne et riviera bretonne il n'est qu'un seul 

lieu où se voir, la plage:


Cher déchet mathématique (*), 

n'ayant rien à faire de plus urgent, 

et ne sachant pas ce que tu es devenu depuis 15 jours, 

je t'écris, comme tu peux d'ailleurs le constater. 

Je suis sur la plage, il n'y a pas encore trop de monde. Pour le moment mon existence

est plutôt monotone, cela ne peut pas être cette accumulation

d'occupations factices la vie? non. si tu as le temps ou mieux à faire écris-moi 

et on peut se retrouver sur la plage de Trestrignel le 15 août 


mots qu'il me sembla aussitôt voir s'envoler portés par des alouettes 

qu'elles tenaient bien haut dans leurs becs: le 15 à Trestrignel


Ce nickname de déchet mathématique sur les initiales

est d'attribution incertaine; interrogeons l'ordinateur des dieux:


*Pour donner un surnom original à un ami, optez pour un jeu de mots mêlant le nom à une qualité ou une passion. Déchet mathématique est-il un bon surnom? Il décrit plaisamment celui qui est perçu comme inefficace dans le domaine des mathématiques. Mais il peut être utile de déconstruire ce terme péjoratif et d'encourager une approche plus positive. 


Ces "je t'écris", ces "je suis sur la plage", riches de combien de commencements

sur leur promesse le cycle motorisé

l'azuréenne 49,9 cc t'emporte sur 36,400 kilomètres

(depuis Trémel-les-Merles jusqu'à Perros-Direct via Saint-Michel-en-gref'

et L'âne-Ion)

mais 

sur la plage, fabuleux séjour de Circé

elles sont mille sur ce champ immense

mille à bronzer: l'exposition en est sublime

aussi nombreuses que sont les étoiles au ciel

mais où trouver celle qui écrit des cartes postales

cette mince nageuse entourée d'amies?

En cette joueuse de syrinx

comme dans les tableaux que Maurice Denis 

peignit là-bas en rose, en ce reposoir de nymphes 

entre le Rocher et le Sphinx?


aucune couleur 

n'y manque ni le blanc lumineux du sable peuplé

de toutes ces formes cellulaires simples (baigneurs)

(plagistes) (nagistes) ni cet alliage

anadyoménal en jaune rouge bleu - toutes les couleurs présentes

mais au blason rêvé de Trestrignel il manque

le rose Daphnis et le vert Myrtile

et parmi ces hannetons en maillot,

ces caractères d'imprimerie rassemblés

en vue de l'édition du 15 août

aucune empreinte féconde 

de ces caractères charnels formant en lettres de sable

le prénom qui signait chaque rendez-vous

  plage de Trestrignel 

le 15 août Herminie


samedi 15 février 2025

034 L'ombre


Quelle déchéance et quelle grâce, ce n'était qu'une mince

silhouette qui marchait dans l'ombre des places

de méchants voituriers, chauffeurs de ministres poireautant

disaient sous cape: la vilaine fille, que fuit-elle?


Ni vilaine ni fille, elle allait vers un rendez-vous

dans la périphérie de la ville, ou peut-être acheter du lait

et les gardes du corps de l'ancien ministre de l'intérieur

disaient: cette vieille femme décharnée et si laide


On dirait qu'elle va entendre de l'opéra en coulisses

ou fleurir la tombe d'un petit chien qu'elle eut autrefois

et qu'elle pleure encore; et on dirait tant de choses


Dans les boutiques de la rue de province

où marche la petite dame aux cheveux roses

vers les rayons d'un soleil qu'elle sait venir.



samedi 18 janvier 2025

Ecrire la ruralité: Rendez-vous à Langon


 

Je viens de relire "Péquenaude" de Juliette Rousseau, et y trouve tant de beautés et de réussites, tant d'échos et de thèmes communs: Écrire comme un geste par lequel on revient au corps, récepteur des souffrances de la terre, et messager des appels d'un monde en survie; la terre féminisée par l'exploitation; l'appauvrissement de la langue précédant celui du monde; le conflit entre vie rêvée et ce que le corps nous dit des continuités du monde qui nous a été légué.

Nous réunir un soir de février 2025 à Langon (Ille et Vilaine) autour de la notion de ruralité est une belle idée de François-Xavier Ruan. De multiples liens personnels justifiaient cette rencontre dans ce lieu alternatif de Port-de-Roche, à deux pas de la ferme natale de notre ami, par-delà des écritures spécifiques qui ont leur histoire -- ancrée dans une forte expérience militante pour Juliette Rousseau, et pour ma part dans le questionnement du lien entre le parcours personnel et les discours qui l'ont encadré: la ruralité est plurielle, et dans les deux cas est un rapport entre le corps et l'espace. En artiste de la relation humaine, François-Xavier a œuvré pour le jazz (le Pannonica) et la poésie (au sein de la Maison de la poésie de Nantes), dont le point commun est l'improvisation. Concept qui désigne à la fois une technique d'écriture (musicale, poétique) mais peut aussi qualifier les trajectoires des "transfuges de classe" et les "transfuges de territoire", comme le dit Juliette. La fuite en dehors du territoire est une improvisation dans les parcours, par bifurquages, décrochages et évitements, et ce perpétuel est l'essence même du retour. L'écriture de vie née de la perte (d'abord insensible) retrace une sensorialité perdue, tout ce que la production effrénée a dévoré, elle le redessine dans un territoire de mots, elle redéploie ce qui fut appelé "l'édifice immense du souvenir". Alors vient cette merveilleuse image: le corps "est le vaisseau fantastique de notre existence", écrit Juliette Rousseau, et ce poème en est le roman d'anticipation, qui fait d'une histoire de retour, et quel retour ("c'est d'abord pour donner naissance que je suis revenue"), le rêve charnel d'un intime renoué à l'illimité. Écrire la ruralité: puisque les bœufs virgiliens ont quitté la scène, une autre écriture de la campagne acquiert une urgence nouvelle à l'heure des périls, portée par Nina Ferrer-Gleize, Marielle Macé. Par Juliette Rousseau et sa "Péquenaude", où se nouent le poème et l'analyse, le vivre et l'écrire, le constat sociologique et l'étoile clignotante d'une continuité vitale rétablie entre nous et la terre: "Pourtant, quelque chose demeure. Dans les corps, les mémoires, la terre, la langue, le bocage, lesquels sont tous liés."


samedi 11 janvier 2025

Paimboeuf vs Monaco: le derby des villes timbre-poste (536)

Aux vœux du maire par atavisme je m’assieds

Sur les gradins à gauche, un lieu familier

Près des issues, où la presse, à son métier,

Note avec scrupule chaque mot bien pesé.


Mais cette fois pour briser la routine,

Je choisis l’autre bord, me retrouvant

à droite, derrière le député Deville, coudoyant

Un sergent retraité de guerres intestines.


Avant le maire s'élève la voix de l'adjointe

Exposant l'état du monde, ses infortunes,

Et de la commune, 3030 habitants recensés


Sur la surface d'une petite principauté.

“Paimboeuf vaut Monaco, tout bien calculé

dit mon sergent -- sauf pour la fortune.”


lundi 9 décembre 2024

Aux grands singuliers

 Il arrive qu'aux jours de satin, aux soirs de cendre

un curieux revête la vareuse réservée au passager furtif

et rejoigne une barque qui s'effile sur les terminaisons du fleuve.

Ce balcon suspendu sur les eaux: l'atelier du peintre.


Aux gargouillis des berges il préfère les chants d'été 

– C'est alors que l'air neuf excite l'artiste à l'aventure

raffermi par l'odeur de poudre du monde déserté 

que balaie hors de ses enclos la respiration d'Eole.


Le flâneur des docks a fait escale sous les fenêtres

et crie un nom: apparaît cet arlequin véhément, cet harponneur 

d'étrangeté aux modestes outils, prolongateurs d'invention.

Comme épuisé du paraître et de ses tentations clignotantes.


Tête levée, le badaud cherche dans les scintillements qu'émet l'atelier

quelque espoir de beauté surprenante.

qu'ont-ils vu, ces yeux illuminés dans leur caverne?

quelles lisières intactes, quels tours de magicienne carolingienne?


Vertical, enlisé à ses pieds, le quai; bord adverse, loin: 

le roseau et l'iris, lames de cuivre sur le fil des rives remuées;

autour de lui, son antre, son arche: voûte de papiers et tableaux roulés

– un Népal d'encre et de craie – sa fabrique, barque renversée.


Montrer, illustrer l'univers? – soit, puisque le monde exige

d'être peint tel qu'il se montre, comme la fleur butinée.

Mais dépeindre à ressemblance l'eau qui nous emporte?

fixer le mémorable comme on frappe des médailles?


Et ne rien saisir de ce qui ne demeure du monde jamais?

Voir dans l'altière rivière une sage leçon de peinture

à fidèlement imiter: ces mots sont pour lui des charmes vains.

Vois plutôt comme l'oeil s'affine et comme le corps ploie, 


et puis – le travail et le fleuve sont de grands inventeurs

(dans ses bouillons nous attend le roi congre),

ils ne sont communs qu'à de grands singuliers:

au marin et au peintre, même ennemis: l'écueil et le monstre.


pour ne pas troubler sa joie sourde je couvre mes flambeaux

– vous les mots, silence devant l'homme aux paroles de gravier

– Peindre, s'il faut un verbe à l'idéal pourchassé

– Peindre, comme on foudroie et comme on pille.


et quand les vols d'oies tracent un sillage hésité

dans les chairs mûries aux ardeurs du fleuve,

le peintre se lasse de l'évasive Loire, et sèche sur un buvard 

le limon qui lui farde le visage ainsi que la sirène.


Sous ses yeux se noie l'onde blasée des saules.

Charbon et lumière: l'oeil maritime, lucide souverain,

s'est usé à lui rêver un peuple – centaures

hydres et nymphes nés de la même main


Naguère, lorsque, m'improvisant son naïf assistant, 

je portais à l'artiste le mercure et le soufre 

les dagues de silex et les pierres d'ambre utiles à son art

je surprenais tant d'apparitions que je dus me défendre


de ces corps nouveaux qu'il engendrait; sur le poêle rougi

elfes et caprices de l'art soulevaient les couvercles fumants

étonnés de naître sous les yeux d'un sorcier hilare.

Mais le flot rouleur de troncs est ennui à qui n'a pas mêlé


de pigments la fadeur fluviale – lent flux dormeur d'étoiles

comme tu sais engourdir! Il n'y a rien au ciel que le fleuve

que le peintre a pour tâche d'arracher 

à ces bras qui ne savent plus l'aimer.


Une dernière fois nous irons aux vergers de l'autre rive

nous songerons aux enfants phosphorescents que nous fûmes

et comme nous étions crayonneurs de galets

amoureux de cette verte beauté, de ce don étonnant: voir!