mercredi 14 février 2024

Quitter la terre: revue de presse


Le livre Quitter la terre est paru en janvier 2024 aux éditions Le temps qu'il fait

Recueil de poèmes, ou plutôt long poème qui, au cours de l'écriture, fit l'objet d'une prépublication ici même. Je remercie ceux qui, comme Thierry Guidet, Jean-Claude Pinson, Marielle Macé, Pierre Michon, et tous mes proches d'avoir encouragé ce projet jusqu'à son terme.

Plusieurs articles sont déjà paru dans les revues en ligne consacrées à la poésie, en voici les liens:

L'article d'Hervé Lemarié sur Sitaudis

L'article de Jean-Claude Pinson sur Collatéral

J'ai aussi été très touché par le mot de Pierre Michon :

"Je finis à l'instant ce magnifique livre de mon ami Daniel Morvan. Grande vague d'émotion. Il se présente comme un recueil de poèmes, ce qu'il est aussi, mais c'est surtout le portrait d'enfance d'un petit paysan très pauvre de l'aride Bretagne bretonnante, son goût pour les livres, ses études, et le déchirement entre ses deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre."


mercredi 7 février 2024

Jean-Patrice Courtois, poète de l’anthropocène

Tout langage appelle déchiffrage, tout poème aspire à l’énigme. De même qu’un tableau, une partition envisagée d’un premier regard, un poème engendre, avant même d’être lu et dans son obscurité même, un sentiment du texte. Que nous dit-elle, cette « saisie intuitive », devant le livre de Jean-Patrice Courtois: Descriptions (éditions Nous, 2021)? Des phrases de longueurs variables ne s’appréhendent pas comme des vers, mais des « blocs de prose » découpés, segmentés, offrant le calibre de la « description » proposé dans chacun des poèmes.
Un mouvement de phrase électrique jeté dans une syntaxe tendue: un style. Des poèmes qui travaillent le document, le triturent, le désintègrent. Il y a une physique du texte, une tension, un agencement neuf des significations qui prend de vitesse la compréhension. Cela tient à l’unité de base des textes: ni vers ni prose mais phrase, forme choisie pour l’amplitude de son balayage, sa capacité à emporter la puissance du vers jusque dans la prose et à en multiplier les brisures sans les ruptures et les stations du vers. Cela va très vite, la phrase rebondit sur ses assonances, allitère, parfois l’oreille n’entend plus que des « t », « une pâte à texture égalisant transparence traversable ». Ou bien au contraire des images courent sur la page sans aucune interruption (à cet endroit, une virgule serait de trop), la phrase engendre la phrase et déploie une danse aquatique, « l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle ».
De quoi ça parle? De nature, biologie, météorologie, océans, terre, sol, chimie, mammifères, poissons et amphibiens, installations artistiques, photographie, danse. Des choses qui n’ont rien à voir ensemble, juxtaposées, échantillonnées. Le « rien à voir ensemble » serait donc l’objet même du livre: un rien qui est l’invisible monde? Vous vous demandez si le poète aime écrire ces choses: « Il ne sera jamais beau de raconter les malheurs futurs ». Vous savez que vous faites fausse route, que ce n’est pas du tout ça, qu’il est question d’agriculture, qu’il vous conseille de ne pas utiliser d’engrais chimique, que les plantes parlent aux champignons. Ou qu’il est question de mathématiques, de transmission d’information. Vous ne savez rien, vous nagez, vous nagez dans la poésie.

Vous vous souvenez que vous avez pensé écrire au sujet de ce livre, et, en raison de son opacité, ce projet vous semblait impossible: vous alliez le prouver. Cela prendrait du temps, vous inventeriez quelque théorie de la transe chamanique, du renouvellement du dire poétique aux temps de l’anthropocène.
Vous laisseriez décanter. Vous aménageriez quelques étiers autour des cristallisoirs formés par chaque page, un poème par page, et vous attendriez l’évaporation. Vous constateriez que le livre est composé de phrases-poèmes, ou de poèmes-phrases, ou parfois de poèmes de plusieurs phrases, autant de distillats d’information poétiquement transformés. Vous estimeriez qu’il manque quelque chose comme un mode d’emploi.

Le lecteur devine la présence d’images, de spectacles, du reportage: Comment ces éléments bruts sont-ils transformés pour devenir poème? Y a-t-il d’ailleurs vraiment poème? Que devient la source effacée mais devinable? Vous devinerez des références latentes, de quoi ça parle, sur quoi ça s’appuie. En fin d’ouvrage, des noms pour la plupart inconnus de vous, des artistes (oui, vous connaissez Godard, vous avez vu des danses de Julie Nioche, et Walker Evans, le photographe de la Grande dépression, ça vous parle un peu), de scientifiques (et même Gilles Courtois le mathématicien, frère du poète): Rien de ceci n’offre un code d’accès: manque un index précis renvoyant tel nom à tel poème.

Une méthode d’écriture


Pour vous aider, Jean-Patrice Courtois, à plusieurs reprises, au cours d’entretiens, a décrit sa méthode de travail. Et tout ce qui va suivre sera donc une paraphrase de ces interviewes, une incorporation du propos original: que le lecteur, que le poète lui-même ne nous en tiennent pas rigueur. 

Tout part d’une pratique quotidienne d’extraction des nouvelles du jour, d’un geste très rapide et sans réflexion. Les documents d’origine, dit-il, viennent de la presse écrite.
L’écrivain à sa table de travail. La lecture des journaux est la prière du matin moderne. Des journaux, des ciseaux, un grand cahier où il colle les articles sélectionnés, les photos. Articles découpés, classés, extraits, synthétisés. D’abord dupliquer le document, l’extraire, puis le grand saut, le « saut sans savoir » sur la scène de l’écriture. Une fois collé dans l’album, on laisse reposer la collection de vignettes, on y revient: ça décolle, ça fuse vers ailleurs. Les poèmes de Descriptions s’appuient sur une matière documentée « livrée par la marée du matin ». L’auteur sélectionne à l’instinct, manie les ciseaux. À la base, le triangle des arts, de la science et de l’écologie,  extraits ou spécimen recombinés dans un journal de journaux. Pas de protocole, pas de procédure maniaque. Ces opérations préalables ne sont pas le poème, elle en sont les rites propitiatoires.
Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
Pour mieux comprendre, un exemple: Un article publié par Le Monde en 2014, d’Hubert Prolongeau: « Sur les ponts d’Ispahan ». Il nous semble, en nous appuyant sur quelques indices, que ce reportage pourrait être le document de base du poème de la page 70. L’article décrit les beautés d’Ispahan, dont le fleuve a été détourné vers les champs de pistache du désert. Il commence ainsi: « Quels rêves charriait-elle quand ses flots roulaient encore ? « Avant, je venais souvent ici et je regardais l’eau. Aujourd’hui, j’arrive à peine à l’imaginer. » Ali Hosseini ne rit pas. Il est triste. Au pied du Si-o-se Pol, l’un des plus célèbres ponts d’Ispahan, le lit de la rivière Zayandeh Rud (« le fleuve qui fait naître » en persan), celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert, est à sec. Complètement. Ses trente-trois arches ne sont plus entourées que de galets et de sable. »
Il suffit d’imaginer Tours sans la Loire ou Lyon sans la Saône. L’article poursuit en analysant les causes de cet assèchement, puis vante la douceur de vivre au pays de mollahs, paradoxe classique de l’écriture journalistique. Voici maintenant le texte de Courtois:

« fleuve qui fait naître » son nom de fleuve en langue l’eau n’est plus sur site chaque mètre de tous les lieux liquides n’est plus dans l’eau (le pont: trente-trois arches sèches galets sable l’eau c’est la ville l’ici lié l’eau ville parle en diction d’affluence (« je venais et je regardais l’eau aujourd’hui je ne la vois plus » dit l’habitant qui pense j’ai du mal à imaginer l’eau dans le vide de tout lieu d’eau (trois jours d’eau par an la cent-vingt-et-un virgule soixante-sixième soixante-six six six six etc… partie de cette année l’eau revient chanter sur les galets la 121,66e presque 67e partie l’eau virgule 66/67 coule après la virgule une eau sans bords dit la chanson qui s’arrête pour écouter l'absence de la chanson

Tout cela se dit non pas d’un souffle mais sans rupture, la syntaxe nous porte sans observer de stases. Le passage par le document initial nous permet de dire comment le poète opère: non point en surlignant le tragique de la situation (« on a volé la rivière », dit le journaliste), ni en poétisant le document de départ (au contraire, il le dépoétise), mais par synthèses: « l’eau c’est la ville », la parole de l’habitant conservée (et citée textuellement), et ce calcul arithmétique qui permet, avec un humour glacé, de montrer avec d’absurdes virgules le lit à sec de la rivière Zayandeh Rud. Le décollage du poème à partir du document montre que l’enchaînement de scènes et d’explication qui fait le reportage est rebrassé dans une syntaxe sans suspension. Elle intègre même implicitement un moment clef du reportage, où sous les arches du pont s’élève la voix d’un homme: « Parfois s’élève le chant d’un homme, repris par tous. Moment superbe, dans lequel l’étranger est accueilli sans aucune gêne, et même invité à son tour à entonner un air de chez lui. » Courtois, lui, dissout la scène vue et fait seulement entendre la chanson absente de l’écoulement liquide.
Travail d’une grande finesse puisque l’essentiel de l’opération s’efface, le document réduit et transféré dans le poème. Chaque poème opérant de même sur des documents les plus divers, une opacité de prime abord désoriente le lecteur. Désorientation née de la diversité des discours embarqués, et de la prose qui les embarque sur ses lignes irrégulières.


Théorèmes de la nature et Descriptions (les deux premiers livres d’un triptyque) sont, ainsi, du document transformé comme Madame Bovary ou Crime et Châtiment sont du fait divers transformé. À ceci près que les sources ne sont pas des contemplations de la nature même: il n’y a pas de « lieu de la poésie », pas de gisement du poétique, elle est par essence un agir, une action sur le langage. Un criblage des discours multiples, en un journal-poème qui serait comme les specimen-days (échantillons de jours) du poète américain Walt Whitman. Le point de départ est, on l’a dit, formé de langages issus d’autres systèmes de signification: des discours, des reportages, des œuvres d’art, des analyses scientifiques ou mathématiques. Et les objets sont multiples: L’eau, la mer et la terre, les animaux terrestres et marins, les arts, œuvres, livres, photographies, le désastre écologique travaillé par la photo, les migrants, le village peul cerné par les champs d’huile internationaux, les algues vertes, les déchets radioactifs, le land art, la thermodynamique de l’atmosphère. L’écologie n’est pas le seul langage travaillé, il y a aussi l’archéologie, la paléo-anthropologie, la cosmologie, la neurologie, le cerveau, les tourbillons, le politique, la maladie mentale: tels sont quelques uns des thèmes distillés dans les 143 poèmes.


Explorateur de langages


L’empreinte humaine fait partie désormais du spectacle de la nature: « l'histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire » (Michel Serres, 1). Cette rencontre entre nature et histoire porte le nom d’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’impact des activités humaines sur la planète. Le réchauffement, la pollution par les billes de plastique appartient au même monde qu’une photo de Francesca Woodman. Il existe une mathématique de la manière dont les billes de plastiques s’immiscent dans le vivant. Et l’usage poétique du langage n’est pas une aimable mise en forme de la catastrophe, quelle qu’en soit la version, vers libre standard, expérimental, slam ou poème narratif. Une rhétorique nouvelle ne suffira pas à rendre compte de la destruction de la nature. Elle ne serait encore qu’un ornement, un mensonge publicitaire. Si demeure la conviction absolue que le poème est à même d’embrasser le monde, sa relation traditionnelle avec le « tout » est remise en cause par la mutation anthropocène: au poète d’ordonner ce chaos, et plus que jamais de descendre aux racines des choses mais encore des mots, puisque les questions les plus importantes, comme celle d’une habitation harmonieuse de la terre, sont devenues les plus violentes. Une simple rhétorique n’y suffira pas. Le beau n’existe pas à l’état naturel, on n’y va pas avec sa pelle et son râteau. Il est toujours de la beauté produite dans un langage: ce n’est pas le paysage qui est beau, mais le tableau de Monet. C’est Corot, c’est Courbet qui font voir la beauté. « Des peintres humanisent des paysages dont il se peut que nous comprenions pas tout de suite pourquoi ils nous retiennent, pour le reste de notre vie », écrit Yves Bonnefoy (La longue chaîne de l’ancre, 2008, page 140).  


De plus la beauté n’est plus assimilée à l’idée de nature comme son lieu natif. « Avec la Modernité, écrit Jean-Claude Pinson, le sentiment du beau a connu lui aussi l’exode rural » (Pastoral, Champ Vallon 2020, p. 111). Exilé de ses sites traditionnels, plage, paysage, nature morte, portrait, le beau se trouve identifié, non plus seulement aux formes de l’art, aux multiples langages du corps, de l’image, mais encore aux multiples syntaxes des mutations écologiques, aux formalisations scientifiques dont Courtois fait le matériau de base de sa propre syntaxe. Assumant toutes les médiations de la modernité, il renonce aux épiphanies du spirituel pour traverser les métalangages scientifiques, artistiques. Si l’idée d’une relation directe avec la nature n’est plus, célébrer la nature est désormais explorer tous les langages, sans exception, et prendre les mots à la racine. Parler de la manière dont on parle de la nature, c’est mieux parler d’elle. L’écologie traite des relations (notamment les phénomènes non-visibles) entre êtres vivants et milieu, l’art recherche le langage de cette relation non manifeste. Courtois se situe encore dans une tradition, celle du poète interprète du langage caché du monde. Même si déchiffrer le poème de la terre sans renoncer à la célébration de l’être, de la réalité sensible, ne passe plus par un hymne à Vénus ou à Flore mais par une syntaxe qui découpe dans les documents, s’immerge dans « les syntaxes étagées des relations écologiques » et somme les discours spécialisés de s’expliquer. 


Poésie, langage des langages

Inutile de chercher dans le poème un équivalent sensitif de la nature, une sorte de recréation du temps comme dans le haïku japonais, qui offre à la fois le proche et le lointain dans son type propre d’abstraction sensible. Habiter la nature en poète veut dire habiter le langage. La crise appelle une poétique, parce que « les hommes regardent la terre avec le langage » et dans le langage, « ce qui fait voir c’est la poésie », dit-il en parlant de Michel Deguy (N’était Deguy, revue Critique 887, 2021, p. 329).

les néonicotinoïdes ne sont pas rouges — les terres deviennent rouges — « à empreinte humaine modérée »: seulement 5% des rivières d’un pays ouest-européen— 80 000 hectares d’hévéas seule plante seule industrie ici une seule propriété —le nom de l’ancienne zone la plus pauvre de la ville où des gens habitaient en grand nombre est Cass Corridor    — les 880 bélugas restants barrent encore la route des sables bitumineux rive sud sud du fleuve—les tests génétiques dits « portraiturants » sur le seuil d’entrée —la paraphrase du poème latin dit: quel jour est ce jour sur lequel brisé tout à coup tombe le monde

le poète latin devant qui parle le poète français Courtois, celui-ci lisant à travers Horace les effets de la Mutation anthropocène. La crise écologique évoqué par collage de dépêches d’actualité, auxquelles répond une voix de l’Antiquité romaine, Horace qui évoquait le retour d’un âge de fer à Rome, au lendemain du chaos des guerres civiles. Le poète antique apparaît ici pour clore un poème où cohabitent les mammifères marins en déclin de l’estuaire du Saint-Laurent, la zone la plus déshéritée de la ville de Detroit, l’identification des caractères morphologiques par l’analyse des traces génétiques. Nous sommes loin d’une conception binaire de la machine envahissant le jardin d’Eden. La poésie ne se résout pas en thèses mais propose sa figuration du monde contemporain, laquelle ouvre un angle et un champ pour la réflexion.

Ainsi la poésie ne renonce pas au projet d’habiter la terre: de la mélancolie véhémente du poète, nous avons besoin. Courtois exerce son combat politique sur le terrain de la langue, qu’il juge même comme la plus féroce des batailles (Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, ne déclare-t-il pas la langue comme déjà obsolète?). Les effets du capitalisme mondial néo-libéral sont déjà dénoncé et décrits et documentés, le déferlement du tout-culturel emporte et lamine la poésie. Dans sa capacité à mettre en langage des processus invisibles, complexes, se développant sur des rythmes longs, la poésie a pourtant ce rôle de protection de la nature. Courtois n’est pas un lanceur d’alerte mais un poète. « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », disait René Char. Et son lecteur? Tout le monde, mais pas n’importe qui, disait Duras.

Daniel Morvan


Né en 1954 à Viroflay, en région parisienne, Jean-Patrice Courtois est professeur de littérature à l'Université de Paris 7-Denis Diderot. Il a enseigné dix ans l'esthétique et les arts. Et dirigé pendant six ans un séminaire: « Littérature, esthétique, écologie  ». Le thème de son HDR (habilitation à diriger des recherches): Théorie des climats chez les philosophes des Lumières (travail inédit).
1: Le Contrat naturel, cité par Catherine et Raphaël Larrère (Du bon usage de la nature, Flammarion 2009).

Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
1: Ces renseignements sur la méthode de travail de Courtois sont décrits par lui-même dans plusieurs entretiens qui inspirent très largement la présente analyse, sans être systématiquement cités entre guillemets. Un premier échange avec Emmanuèle Jawad, Matière écologique et matériau poétique, Diacritik 2020. Lien:
https://diacritik.com/2020/04/01/jean-patrice-courtois-matiere-ecologique-et-materiau-poetique/
Le poète s’est également entretenu à propos de Descriptions avec Martin Rueff à la Maison de la Poésie de Paris, dimanche 23 mai 2021. Lien:
https://www.youtube.com/watch?v=UaA3Jf_t_TY
Parmi nos sources librement citées, l’article de Courtois sur Michel Deguy paru dans la revue Critique, n° 887, avril 2021: « L’Éden ici bas, d’une poétique écologique de la pensée ».
Enfin, plusieurs échanges de courriels ont rendu possible la rédaction de ce parcours de lecture qui puise à de nombreuses autres sources, comme l’ouvrage de Jean-Claude Pinson déjà cité, ou « Nos cabanes » de Marielle Macé (Verdier 2019), notamment le chapitre traitant de la poésie: « Un parlement élargi ».

vendredi 12 août 2022

420. La maison du bout du quai



Gilles des brumes est dans sa maison du quai
place Frégate-Aréthuse écoutant sur Spotify Lawrence Zazzo
dans un air d’Attilio Ariosti appelé Freme l’onda
tremble la vague d’atteindre le bout du quai

L’enceinte acoustique en connection UHF Bluetooth© sonne
sous la voûte de planches en forme de barque renversée
torrente che scende chante le contre-ténor — le sopraniste
comme on appelle les chanteurs usant de cette voix
de fausset qui chanterait Ô Loire Ô ma maison

Mais ce n’est pas cela que veulent entendre les passants
ce qu’ils veulent c’est qu’il joue
            
                Little Cascade


Gilles atteint le terme
des fatigues dans sa cabane au plafond
lambrissé de sapin brut de la Drôme
il sent dans ses os le roulement du fleuve comme s’il était
couché au fond d’une barque dans toute cette Loire
qui vient battre sur la cale et y ramène des troncs
Non il n’est plus temps d’aller chercher de l’or
labourer n’est plus de son ressort
ni d’aller sur une monture par les forêts
ou dans les mangroves repoussant du pied les alligators
ni même caresser la tête rousse d’une vache dans les prés de Corsept

il ouvre son répertoire d’airs de cornemuse
Salute on the birth of Rory Mor MacLeod  et The little Cascade
le feuillette comme un jardinier visite ses roses
Gilles est un homme libre et son coeur empli d’airs écossais
ne frappe plus aux portes de l’espace sans portes
son âme ne se heurte plus aux fenêtres condamnées
de la pensée chétive qui agite ses petits drapeaux
ne répond plus aux mots d’ordre c’est un homme neuf désormais
lui qui n’a jamais porté d’arme que la bagpipes d’Écosse lui qui
ne fit jamais geindre qu’une cornemuse McCallum de Kilmarnock
et qui deux ans fut l’hôte de son ami le célèbre peintre DCA
pour Dominique Charles Albert

— de même que le voyageur dans les bois
sombres voit une fumée bleue qui flotte dans une clairière
— n’est-ce pas ici qu’il fallait, fraîchement opéré, faire halte
là où un ami lui avait ménagé une couche sans qu’il fût jamais
question de s’acquitter de quelque loyer — c’est ainsi qu’il
put rééduquer son esprit à sentir sourdre les ondes
matinales et se rendre à lui-même — au vol des aigrettes
se rendre au flux qui a brassé et baigné mille kilomètres de rives
et qui s’atteint lui-même au terme de cet enracinement de l’eau
qu’est un fleuve — à sentir son esprit devenir onde
et à y trouver ses propres onguents ses propres liqueurs
émollientes ses propres baumes dans cette eau qui lui dit:

« Depuis tout le temps que tu n’es pas plus toi que cet extrait jaune
n’est Loire
            des multiples de toi se sont effilochés aux vents
du destin et de la physiologie — sois heureux de disposer de
deux hanches dont l’une intacte et d’un cérébral indolore
qui régente toutes tes douleurs: qu’un rayon de soleil
frappe le PVC de tes volets et te voici gai de vivre
dans l’ombre mais qu’un tronc d’arbre échoue à tes pieds
arraché de quelque prairie où il faisait de l’ombre
à quinze génisses rousses
                    et te voici inquiet de ce qu’il put
advenir du saule et de ses penchants à s’abandonner au cours
de l’eau — le saule est-il encore dans cette souche et suis-je
dans ce tronc?—
    pourtant Ô sonneur toute cette famille de sentiments divers
forme un seul être un Gilles aussi unique que le tuyau de ta cornemuse »

Ainsi parle la Loire à l’enfant qui n’est plus cet enfant mais
en garde le masque et qui
répétait les airs des Hautes Terres
chacun lui semblant être une portion de lui-même à rassembler
dans la maîtrise du bagpipes — vois-le cet homme qui
feuillette de gauche à droite les pages son album
et sculpte dans le papier mâché une tête de rhinocéros
analogue des musiques qu’il tirait de son chanter (la partie où les doigts
du piper se posent)

Les cent méandres de ces reels (principale danse écossaise qui
semble dit-on au quadrille français par son balancé) conduisent
l’homme jusqu’à sa maison — la maison Highlands la maison Loire
— et entre les deux la maison Gilles
là où l’eau brune devient un lac de Sérénité
devant la grande rade des Quatre Amarres là où furent ancrés les
vaisseaux atlantiques sous les molletons d’avril —
la sienne la maison qu’il a choisie non pour s’étendre aux seuils brodés
de la mer
            mais tel le vieil homme resté à son poste frontière
gardant les portes de la Loire et douanier facturant l’impôt
sur les bravades de l’ami qui passe
comptable des baveries perdurantes que laissent les nuits de juillet
à son perron —
pour demeurer enfin place Frégate-Aréthuse et tenir son poste de guet
tout le temps que peut durer une nuit d’été quand les vitres
laissent passer les fluides et quand les vagues de lumière jouent
l’hymne de la maison du bout du quai demeurer innombrable
mais unique par cet air qu’il place par dessus tout l’air où il se
rassemble tout entier et redevient le Gilles sous son masque d’enfant
— Little cascade

 

 420. Mer 20 juillet 2022. La maison du bout du quai

mardi 21 juin 2022

410 La belle Angèle



Lui — jean’s denim avec plein de straps et de surpiqures
mouvements saccadés gallinacé
Assis sur chaise de bar Crypto
sans doute le nom d’un ancien lieu de nuit
il cherche un fleuriste pour garnir une tombe
la cigarette à la jonction des deux phalanges
ne gêne aucun des mouvements de l’homme actif
jamais allumée mais le roulis d’un orage vient
qui passe devant ses yeux s’essuyant la lèvre
d’un souvenir de tonnelle:

Elle —pantalons pied de poule et haut noir viscose
toute l’affaire tient dans ses yeux nul n’est
À l’abri de la tempête sous ce regard qui claque
elle lui dessine sur sa table la carte de la ville
pour La Fleur parfumée tu prends place des Martyrs
puis à droite sur le Front de mer
sur la table ronde la main traceuse s’avance vers l’homme
et l’index termine à deux centimètres du thorax
c’est là dit Angèle qu’on trouve de la belle orchidée

 410. jeudi 16 juin 2022

jeudi 26 mai 2022

401. Poème du Douron *




Le plus dur est fait quatre sacs de poèmes hissés à dos d’homme
au grenier maintenant laissons-nous porter sur les eaux douronnes

jusqu’au temps où parlant de vers libres le professeur de lettres
avait un rictus — l’heureux temps des rimes bienséantes

le temps où les choses étaient comme il faut — comme
des chemises repassées ou comme un poème d’Albert Samain

la rivière la plus proche de la ferme s’appelait Douron
le breton a ce mot-là pour dire l’eau: dour

dour est un mot un peu dur pour parler d’eau
il ressemble au noble Douro qui prend sa source

dans une sierra et les deux — grand d’Espagne petit de Bretagne
ont une même source dans la langue: dubro

le fleuve Douron naît au pays de Scrignac le maquis finistérien
et se jette à Toul an Hery vieux port d’Armorique

et comme dans un poème en vers libres de Valéry Larbaud
la truite douronne et songe comme la vie est douce dans le Douron

tel le saumon qui rejoint les eaux douces de sa naissance
j’aimerais remonter le Douron
pour boire un verre de cidre à Scrignac

25 mai

 

* Je poursuis ici le projet commencé le 2 février 2021 et achevé 365 jours plus tard, mis en forme dans un manuscrit intitulé: "Quitter la terre".

dimanche 21 novembre 2021

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

vendredi 29 octobre 2021

Nuages



D’un coup d’aile
comme si tu avais
marché aux nuages
à tout considérer
c’est un petit trajet
pour aller saluer René
dans son nouvel appartement
boulevard de la Liberté
à la dernière tentative
pour lui rendre visite un motard
s’était tué sur Cheviré
impossible de passer la Loire
tout le pont bloqué
un poids-lourd l’avait écrasé
le chauffeur en état de choc
me dit René c’était
dans Presse-Océan

Voulais lui remettre
l’aquarelle promise
une vue de chalet suisse
d’après tutoriel vidéo exécutée
à mes débuts dans l’exercice
de la peinture en souvenir
d’un autre chalet qu’il avait
construit acte inconscient
m’en aperçois seulement
maintenant en l’écrivant
tu te débrouilles sacrément bien
j’ai senti qu’il le pensait
et le compliment m’a touché
je lui ai aussi donné le poème
sur sa Nicole celui qui l’avait
fait pigner lui son légionnaire
il m’avait dit au téléphone
Baudelaire n’aurait pas mieux fait
le chalet et le poème allaient rejoindre
la photo souvenir de Nicole au séjour
on a parlé des géraniums
c’est elle qui les rentrait l’hiver
et de la tempête de la nuit passée
et puis de la pose de son épithèse
invisible près de l’oeil
dans sa bonne tête de Belmondo
ça t’en bouche un coin
des fois le soir je l’enlève
ça gêne plus personne maintenant
et je lis le soir plus de télé
un peu de tabac je dis pas et le
vin un peu pas du bordeaux
t’en souviens-tu au temps qu’on a construit
au moment qu’elle fut souffrante
le chalet de ta grande fille

j’avais pas perdu la main
depuis la Mauritanie
et mes gaberneaux de chantier
en bordure du désert
pas un palace pas le lido
un bon petit vin c’était
il filait bien après l’effort
ils en font aussi pour le visage
des marins tapés par le soleil
Ce devait être à la même
époque de l’année deux mille neuf
toute fin octobre
le trente-cinq tonnes avait
bloqué la rue et déchargé ses
planches qu’on a bien rangées
sur la terrasse Elle regardait
pensive sa nouvelle cabane
ses amies l’appelaient Heidi
ce regard pensif me hante
comme une idée de dernier séjour
dans un visage de jeune fille
Je ne reçois plus dit-il que
de rares visites le gamin
oui maintenant il vient
après toutes ces
après tout ce temps d’ombre
on n’en sort pas indemne
et puis la beauté sa petite-fille
cheveux bouclés noirs Semiramis
petit fauve bondissant
épaules de belle tournure
lumière des jours de René

Pris le C1 toujours la même
voix synthétique et pénitentiaire
« le masque est obligatoire »
vis l’exposition sur l’esclavage
le plan de la Marie-Séraphique
avec à l’entrepont
ses esclaves bien rangés afin
que vous puissiez sucrer votre thé
un café au musée d’arts de Nantes
y reconnais la blondeur
boticellienne d’Ambra Senatore
déjeunant avec son équipe
du centre chorégraphique
tordait ses cheveux en parlant
j’ai vu qu’elle donne une pièce
dont le titre est
Il nous faut une secrétaire

le souffle atlantique animait
la rue Joffre où je passai
dire bonjour à la Vie devant soi
depuis si longtemps
Charlotte la libraire embrassai
achetai un livre de Sarah Chiche
Saturne dédié
aux vulnérables et endeuillés
nous nous sommes rappelés
une rencontre autour d’un roman
confidentiel que j’avais rêvé
tous les exemplaires avaient été
vendus cette journée-là
Do m’avait alors dit
on aimerait maintenant
te voir écrire des poèmes
tu as raison ça peut se tenter

un homme entre et dit j’aime
le nouvel Astérix vous voyez bien
qu’il n’est pas utile de viser si haut
nul besoin de vivre dans un phare
pour rencontrer la muse
Le chronobus C1 c’est
mon Guernesey à moi
bel observatoire pour voir
s’écheveler les comètes
Descendis à Chantenay
où nous habitâmes vingt ans
toujours un détour pour ne
pas passer par la rue Garibaldi
vingt ans y vécûmes
ces vingt ans nous ont vaincus
d’ici nous étions bien trop loin
pour entendre la grande voix qui console
pour entendre la mer

 262. Jeudi 21 octobre. Nuages

mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


...

coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

...

 ...

(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



lundi 4 octobre 2021

Le blues d'Issa au resto des SDF

Toute une ambiance aux Restos ! Issa, ici devant sa barquette, se réchauffe le cœur en soufflant un air d'harmonica

Les Restos du coeur ont lancé, hier <30 novembre 2007> leur 23e campagne d'hiver. Au centre d'accueil de jour des SDF nantais, ils servent 90 repas chaque midi. 
 
 
« Quand on en sera au fromage, il y aura un peu d'Alzheimer ! » C'est Mamie qui passe les barquettes. Elle fait un malheur, Mamie, avec son Leerdamer.
Ici, c'est le centre d'accueil de jour des Restos du coeur. 7, rue de la Galissonnière, à Nantes. Pas difficile à trouver. Il suffit de suivre les grands noms de l'astronomie, Cassini et Copernic. Vous rasez les puissantes voitures garées le long des trottoirs et vous tournez à gauche. Là, à cent mètres, c'est la galaxie SDF.
Issa finit sa Kro posée sur une poubelle. « C'est leur cantine, leur chez eux, alors ils n'aiment pas trop être embêtés », prévient Sylvie Rateau, la présidente des Restos. Profil bas, vous entrez. « Tu peux te mettre là », me dit Gérard, le directeur du lieu. Ça réchauffe le coeur d'être accepté.

« Les keufs m'ont serré »

Il y a donc Mamie, « une vieille des Restos, depuis 1988 », parmi quinze bénévoles. C'est elle qui distribue : « Taboulé ? Carotte ? Macédoine ? » C'est elle qui pigne pour qu'on ramène les gobelets de plastique, et qui les lave. Il y a Mario au micro-ondes, qui tourne à plein régime pour réchauffer les 90 plats du midi.
Parmi les convives, il y a le vieux briscard qui aligne les vannes : « Pourquoi changer ? Pour être plus con ? » Lui, il a son logement. C'est aussi le cas de Salam, qui discute dehors. RMI, logé, mal logé. Il râle. « Les keufs m'ont serré au Champ de Mars. Je vendais des livres sur le trottoir. 20 centimes l'exemplaire, histoire de boucler le mois. »
Il cligne des yeux. Affûté comme un crayon. Un crayon à mine dure, mais cassante. Raconte son appartement insalubre. Les chiottes bouchées pendant deux ans. Le refus du proprio de réparer. « Une formation ? Non, j'ai une dépression. J'ai peur de me retrouver à la rue. Mon appart, je le supporte plus. Le parquet est rongé. Je chope des microbes. »
Issa a fini sa bière et s'assied. Salue ses amis, poings collés, poing au coeur. Eux vivent en squat.

« J'avais un groupe »

Le micro-onde fait sauter le compteur. « Jo-yeux zanni-versaiiire ! » Re-lumière. Entrée sans porc pour Issa, Sénégalais musulman. « Il aime pas le porc, c'est pas un grand voyageur, ah ah ! », plaisante Mario.
À côté du passe-plat, une petite bibliothèque. Thierry cherche de l'index un livre qu'il n'aurait pas encore lu.
Il y a une place libre devant Issa. Il m'y invite : « Il faut communiquer dans la vie. J'espère qu'il a dit vrai Sarko, sur le droit au logement sans caution. Même si on a l'aide de la Caisse des allocations familiales, les propriétaires ne veulent pas nous loger. » 
Issa dort au foyer Saint-Benoît
Ses allers-retours entre Chantenay, les Assedic, la Caf, l'ANPE.  
« Faut être là à dix heures, sinon il te reste les squats. Dans la rue, tu bois pour te réchauffer. Si tu arrives bourré, t'es viré. Au bout de trois fois, viré définitif. Quand t'es à la rue, tu ne cherches même plus de travail. T'as mal dormi. Le gars ne s'en sort que s'il est posé. »
Issa a un brevet hôtellerie. Quelques remplacements à la Mutualité et au Lieu Unique. Trop courts. Il a dévissé le jour où sa meuf « s'est barrée ». Il me laisse son numéro de portable. L'autre objet qui ne le quitte jamais, c'est son harmonica Hohner « marine band » en mi, le même que Dylan. « J'avais un groupe. J'étais bon à l'harmonica. »
Allez Issa, play it for me, joue-le pour moi. Issa joue. S'interrompt pour me dire : « Mais tu ne manges même pas ? »
Thierry a trouvé à lire. 
Un livre qui parle de la planète et des liens entre ses habitants. Comme l'indique son titre : Terre des hommes.
 
Daniel MORVAN.


‎samedi‎ ‎1‎ ‎décembre‎ ‎2007
852 mots
ouest-france
 
 

242. purple lakers

Des fois si le poème l’écœure
il n’a prise sur rien
tellement qu’il voudrait un mot pour décrire
cette nausée purple lakers

elle survient lorsqu’il lui semble devoir
rembobiner l’enfance éclaircir les ombres
jouer cartes sur tables sortir son joker
comprendre qu’on ne voulait pas laisser
père mère derrière soi ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur
 
Reste l’impression d’être ventousé à la paroi
vision enfiévrée
pousser devant soi un arceau gothique en forme de
thorax sous lequel passerait une colonne de fourmis
fuyant à l’arrière des colonnes ennemies

et encore l’idée qu’il suffirait de prendre
ces chemins terreux pour se laisser
reconduire à la boue nourricière
à la margelle première
où tu vois la bouche de l’eau et l’œil des étoiles
te ramener au fumier de retour dans le game
essaie encore dis ta chanson de golem


cette forme dégradée de parole qui t’est propre mixture
de rural saupoudré de lectures
mais rien de ce mash de patois post mortem
qui sied tant à la moderne poetry
tout réussira les pages du livre tourneront comme Patek
tu sauras boutiquer de la versité
pour produire un effet de canard
ayant couvé des signes

à quoi s’attendait-on à ce que la nature
consente à descendre de monture
et ramasse l’épi chu du tas de blé
pour lui dire le monde sera sauvé

tu as trop médité sur des cadences tricotées
en marquant les basses laisse dériver décaler
attache des rames aux berceaux d’osier et vogue car tu sais
si ça finit par dire une chose ça s’est d’abord pointé en intrusion manifeste
sans surveillance une ligne mal bâchée vire à l’épique
ceux qui ont le flow inné te te mixent ça au buzzer
ça cartonne ça parle aux foules et ça check
tous les marqueurs de hype le poem-pack est complet
pas besoin de hairstyle mode indian hemp
pour rouler en inconduite intérieure
ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur

jeudi 23 septembre 2021

Christine & the Queens, une allure, une écriture



Vous ne l'aurez pas forcément repérée parmi toutes les filles qui attendent sur les marches de la Fnac. Vous ne l'aurez pas vue traînant ses guêtres avec ses copines à H & M, essayant quelque babiole, traînaillant dans les travées de l'étage mode enfantine garçon.
 
Elle n'était pas non plus spécialement voyante au fond de la classe, en cours de solfège, poussant son filet de voix depuis le coin du radiateur jusqu'aux oreilles poilues d'un vieux prof de solfège tout ridé, répétant : « Chante, Héloïse, bon sang, chante ! »
Vous êtes donc passé à côté de Christine and the Queens. Comme tout le monde. Comme le jury de Normale sup Lyon qui n'a rien de trouvé de mieux à faire qu'à la déclarer admise, elle qui est faite pour professer, du haut d'une chaire, comme un conducteur de train à crémaillère est fait pour dire de l'opéra.
On croyait qu'elle ne savait pas chanter. Elle la première : « Ma voix est sortie épidermiquement, je ne me suis pas réinventée mais je me suis créée une seconde fois, et cela m'a attiré des ennuis, parce que je n'avais pas travaillé ma voix. Et c'est un muscle à travailler, sans quoi vous pouvez la perdre. »

Surgissent trois drag-queens

Cette invention de Christine and the Queens par Héloïse, on l'a déjà racontée : en pleine crise, elle se morfond dans un pub anglais du coeur de Londres... Surgissent trois drag-queens mode Almodovar, Héloïse reçoit la révélation de l'esthétique « queer ». Et se décorsette corps et âme : « J'ai décidé d'être qui je veux, de manière libre et décomplexée, sans choisir le genre, entre fille et garçon, suspendue en zone trouble. »
Retour du refoulé : Christine explose, s'enferme avec ses textes et ses magnétos, « à tel point qu'on me déposait de la nourriture et que ça passait pour une sorte de dépression. Quand j'ai commencé à poster mes chansons sur Youtube, mes amis étaient contents que ça aille mieux. C'est en cela que mon projet était assez beau, je trouve : je m'en suis sortie en réussissant à me sentir utile, juste en devenant chanteuse. »
Pas le coffre d'une Cecilia Bartoli : à l'opéra, elle serait parfaite dans des rôles de Chérubins, mais rêve juste d'être une icône gay. Pourtant, cette Bowie un peu Rimbaud est un Rambo des cordes vocales, de la posture. Elle sait comme l'essentiel est dans l'allure : « Pour moi, chanter est une forme de sport. Dans toute discipline, il y a du sport, il faut être un peu athlète et exercer l'écriture comme un muscle. »
Un muscle qui lui permet de tirer un fil entre chanson, pop mode Michael Jackson et électro mode mode, avec une présence androgyne qui font aussi partie de son invention. Le mot « écriture » s'entend chez elle comme au cinéma, quand un cinéaste écrit un film : tout est chorégraphié, sons, images, style, façons d'être au monde.

Aucune connexion avec le réseau

Cela serait réducteur d'affirmer qu'hier soir, jouant à domicile, elle redevenait nantaise sur cette scène, qui lieu d'affirmation face à son public d'adolescentes. Dans le genre cliché à deux euros, on se laisse à imaginer le mauvais film, C&Q étreinte par les vieux oncles de la coldwave nantaise. Tout faux, elle évolue hors réseau local, et ne les connaît pas, ces mâles chanteurs de la vague Naoned. « Ces années d'adolescence, j'étais ailleurs, hors circuit, je pensais théâtre, et quand je me suis mise à écrire, c'est venu spontanément. On est exposé à tant de choses, aujourd'hui. La génération à venir ne va même plus réfléchir en termes de genres.»
 
Pas de Nantes connexion au rendez-vous de Christine. Son réseau de pop star ? Juste les cousins, cousines, copains, copines. 
Et une personne au premier rang. Une dame. Qui connaît tous ses textes par cœur. En pleure chaque rime. Sa mère.

Daniel Morvan

quotidien
‎jeudi‎ ‎18‎ ‎septembre‎ ‎2014
857 mots
Daniel Morvan
 

lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

samedi 18 septembre 2021

221. Astronomie



C’est aujourd’hui la fête du Double Neuf
Cette nuit au stade Meerschaut
Allons voir comment bouge le monde

au télescope des astronomes amateurs
nous sommes marins en bordée
qui titubent et chantent à la lune
sous les balcons d’une maison silencieuse
La Lune
Quand je la regarde je pense
que vous aussi la regardez

là haut c’est un bal qui donne le vertige
à vous
personnalité obscure gringalet à pompon rouge
qui voudriez
attraper la lune avec les dents
dévorer les élégances du ciel et leur marche hautaine
bustes marmoréens et visages parfumés

Laissant flotter un sourire sur leurs profonds empires
elles vont épaules nues survolant d’un soupir
l’infini qui roule sur ses cylindres obscurs
Des plumes d’argent oscillent à leurs têtes

Parfois vous vous croyez satellisé
sur le trampoline de la nuit élastique
vers le chaos harmonieux qui tourne avec lenteur
aucun chambellan ne vous barre la route
vous voici dans l’escalier d’honneur
Des lustres baignent les danseurs d’une foudre blanche
sur la pointe des pieds vous tentez d’apercevoir une blonde
figurine qui passe dans un tumulte de glace
tout se passe
comme dans une page de roman russe
on devine
Les tulles vaporeux d’une supernova
Les amas globulaires de l’outre-monde
Les scories éjectées de notre espace
qui
savent maintenant
ce qu’il en est du big bang

et cette rosée du rêve que nulle main poudrée
n’essuie du visage au menton de l’enfant

Jupiter est une agathe en suspension
que poursuit la queue d’un cerf-volant
—un pointillé de lunes gelées
Callisto
Europe
Ganymède—
pour conclure la phrase inscrite d’une craie hésitante
dans l’alphabet des choses obscures

Tant de mondes dans ce monde
tant d’attractions dans le poème étoilé
et tant de silences entre chaque étoile

Il y a aussi
Saturne Ô frère sombre en ta prison ronde
et qu’en septembre l’on voit briller à l’affiche qui annonce
Le Voyage d’hiver

Comme moyeu de cette roue
faite de vides de béances de trous de souffleurs
La lune — cette étoile de cinéma
C’est devant son miroir qu’il faut la voir
comme Auguste Méliès l’aima
avec sa tête pâle de petite soeur cosmonaute
qui a perdu ses rubans

 

 221. Jeudi 9 septembre.

jeudi 16 septembre 2021

227. Signaux

L’histoire ne s’est jamais arrêtée
Aux approches de l’équinoxe
dans les nuits saupoudrées de feux
chaque étoile affirme
que la nuit n’est pas la nuit

Vous disiez je m’en souviens
On pourrait s’envoyer le soir des signaux lumineux
moi de la fenêtre du huitième et toi d’en bas
depuis la rue

Ce jeu des lumières
je le trouvais enfantin pour un père
—si quelqu’un me surprenait à
projeter des éclairs vers le huitième du CHU
de Nantes

J’aimerais bien aujourd’hui
saisir une lampe de poche pour vous donner le signal
comme du temps où nous amassions des provisions
de lumière
restent les astres qui clignotent
quand je les regarde je pense que vous aussi
les regardez
écrivait à sa fille
Madame de Sévigné
Le jeu des étoiles a toujours existé
c’est le seul auquel nous puissions jouer
avec les morts

mardi 7 septembre 2021

219. Nécropole



Non je n’irai pas tutoyer le néant ainsi qu’aux déplorations
ordinaires
ni lui adresser la chanson des soldats désœuvrés
qui gardent la porte des villes et lardent de leurs couteaux
le flanc des congres inertes à leurs pieds
je te dirai vous ma fille morte
parce que vous serez partout et innombrable
dans cette ville qui se balance comme le fruit sur sa tige

J’accueillerai votre propagation irrésistible
qui se trouvait déjà dans l’eau verte de la fontaine
et dans les jeux d’eaux du palais d’Orta
et dans la verdeur des fruits qu’aujourd’hui je cueille
les eaux assoupies de septembre contiennent
les larmes à venir Il est doux pourtant de s’y baigner
Je n’irai pas jeter des cris à la face de la nuit
ni frapper des cymbales contre sa progression
Je n’irai pas protester et élever dans l’obscur
l’ennui d’une plainte contre les éclats de Jupiter
qui ensoleille les ombres et exhausse de larmes
le berceau le plus sûr et le moins rebelle

viendront
—après les fausses splendeurs et les frayeurs de submersion
quand nous aurons cessé de prolonger nos bains
et d’offrir nos corps aux bleuités nacrées du sel et du limon
où la menace n’est encore que la vibration lointaine d’un marteau
sourd qui frappe le bronze là-bas sur la rive opposée
—Viendront les mois de cendres et des boues étincelantes
qui me rappelleront nos veilles aux remparts assiégés
par les eaux jaunes d’un flot qui cette fois ne se pare
d’aucun artifice et ne se donne pas les beautés
d’un parfum s’écoulant d’une vasque

puis ce seront les mois noirs la saison des décombres
les jours de la rumeur montante et de votre rire effronté
de votre insolente parole opposée aux langues innombrables
que la souveraine emploie lorsqu’elle ordonne ses divisions
et entre dans la ville pour établir son trône

puis ce sera le mois le pire dont chaque jour
s’annonçait le dernier et pourtant faisant face ainsi qu’un soldat
aux avant-postes ôte des poussières qui gênent les parvis
et les placîtres laineux de la nécropole jouant d’un doigt léger
sur une cithare de coquillages sa chanson tendre pour accueillir
dignement la reine livide dans son appareil de guerre

Puis ce sera le dernier jour celui où vous me disiez
Père connaissez-vous cet air et voulez-vous que je vous le chante
encore
Nous aurons alors atteint le faîte de l’édifice ce cairn édifié
au cours de tous ces jours qui nous rapprochent
de l’étoile Elle ajoute ses feux aux ondes jaunes et noires
et mire ses éclats sur les flancs brillants
de la nécropole intérieure dont tous les jours sont
le dernier jour recommencé

Mardi 7 septembre

mardi 31 août 2021

211. Roman

Ou bien
comme dans un livre de Raymond Carver
ou de Richard Ford on pouvait aussi rencontrer ce genre
de type mal réveillé revenant dans sa
maison de vacances de la Nouvelle Orléans
où il suspend ses feuilles dactylographiées à des
pinces à linge façon Céline
Il croise
dans un pub irlandais une fille dans la mouise
ça fait un départ pour une histoire sombre
il faut accumuler beaucoup de noirceur
Ensuite lâcher son encre dans un brouillard
typographique et produire
assez de plomb pour nourrir la Pince à Linge
—la fille du pub de cette histoire
avec ses yeux qui trouent les décombres
et sa diction et les mots partout pas où il faut
mais les yeux si partout
ça commencerait juste au moment où
lui trop mal réveillé pour voir le clapot de marée
mais assez pour entendre sonner la détresse
qui lui noue la gorge à cette enfant Elle
a rendez-vous demain à la Nouvelle Orléans
pour son échographie
pas celle de ma mère plaisante-t-elle la mienne

Notre écrivain aurait rédigé
debout devant sa portative au bout du rouleau
Cette machine imprimait les lettres
comme pour les graver tombales
Et lui l’écriveur avec sa tête mal agencée
dans un geste théâtral il aurait commencé par embrasser
l’espace
—c’est l’espace qui fait l’histoire
parce que la tragédie est déjà inscrite dans le décor
oui c’est dans l’espace que vibrent les corps
pérore-t-il les jours d’euphorie
en se souvenant des cours de Paul Valéry
va laisse parler ton vieux sang de raconteur
ton Jack Kerouac intérieur

— On en était à l’inventaire du lieu
ancien port de haute époque
Se résumant à deux rues affichant en remords
des vitrines passées au blanc d’Espagne
de vieilles enseignes Kodak Kaltex
parfois un quatuor de pianos poussiéreux y font comme
un quadrille de squelettes dans les clichés Urbex
un môle enlisé se souvenant des grands voiliers
trois quatre barcasses défoncées une étendue
d’herbiers gagnant sur l’envasement en cours
la Loire n’en a plus rien à faire de la rive sud
elle change de trottoir la Loire et se retire
par vagues les atterrements primitifs ont reculé de
deux cents mètres

maintenant
c’est plus que boulodromes
sur quoi d’ex-OS de chez Kuhlmann
anciens du plomb et ammoniaque
sont devenus ténors du carreau
Le lundi le Renaldo Food Truck et ses fish and chips
et là au bout du quai cette lampe de chevet—
le seul phare de l’estuaire portée vingt kilomètres
puis le quai Gautreau sous sa frange de platanes
après il y a la vedette grecque Rien de trop
à ce même niveau du quai Boulay-Paty la façade
en composants électroniques devant laquelle
fait halte
une cycliste stylée en short siglé Duncan Cotterill
nom d’un cabinet d’avocats de Nouvelle-Zélande
qui prend plusieurs clichés de la maison —

Puis
Les fileyeurs Mine de Rien C’reparti
Le Pas sans peine emplumés jusqu’au plat-bord
Dans la turquoise du chenal un remorqueur chasse devant lui
un bouillonnement de tulle
le Hangar exposition des peintres français
et des feintes de la narine

Après
quelques épaves comme la vedette Rescator III
on a les buveurs assis devant leurs 8,6
qui sont comme des pièces d’échecs offertes à leurs
calculs tactiques ils jouent plusieurs coups à l’avance
et en bord de cale les pêcheurs tatoués
de congres — genre de flasque ichtyosaure
c’est eux maintenant qui mènent le monde
et dictent la ligne du fleuve—
ces prédateurs immangeables se pêchent à la sardine
ils dévorent tout sandres brochets merlans de vraies
allégories de l’économie de profit maximal
même les pigeons y passent en coupe-faim

juste après
Le sabot de Vénus
tabac presse appâts vivants
où Dodo essaie une nouvelle vapote arôme fougère rousse
et Momo narre ses austérités héroïques de tambour-major
au vert depuis sept ans bien carré sur ses deux pieds
fermant la marche de l’armée prolétaire
Pour clore l’angle de la cale les semi-masures
place de la Frégate Aréthuse
et puis la maison natale d’une gloire
un Pitre qui publia les premières nouvelles de Jules
Verne dans son grand quotidien parisien

un peu plus loin
après l’ancien café Navigateurs
(avec le « a » quille en l’air)
un camping-car fossilisé sur son trottoir en face
de la boulangerie bleue et autre maison bleue
l’ancienne gendarmerie murée rue Pitre-Chevalier
c’est là qu’il démarre ton chapitre
c’est dans ce capharnaüm que tu situeras
les yeux gris l’échographie pas de ma mère et
T’étais parti
sur quoi Oui la fille de quatorze quinze
les yeux gris-verts le petit tablier nylon à fleurs
on mettra tout ça au clair ou alors pas
mais laisse reposer maintenant

dimanche 15 août 2021

190. Pog

C’était une nuit d’août où la traîne des comètes
Prend à l’Infini ses poussières brûlantes
et les sème dans sa ronde sur la sombre percale
« Cassiopée est au bal » murmurent les cavaliers
— ils disent Ciel mais leur coeur voit le roc insigne
et pense Tombe —Les chevaux sellés nous allions
à nos côtés Galehaut Galaad peut-être Perceval
Nous cheminions le pas ferme sous un ciel clair
qui déroulait très haut ses frondes de cristal
autour du château qu’on nomme ici l’antique Pog
puy poing dressé signe de mystagogue

Là où parmi les rocs se dresse le bouclier
— émeraude de douleur et créneau expugné
—Montségur— Forteresse ascendante
Droite dans le soufre et sa gloire tremblante

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

jeudi 24 juin 2021

143. Ormes



Pour voir où le cosmos a commencé
pour conquérir l’espace
il y a la cime des bois
les jambes nues pour y grimper
L’ombelle poudreuse des ormes
résonne des voix accentuées d’envers

On respire mieux à la proue des arbres
la tête aux feuilles et aux bourdons
on se rêve tout armé de rosée
on boit au nuage s’il passe à portée
et le chant ce chant une grappe
que l’on cueille au passage de la barque aveugle
ce baiser que l’on vole à l’azur
à la hauteur de la gorge des grands arbres
où l’enfant voit passer les bateaux et la neige

 

 143. Mercredi 23 juin. Arbres

mardi 22 juin 2021

142. Silex



Cette flèche taillée n’est pas un miroir de fille
mais le sourire des yeux qui dorment sous terre
pose sur ton visage le masque d’oiseau
chemine sur le bord éclairé des collines
là où sont les villages enfouis
tu la sentiras quand elle te percera le cœur
tirée d’un arc depuis l’autre versant du sommeil
le silex des beautés qui passent dans chaque
clignement d’étoiles.

 

 

 (142. Mardi 22 juin. Silex)

lundi 14 juin 2021

Poème 132: Cinéma



Adieu tilleuls du matin et chauve-souris du soir
Je vous laisse seuls pour ce jour après des mois
à vous respirer
à me glisser dans vos trajectoires
à être ces fines membranes qui parlent avec la nuit
ce soir nous allons au cinéma voir comment
d’autres membranes parlent d’autres nuits

les Bains-douches programment des courts métrages
du Sénégal et de Turquie
un voyage à Mbeubeus dépotoir d’ordures de Dakar
un voyage dans la roue de Firat un enfant des rues
qui trouve une bécane avec une seule roue
qu’il transporte dans un monde enneigé crépusculaire
Il y a aussi cet homme qui conduit un taxi invisible
dont il tient cependant le volant équipé d’un rétroviseur
pour emmener une passagère à pied jusqu’à son bureau
tel est le bonheur de ses jours
ce film turc a été tourné avec l’acteur Denis Lavant
à Bruxelles et Istanbul sur les rives du Bosphore
Mais je ne vous raconte pas le film parlons plutôt de la mer à Saint-Nazaire
en fait de métrage il est immense celui-ci
Avant la séance suivie sur des chaises éloignées les unes des autres
nous nous étions baignés dans la petite anse du centre nautique
Pleine de cailloux eau un peu trouble avec le tango des vraquiers
au large et la valse des remorqueurs qui font
leur danse éléphantesque sur les flots écumants
Un petit sablier rouge est aussi passé faisant route vers le sud
ce n’était pas un paysage du passé nous ne nous étions jamais
baignés à cet endroit il n’y avait aucun
« tu te souviens » entre nous et cette plage et puis
les humains s’y trouvaient en harmonie
comme dans un tableau de Maurice Denis
comme les coquelicots sont dans les champs
il n’y avait rien à ajouter dans cent ans la crique sera encore là
le film ne s’arrêtera jamais il n’y a que nous de court
dans ce festival
et il n’y aura toujours rien à dire de plus que
nous étions là sans aucune envie d’être ailleurs
Nous avons aussi vu un peu plus loin
sur cette grande plage qui ressemble aux ramblas de Barcelone
un couple allongé sur une serviette
partageant du vin rosé

 

 (132. Samedi 12 juin. Cinéma)

jeudi 10 juin 2021

129: Tilleul



Si ce jour offre matière à mélodie
elle ne chantera pas un grand voyage à travers les villes
et les tourbillons d’un fleuve
Il ne faudra pas faire reposer ses coursiers
ni trouver une auberge aux limites du district
Le but du trajet était ce grand arbre au bord du canal
de la Martinière au village du Migron
Ses fleurs épanouies et ses bractées vert tendre
embaument — une pagode de parfums
à douze jours de l’été le tilleul fête le printemps
et le début de la saison des fleurs et l’ivresse des guêpes
et la douceur des stipules et l’immense coupole
qui est un temple que les abeilles visitent

Au loin sur la Loire un vol de canards remontait l’estuaire
et au plus près une jeune fille aux cheveux tressés
avec qui partager sous ce toit d’arômes
le métier impromptu de la cueillette des fleurs sacrées
au sommet de la montagne verte des parfums
et dans le pavillon des senteurs
auprès de la même cassolette de bronze où brûlent
les derniers jours du printemps

 

 (129. Mercredi 9 juin. Tilleul)

mercredi 2 juin 2021

119. Charmes

1.
Fleur de coq
aux yeux plus vifs qu’une lune de mai
fait rougir qui la regarde


2.

Qu’écrivez-vous donc?
Des haïku?
— Haïku, jamais.

3.

Des amis d’amis
Dans le jardin
Brise d’été pour l’esprit

4.

Terrasse de Loire
Le lit du fleuve
un hamac

5.

La soirée glisse
arche de paroles —
n’oubliez pas le couvre-feu

6.

Si tu t’en approches
le merle emporte
son chant dans l’autre jardin

samedi 29 mai 2021

116. Benne

 


À 11:37 un coupé Porsche huit
cylindres de 4 litres
550 chevaux
0 à 100 km/h en 3,9 secondes chrono
vitesse maximale de 286 km/heure
soit la vitesse au décollage
d’un A 340 ou d’un jet
Prix d’appel 149 217
émissions de CO2 de 268 à 289 g/km
Fait son entrée à la déchet’
de Saint-Brévin-les-Pins
le coffre arrière
s’ouvre une femme
en tire un objet le jette à la benne
puis remonte dans son coupé Cayenne

la scène a duré moins de deux minutes
l’homme d’astreinte
grande pelle gilet jaune fluo
laisse échapper une plainte
au soupir du V8
sidération aérolithe
elle a (dit-il) tout en double sous le capot
carburateur soupapes biturbo
ça double tout l’élite
lunettes noires et manteau
luxueuse caisse et bonne trieuse
Cette Aphrodite est pas réelle
Si tous les riches étaient comme elle

 

(116. Jeudi 27 mai. Benne)

mercredi 19 mai 2021

108: Salut

Lorsque privé de ses anciens thèmes
Princes, gloire, amour et premiers de cordée
Sans sujet sans emploi le poète sorti du star système
privé de son rôle de maître de cérémonie — MC
se trouve au volant d’un bolide à la casse
L’art du verbe tu aimes c’est
comme s’asseoir au volant d’une carcasse
de Maserati sans moteur — un jeu infantile
où tu imites par raillerie le bruit
mécanique et narre ta vie rêvée

Comme reconversion possible il y a
chroniqueur du coin de la rue
avec un brin de talent un bon dico de rimes
(la toile le fait pour toi si ça te brime)
échange l’épique pour le banal
et fais de tes poèmes un masque facial
dis-toi bien le sublime est plus facile que la rigueur
dont fait preuve un maître bâtisseur

l’ouverture des terrasses et des musées
les muscadet et les bières éclusées
tout ça en vers aux pieds démesurés

au café de la Loire le premier expresso
depuis sept mois
Pas plus de six à table en ajoutant la Loire
qui s’invite ici à tous les repas
pour voir être vu et prendre ses infos
ouvrir un journal style pétanque news apéro
au ciné c’est Drunk en VO
côté météo averses sur la France
Là-bas les bombes pleuvent sur Gaza
Territoire surpeuplé qui ramasse
en riposte aux roquettes sol-sol du Hamas
1500 raids en huit jours frappes ciblées
(immeuble de la télé explosé speaker radio radio criblé)

L’état du monde t’arrache aux écritures
te fait sortir les lances d’obsidienne et le
poignard d’améthyste du vers
Un nouveau front s’ouvre depuis le Liban
Tirs du Hezbollah
Sprint diplomatique en cours
pour obtenir une désescalade
tu vois MC des anciens thèmes tes ballades
ne sont d’aucun secours pour le salut du monde

samedi 15 mai 2021

102. Chou

C’est le moment de planter des lotus mais
on peut aussi
planter les choux

l’histoire commence par une graine
petite comme une poussière dans
la blouse d’une écolière
d’abord nous regardions
mûrir le chou totem le chou solitaire pied souche et origine
au milieu du champ seul debout parmi l’armée défaite
aux corps gisants décomposés de ses compagnons
Ce chou-mère ce général flétri se desséchait sur pied
au sommet de sa colonne stylite
trognon momifié par l’ascèse

alors père transportait le corps du roi chou
enveloppé d’un drap protecteur
sur une aire bien dégagée
puis secoué vivement
ses semences recueillies comme des larmes de joie
versées dans un verre Duralex
n°22

Admirer la rondeur des graines
(se souvient mon cadet mémorialiste) était source de spéculations
portant sur les récoltes issues des milliers
de germes couvés dans la main noueuse
en manière d’invocation aux esprits du froid
réchauffés au creux ainsi qu’un couple de dés
la main close en méditation
recueillie sur le devenir et les chances de traverser
les frimas
(l’ai-je dit la ferme nouvelle était un brin trop nord
mordue chaque hiver par les vents glacés)

Les brassicacées dit-il étaient semées en avril
on plantait le chou une fois moissons faites
geste répétitif consistant à engager la racine
deep in the groove (comme on dit de la voix
des chanteuses folk américaines)
au point géométrique fixé par une traceuse
La récolte dit encore mon frère
bénéficie de l’aide
du cheval de trait « dont on ne louera jamais assez la douceur et
l’humanité qu’il apporte
dans ces vastes étendues légumières fouettées par vents et pluies ».

(Jeudi 13 mai)

jeudi 13 mai 2021

98. Rivière

Le pas s’allonge vers les crêtes du mont
Les herbes du sentier s’inclinant
sur la rivière
distrayaient le regard: vous alliez sans but
longeant le synclinal bleu des grandes symphyses
à fleur vulnéraire en queue de scorpion
semées au long des chemins par les
pèlerins pour se soigner dans leur voyage
Les arbres de mai ruisselants de blancheur
appelaient
le sang du marcheur aux yeux levés vers
les promenoirs du cinquième mois aux bleus noyés de Rance

Vous n’aviez croisé aucun viking au contour des racines
ni sous la coupole parfumée d’un mélèze
ni à aucune étape du chemin des promesses
sans drapeaux de dévotion battant
aux atterrages de l’embouchure au creux des ravines

Une piste dérivait entre les roches et montait
vers les arêtes fissurées du mont Garrot
là se dressait
le front de gneiss vertical comme un porche de cathédrale
et un vaste cirque où le regard plongeait:
quelques bouleaux des chênes en feuillage d’orchestre
à la place béante ouverte par les excavatrices
qui avaient éventré les flancs de micaschiste
 et de quartz et certaines roches
terreuses et rouges
pour jeter les fondations du barrage
de l’usine marémotrice
et noyer la rivière.

 

(Dimanche 9 mai, à Saint-Suliac)

mardi 11 mai 2021

100. Passé

Cependant rien ne dit
que là où des vies se sont nouées autour de murs
où force marins capitaines gabier cordiers aubergistes
métallurgistes décidèrent d’un amas
de pierre au long d’un fleuve
pour faire de ces tuffeaux de Touraine nos demeures
rien dans ces pignons dans ces faîtages dans ces
balcons à monogramme
dans ces palais dans ces ateliers ces salons
ces soupentes ces cheminées
derrières ces lucarnes et ces hautes fenêtres
rien ne dit
comment c’était alors de poser sur un siège son séant
comment c’était de se taire en 1785
pendant quelques minutes en regardant l’océan
et les vaisseaux vers Saint-Domingue
tribord amures
et en quelle langue
pensait-on alors et qui pensait quel était le
son du silence et si
l’on pensait à son oncle du Tennessee
ou à une oie farcie
et si un funambule à la manche essayait ses acrobaties
et une femme de Croatie ses nécromancies
et si ces craquelures dans la pierre s’apercevaient déjà
s’il y avait des dieux pour ces gens-là
et lesquels
(si certains d’entre eux étaient priés à l’insu
du priant et du prié) et si
soulevant un rideau pour observer
une partance ou un retour des lointains
Une larme venait parfois
et combien de temps
—peut-être les pavés en gardent une trace
ou seulement cette herbe folle

jeudi 6 mai 2021

95. Charrue

Toujours un moment où les socs
talonnaient sur des bas-fonds sur un récif de marbre
émergeant à travers la glèbe

l’enfant assistait de la rive au charruement
comme on voit à Saqqarah de jeunes assistants
s’abriter les yeux à l’ouverture des tombes
et se couvrir le nez comme quand les flacons
laissent le nard et la valériane
s’envoler sur l’aile des oiseaux blancs

Le père rompant l’élan du labour
stoppait sur la brèche descendait du tracteur
s’ouvrant un corridor dans le cortège des goélands argentés
qui se forment au passage de la charrue
Plongeant dans le sillon afin de dégager l’étrave du vaisseau
de ce qui gênait sa trace rectiligne: était-ce
le sommet affleurant d’une stèle
l’épaule brisée d’une déesse
montant de la terre au jour de ses célébrations?
Un gisant qui flottait là entre deux terres
ou le tombeau de Cérès?
Ni dieu terme ni divinité des bornes
ni or nu gemme ni ombre pure
— ces confidentes des charrues que l’homme ignore
allant sur la terre comme on traverse les murs —
C’était une grosse pierre rien de plus